Couverture de EP_062

Article de revue

Rencontres

Pages 74 à 91

« Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous. »
René Char (1962)
« Savoir rencontrer l’autre, c’est sans conteste le premier pas de toute humanité »
Cohen (2013)

1Une des spécificités (et des chances) de notre discipline, c’est la possibilité de rencontrer des enfants et des parents et d’être invité à partager des moments, des histoires de vie. C’est ce qui fait dire à l’un de mes maîtres, Roger Wartel : « En psychiatrie, on ne s’ennuie jamais ! » Chaque rencontre est singulière, nouvelle. Mais qu’est-ce qu’une rencontre ? Que se joue-t-il dans la rencontre, en clinique ? Jeu de miroir ? Illusion ? Interaction ? Transfert ? Empathie ? Intersubjectivité ? Et s’agit-il toujours de rencontre ? Lorsque nous pensons aux enfants rencontrés dans le passé, certains nous reviennent, d’autres sont oubliés. Pourquoi certains enfants nous marquent-ils ? Quelles traces laissent-ils en nous ? Ces traces sont-elles le signe, dans l’après-coup, qu’une rencontre s’est produite ?

2Aujourd’hui, plutôt que rencontre, c’est le terme d’intersubjectivité qui est de mise. Et avec l’empathie (Tichener), ce concept d’intersubjectivité est décliné et modélisé de mille façons, à partir de travaux riches en hypothèses : depuis la sympathie réciproque (Smith), l’Einfühlung (Vischer), l’imitation interne (Lipps), l’identification (Freud), la séduction au risque de la confusion des langues (Ferenczi), l’attachement (Bowlby), l’intersubjectivité transcendantale (Husserl), l’être ensemble (Binswanger), l’identité narrative et le soi-même comme un autre (Ricœur), la reconnaissance (Honneth), l’expérience (Rogers), l’introspection par procuration (Kohut), l’identification projective (Klein), le holding et la préoccupation maternelle primaire (Winnicott), la rêverie maternelle et l’intuition (Bion), l’énaction (Lebovici), la co-pensée (Widlöcher), l’autre virtuel (Trevarthen), la théorie de l’esprit (Premack et Woodruff, Baron-Cohen), les neurones miroirs (Rizzolatti), l’imitation (De Waal, Nadel), la perspective subjective de l’autre (Decety), la résonance (Elkaïm), l’accordage affectif et le désir d’intersubjectivité (Stern), l’épigénèse interactionnelle (Cosnier) ou encore la pulsion de partage (Georgieff). Pour notre part, nous faisons le choix du terme de rencontre, non pas érigée comme modèle mais perçue comme expérience, chaque fois singulière et humaine. Et il en existe de toutes sortes : bonne, fortuite, mauvaise, attendue, amoureuse, violente, décisive, traumatique… Rencontre d’un sujet animé de pulsions et d’une vie psychique inconsciente avec un autre-sujet, qui lui aussi, est animé par une vie psychique et pulsionnelle, dont une partie est inconsciente.

3Il ne s’agit pas de théoriser, mais de proposer une réflexion générale qui nourrit notre clinique. En clinique, rencontrer, c’est peut-être tout simplement prendre les autres tels qu’ils nous viennent et s’occuper d’eux tant qu’ils en ont besoin, sans rechigner à la tâche et sans rien attendre en retour (Germain, 1996). Ce n’est pas une idée que l’on se fait, c’est une action au jour le jour. Avec tout ce qu’elle comporte d’événements heureux ou malheureux : incidents, accidents, circonstances, opportunités, occasions, imprévus, contretemps, contingences, coïncidences, qui sèment sur notre chemin des choix, des éventualités ou des alternatives, qui, elles aussi, conduisent notre destin.

Parler de rencontre ?

4Ce choix du terme de « rencontre » est politique, c’est donc volontairement que nous l’avons choisi en guise de titre. En effet, sans pour autant rejeter la notion d’empathie, nous souhaitons remettre l’expérience de la rencontre au cœur de la clinique.

5Très général, ce terme peut tout aussi bien évoquer la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, celle de deux masses d’air, de deux équipes de rugby, ou encore de deux personnes. Et la société d’aujourd’hui nous permet de multiplier les rencontres. Mais s’agit-il chaque fois de rencontre ? Ceux que nous croisons viennent-ils peupler notre monde interne ? Enrichir nos pensées ? Pourquoi certaines rencontres nous marquent-elles, dans notre clinique ?

6Nous évoquerons ici la rencontre en tant qu’expérience subjective ; terme qui offre la possibilité de s’interroger sur ce qui se joue entre un professionnel et un enfant, sans a priori (ce qui ne veut pas dire sans sous-bassement théorique ni cadre déontologique). Il permet de réfléchir sur ce qui se produit lorsque nous sommes en présence d’un autre, dans le cadre de notre pratique professionnelle ; d’interroger, au-delà de l’événement, dans quelle mesure nous sommes impliqués, voire affectés. Et à l’heure où la psychiatrie est de plus en plus biologique et scientifique, parler de rencontre, c’est lutter contre une certaine désaffection actuelle pour la prise en compte de la réalité psychique. En effet, l’entretien psychiatrique standard d’aujourd’hui voudrait écarter toute dimension subjective et semble n’avoir pour but que de mettre des symptômes en évidence, d’en apprécier leur degré de gravité et de les rassembler en une liste de critères préétablis afin de produire un diagnostic et de mettre en place un protocole ou un traitement. Évoquer la rencontre, c’est choisir de se situer sur un autre registre, ouvrir un espace qui n’est pas figé dans un carcan technique ou un protocole, mais qui permet de rêver, vagabonder, prendre des chemins de traverse. Parler de rencontre, c’est tenter de sortir des guerres de chapelles qui nous font généralement oublier l’essentiel : notre capacité à écouter les échos inattendus qui nous traversent lorsque nous sommes en présence d’un autre.

Plutôt que d’empathie

7Pour nous, l’empathie relève d’une démarche consciente. Il s’agit, à partir d’une attention bienveillante et d’une écoute de qualité, de se doter d’un moyen de connaissance de l’autre. On parle d’écoute empathique, portée par un souci de ce que vit l’autre. Cette relation empathique est de plus en plus étudiée et de plus en plus scientifique (avec le danger que son approche théorique, qu’elle soit neurospsychologique ou axée sur l’imagerie fonctionnelle, nous fasse progressivement oublier le sujet). L’empathie est un « concept carrefour » (Georgieff, 2013) qui relève du mécanisme ; d’une voie d’abord, celle de l’appréhension des aspects tant cognitifs qu’affectifs de l’expérience d’autrui. Elle est aujourd’hui un outil pour donner sens à l’expérience ; une technique pour décomposer. L’empathie n’implique pas nécessairement un partage de sentiments ; l’autre est ici objet de connaissance. Enfin, elle ne relève pas de l’immédiateté mais plutôt d’un phénomène de l’après-coup, purement rationnel ; d’un moyen de connaissance intellectuel. L’empathie ne relève pas de l’art, mais de la science.

8Quant à la sympathie, souvent confondue avec l’empathie, elle est de l’ordre du sentiment, de l’émotion et d’une projection d’affects comme la pitié ou la compassion. Elle est autocentrée et, reposant sur une bienveillance envers autrui, relève plutôt de la contagion affective ou encore de la résonance émotionnelle. Cette faculté de partager les idées et les affections des autres n’est pas loin de l’imitation qui pousse à se mettre à la place de l’autre. Il s’agit là d’un rapprochement intime, fondé sur l’imagination ; une façon d’enjamber le fossé qui nous sépare de l’autre pour le rejoindre et surmonter l’essentielle altérité du monde.

9L’identification est, pour sa part, un mécanisme intrapsychique inconscient d’appropriation de l’autre ou de certains aspects de l’autre, au service d’une dynamique pulsionnelle et d’une économie affective. Ce n’est en rien un moyen de connaissance de l’autre ou un sentiment, une rencontre non plus.

10La rencontre, quant à elle, est une expérience partagée de l’ici et maintenant. Toute consultation ne fait pas rencontre, mais parfois, quelque chose s’impose dans le temps de la consultation, un réel, un vide logique que nous tentons, dans un deuxième temps, de combler par une métaphore, un signifiant partagé, un récit. Autrement dit, une rencontre dans la rencontre. C’est-à-dire un effet intrapsychique, une expérience immédiate et sensible, à partir d’une intersubjectivité. Cette expérience ne relève pas d’un choix, nous la concevons comme moment de vérité ; vérité ultime du sujet qui relève de l’inconscient et de l’immédiateté. Pour Rogers, elle est d’ailleurs « la plus haute autorité ». Il s’agit d’un perçu, parfois éphémère, de l’ordre du désir.

11La rencontre, en tant que mouvement immédiat et expérience constitutive du vécu de soi et de l’autre, permet un sentiment de continuité en même temps que d’autonomie. Il y a alors rencontre, voire « collusion » de deux appareils psychiques réunis, de deux subjectivités. Il ne s’agit pas d’une fusion mais d’une proximité affective, infiltrée par une dynamique inconsciente, une expérience subjective, un nous transcendantal qui se fonde dans la réciprocité (et rejoint là l’intersubjectivité husserlienne). Cette perception immédiate diffère du raisonnement logique de l’empathie. L’autre exprime une certaine manière d’exister qui nous touche et est immédiatement perçue, avant toute déduction logique et toute analyse ; elle permet de découvrir et de comprendre, à travers l’autre, notre propre manière d’exister.

12Cette clinique de la rencontre ne relève donc pas du savoir mais de l’expérience. Et si des techniques d’entretien se développent, aucune ne parvient à rendre compte complètement de ce qui se joue dans la rencontre. Cela ne se transmet pas (durant les études ou dans les livres), mais cela se découvre et relève de la subjectivité. Une conséquence directe en découle : aborder les aléas de la rencontre, de ces rencontres cliniques avec des enfants, des adolescents ou des parents, c’est aussi (re)nouer avec ce que nous avons de plus intime.

Sans tomber dans le romantisme et le débordement de sentimentalité

13Il nous arrive d’être touché par la rencontre d’un enfant, d’un adolescent et, selon le contexte, d’être ému par une pensée, un souvenir, la présence de l’autre, une parole… La rencontre est alors source de plaisir intense, de gratitude, voire de bonheur, et participe à renforcer la confiance en soi et le sentiment de sécurité. Mais la rencontre peut aussi être source d’émotions angoissantes, lorsque, par exemple, l’autre fait intrusion dans notre intimité et menace l’image que nous voulons avoir et donner de nous-même et, au-delà, peut faire craindre un effondrement. Ainsi l’émotion colore la rencontre et témoigne, parfois à notre insu, de notre engagement, de notre implication.

14Cependant, telle que nous l’entendons, la rencontre ne consiste pas en un élan purement affectif vers l’autre qui nous conduirait à nous y perdre ou à nous laisser envahir. Ni fusion mystique ni lien imaginaire sans limites, qui ferait de nous des « bigots de la sympathie humaine » (Lacan), réduisant le véritable et authentique lien à autrui à une démonstration stérile et gaspillée. Il s’agit de se rejoindre sans se confondre et de garder conscience de sa propre identité. Dans la rencontre, subsistent le respect et la reconnaissance d’autrui (Ricœur) ainsi que la responsabilité pour autrui (Levinas) qui introduisent une limite et une nécessaire distance ; une distance de nature éthique. Ce qui permet d’ailleurs que l’autre se constitue en moi, à la fois comme semblable et comme étranger.

15Enfin, nous nous garderons bien de ressusciter l’ancienne théorie de la séduction et de nous laisser contaminer par les origines esthétiques et romantiques de la rencontre. Il s’agit bien d’une rencontre clinique, dans un cadre professionnel, relevant d’une éthique et d’une rigueur déontologique. Et, bien sûr, les effets de la rencontre et du contre-transfert sont à analyser. C’est même là l’essentiel de notre travail ; travail fondamental d’élaboration, à partir d’un éprouvé et d’une expérience de résonance émotionnelle.

16Dans cet article, nous souhaitons donc évoquer les ressorts de la rencontre interhumaine, celle d’un autre. Il ne s’agira pas d’évoquer la rencontre d’un objet (d’art), d’un lieu ou d’une culture. Non plus la rencontre avec un dieu, la maladie, la mort ou la beauté… Mais la rencontre avec quelqu’un, un sujet, un être de chair ; la rencontre d’un Autre. Pas question non plus de parler de rencontres virtuelles (par réseau Internet interposé), de sites de rencontres, mais plutôt de proposer une lecture et de décrire ce qu’il en est de nos rencontres, « dans la vraie vie », comme disent les adolescents ! Une première partie évoque la place des rencontres, au fil du temps et de la vie ; une deuxième partie aborde la rencontre dans la clinique et relève de notre expérience professionnelle de pédopsychiatre.

Au fil de la vie, des rencontres

17À quel âge pense-t-on la rencontre ? À quel moment se représente-t-on l’autre qui nous entoure, nous berce, nous nourrit, nous fait penser ? Y a-t-il une rencontre inaugurale ? Liée à quel espace archaïque et pulsionnel ?

18Les coordonnées de la rencontre originelle avec l’autre, dans sa présence vivante et son altérité foncière, sont probablement le résultat d’un mixte (archaïque, charnel, psychique) plus ou moins cohérent, syntone, rythmique. Un élan vital variable selon les êtres ; un accordage différent selon les cultures. À partir de ces échanges, inscrits progressivement dans la mémoire, la conscience réflexive (Jeammet) va permettre que naisse le sentiment d’une continuité d’être, matrice du sujet de l’identité, et que, dès lors, se différencient un dedans et un dehors, un soi et un non-soi. Différenciation fragile, toujours menacée et qui a besoin de se soutenir de rencontres et d’interactions sensorielles et psychiques régulières entre le dedans et le dehors, soi et l’autre.

Rencontres de l’enfance

19La rencontre de ses parents. La première rencontre est celle du bébé et de sa mère, et de son père. Avant la parole, la rencontre permet la survie. Le nouveau-né est avide de rencontres. Le bébé investit l’objet avant de le rencontrer (Lebovici). La psychiatrie du bébé porte l’accent sur les interactions précoces, réelles et fantasmatiques. L’émergence du sujet apparaît non seulement comme le fruit d’identification et de différenciation mais aussi et surtout de la possibilité de partage, d’échanges, de confrontations à autrui. La naissance de soi est corrélative à la naissance de l’autre (Winnicott, Stern, Trevarthen). Même si rencontrer n’est pas connaître. Car à y penser, plus tard, connaît-on finalement sa mère ? Son père ? Ses frères et sœurs ? Nos parents ne restent-ils pas pour nous des énigmes, tout au long de notre vie ? On ne connaît jamais l’autre (Khadra).

20La rencontre de personnages. Personnages qui peuplent notre mémoire, colorent et émaillent nos vies, constituent notre monde interne. Comment expliquer ce souvenir d’une rencontre, alors que j’avais 6 ou 8 ans, sur les marches d’un petit village d’Espagne, d’une vieille femme toute fripée, habillée de noir, aveugle et étrange, angoissante. Pourquoi reste-t-elle présente en moi, à peine effacée sous les couches de l’oubli ? Fantômes menaçants, spectres énigmatiques, rencontres avec un Réel nourrissent nos angoisses infantiles et sont à l’origine de trésors de la littérature (Chateaubriand, Rilke, Green, Leiris, Proust, Gide, Tournier et bien d’autres…).

21La rencontre de maîtres. Et ce qu’il(s) représente(nt) : autorité, savoir. Qui ne se souvient pas d’un maître, d’une maîtresse d’école ? Est-ce un hasard si nous avons commencé cet article par l’évocation d’un maître ? Le maître est celui qui transmet (un savoir) et autorise. Ce n’est pas une question de sympathie ou de complicité mais d’autorité. Il s’agit le plus souvent d’une figure marquante, forte, qui possède quelque chose et qui nous le transmet, pour toujours. Quelle plus belle illustration que celle donnée par Monsieur Germain, instituteur de Camus, auquel ce dernier écrit, à peine récompensé par le prix Nobel de littérature ?

22Et à l’adolescence ? L’adolescence ne peut se satisfaire des accordages pulsionnels, rythmiques et affectifs noués dans les situations interactives de l’enfance. Cet âge de la poésie et de l’acné est l’âge des embrasements dans la passion d’être un en deux (Corcos). La rencontre avec l’autre à cet âge présuppose l’élaboration d’une nouvelle donne, intracorporelle et intrapsychique.

Premières rencontres amoureuses à l’adolescence

23L’adolescence est l’âge de l’amour où se joue la relation spéculaire à l’autre. Et alors, combien de doutes à propos de la « meilleure amie » ? Combien de drames autour du « meilleur petit ami » ? Il est très habituel que les premières rencontres et relations affectives se nouent avec ceux du même sexe. Ce temps de la complicité avec l’ami de cœur avec qui on partage tout (Lesourd) est un temps de réassurance narcissique nécessaire pour l’adolescent. L’autre, le complice, doit être peu dissemblable de soi pour que le narcissisme encore fragile de l’adolescent ne soit mis à mal par une différence trop importante. L’autre, en tant qu’objet d’amour, doit d’abord être semblable à soi ; soi qui reste l’objet d’amour principal. Et c’est, par transfert de l’amour de soi sur l’autre, que l’adolescent investit la relation à l’autre semblable. Les relations amicales à l’adolescence s’inscrivent ainsi sous la figure du double, du sosie (Rank). Il s’agit donc, en premier lieu, de « se trouver » (en retrouvant quelque chose de soi dans l’autre), de voir dans le regard de l’autre son propre reflet, comme autrefois, dans le miroir du regard de la mère. Autrement dit, l’adolescent rencontre un autre sur un mode idéalisé ; un autre soi idéalisé, un même, un pareil. Cet adolescent amoureux vit un amour qui n’est pas l’amour de l’autre mais un amour de soi.

L’amour

24Parler de rencontre, c’est parler d’amour. Mais qui sait ce qu’est l’amour ? « Aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas ». Mais donner quoi ? La question du désir est à l’œuvre. Elle l’est tout au long de la vie, mais, à l’adolescence, cette question devient brûlante, inévitable, incontournable. Qu’en est-il de son désir ? Comment être à la hauteur ? Entre quête et promesses, entre désirs et désordres, la rencontre se décline alors en esquives, ratages, rapprochés, frôlements, doutes, surprises, intrigues, frustrations, ivresse (amoureuse), coups de foudre, passions, séparations… Pour finalement en sortir, par le mystère…

25La vraie pantomime érotique, dans ce qu’elle a de décisif, ce n’est pas l’étreinte mais la rencontre (Hofmannsthal). À aucun autre moment, le sensuel n’est aussi chargé d’âme et la part d’âme aussi sensuelle que dans la rencontre. Tout est alors possible, tout est mouvement, tout est dissous. Attirance réciproque, vierge encore de convoitise, mélange naïf de confiance et de crainte.

26L’amour est le terrain privilégié des paradoxes et des mises en tension, alchimie complexe et fragile entre investissement narcissique et investissement objectal des liens. Et comme toute aventure humaine, il comporte des risques, des mises à l’épreuve, des impasses.

Rencontrer l’Autre

27La rencontre de l’Autre pose d’emblée la question de l’autrui, du différent, de l’altérité. L’autre est ce que je ne suis pas (Levinas). Cet autrui, indispensable mais forteresse inaccessible (Merleau-Ponty). Avec ce paradoxe qui nous précipite dans un besoin de l’autre (et ce n’est pas Robinson Crusoé qui, seul sur son île, dira le contraire) mais simultanément un rejet de l’autre, car l’enfer, c’est les autres (Sartre). Se posent ici deux questions : celle de la solitude (question centrale à l’adolescence) et celle de la question du rapport à l’étranger (Camus), à l’étrange, à l’étrangeté (en soi et en l’autre). Comment compose-t-on, entre fascination et aversion, avec ce qui nous est étranger ? Quelle conflictualité nous agite ? Entre séduction et rejet, quelle distance ? Entre lâchage et contenance, quelle relation ? Entre complicité et disqualification, quel rapport ? Quel accordage affectif ? Quel ancrage humaniste ? Implicitement, se pose aussi la question du jugement de l’autre, toujours à l’œuvre dans la rencontre. Mais comment un homme peut-il en juger un autre ?

28Rencontrer autrui, c’est faire face à l’autre, voire s’opposer à lui (dans la rencontre, il y a le mot contre), mais c’est aussi pouvoir venir au contact, se rapprocher (c’est l’autre sens du mot contre). C’est dire que dans ce face à face avec l’autre, ce qui est en jeu, c’est l’estime que l’on peut porter à soi-même, comme être autonome (Dastur).

29Il y a toujours une rencontre avec soi (voire une mise à l’épreuve de soi) dans la rencontre de l’autre. C’est pour cela que toute rencontre est un risque. Certains adolescents craignent la rencontre. Or, il faut se rencontrer pour exister. La rencontre est à l’origine de la vie ; la rencontre est la chance de notre vie. Autrement dit, notre vie est structurée par des rencontres, bonnes et mauvaises, belles et horribles, traumatiques ou mystérieuses, dangereuses ou rassurantes…

Hasard de la rencontre ?

30Le hasard constitue la matière première du plaisir. Mais le hasard existe-t-il en dehors de toute subjectivité ? La question avait déjà titillé l’esprit d’Aristote, qui avait décomposé le hasard en tuchê et automaton. Aristote distinguait, d’une part, ce qui découle de la spontanéité (automaton) d’une causalité sans but, et relevant de la nécessité, comme les événements accidentels de la nature (un mur qui s’effondre, une tempête qui se déclare, un séisme, un prédateur chassant sa proie, etc.) et, d’autre part, ce qui constitue pour nous le véritable hasard de la rencontre (tuchê) et qui ne peut se comprendre sans l’intervention de notre liberté (coïncidences et contingences qui relèvent de l’irrégularité, de l’aléatoire, presque de l’imprévisible).

31La problématique lacanienne du hasard et du réel renouvelle le sens et l’usage de la catégorie du destin, à partir de l’interprétation d’automaton et tuchê dans la physique d’Aristote. À une causalité signifiante du sujet, qui est de l’ordre de l’automaton, Lacan articule la tuchê, au sens de la bonne ou mauvaise rencontre, rencontre avec le réel. Ainsi, d’Aristote à Freud, puis de Freud à Lacan, la rencontre est un élément à la fois déterminant et aléatoire de la causalité du sujet. La tuchê serait donc à rapprocher de l’inquiétante étrangeté. Elle contredit le déterminisme et introduit la dimension de l’aléatoire dans la causalité du sujet. La tuchê est le hasard pur, ce qui ne peut être deviné à l’avance, ni prédit, encore moins calculé. Et pour aller plus loin, Lacan précise que la tuchê a aussi un lien avec la répétition : « Ce qui se répète est toujours quelque chose qui se produit – l’expression nous dit assez son rapport à la tuchê – comme au hasard ». Et, ce qui se produit « comme au hasard » vient à la rencontre du fantasme (Sofiyana).

32Finalement, l’automaton est à inscrire du côté du nécessaire, de ce qui ne cesse pas de s’écrire tandis que la tuchê est à reconnaître du côté du contingent, de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ainsi, bien que tuchê et automaton soient intimement entrelacés l’un avec l’autre dans le discours et dans les actes du sujet, la tuchê est au-delà de l’automaton et elle cristallise la rencontre du réel, à travers une laborieuse répétition du réseau des signifiants, répétition presque condamnée à l’impossible de sa trouvaille. Autrement dit, on ne peut programmer la tuchê ou forcer le hasard de la rencontre à se manifester. La tuchê est la rencontre du réel, insaisissable.

Pas de rencontre sans changement, sans transformation

33La rencontre nous nourrit, nous habite ; il y a un avant et un après la rencontre. En ce sens, une rencontre opère un changement, une rupture avec un état antérieur, et donc une création. Il n’y a pas de rencontre sans rupture ; rupture entre un avant et un après. Une rencontre est donc un événement décisif ; un franchissement, une fracture, un instant qui marque le temps. Une rencontre, c’est quelque chose qui ressemble au destin.

34D’ailleurs, dans notre expérience professionnelle, quand il ne se passe rien dans un entretien avec un enfant ou un adolescent, nous savons que nous passons à côté ; qu’il n’y a pas eu de rencontre, juste un contact, un croisement, un entretien. Un rendez-vous qui sera vite oublié. Pour des raisons qui souvent nous échappent, la rencontre ne s’est pas faite.

35Une rencontre relève donc d’une ouverture. Une porte, ou mieux encore, une fenêtre ouverte sur l’autre ; une brèche, un rayon de lumière filtrant à travers un volet clos (Pontalis). Un léger souffle apportant un peu d’air vif.

La rencontre est un moment vivant

36Toute rencontre est un moment vivant, dynamique ; un jeu dialectique circulant de l’un à l’autre. En ce sens, toute rencontre opère un mouvement, une oscillation, entre :

  • Un rapprochement, un lien, au cours duquel on établit des comparaisons à la recherche du même, de l’identique (ressemblances, similitudes) et où on comprend l’autre car il nous ressemble ; il est comme nous. Rapprochement qui peut se muer en excitation, puis en désir qui se cherche un accordage, un embarquement ou un embrasement. Assentiment ou consentement aux pensées de l’autre ; alliance inconsciente.
  • Une distanciation, un choc, une altération (bris, fracture, rupture, modification) où nous ne comprenons pas l’autre, et donc ne le supportons pas. Un rejet face à ce qui est vécu comme une menace pour notre identité.

37Dans ce mouvement, la rencontre serait à l’image des marées ; marée basse-marée haute (Pontalis) qui laisse « de petits restes (mais comme ils sont précieux), tout à l’heure recouverts par la marée haute, mais qui réapparaîtront quand la mer de nouveau se retirera ». Ces petits restes seraient-ils le signe, dans l’après-coup, qu’une véritable rencontre s’est produite ? Le souvenir et la reconstruction, toujours imaginaires, viennent-ils nous apprendre, parfois avec surprise, ce qu’il en est de nos rencontres ? Sans doute pouvons-nous dire alors que la rencontre continue à exister en nous ; elle est vivante. L’autre n’existe alors pour nous que dans la mémoire que l’on en a. Mémoire dont on sait, depuis Proust, qu’elle est l’espace dans lequel un événement affectif peut continuer à vivre. La mémoire, tant psychique que corporelle, est le grand héritage du désir qui a noué la rencontre aux autres.

Pas de rencontre de l’autre sans rencontre de soi

38Dans une rencontre, il y a la conjugaison du même (identique) et de l’autre (différence) ; un jeu de miroir (avec soi et l’autre), mettant en jeu des identifications (à l’autre) et l’identité (soi). En devenant autre, je reste le même. L’autre fait office de miroir actif réfléchissant, qui me pense et me fait penser. L’autre, c’est avant tout mon semblable. Semblable et non identique, car l’identique serait source du double, du collapsus de l’espace intersubjectif et donc d’une violence liée à l’indifférenciation. Si l’autre est une richesse pour soi, l’identique est une menace pour l’identité.

39Cette expérience compréhensive de l’existence de l’autre exige un certain désinvestissement temporaire de l’image de soi-même, un renoncement à ses propres besoins narcissiques. S’enrichir de l’autre nécessite de se décentrer (Ricœur). Pour rencontrer l’autre, dans ses différences, ses particularités, il faut se désinstaller, se laisser surprendre, se laisser bousculer, entamer. On ne peut pas connaître (ou reconnaître) l’autre sans lâcher quelque chose de soi. Il s’agit donc de douter de ses certitudes, de sortir de la chronicisation de sa pensée, une pensée devenue stéréotypée. S’ouvrir à l’autre nécessite de créer une hospitalité langagière (Ricœur). C’est à ce prix que l’on peut accueillir l’autre, entendre l’inouï, rencontrer l’inédit. La rencontre ne relève pas d’une technique mais d’une façon d’être, d’une disposition, d’une posture, d’un art, au sens de l’artisanat. Le pédopsychiatre est un artisan de la rencontre (Ansermet) et, à défaut d’être un artiste, s’apparenterait plutôt à un intermittent du spectacle ou à un randonneur (Falissard). Découvrir l’autre, c’est donc aussi se découvrir. Même si l’on ne finit jamais de se connaître.

La rencontre dans l’expérience clinique

40Riche de ces rencontres mais aussi habité par la science, comment le psychiatre compose dans la rencontre avec ses patients ? Comment articuler l’expérience subjective et inattendue de la rencontre avec la connaissance objective des neurosciences et de la chimie des neurones ? Comment jongler entre psyché et cerveau ? Subjectivité et objectivité ? Rencontre et protocole ? Désir et connectivité neuronale intrinsèque ? Le psychiatre est dans une oscillation permanente entre art de la rencontre et science de l’intersubjectivité. Dans tous les cas, ses qualités empathiques lui permettent de se retrouver à la hauteur de l’autre, en vue de partager quelque chose. Être sur la même longueur d’onde, au diapason. Accueillir, percevoir les mouvements internes qui animent les paroles, les soubresauts, les vibrations, les pulsations concrètes de la vie. Cette expérience ne se prévoit pas, elle survient ; elle ne se calcule pas, elle se vit.

Rencontrer un bébé – Dévisager/envisager

41Pour illustrer ce point, pensons à la rencontre entre un père et son bébé, en salle de naissance. Instant magique tant attendu (dans le meilleur des cas) et véritable surprise ; formidable moment, inscrit à jamais dans l’histoire. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Impossible de rester insensible ! Autre exemple, celui d’une mère qui a décidé, en anténatal, d’accoucher sous X et qui, après la naissance et la rencontre de son bébé, décide d’être mère et « de le garder »…

42Rencontrer n’est pas dévisager mais envisager. Nous pointons ici la différence fondamentale entre le pédiatre et le pédopsychiatre en néonatalogie ; la différence entre celui qui scrute, dévisage, à la recherche de l’anomalie, du défaut, et celui qui rêve, envisage. Pas un meilleur que l’autre, mais deux approches différentes, complémentaires. Il ne s’agit donc pas d’aller vers l’autre pour le définir, le scruter, le disséquer afin d’en préciser l’anatomie et d’en déceler les constituants mais d’accepter que l’objet vienne vers soi, s’empare de nous et nous inspire. Mouvement inverse de celui du travailleur, de l’enquêteur, du fouilleur de détails et d’archives.

43Une des spécificités en néonatalogie est que le nouveau-né ne parle pas. Et les tout premiers jours, son histoire se construit par les discours et signifiants de l’autre qui gravitent autour de lui (enveloppe proto-narrative qui le porte ; proto-intrigue qui le constitue). Outre le discours, il y a les regards, regards posés au-dessus de la couveuse (à défaut de berceau). Et c’est particulièrement dans le regard que la rencontre s’effectue. Avec Levinas, on peut considérer que la rencontre avec le visage de l’autre, animé par son regard, constitue l’évènement existentiel majeur dans lequel s’enracine l’exigence éthique. Il est vrai que le visage du nouveau-né, qui plus est prématuré, n’est pas encore celui d’un enfant, ne serait-ce que parce que ses yeux semblent peiner à nous reconnaître, que sa bouche ne dessine aucun sourire intentionnel, que son expressivité demeure très limitée. Cependant, le visage ne se réduit pas à son apparition sensible. Un visage n’est pas une face. Il n’est jamais réductible à une addition de ses composantes empiriques (deux yeux, un nez, une bouche, un menton…). Le visage est une présence qui suscite une relation à l’autre.

44À propos des bébés, on ne peut s’empêcher ici d’évoquer l’énigme de l’autisme comme incapacité à se mettre en relation avec l’autre et donc comme trouble majeur de l’interaction (en termes de synchronie, de réciprocité et d’engagement émotionnel). Quelle qu’en soit l’origine, cet échec initial entre le bébé et sa mère (et son entourage) est une rencontre ratée ; un événement faisant voler en éclats toute forme d’accrochage initial du bébé avec un Autre qui, incarné par le visage maternel, ne peut transmettre une première image humaine, sinon sous la forme d’un « visage brisé » (Mesquita). Le bébé éprouve alors la sensation de « voir sans regarder ». Et, confronté alors à un monde sans visage, le sujet autiste semble vivre dans un monde réduit à sa surface et témoigne de la forme de ratage la plus archaïque de rencontre avec un autre. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille définir l’autisme comme une défaillance ou un ratage mais comme une différence, un rapport au monde et à l’autre qui complexifie les coordonnées de la rencontre. À nous alors d’aller vers lui, d’inventer et de déchiffrer la part d’étrange…

Rencontrer un adolescent – Divin détail

45Rencontrer un adolescent en clinique ne va pas de soi et sans doute faut-il avoir soi-même gardé vivante une part de sa propre adolescence pour conserver ce goût de l’imprévu, du risque, de la complexité. Car rien n’est assuré et ce n’est jamais gagné avec l’adolescent !

46Sans doute faut-il avoir aussi envie de s’intéresser à lui, se faire du souci pour lui… Avec la curiosité de l’explorateur s’engageant sur une terre inconnue. Et dans la rencontre, lui expliquer ce que l’on comprend de sa situation ou de ses troubles qui ont motivé la consultation. Une traduction douce (plutôt qu’une interprétation), une reconnaissance, un soutien du fonctionnement mental, avant de proposer et désamorcer le travail du négatif (c’est-à-dire réparer l’infantile). Mais il s’agit aussi d’aborder ce que l’on ne comprend pas. Finalement, cela revient à prêter une pensée à celui qui est en panne ; à prêter son appareil à penser ; à donner de soi, à s’engager. Un engagement qui nous met en place d’être « comptable de l’Autre » (Levinas). L’adolescent a besoin d’être reconnu. La reconnaissance est au cœur de la demande d’amour. À nous d’être prêt à l’accueillir.

47Écouter leurs plaintes, faire notre, sans s’y confondre, ce que Lagache appelait leur « monde personnel ». Capter l’éphémère de l’instant, la « petite seconde d’éternité » (Prévert). Ouvrir la brèche dans notre « normalité ». Détecter ce que ne voient pas nos yeux (jusqu’à ne pas en croire ses yeux). Consentir à se laisser capter, emporter. Accepter l’épreuve de l’étranger ; d’un étranger qui serait au plus proche de l’origine. Et, surtout, ne pas s’empresser de comprendre ; ne pas substituer notre théorie et nos constructions à celles que l’adolescent s’est forgées. Se laisser plutôt atteindre, meurtrir. Consentir à être exposé à toutes les formes de la démesure, dans l’ignorance de ce qui les a suscitées (Pontalis). Demeurer dans l’obscur, rêver si possible pour tenter de s’approcher au plus près de ce qui est étranger, de ce que l’autre éprouve comme lui étant étranger, mais à quoi il ne peut échapper. Aller chercher l’autre, parfois emmuré dans une solitude, et qui se voudrait inatteignable, incommunicable, incompréhensible ; enfermé dans une identité de souffrance (reposant sur des expériences du passé, complices du malheur), une fierté de n’être pas compris (« Il ne m’a jamais aimé »). Certitude qu’il ne pourra jamais sortir de l’abîme et du vide. Et qui est bien souvent un trop-plein qui refuse à se dire. Alors, à nous d’aller vers lui et de proposer un point d’arrêt. Car, pour que la pensée se remette en marche, il lui faut tomber en arrêt, être saisie, d’effroi ou d’émerveillement, au risque de se perdre. C’est là un point de rencontre.

48Les adolescents qui souffrent sont en difficulté pour se confier à un autre, dans la rencontre. Comment se dire, se penser ? S’exprimer ? S’afficher ? Se découvrir ? Quelles figurations ? Comment se situer par rapport à la parole de l’adulte ? Et de notre côté, comment rencontrer ceux qui vont mal ? Sans doute en misant sur les compétences plutôt qu’en pointant les défaillances. En passant par des représentations, par la création. Les rencontrer et les entendre en allant « sur leur terrain » ; aller vers eux, naviguer avec eux, en utilisant leurs moyens de communication ; jouer de la métaphore.

49Parfois, il n’y a pas de demande et l’adolescent refuse la rencontre. Mais rien n’empêche d’entendre un silence. C’est ici toute la question de l’adresse à l’autre, explicite ou non, expression d’un désir inconscient, à l’œuvre. L’invisible. Un regard grand ouvert sur l’invisible. L’important dans la rencontre se passe et se cache dans l’invisible. Ce n’est pas mesurable ; à nous cependant d’y être sensible.

50Dans d’autres circonstances, c’est la peur qui menace ; peur de mourir, peur de devenir fou, peur de l’Autre (ou d’être seul), peur de se perdre. La peur est souvent présente dans la rencontre clinique. C’est parfois au bord du vide que se font certaines rencontres. Il faut donc accepter de supporter la peur, l’incertitude, le doute et le mystère. Supporter sans être envahi car, alors, on ne peut plus être dans le soin.

51Retrouver chez l’adolescent le plus déprimé, ce « goût indicible de la vie » (Andréoli) ; ce léger souffle de vie ; retrouver le plaisir d’être là. Un tressaillement, une ouverture, un détail. Pour cela, il faut tendre l’oreille et saisir « ce divin détail » (Miller). Être sensible à l’indicible, à la petite musique. C’est pour cela qu’il faut prendre le temps (même en urgence). Jamais d’empressement ! L’idée n’est pas de trouver un sens le plus vite possible. L’empressement à trouver du sens et l’avidité à théoriser ne sont d’autres modalités que d’éviter toute rencontre. La chose la plus précieuse dans la rencontre, c’est d’accepter qu’on ne sait pas (tout) ce qui se joue. Winnicott l’avait d’ailleurs bien perçu puisqu’il disait qu’un adolescent ne supporte pas d’être compris.

52L’idée centrale, c’est donc de se laisser conduire vers l’obscur et rencontrer ainsi la réalité de l’autre, derrière l’apparence ; de ne pas se limiter à ce qui se dit. « Nous n’acceptons la réalité que parce que nous pensons qu’elle n’existe pas » (Borges). Et on sait que l’on a rencontré quelqu’un quand on est touché.

La rencontre est une surprise, une « chatouille de l’âme » (Marcelli)

53La rencontre ne se prévoit pas ; elle repose sur une surprise, un quiproquo, un malentendu, un imprévu radical. Elle se produit quand les défenses tombent, quand les résistances cèdent. Moment d’inflexion inattendu qui relève d’une alchimie inconnue, imprévisible. En ce sens, le pédopsychiatre est un praticien de l’inattendu (Duverger).

54La rencontre ne repose pas sur une bienveillance tempérée, une pitié ou une compassion, même si elle met en jeu certaines vertus : l’attention, la bienveillance, l’empathie. Parmi ces vertus, la disponibilité pour l’autre fait sans doute défaut aujourd’hui. La vraie défaillance de nos jours, c’est l’écoute. Plus on communique, moins on s’écoute… Moins on se rencontre.

55La rencontre est parfois un malentendu ; elle repose alors sur un quiproquo, un raté. On n’est jamais sûr de ce qui se passe, de ce qui se dit. Une part d’illusion existe toujours dans toute rencontre. Et même dans la plus belle des rencontres, il y a toujours quelque chose qui cloche. Il n’y a pas de rencontre idéale.

Pas de rencontre sans désir

56Se rendre disponible, se déplacer, aller vers l’autre, se décentrer. Et prendre le temps (« J’ai le temps qu’il faut ») ; donner de soi, donner du temps (c’est-à-dire « donner ce que l’on n’a pas », dirait Lacan, et qui n’est autre que sa définition de l’amour). En ce sens, toute rencontre est sexuelle ; qu’il s’agisse d’émotions, de représentations ou de fantasmes.

57La rencontre est un rapprochement vers un proche, un prochain ; un ajustement ; une accommodation portée par une envie de comprendre, de partager. D’être proche sans se brûler. C’est aussi un moment où l’on pense que l’autre est à une place que l’on aurait pu occuper (par exemple, devant un délinquant). Une rencontre s’apparente à un diapason ; un diapason qui résonne et crée des ondes, harmoniques (voire harmonieuses) ou au contraire insupportables (et dysharmonieuses). Ce rapprochement se situe entre hasard et nécessité, entre autorité et ouverture, entre contenance et liberté (contenir sans détenir). Cette rencontre, dans le meilleur des cas, permet un partage, une co-pensée, un plaisir de création.

L’optimisme du soignant

58Il est fondamental. Il faut croire en quelque chose. Et c’est là un pari sur les forces de vie. Ne rien exiger mais se fier à ce qu’il y a de vivant chez l’autre.

59La rencontre clinique n’est pas symétrique. Elle est celle d’un adulte et d’un jeune patient et relève bien sûr d’un cadre déontologique et éthique. Elle n’empêche cependant pas la rencontre, celle d’une enfance abîmée qui attend un adulte attentif, un tiers cohérent et rassurant, qui n’est ni son père ni sa mère ; et avec qui pourra se tisser une confiance réciproque. Du côté du pédopsychiatre, confiance dans les capacités du jeune à trouver une issue favorable à ses difficultés (il faut y croire) et du côté du jeune, confiance en l’adulte, qui par sa présence, assure et rassure. Confiance qui ne devra jamais être trahie… Mais qui ne devra pas non plus devenir une dépendance, une aliénation à l’autre.

60La rencontre est alors une offre de cohérence et de continuité à des enfants et adolescents blessés en quête de continuité, de réassurance, de fil rouge à partir duquel ils peuvent tisser et peut-être rapiécer une histoire supportable. Non pour effacer les drames du passé mais pour relancer une pensée, réanimer ce qui s’endort, se dégrade ou se meurt ; repenser, sans trop de peine et de lourdeur, à la gravité des choses qui, seule, peut faire la vie belle et significative.

61La question centrale tourne souvent autour de la réparation de l’infantile (du fait de traumatismes, d’abandon, de carences ou de défaillances). Et pour cela, il semble important d’assurer une contenance, de proposer un espace, suffisamment souple et solide, où le jeune peut se poser, se reposer.

La question du sens

62Dans toute rencontre clinique, la tentation est grande de toujours vouloir trouver un sens. Nous sommes tous avides de sens. Les réunions de synthèse entre professionnels autour d’une situation sont souvent l’occasion de croiser des regards pour trouver un sens, construire une histoire (et proposer alors un projet de soin). D’ailleurs, « le sens humain se distingue du sens animal en ceci qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de fictions. Or, l’univers comme tel n’a pas de sens. Il est silence. Personne n’a mis du sens dans le monde, personne d’autre que nous. Le sens dépend de l’humain, et l’humain dépend du sens. À l’instar de la nature, nous ne supportons pas le vide ; sommes incapables de constater sans aussitôt chercher à comprendre. Et comprenons, essentiellement, par le truchement de récits, c’est-à-dire de fictions. Tout est par nous ainsi traduit, métamorphosé, métaphorisé. Oui, même à l’époque moderne, désenchantée, scientifique, rationnelle, inondée de Lumières […]. La narrativité s’est développée en notre espèce comme technique de survie. […] Raconter : tisser des liens entre passé et présent, entre présent et avenir. Nous sommes l’espèce fabulatrice » (Huston).

63La rencontre permet que se dévoile un sens. Le sens ne se donne donc pas, il se dévoile ; il se dévoile dans la rencontre. Ce qui importe, c’est le sens d’un possible.

64Autrement dit, dans la rencontre clinique, il nous faut nous dégager d’une quête de sens à tout prix, nous défaire des liens de causalités anamnestiques évidents et accepter de ne pas comprendre trop vite. Et il est parfois plus important d’être attentif aux traces insignifiantes, aux détails d’apparence anodins. Un détail peut frapper. Un indice peut ponctuer un temps d’arrêt. C’est le coup d’œil ! Ou le mot, la phrase qui détonne… l’effet de surprise… D’ailleurs, la rencontre se dévoile parfois dans l’après-coup, le soir, la nuit ou le lendemain. Parfois même bien plus tard… On y repense, on s’y revoit. Un détail ressurgit, une parole rebondit, une image réapparaît. Quelque chose s’est joué sans que l’on s’en aperçoive et vient nous réinterroger, nous déranger ; coordonnées d’une rencontre qui nous avait échappée.

65Suivre le particulier dans ses surgissements contingents, s’étonner de ce qui n’étonne pas, telle est la boussole qui nous oriente. Nous cherchons à retrouver le sujet là où il s’est perdu. C’est une clinique de la contingence, de l’imprévisible, une clinique qui se joue aux frontières du réel, dès lors que nous acceptons de nous y risquer. Il s’agit de suivre un fil en se référant à un savoir établi, mais en même temps de pouvoir être saisi par la différence, par l’imprévu (qui reste malheureusement trop souvent occulté derrière l’emprise du déjà connu).

66Au-delà des repères habituels, nous avons parfois l’impression d’être un praticien des couloirs, un artisan de la rencontre. Un médecin qui aime les histoires… Et finalement, les rencontres sont des histoires. Nous passons notre temps à (nous) raconter des histoires ; des belles, des mauvaises ; des tristes, des merveilleuses. Des fictions parfois éloignées de la réalité mais peu importe du moment qu’elles touchent à la vérité. Pas celle du détective, du juge ou du policier, mais celle du sujet.

Rencontre manquée

67On peut parfois multiplier les rendez-vous de consultation, en espérant un déclic, une parole… Mais il ne se passe rien ! Malgré toute notre bonne volonté, la rencontre ne se produit pas. À nous de nous interroger ! Rencontres ratées. Ratées sans que l’on sache pourquoi. Du fait d’une pathologie psychiatrique, d’un dysfonctionnement majeur (secret de famille), de notre fait aussi : pas envie, pas disponible ; pas sur la même longueur d’ondes. Le courant ne passe pas ; il ne se passe rien !

68La rencontre ne se décrète pas, elle survient. Dans cette rencontre du singulier, c’est la subjectivité qui est mise en jeu ; celle de l’enfant et la nôtre : une expérience de la singularité.

69Cette réflexion sur ce qui se joue dans la rencontre implique cependant une chose fondamentale, celle de présupposer chez l’autre, un sujet. Et de présupposer chez ce sujet une histoire, des sentiments, une perception propre des choses. C’est une croyance, une construction, une représentation. Et c’est cela qui fait lien dans la rencontre. C’est un pari, un choix qui repose sur une éthique, une position, une conception (voire une théorie du sujet). C’est particulièrement fondamental dans la rencontre avec un bébé, un sujet autiste, un adolescent opposant ou encore un étranger qui ne parle pas (notre langue) pour quelque raison que ce soit, étrange ou étranger…

Pour ne pas conclure…

70La rencontre n’est pas le soin, mais elle en constitue le point de départ, ses coordonnées.

71On peut penser la rencontre de mille façons. Cependant, elle reste toujours un moment unique. Et toutes explications, toutes théories ne viendront jamais ni la définir, ni la circonscrire. Corvisart disait : « Toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au lit du malade. » C’est aussi vrai pour la rencontre.

72Finalement, nous ne savons pas ce qu’est la rencontre. Et il est sans doute important de toujours laisser des zones d’ombre ; des zones obscures où l’autre peut y glisser ses désirs, ses angoisses, ses fantasmes. Il y aura toujours de l’indicible dans la rencontre…

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : rencontre, intersubjectivité, empathie

Mise en ligne 03/12/2014

https://doi.org/10.3917/ep.062.0074

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