Notes
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[1]
Je le mentionne néanmoins car on est toujours tenté de calquer les modèles du développement psychique sur leurs soubassements physiologiques. On parle volontiers du père comme celui qui vient couper le cordon ombilical en sous-entendant par là qu’il séparerait ainsi le bébé de sa mère. On oublie que le geste de couper le cordon ombilical est un geste salvateur qui vient sauver l’enfant de l’asphyxie et lui permettre d’inaugurer la respiration aérienne au moment où la circulation placentaire s’arrête et donc n’assure plus l’oxygénation de son organisme.
-
[2]
« Une espèce terricole vit sous deux régimes alternés. Habituellement, chaque amibe mène une existence solitaire en quête des bactéries dont elle se nourrit. Mais quand cette nourriture fait défaut, quelques amibes, puis de proche en proche toutes les autres, se mettent à sécréter une substance par l’effet de laquelle elles s’attirent. Elles convergent et s’agglomèrent par dizaines de mille, deviennent un corps unique haut de un à deux millimètres seulement, mais véritable société où règne une solidarité […] La substance identique à l’amp cyclique que produisent les amibes en période de famine et qui les induit à s’agréger, est la même que sécrètent les bactéries dont les amibes se nourrissent et qui les guide vers leur proie […] S’il était permis, moyennant une inversion des gradients, d’extrapoler aux animaux pluricellulaires ce que l’observation d’êtres monocellulaires nous révèle, la vie sociale apparaîtrait chez les premiers comme le résultat d’une attraction entre les individus suffisante pour qu’ils se recherchent les uns les autres, mais pas au point où l’attraction se faisant impérieuse, ils en viendraient à se manger » (Lévi-Strauss, 2000, p. 495).
1La question que je pose est la suivante : l’intersubjectivité, autrement dit la relation entre un sujet et un autre sujet, est-elle le fruit d’une rencontre entre deux partenaires qui doivent se chercher, se trouver, entrer en résonance l’un avec l’autre, à partir d’un état préalable plus ou moins indéfini, ou est-elle la conséquence de la séparation entre deux entités d’abord intimement liées, voire confondues qu’il s’agirait de séparer pour qu’elles prennent chacune un statut autonome ?
2La tradition psychanalytique tend à nous faire pencher pour cette deuxième hypothèse. La vie psychique prendrait sa source dans un état d’indifférenciation entre l’enfant et la personne qui en prend soin, que je désignerai pour la simplicité de l’écriture par « la mère ». Le rôle du tiers serait alors d’assurer la séparation entre mère et bébé pour redonner à la première son identité propre et contraindre le second à construire la sienne. Le rôle du père vis-à-vis de l’enfant serait celui du tiers venant s’interposer dans la relation dyadique et en rompre l’unité de façon à reprendre ses droits de partenaire sexuel et sentimental de la mère et à faire obstacle aux dérives incestueuses de l’amour maternel et aux fantasmes amoureux du bébé pour sa mère. On reconnaît là la thématique de la « censure de l’amante » magistralement développée par Michel Fain (1971) et venant compléter la description du conflit œdipien par Freud et les premiers psychanalystes. Ce modèle prend toute sa valeur en tant que modèle fantasmatique de l’histoire du sujet qui se croit privé à jamais du vert paradis de ses amours enfantines et chassé de l’Éden par un pouvoir surmoïque qui lui barre la connaissance, au sens biblique du terme, de la Terre-Mère qu’il aurait voulu pour lui seul. Mais, nous décrit-il les processus qui sont effectivement à l’œuvre dans l’aventure de la subjectivation ou devons-nous le considérer comme une construction fantasmatique au service de l’identité du sujet et de son expansion narcissique ? Je pense qu’il est nécessaire de distinguer entre construction fantasmatique et processus de développement.
3Le point de vue génétique, adopté par plusieurs psychanalystes, tend à confondre la construction fantasmatique avec la réalité des processus de développement de la subjectivation. René Spitz (1958) a décrit une première phase anobjectale, puis une phase de relation à l’objet partiel dans laquelle la mère est investie par l’enfant non comme personne mais comme source de satisfaction pulsionnelle, enfin une phase de relation à l’objet total dans laquelle la mère est reconnue dans sa totalité et dans son individualité. Margaret Mahler (1968) a fait l’hypothèse d’une phase symbiotique de la dyade mère/bébé, qui succéderait à une première phase autistique et précéderait la phase d’individuation de l’enfant. Plus près de nous, Geneviève Haag (2004) admet que la vie relationnelle du nourrisson commence par une phase d’adhésivité normale à partir de laquelle un processus de dédoublement de la peau commune à la mère et au bébé permettrait le décollage des deux partenaires et l’individuation de l’enfant.
4Il me semble que les recherches sur les compétences du nouveau-né et l’observation attentive de la relation mère/bébé, qu’elles soient de type expérimental ou psychanalytique, nous incitent à revisiter les modèles faisant naître la personnalité du bébé par une sorte de scissiparité à partir d’une union primitive des deux partenaires de la dyade. Tout d’abord, il me semble que nous sommes induits à calquer plus ou moins l’union de la mère et du bébé sur l’hypothèse selon laquelle la mère et le fœtus qu’elle porte ne constitueraient qu’une seule entité physiologique, unité qui serait rompue par la naissance. Or l’on sait maintenant que le fœtus est, pour l’organisme maternel, un corps étranger qui serait rejeté si le placenta ne s’interposait pour inhiber le système immunitaire de la mère et empêcher ce rejet jusqu’au moment de l’accouchement, qui est précisément déclenché par l’arrêt des sécrétions placentaires inhibant ce système immunitaire. Certes, ce que je rappelle ici ne constitue en aucune manière un argument en faveur de l’un ou l’autre des modèles de la subjectivation [1].
5Je ne m’étendrai pas sur les nombreuses compétences du nouveau-né qui ont été mises en évidence depuis les années 1960. Je rappelle seulement que c’est à la suite de la critique par le linguiste N. Chomsky (1959) de la théorie skinnérienne du développement du langage que le psychologue R.W. White (1959) a étendu l’hypothèse des compétences innées chez le nouveau-né au-delà de la sphère du langage. Le grand spécialiste de la psychologie comportementale, B.F. Skinner (1957), avait fait l’hypothèse d’un apprentissage de la langue par l’enfant par essais et erreurs selon un modèle béhavioriste où le mot et l’objet ou l’action qu’il désignait étaient reliés par conditionnement. Dans sa critique de l’ouvrage de Skinner, N. Chomsky (1959) a montré que le langage avait une structure beaucoup trop abstraite et complexe pour être appris par simple conditionnement. Il faisait donc l’hypothèse d’une compétence linguistique chez le nouveau-né, liée à la structure de son cerveau et lui permettant d’analyser le langage utilisé par son entourage pour en découvrir la structure et en apprendre ainsi le fonctionnement. Les erreurs enfantines étaient pour lui une des preuves de cette capacité d’analyse innée, l’enfant appliquant la règle sans tenir compte des irrégularités de la langue qu’il ne connaît pas encore. R.W. White a repris l’hypothèse de compétences innées en l’étendant aux capacités perceptives, motrices, relationnelles, etc. Les recherches entreprises dès les années 1960 et de plus en plus affinées depuis grâce au progrès des moyens d’enregistrement ont confirmé pleinement cette hypothèse. Le petit d’homme n’est pas l’être sous-cortical que l’on pensait. Il n’est pas seulement équipé de quelques schèmes sensori-moteurs (succion, agrippement) comme l’avait postulé Jean Piaget (1936), c’est un expert en observation du monde qui l’environne et notamment de son entourage humain.
6Le plus étonnant dans les découvertes des compétences du nouveau-né est la mise en évidence de ses compétences relationnelles. Normalement, il s’intéresse de manière préférentielle à ses partenaires humains, il regarde préférentiellement le visage de son partenaire, ses contours, la partie haute de ce visage-là où il perçoit le regard. Il est particulièrement sensible à la voix de sa mère dont il a perçu les premiers échos in utero. Les travaux sur l’imitation que fait le bébé de ce qu’il perçoit dans son entourage humain (Kugiumutsakis, 1993 ; Meltzoff et coll., 1993 ; Nadel et coll., 1999) sont à cet égard particulièrement éloquents. Ce qui est remarquable c’est qu’il a une préférence pour l’humain ; il ne va pas imiter le mouvement du rideau qui bouge dans le vent, alors qu’il imitera la moue de son partenaire. Ce n’est donc pas le petit expérimentateur que décrivait Piaget qui, à force de manipuler les objets concrets de son environnement, découvre les lois des déplacements, les invariants physiques de la matière qu’il manipule, etc.
7Le bébé est d’emblée un être social. Il est fait, nous dit Daniel Stern (1995) pour « être avec… ». Les « schémas d’être avec », selon l’expression de cet auteur, sont les invariants relationnels et subjectifs que le bébé extrait de ses expériences répétées avec les personnages-clés de son entourage. Dans ses recherches très minutieuses sur la capacité du bébé à extraire des invariants, Daniel Stern (1985) avait d’abord nommé « représentations d’interactions généralisées » les invariants extraits par le bébé de ses interactions avec son entourage. Il les a rebaptisées « schémas d’être avec » en 1995 pour en souligner l’aspect essentiellement subjectif et intersubjectif.
8L’autre grand chercheur qui a mis l’accent sur les compétences relationnelles du nourrisson et sur son appétence pour l’intersubjectivité est Colwyn Trevarthen (1980) qui a décrit une intersubjectivité primaire et une intersubjectivité secondaire. L’intersubjectivité primaire qui existe dès la naissance correspond aux compétences du nouveau-né que j’ai citées plus haut et marque l’intérêt préférentiel du bébé pour son partenaire humain. L’intersubjectivité secondaire apparaît vers neuf mois lorsque l’enfant recherche activement à partager avec son partenaire ses expériences et ses intérêts ; elle est marquée notamment par l’attention conjointe et le pointage.
9Dire que le bébé est équipé pour entrer en relation avec son entourage humain ne signifie pas qu’il vit le partenaire de cette relation comme extérieur à lui-même. On peut seulement y trouver un argument pour une certaine finalité, probablement liée à des avantages dans la sélection naturelle des espèces comme le postule Jean Decety et coll. (2012). La relation aux partenaires adultes, qui inclut bien sûr les comportements d’attachement décrits par John Bowlby (1969, 1973, 1980), protégerait ainsi l’enfant contre les menaces du monde extérieur en lui assurant la proximité de ceux qui peuvent lui donner les soins nécessaires à sa survie. Cependant, un certain nombre d’observations montrent que l’établissement et le maintien de la relation à l’autre ne se fait pas sans mal, que les erreurs et les incompréhensions sont nombreuses et que le tiers joue aussi un rôle dans ce processus : il n’est pas d’abord ressenti comme un obstacle, mais plutôt comme l’assurance du maintien du lien à l’objet libidinal. Examinons brièvement ces trois points qui tendent à faire penser que l’intersubjectivité est bien un processus actif de rencontre entre deux êtres séparés, plutôt qu’une rupture au sein d’un continuum d’où naîtrait chaque partenaire, comme il est dit dans le récit biblique où Ève est censée naître de la côte d’Adam.
La réclamation
10Anne Alvarez (1992) cite les observations de Klaus et Kennel (1982) qui ont porté sur les toutes premières minutes de l’interaction entre les mères et leurs bébés nouveau-nés. Ces auteurs ont montré que les mères, après avoir passé plusieurs minutes à examiner leur bébé comme pour vérifier que toutes les parties de leur corps étaient en place, les sollicitaient activement en leur demandant d’ouvrir les yeux et de les regarder. Elle en déduit que le bébé a besoin d’être vigoureusement invité à entrer en relation avec ses partenaires pour que la relation s’établisse, ce qu’elle applique aux cures psychanalytiques des enfants autistes qui se comportent comme des enfants qui n’auraient jamais trouvé le chemin de la relation à autrui, quelle qu’en soit la raison.
Les ratés de la rencontre et leur réparation
11Les observations de Tronick et Cohn (1989) ont montré que dans les dyades mère/bébé environ trois interactions sur quatre sont destinées à s’ajuster entre partenaires ; un quart seulement des interactions sont des interactions de communication, de « communion » dit même Albert Ciccone (2013). La « santé » d’une dyade dépend, d’après ces chercheurs, non pas d’un meilleur taux de réussite des interactions, mais de la capacité à réparer les erreurs, à s’ajuster. Les dyades à risque pour le bébé sont celles qui fonctionnent sur un mode rigide, avec un taux important de répétition des mêmes erreurs comme si les partenaires étaient incapables de s’adapter l’un à l’autre et de faire évoluer leurs échanges en fonction des circonstances et en fonction du développement de l’enfant. Daniel Stern (1977) parle de « faux pas ».
La perception du tiers paternel
12Les travaux de l’école de Lausanne sous la direction d’Elisabeth Fivaz-Depeursinge (1999) ont montré que le bébé est capable de distinguer son père de sa mère très tôt, vers l’âge de trois mois. On peut observer alors des réactions différentes de l’enfant à l’un et à l’autre de ses parents. Des observations psychanalytiques (méthode d’Esther Bick, 1968) tendent à montrer que c’est l’âge où, en moyenne, le père peut être perçu comme un rival dans la relation que l’enfant établit avec sa mère, alors qu’auparavant le bébé avait tendance à associer éléments paternels et éléments maternels dans une complémentarité rassurante : par exemple cet enfant qui se calmait aussitôt s’il était pris dans les bras de sa mère et entendait en même temps la voix de son père, alors qu’il ne se calmait pas si la voix paternelle n’accompagnait pas le portage de la mère.
13J’ai fait l’hypothèse que l’objet contenant, dont parle W.R. Bion (1962), devait comporter des éléments paternels que je suppose venir de l’identification de la mère à son propre père et qui fraient la place future du père en tant qu’objet total.
Rythmes et stabilité structurelle
14De nombreux auteurs se sont intéressés aux rythmes qui se déploient dans les interactions entre le bébé et ses partenaires et ont souligné leur importance pour le développement psychique de l’enfant. Albert Ciccone (2012) a récemment résumé l’essentiel de ces recherches.
15On sait que, dans le dernier trimestre de la grossesse (Macfarlane, 1977 ; Lecanuet, 1997), le fœtus baigne dans une atmosphère sonore rythmée par les bruits du cœur de la mère et par sa respiration, rythme sur lequel viennent s’inscrire des bruits plus aléatoires faits des borborygmes maternels, de l’écho de sa parole ou de celui de bruits extérieurs. Or ces rythmes fœtaux laissent une trace inconsciente dans la psyché de l’enfant. Suzanne Maiello (2000) s’est appuyée sur ces données et sur son expérience de psychanalyste d’enfant pour soutenir l’hypothèse que les premières traces psychiques investies par l’enfant seraient les représentants de ce qu’elle appelle l’« objet sonore », dont elle retrouve la trace dans les transferts les plus archaïques.
16Daniel Marcelli (1992) a utilement distingué les macrorythmes et les microrythmes. Les macrorythmes sont ceux qui correspondent aux soins de l’enfant, qui demandent à être aussi immuables que possibles : repas, sommeil, bains, etc. Les microrythmes se trouvent dans les interactions ludiques entre l’enfant et ses partenaires et sont l’objet de ruptures qui sont sources de plaisir si elles sont bien mesurées en fonction de l’âge de l’enfant, de sa maturité et des circonstances. Je vais y revenir.
17C’est sans doute Daniel Stern (2012) qui a le mieux décrit les ruptures de rythme que l’on observe dans les jeux entre mère et bébé. Il parle de « violation temporelle ». L’exemple qu’il prend est celui du jeu qu’il appelle « Je vais t’attraper ! » qui est le correspondant américain du jeu de « La petite bête qui monte ! ». La mère respecte d’abord un rythme régulier dans ses gestes d’attraper le bébé et dans les phrases qui les accompagnent : « Je vais t’attraper… », dit-elle en approchant progressivement sa main de l’enfant. Mais tout d’un coup, elle rompt ce rythme et brusquement se saisit de l’enfant tout en disant : « Je t’attrape ! » C’est alors que le bébé, qui montrait tous les signes d’une attente vigilante, éclate de rire et en redemande.
18Plusieurs auteurs ont insisté sur la valeur sécurisante des rythmes pour l’enfant, telle Frances Tustin (1986) qui parle d’un « rythme de sécurité » ou Geneviève Haag (1986) qui décrit la structure rythmique du premier contenant. Or voilà que Daniel Stern nous montre la jubilation du bébé, non pas lorsqu’il est bercé par le rythme, ce qui en effet l’apaise, mais lorsque le rythme est brusquement rompu. Cela demande réflexion.
19On a tendance à voir dans le rythme une continuité qui remplace la continuité de la vie intra-utérine perdue par l’enfant à la naissance. Je suggère de parler de stabilité plutôt que de continuité car je crois que cela nous fait mieux comprendre l’appétence, de l’enfant très jeune, à la fois pour la répétition des mêmes rythmes et pour la violation temporelle dont parle Daniel Stern. Dans la relation à l’autre, la continuité est un leurre. Prenons un exemple en nous identifiant à un tout petit enfant en relation avec sa mère : Maman est disponible, de bonne humeur, prête à répondre à chacune de mes sollicitations, etc. – un moment plus tard la voilà dérangée par je ne sais quel importun (un autre enfant, Papa, un étranger ?), elle ne fait plus attention à moi, ne me regarde plus, ne répond plus à mes appels – un autre jour elle paraît triste, préoccupée, indisponible – une autre fois elle a changé de coiffure au point qu’elle me paraît à peine reconnaissable et que j’ai douté que c’était bien elle. On pourrait à loisir multiplier les exemples de discontinuités que vit inévitablement le bébé dans la relation avec sa mère. Pourtant, de tout cela, il faut qu’il fasse, dans son monde interne, dans sa subjectivité, une expérience cohérente et non chaotique, qu’il retrouve une certaine forme d’invariance – pour ne pas dire de continuité – qu’il maintienne coûte que coûte ce que D.W. Winnicott (1958) a appelé son « sentiment continu d’exister ». Je fais l’hypothèse que c’est par la voie de la stabilité structurelle qu’il peut y parvenir.
20J’emprunte au mathématicien René Thom (1989) la définition de la stabilité structurelle encore appelée généricité : « En gros, dit-il, la généricité correspond à cette idée que quand vous avez un objet, comme une fonction, qui présente un certain accident, si vous perturbez cette fonction suffisamment peu, en la modifiant, en rajoutant un petit incrément, assez régulier, eh bien le nouvel objet, la nouvelle fonction que vous allez créer va présenter le même accident. C’est ce qu’on appelle la stabilité structurelle » (Thom, 1989, p. 18).
21Ce qui nous intéresse dans ce concept, c’est qu’il s’agit de ce que j’appellerai une stabilité de forme et non d’une stabilité de position. C’est la forme de l’objet qui est conservée, qui reste reconnaissable quelle qu’en soit la matière ou l’emplacement dans le temps ou dans l’espace. C’est le genre de stabilité qu’ont étudié les théoriciens de la psychologie de la forme : une mélodie transposée dans un autre ton reste reconnaissable, chantée par une voix d’homme ou par une voix de femme, c’est toujours la même mélodie. C’est sans doute ce que voulait signifier le philosophe présocratique Héraclite lorsqu’il disait qu’un homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve parce que l’homme a vieilli et le fleuve a coulé. Les commentateurs modernes ajoutent « pourtant, il a bien le sentiment d’être toujours le même homme et de se baigner dans le même fleuve ».
22Si l’enfant est capable d’extraire de ses expériences diverses et toujours changeantes ce type de stabilité, il pourra franchir les écarts qui le séparent de sa mère sans se désorganiser, il pourra conserver en lui une image stable de sa mère, il pourra s’appuyer sur un « sentiment continu d’exister » et construire peu à peu sa personnalité en faisant face aux changements intérieurs et extérieurs qu’il rencontre inévitablement.
23Un rythme, aussi simple soit-il, obéit à la stabilité structurelle. C’est la forme que prend la succession régulière de gestes, de sons ou de tout autre indice qui vient scander le déroulement du phénomène qui reste stable. Peu importe la matière qui sert à marquer le rythme, peu importe l’endroit où il se manifeste, seule sa forme le définit, seule la répétition de la même forme assure le maintien du rythme à quelques variantes près tant qu’on ne dépasse pas un certain écart par rapport au rythme initial. C’est cela qui rassure l’enfant en lui permettant de remplacer la présence physique et le contact immédiat avec sa mère par le rythme des échanges qui le relie à elle, rythme qu’il peut transposer sur n’importe quel support à portée de sa main. Notons, au passage, que dans l’accordage affectif transmodal, tel que Daniel Stern (1985) l’a décrit, la transposition du même déroulement, du même rythme d’un mode sensori-moteur à un autre entre la mère et l’enfant répond à ce principe de transposition qui libère chaque partenaire du contact peau à peau impossible à maintenir en permanence.
24Mais alors, pourquoi les ruptures de rythme que j’ai évoquées plus haut ? Pourquoi les violations temporelles du jeu de « Je vais t’attraper » ? Je m’engage là sur un terrain beaucoup plus complexe qui fait appel à des modèles mathématiques élaborés que je ne peux développer faute de compétence. J’indiquerai seulement que la théorie des systèmes dynamiques démontre que pour créer des formes complexes structurellement stables la dynamique du système doit être guidée par une figure complexe appelée attracteur étrange, figure qui s’obtient précisément par des brisures de symétries itératives. Je suppose que c’est ce qui se passe dans les jeux dont nous avons parlé, dont il faut noter qu’ils ne sont source de plaisir que si la rupture de rythme reste dans des limites précises, ni trop précoce, ni trop tardive, et que s’ils s’inscrivent dans une relation à un partenaire humain bienveillant. Un robot ne ferait pas l’affaire.
Des amibes et des hommes
25Le célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss, dans l’un de ses derniers écrits (2000), a proposé, pour rendre compte du fonctionnement d’un groupe humain, avec ses conflits, ses paradoxes et ses compromis, ce qu’il a appelé l’Apologue des amibes [2]. Selon cet apologue, la relation à autrui est d’abord prédatrice : l’un est une proie pour l’autre. C’est bien ce que l’on observe dans certains dysfonctionnements interactifs précoces dans lesquels l’enfant joue le rôle d’un objet partiel pour l’un ou l’autre de ses parents. Le psychanalyste W.R. Bion (1965) a décrit un mode de relation qu’il qualifie de parasitaire pour spécifier ce type de relation à l’autre. Mais peut-on alors parler d’intersubjectivité ? Sans doute pas. Les partenaires en présence n’ont pas vraiment un statut de sujet et tendent à se détruire mutuellement. Ce qui est intéressant dans l’apologue proposé par Claude Lévi-Strauss, c’est que la même source d’énergie sert tantôt à capter les proies qui serviront de nourriture, tantôt à rapprocher les amibes les unes des autres pour qu’elles forment ensemble un corps social. En serait-il de même dans l’espèce humaine ? Le vocabulaire amoureux tendrait à nous le faire penser. Mais pour échapper à une relation parasitaire, pour ne pas se manger mutuellement ou se détruire d’une autre façon, il faut qu’un juste équilibre soit trouvé, qu’un minimum de distance soit assuré, qu’une individuation soit garantie. C’est, selon Lévi-Strauss, ce qui impose aux sociétés humaines l’interdit de l’inceste. Pour les psychanalystes c’est la place et le rôle du tiers paternel. Chacun des sujets de la scène œdipienne voit alors garantie son identité propre, alors mais alors seulement on peut parler d’intersubjectivité. Il y a eu rencontre plutôt que séparation.
Conclusion
26Ce n’est pas tant un défaut de nourriture qui voit l’être humain s’agglomérer en groupes sociaux, encore que l’enfant qui vient de naître soit dans l’incapacité de pourvoir à ses besoins alimentaires. Mais, c’est plus généralement son impuissance et son incapacité à rassembler en un tout cohérent ses expériences contrastées. Le nouveau-né est incapable d’unir les diverses parties de sa personnalité comme l’a montré Esther Bick (1968). Cela correspond à ce que Freud avait appelé son Hilflosigkeit, terme qui signifie « détresse », « impuissance », « dépendance » et que Jacques Lacan a proposé de traduire par « désaide ». Freud en faisait la source de la morale qui régit les rapports humains : « le désaide initial de l’être humain est la source originaire de tous les motifs moraux » (Freud, 1895, p. 626).
27Poursuivons l’analogie avec l’apologue des amibes de Lévi-Strauss en supposant que c’est cette incapacité primitive à s’organiser de manière cohérente qui rend l’enfant dépendant de son partenaire adulte et qui le pousse vers l’intersubjectivité : rencontrer l’autre est la voie pour échapper au chaos psychique. C’est ce que nous a montré W.R. Bion (1962) avec son modèle contenant/contenu. Le sujet humain ne naît pas d’une rupture, mais d’une rencontre. La rencontre avec l’autre est la condition pour qu’il poursuive son développement dans la cohérence, par-delà les discontinuités et les bouleversements internes et externes auxquels il doit faire face. En même temps, c’est cette rencontre intériorisée qui l’amène à la réflexivité et qui sous-tend ainsi son processus de subjectivation.
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- Winnicott, D.W. 1958. « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 168-174.
Mots-clés éditeurs : stabilité structurelle, dyade mère/bébé, compétences du nouveau-né, tiers paternel, relation contenant/contenu, censure de l'amante
Date de mise en ligne : 03/12/2014
https://doi.org/10.3917/ep.062.0057Notes
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Je le mentionne néanmoins car on est toujours tenté de calquer les modèles du développement psychique sur leurs soubassements physiologiques. On parle volontiers du père comme celui qui vient couper le cordon ombilical en sous-entendant par là qu’il séparerait ainsi le bébé de sa mère. On oublie que le geste de couper le cordon ombilical est un geste salvateur qui vient sauver l’enfant de l’asphyxie et lui permettre d’inaugurer la respiration aérienne au moment où la circulation placentaire s’arrête et donc n’assure plus l’oxygénation de son organisme.
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« Une espèce terricole vit sous deux régimes alternés. Habituellement, chaque amibe mène une existence solitaire en quête des bactéries dont elle se nourrit. Mais quand cette nourriture fait défaut, quelques amibes, puis de proche en proche toutes les autres, se mettent à sécréter une substance par l’effet de laquelle elles s’attirent. Elles convergent et s’agglomèrent par dizaines de mille, deviennent un corps unique haut de un à deux millimètres seulement, mais véritable société où règne une solidarité […] La substance identique à l’amp cyclique que produisent les amibes en période de famine et qui les induit à s’agréger, est la même que sécrètent les bactéries dont les amibes se nourrissent et qui les guide vers leur proie […] S’il était permis, moyennant une inversion des gradients, d’extrapoler aux animaux pluricellulaires ce que l’observation d’êtres monocellulaires nous révèle, la vie sociale apparaîtrait chez les premiers comme le résultat d’une attraction entre les individus suffisante pour qu’ils se recherchent les uns les autres, mais pas au point où l’attraction se faisant impérieuse, ils en viendraient à se manger » (Lévi-Strauss, 2000, p. 495).