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Article de revue

Intersubjectivité et inter-intentionnalité

Pages 39 à 49

Notes

  • [1]
    Théorie de l’esprit.
  • [2]
    On se souviendra aussi, à propos de ces logiques interintentionnelles, du célèbre « problème des prisonniers » que J. Lacan (1945) a en son temps superbement décrit et analysé.

Introduction

1Les idées que je vais proposer constituent une forme d’introduction au concept d’inter-intentionnalité, à l’idée que l’intentionnalité est inter-intentionnalité, qu’elle doit être comprise en fonction de l’exploration de l’intention de « l’objet l’autre-sujet », considérée comme l’une des problématiques centrales de l’intersubjectivité. Elles se donnent comme une forme de causerie, le style en sera plutôt pointilliste. La forme que je propose témoigne d’un état de la question, nous n’en sommes pas, je n’en suis pas, à un point d’avancée tel que la présentation « magistrale » soit possible, l’idée d’un chantier n’est pas non plus ad hoc : un chantier suppose des fondations, même si elles sont visibles, il suppose une architecture. Le style pointilliste s’impose du fait qu’il y a à poser ensemble des réflexions éparses, avec l’idée qu’elles introduisent une problématique qui n’est pas encore clairement définissable, dont les fondements ne sont pas encore clairement lisibles. Son thème en sera donc la question de l’inter-intentionnalité comme forme majeure de l’intersubjectivité.

2Le concept d’intentionnalité est un concept important de la phénoménologie et il a pris depuis quelques années une certaine valeur chez des théoriciens des neurosciences. J’aimerais signaler à ce propos la référence à la très bonne synthèse proposée par Pierre Jacob (2004) dans le livre qu’il consacre à l’intentionnalité comme « problème de philosophie de l’esprit ». Ceci pour souligner que le concept des philosophes a commencé à concerner directement les cliniciens à partir du moment où il a fait un retour en force sur la scène de la recherche avec les travaux des cognitivistes, en particulier ceux qui sont consacrés à la tom (Theory of Mind[1]) et à l’empathie (qui se présente comme une capacité à partager l’affect d’un autre sujet en ayant une représentation de l’intention de celui-ci). Il peut fournir une plateforme intéressante pour un dialogue psychanalyse-neurosciences, à condition d’y trouver un écho dans l’évolution de nos pratiques cliniques et les remaniements éventuels de la métapsychologie. Le concept d’intentionnalité pourrait être articulé à la question d’une « topique de la subjectivité », voire à une topique de l’entre-je et de l’entre-jeu. La question de l’intention est en effet au cœur de la problématique du sujet, mais peut-être aussi, ce sera la question que je vais engager, au cœur de la rencontre du sujet avec l’autre-sujet, avec un autre-sujet. C’est pourquoi j’ai situé l’inter-intentionnalité comme horizon de ma réflexion. Mais, pour pouvoir nous être utile, le concept d’intention doit être repris au sein d’une conception du sujet humain qui comporte une vie psychique inconsciente, ce qui ouvre, par exemple à l’idée d’une intentionnalité inconsciente qui heurterait sans doute plus d’un philosophe de l’esprit.

3Je propose d’explorer trois questions qui s’articulent successivement autour de celle du croisement avec la pulsion, de celle des niveaux de complexité de la question de l’intentionnalité, et enfin de celle de l’inter-intentionnalité.

Intentionnalité et pulsion

4L’entrée dans la problématique par la question du concept de pulsion est celle qui, sans doute, est la plus centrale pour situer la place possible de l’intentionnalité dans la métapsychologie.

5J’essaye de souligner depuis plusieurs années que la conception freudienne de la pulsion implique qu’elle soit considérée non seulement en fonction de la question du plaisir et de la satisfaction, approche la plus classique, non seulement en fonction de son « formant en emprise » (Denis, 1992), mais aussi de sa valeur « messagère », comme porteuse et vecteur des messages intersubjectifs. Cette proposition liminaire sera implicite à mon développement.

6Freud évoque la question de l’intention dans la définition qu’il propose en 1916 du sens d’un processus psychique : « Mettons-nous une fois de plus d’accord sur ce que nous entendons par sens d’un processus psychique. Rien d’autre que la visée (l’intention, dit l’ancienne traduction) qu’il sert et la place qu’il occupe dans une série psychique » (Freud, 1916, p. 35). Pour Freud, sens, visée psychique, et donc intention, sont quasi des synonymes. L’intention (la visée) est ici référée au désir, à une certaine forme de désir, le désir actif, celui qui vient du Moi, qui témoigne de l’introjection d’une motion pulsionnelle. Ainsi, dès que l’on entame une approche psychanalytique de l’intention, surgit la question de l’intentionnalité inconsciente, du désir inconscient, de la visée inconsciente, donc du sens inconscient. Pulsion et intention se recouvrent partiellement : pas d’intention sans pulsion, mais la pulsion ne produit pas nécessairement de « l’intention », il faut en outre qu’un sujet s’empare de la motion pulsionnelle et la fasse sienne, de manière délibérée et consciente ou de manière inconsciente. Ce qui engage la question des conditions de l’introjection pulsionnelle et celle des conditions de la « conscience » de celle-ci.

7Dans nos relations courantes aux autres sujets, comme dans nos réactions à nos propres actes, nous réagissons à l’intention, au sens, et pas simplement au fait. Ceci dès qu’un espace est laissé entre fait et sens, quand le sens n’est pas rabattu sur le fait (comme dans les processus paranoïaques par exemple). Le fameux « Je ne l’ai pas fait exprès » est l’archétype même de l’excuse qui atténue la violence éventuelle du fait ou provoquée par le fait, l’excuse du fait passe par son écart avec l’intention (consciente). Inversement, dans la position subjective paranoïaque tout fait est issu d’une intention, il traduit une intention, il n’y a pas de fait « neutre », pas de négatif de l’intention.

8Pour le clinicien, par contre, la question présente des niveaux supérieurs de complexité. Il y a l’intentionnalité fausse, donnée et fausse, mais aussi faussée par effet intersubjectif. On se souvient ainsi du fameux : « Pourquoi me dis-tu que tu vas à Lemberg, pour que je crois que tu vas à Cracovie, alors que tu vas vraiment à Lemberg ? », que Freud évoque en 1905 dans Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient. Mais il y a aussi l’idée d’une intentionnalité inconsciente, l’idée qu’il y a un niveau inconscient de l’intentionnalité et du sens, que le sens et l’intention ne s’épuisent pas par les raisons avancées. Et encore, l’idée que l’intention de l’autre est peut-être énigmatique. Par exemple quand F. Sironi (1999) s’interroge sur la complexité des rapports victimes/bourreaux, elle souligne combien, dans l’élaboration de la psychothérapie des victimes, l’exploration de « l’intention » du bourreau est déterminante, et ceci d’autant plus qu’elle apparaît énigmatique. La plupart des tortures sont en effet exercées pour obtenir des « renseignements » que les tortionnaires ont déjà ! La « logique » de l’intérêt manifeste du tortionnaire est alors battue en brèche, elle ouvre l’énigme de l’intention de celui-ci.

9Nombreuses sont les situations cliniques dans lesquelles l’impression que le sujet doit explorer à tout prix l’intention de l’autre s’impose, et ceci même dans la clinique des âges précoces, ce qui nous conduit à évoquer la position des théoriciens de l’esprit.

Intentionnalité et théorie de l’esprit

10Ceux-ci ont le mérite d’avoir ouvert, au sein des sciences cognitives, la question de la représentation – de sa présence et de sa forme – qu’un sujet pouvait se faire de « l’esprit » d’un autre, de ses « états d’esprit ». La théorie de l’esprit est aussi, logiquement, une théorie de la compréhension des intentions de celui-ci. Il s’agit ici bien sûr des intentions délibérées, de l’intention consciente de l’autre-sujet. On se souvient par exemple que certains d’entre eux ont fait l’hypothèse de l’absence d’une telle théorie chez les autistes. La théorie de l’esprit est explorée, en particulier dans l’enfance, à l’aide de petits dispositifs expérimentaux qui méritent que l’on s’y attarde un peu.

11Perner et Wimmer (1983) ont ainsi proposé l’expérience dite de « Maxi ». Maxi range une tablette de chocolat que sa mère, en son absence, change de place. La question alors posée aux enfants observateurs de la scène, est celle de savoir où Maxi va chercher la tablette. Les enfants de 3 ans restent centrés sur leur information d’observateur : Maxi va chercher le chocolat là où il est, par contre ceux de 5 ans sont capables d’indiquer une recherche en fonction de l’information supposée de Maxi, ils sont capables de se décentrer. On peut ainsi explorer la représentation que l’enfant se fait de la représentation de l’autre.

12Plus tard, Baron-Cohen (1991) a proposé l’expérience célèbre de « Sally et Anne ». Sally dépose une bille dans un panier, Anne déplace en l’absence de Sally la bille et la place dans un autre panier, la question est alors de savoir où Sally va chercher la bille à son retour. Baron-Cohen teste son expérience auprès d’enfants autistes qui, dans onze cas sur douze, indiquent qu’elle va chercher la bille là où elle est et non là où elle est supposée croire qu’elle est. Il avance alors l’hypothèse que les enfants autistes n’ont pas de théorie de l’esprit, c’est-à-dire pas de représentation de l’intention de l’autre. Je dirais plus simplement pas de capacité de décentrement et je vais essayer de montrer pourquoi.

Intentionnalité reconnue et réfléchie, intentionnalité inconsciente

13L’expérience, en effet, si elle n’est pas dénuée d’intérêt, appelle quelques commentaires du clinicien face aux conclusions des théoriciens de l’esprit. On peut remarquer, ce qui ne semble pas troubler les expérimentateurs, que la situation proposée présente des points de complexité, voire de conflictualité potentielle. Par exemple, quelle est l’intention de celui qui cache l’objet ? Comment cette question peut-elle interférer avec celle, officielle, de l’expérience ? L’intention de cacher me conduit ainsi à la question de l’intention cachée, et à celle de l’intention inconsciente. Rien ne permet d’inférer de cette expérience qu’avant qu’une théorie de l’esprit soit manifeste et donc utilisable dans une telle expérience, il n’y a pas de théorie de l’esprit inconsciente et non repérée comme telle, non réfléchie. Tout à l’inverse, la clinique du premier âge en particulier me porte à penser que de très petits enfants, et ceci bien avant l’âge auquel ils sont supposés posséder une théorie de l’esprit, réagissent à l’intention de l’autre, donc à ce qui se joue dans l’esprit de celui-ci, spécialement pour des personnes par eux investies.

14D. Stern (2002) rapporte l’expérience suivante : un enfant de 13 mois observe un homme qui tente de rentrer un tuyau dans une boule. Le lendemain l’enfant est placé dans la même situation que celle qu’il observait le jour d’avant. Il essaye immédiatement de résoudre le problème auquel l’homme était confronté. Par contre, si la tentative n’est pas faite par un humain mais par une machine ou même un « androïde » ou un robot qui ressemble à un humanoïde, l’enfant ne s’intéresse pas au problème le lendemain. Ce à quoi l’enfant a été sensible c’est à l’intention de l’homme, ce à quoi il a pu s’identifier, ce qu’il a eu envie d’imiter, ce qui ainsi caractérise le vivant : les machines n’ont pas d’intention. Ceci suppose qu’il en ait une certaine représentation, même si elle n’est pas encore réflexive.

15On peut aussi démontrer que les enfants établissent très tôt des stratégies pour explorer l’intention de l’autre. Dans un article de 1945, Winnicott raconte la thérapie une petite fille de 13 mois qui souffre d’insomnie, a cessé tout jeu et présente des convulsions régulières à la suite d’une gastro-entérite infectieuse survenue quelques mois plus tôt. Winnicott va traiter cette petite fille en trois séances de vingt minutes sur trois jours. Il serait hors de propos d’essayer d’analyser l’ensemble de la situation présentée, ni de se pencher sur les ressorts profonds de l’action thérapeutique, je veux simplement mettre l’accent sur une particularité du traitement. La petite fille a besoin de mordre trois fois Winnicott dans le cours du traitement, elle a aussi besoin de jeter la spatule qu’il lui tend à une autre séance, trois fois également. Ma question est la suivante : pourquoi trois fois suffisent-elles dans la dynamique des séances pour passer à autre chose et faire cesser la répétition ?

16Dans la première séance, la petite fille est assise hurlante sur les genoux de Winnicott qui remarque un « mouvement furtif » de celle-ci pour lui mordre le doigt. Il se laisse mordre par trois fois. C’est la « logique » de cette répétition sur laquelle je souhaite me pencher.

17La première morsure peut avoir pris l’objet par surprise, elle exprime un mouvement pulsionnel, mais ne renseigne aucunement sur la réaction de l’objet autre-sujet, sur son intention, son « état d’esprit ». Il faut donc mordre l’objet une seconde fois pour vérifier qu’il se laisse mordre sans retrait ni rétorsion, explorer son intentionnalité, le sens du fait qu’il a restitué la spatule. Ce n’est que lorsque cette vérification a pu avoir lieu que la troisième morsure prend toute sa valeur : celle de mordre l’objet en sachant que cette morsure est acceptée par l’objet ! C’est-à-dire en connaissance de cause, en connaissance de l’intention de l’objet, ou plutôt de l’absence d’intention de rétorsion ou de retrait, de son acceptation du mouvement pulsionnel de l’enfant. S’il faut trois morsures, c’est pour pouvoir explorer l’esprit de l’objet, son « intention », dans une dialectique de l’exploration de celle-ci. Et pourtant, à cet âge, il n’y a pas de théorie de l’esprit repérée, pas de théorie cognitive de l’esprit selon les théoriciens de la théorie de l’esprit [2].

18G. Bateson (1977) a exploré la catégorie psychique du jeu à partir des transactions que portent certains comportements qui transmettent le message « Jouons-nous ? », ou encore « Ceci est-il un jeu ? ». On peut également analyser la séquence de la petite patiente de Winnicott à partir de la question de l’exploration de cette question « Est-ce un jeu ? », ou mieux encore « Est-ce que ceci peut devenir un jeu ? ». Les « réponses » de Winnicott seraient alors à évaluer à l’aune de cette question implicite, potentielle, dans la morsure ou le jeter de la spatule. Mais on peut aussi penser que les réponses de Winnicott permettent à la petite fille de « découvrir » que son intention cachée, inconsciente, potentielle, était de jouer. Nous ajoutons donc l’idée qu’il peut y avoir une intention « potentielle » qui ne devient intention effective que si certaines conditions intersubjectives sont réunies.

19C’est aussi, dans le monde des origines de la subjectivité, à partir de la réponse de l’autre-sujet que le sujet explore et découvre ses propres intentions. On imagine bien sûr le risque de malentendu qu’une telle nécessité comporte, le risque de « mal répondu », de mal dit, de « malédiction ».

20C’est ce que R. Fairbairn (1940) par exemple explore dans la clinique de ce que j’ai nommé en 1991 « le paradoxe de l’amour destructeur ». Un enfant de moins d’un an a un élan vers sa mère qui réagit par un mouvement de recul. Il attaque alors sa mère qui se voit ainsi confirmer son interprétation première, celle qui motivait son recul, l’enfant « veut » lui faire mal, etc. L’enfant s’identifie à l’intention que l’autre lui prête, il « découvre » son intention supposée à partir de la réponse de l’autre-sujet. La dialectique intersubjective est une dialectique de l’inter-intentionnalité, c’est au niveau des intentions supposées que s’établissent les échanges.

21Ces considérations nous conduisent alors a contrario à la conception de « l’amour impitoyable » que Winnicott propose. Dans cette conception, Winnicott souligne que l’enfant doit pouvoir ne pas tenir compte de l’objet dans l’expression de ses élans pulsionnels. La pulsion première serait « sans égard » pour l’objet, aurait besoin d’être sans égard pour l’objet, pour être introjectable. D’une certaine manière, la position de Winnicott serait alors celle d’un registre premier où la question de l’intention de l’autre-sujet serait suspendue, où elle n’aurait pas à être prise en compte. Mais les données cliniques ne sont pas incompatibles avec une interprétation un peu différente. Celle du fait que le bébé serait en quête d’un objet dont l’intention est d’effacer ses propres besoins, peut-être même sa propre intentionnalité, ses désirs propres, pour se mettre au service des besoins du bébé. Ceci pourrait définir l’exploration de la « position maternelle » de l’objet. Il cherche un objet qui a envie « d’être mère » du bébé qu’il est. Dès lors, le dialogue de l’amour impitoyable serait le suivant « Veux-tu être une mère pour moi ? », ou encore « Que ta réponse à mon amour impitoyable me dise ce que c’est qu’être une mère pour moi ».

Critique de l’interaction

22Les recherches actuelles de B. Bebee sur les modalités de la communication précoce nous enseignent que ce que l’on appelle les « interactions précoces » ne sont pas des « interactions ». Selon le modèle de l’interaction, l’action de l’autre répond à l’action de l’un et ainsi de suite, chacun son tour. Or, Bebee montre que cette conception est approximative, et qu’en réalité les deux protagonistes parcourent tous les deux une séquence interactive d’emblée programmée, une séquence qui met en scène un « scénario » déjà établi où ils jouent chacun leur partition. La réponse de l’un et celle de l’autre sont évaluées à l’aulne d’un programme préalable. Pour comprendre comment cela se passe, on peut penser à un « échange » entre deux boxeurs. Si le second boxeur attend que le coup du premier parte pour commencer à l’éviter, il n’a pas le temps de l’éviter et reçoit le coup. L’expérience montre qu’il commence à éviter le coup avant qu’il ne parte. Le coup est « anticipé » mais il n’est « anticipable » que parce qu’il appartient à une séquence préalablement « définie » inconsciemment.

23De telles expériences portent sur des micro-séquences temporelles, et il y a bien sûr la question de l’enchaînement des séquences, et éventuellement des macro-séquences qui concernent l’enchaînement des séquences, voire leur viol éventuel. Une collègue avec qui je lisais cet article de Bebee, se demandait si cela n’expliquait pas ce que son observation de supervision lui enseignait. Après une séance de supervision, il n’est pas rare de voir un effet quasi magique de celle-ci : dès le début de la séance suivante avec l’enfant, l’interaction a changé, et ceci apparemment avant même que le clinicien n’ait eu le temps de transmettre à l’enfant le fruit de sa séance de supervision. Comme si c’était bien dès le début de la séquence que les choses se passaient et qu’une séquence ou une autre était mise en acte. Tout ceci appelle des recherches complémentaires, mais effectuées à l’aide de ces nouveaux paradigmes.

Problèmes d’inter-intentionnalité

24Pour terminer cette présentation des jalons pour introduire le concept d’inter-intentionnalité, je soumettrai quelques problèmes d’inter-intentionnalité dont certains ont été rapidement évoqués passim dans mes remarques précédentes.

25Tout d’abord une proposition : « l’intention est ce qui représente un sujet pour un autre sujet ». L’intention ne se pense bien que dans l’entre-je, dans l’inter-intentionnalité, l’intention de l’un visant l’intention de l’autre. Ce qui ouvre deux grandes questions.

26La première est que l’intention de l’un vise toujours aussi, mais pas exclusivement, à explorer l’intention de l’autre. Une de ses dimensions est l’exploration de l’intention de l’autre par la représentation de laquelle elle se détermine. Autrement dit, l’intention de soi dépend aussi de la réponse de l’autre à l’intention de soi, y compris au niveau de la « connaissance » de l’intention de soi, de la « reconnaissance » de l’intention de soi.

27La seconde est qu’un des grands problèmes de l’intentionnalité est de savoir comment transmettre son intentionnalité propre, et ceci en particulier dans les situations limites et extrêmes.

28Voici deux exemples pour faire saisir les questions ainsi impliquées :

29Si l’on veut « dompter » ou, mieux, apprivoiser les dauphins, il faut arriver à les convaincre que l’on n’a pas de mauvaises intentions à leur égard. Les dauphins sont des animaux attachants qui ont pris place dans le bestiaire favori des enfants depuis le fameux Flipper, cependant ils sont capables de vous trancher le bras d’un coup de mâchoires, celles-ci sont en effet munies de rangées de dents acérées très dangereuses. Le « dresseur » de dauphins procède ainsi : il place une partie de son anatomie dans la gueule du dauphin, par exemple son bras. Le dauphin exerce une pression de ses dents tranchantes sur le bras du dresseur, il lui fait sentir qu’il peut le trancher. Le dresseur ne doit pas se retirer. Le dauphin ne « mord » pas alors vraiment le bras ainsi offert. Puis il se retourne et offre à son tour son ventre, la partie la plus vulnérable de son corps, au dresseur. Celui-ci doit alors placer sa main sur le ventre et, à son tour exercer une pression sensible sur le ventre de l’animal. Ainsi chacun a-t-il pu transmettre son « intention » amicale à l’autre, au sein d’un dialogue corporel, seul langage possible entre un homme et un animal.

30Le passage par une situation limite, voire extrême, dans laquelle chacun se présente à l’autre sans défense et accepte de courir le risque d’une grave atteinte, voire de mettre sa vie en péril, est nécessaire à une transmission de l’intention qui entraîne la conviction de celui à qui elle s’adresse.

31Autre exemple dont les westerns nous proposent de nombreuses variantes. Typiquement, la situation se présente de la manière suivante. Les Tuniques Bleues et les Indiens, à la suite d’une série de malentendus liés aux écarts culturels et aux écarts de langues, vont s’affronter et s’entre-détruire. Il est possible aussi que les uns et les autres, les uns ou les autres, aient été manipulés par quelque trafiquant d’armes ou d’alcool. Il est clair que les Indiens vont être défaits et que le chef des Tuniques Bleues est relativement obtus. L’éclaireur, généralement un blanc élevé chez les Indiens, ou vivant dans leur proximité, ou encore métis de blanc et d’Indien, un homme de « double culture » déchiré entre deux appartenances, est conscient du massacre inutile qui se prépare. Il décide de tenter une dernière ambassade auprès des Indiens pour éviter la guerre. Les Indiens sont réfugiés dans la montagne, et on ne peut atteindre leur camp qu’en acceptant de s’engager, au péril de sa vie, dans l’escalade de celle-ci. Le moment crucial est celui où l’éclaireur se présente sans défense et sans arme dans les premiers contreforts du territoire indien, où il entre donc « dans la gueule du loup ». Là, quelque impétueux pourrait s’aviser de lui décocher immédiatement une flèche meurtrière. La menace est là, elle se fait sentir, ce qui fait partie de la stratégie d’exploration de la nature de ses intentions, mais ne se concrétise pas : les guetteurs s’aperçoivent qu’il vient effectivement sans défense, ils s’emparent plutôt de lui et le conduisent auprès des chefs indiens. L’éclaireur, dans la mesure où il a risqué sans vie « sans défense et sans arme », est alors considéré comme n’ayant pas « la langue fourchue ». La mise en péril de sa vie entraîne la conviction des Indiens sur ses bonnes intentions, mais surtout sur le fait qu’il dit vrai, c’est-à-dire qu’il y a coïncidence entre son intention affirmée et son intention effective. Par la mise en péril de sa vie, le passage par la « situation-limite », se révèle sa bonne foi, dont il peut arriver à convaincre le camp adverse. Ce n’est que par cette forme de langage de l’acte, de langage « en » acte, qu’il peut entraîner la conviction. Les malentendus éventuels peuvent alors être levés, et les conditions d’un dialogue rétablies.

32Toutes proportions gardées, une telle situation se retrouve dans la pratique clinique. Ainsi, les thérapeutes sont souvent confrontés, à l’instant de convaincre certains sujets affectés de problématiques narcissiques-identitaires, que les traumas dont ils ont été affectés par le passé ne vont pas se reproduire s’ils acceptent de lever leurs défenses au sein de la situation thérapeutique.

33La question souvent fondamentale en début de cure, ou dans tout mouvement crucial de la cure dans lequel il y a besoin d’une refondation de l’espace analysant, est celle de l’intention profonde, et au-delà du manifeste, du clinicien. Cette exploration est cruciale car c’est celle qui engage la possibilité de remettre en chantier les zones blessées de soi, elle est tellement cruciale qu’elle nécessite que le sujet prenne une série de précautions quant à la nature profonde des intentions du clinicien.

34Dans De l’angoisse à la méthode, sans doute l’un des livres majeurs de G. Devereux (1980), celui-ci avance une proposition essentielle pour les méthodologies en sciences humaines : « l’observé observe l’observateur ». Ce qui signifie que le sujet humain explore celui qui l’observe et l’explore, et qu’il l’explore depuis les messages qu’il lui adresse. Nous n’observons jamais un autre-sujet, nous observons les messages qu’il nous adresse et qui eux-mêmes nous « observent », observent ce que nous allons en faire, i.e. observent nos intentions.

35Il en va ainsi dans les cures de psychothérapies psychanalytiques et sans doute dans toutes les psychothérapies : l’analysé « analyse » l’analyste ou le clinicien, il l’explore, il a besoin de l’explorer pour mesurer précisément le degré réel de « sécurité » de la situation. Et il a besoin de mesurer le degré de sécurité de la situation pour savoir jusqu’où il peut relâcher certains mécanismes de contrôle et de défense, pour savoir jusqu’où il peut laisser revenir à la surface psychique les zones blessées de son histoire, jusqu’où il peut remettre en chantier les « solutions » historiquement mises en place pour pallier aux effets traumatiques de certaines de ses expériences passées. Je pense que l’on ne donne pas assez de place, dans l’analyse du processus thérapeutique et dans son évaluation, à ces processus qui se déroulent à bas bruits, à l’insu des deux protagonistes, en toute inconscience, mais pourtant assez décisifs pour évaluer ce qui a pu être remis en jeu et au travail et ce qui est resté hors analyse.

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Mots-clés éditeurs : psychothérapie, interintentionnalité, intentionnalité, théorie de l'esprit, intersubjectivité, inconscient, pathologies narcissiques, pulsion messagère

Date de mise en ligne : 03/12/2014

https://doi.org/10.3917/ep.062.0039

Notes

  • [1]
    Théorie de l’esprit.
  • [2]
    On se souviendra aussi, à propos de ces logiques interintentionnelles, du célèbre « problème des prisonniers » que J. Lacan (1945) a en son temps superbement décrit et analysé.

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