Couverture de EP_061

Article de revue

Théâtre d'ombres avec des enfants autistes et psychotiques ou Comment un psychanalyste qui n'aime pas le football est devenu supporter

2. du travail du rire au fantasme

Pages 128 à 140

Notes

  • [1]
    « Pouvoir s’absenter pour trouver sa place », dans ce même numéro.
  • [2]
    Penser ainsi le diabolique renvoie en premier lieu à son étymologie contrastée avec le symbolique. Principes contrastés qui seront ensuite personnifiés en diable et bon Dieu dans la religion ; pour ce qui concerne le diabolique, le grand avantage du diable est de contrôler son action en l’instituant socialement de manière projective sur le modèle d’un objet phobogène.
  • [3]
    Même s’il est à prendre ici dans son sens littéral, le choix du terme n’est pas anodin.

1Dans la première partie de cette réflexion [1], outre la description du dispositif, j’ai développé comment un théâtre d’ombres sous forme de groupe ouvert au sein d’un hôpital de jour permet la représentation de l’absence, voire offre la possibilité d’en être l’acteur ; l’association de ces deux versants de l’absence va de pair avec une problématique de la place de chacun, problématique indissociable de l’accès au symbolique. Nous verrons maintenant comment le travail du rire et le partage des mythes/rites magico-sexuels vont permettre l’entrée dans le fantasme. Ces deux dimensions convoquent les corps des spectateurs comme celui de l’acteur dans des actes en écho, favorisant ainsi la représentation psychique. Je terminerai par un contrepoint sur la théorie de l’esprit à partir du travail de l’ombre.

Le travail du rire ou comment le diabolique introduit au symbolique

2Jules (dont j’ai parlé dans la première partie) va tout à coup changer complètement de jeu. Désormais, il choisit de disparaître et son ombre n’apparaît plus. C’est long. En fait, il en a profité pour grimper à l’espalier alors que c’est interdit. Comme je le vois dans l’interstice entre deux pans du rideau, je lui dis : « Oh non Jules, c’est interdit », et je fais un arrêt de jeu en allumant la lumière. Il redescend, j’éteins la lumière et il recommence, etc. On entre alors dans une répétition qui amuse beaucoup un autre enfant, Jim, qui rit à gorge déployée. Jules répète ce jeu pendant plusieurs séances ; il est difficile de savoir si c’est son succès qui l’amène à transgresser de plus en plus, mais ce n’est pas impossible ; au point qu’un jour, il va me demander de retourner à l’hôpital de jour avant la fin de la séance. C’est la première fois. Il ne pourra donc pas revenir au théâtre d’ombres la fois suivante. Jim, lors de ces séances, reprend le jeu de Jules à l’identique. Je lui dis : « Oh non Jules, c’est interdit ». Une nuance dans sa reprise du jeu de Jules tient au fait qu’entre chaque épisode, il vient faire un petit tour dans le faisceau du projecteur ; on voit donc son ombre. Reconnaissant notre méprise, nous le nommons Jim. Cela provoque le rire et, comme la situation se répète, le rire s’étend, au risque d’une excitation incontrôlable.

3Le jour de la séance à laquelle il n’a pas pu venir, Jules, une fois la séance finie et les autres enfants repartis, s’est débrouillé pour venir me voir dans la pièce. Nous nous saluons. Comme je lui dis : « Au revoir, Jules », il me répond : « Au revoir, Jules ».

4On peut, bien sûr, entendre là une écholalie, si nous en restons au constat diagnostique mais dans une logique de transfert, on peut penser qu’il me renvoie la balle en me montrant que lui aussi peut se tromper de prénom !

5La fois suivante, Jules revient. Jim rejoue la même séquence. Cette fois-là, je remarque que Jules sourit à chaque fois qu’il s’entend nommer « à tort » par moi et que son sourire peut même m’être adressé. Par ailleurs, le rire est largement partagé.

6Nous voyons, dans cette séquence, l’importance de la répétition et comment la reprise en décalé fait émerger ce que je propose d’appeler « le travail du rire », ici en écho au plaisir de la transgression de l’interdit. Deux échos théoriques à cette séquence clinique : le registre de l’icône chez Pierce (1978) et le diabolique du rire chez Baudelaire (1855) pour entrer dans la question des mythes magico-sexuels.

7En donnant à Jim le nom de Jules, je propose un travail de représentation de l’absence en appui sur la nomination que j’aurais spontanément référé au symbolique. Or, il me semble plus juste de dire que j’investis cette nomination dans un registre iconique au sens de Pierce : en effet, je privilégie la ressemblance en utilisant non seulement le même prénom, mais les mêmes paroles et aussi le même ton de voix pour le dire ; j’insiste donc sur la ressemblance de la scène avec celle qui a eu lieu précédemment, d’autant plus que sa répétition rend ma réponse rituelle. Je dirais donc que j’utilise l’image sonore du prénom de manière magique plutôt que symbolique. C’est cette magie qui provoque le rire et qu’on pourrait qualifier de « diabolique » du fait de la confusion qu’elle instaure. Pour Baudelaire, cette dimension diabolique constitue « l’essence du rire », qui, dans sa négation de toute limite, tend vers le délire (et donc la folie), et est aussi à l’origine de l’art, de l’imagination créatrice. Il propose une belle image pour la définir, celle des pépins de la pomme symbolique.

8Penser ainsi le rire nous permet de le concevoir comme un principe de déliaison [2], quand le symbolique est plutôt un principe de liaison. Cette déliaison s’effectue non pas du côté de la pulsion de mort, mais plutôt du côté des « trouvailles » avec le chaos de l’origine de l’ordre symbolique, que nous ne sommes pas obligés de considérer comme un retour à l’origine, au sens où c’est la permanence des mouvements de création/destruction d’une langue qui nous permet de la qualifier de vivante. Ainsi, le rire vient nous rappeler que nous sommes tous en capacité, dès lors que nous nous décidons à parler, de participer tant à la construction de la langue, en confirmant ce qu’elle institue des places de chacun, qu’à la mise en chaos de la langue et à un mouvement radical de destitution des places.

9C’est une question extrêmement troublante avec ces enfants qui hésitent pour la plupart sur le seuil de la parole. Faut-il les confronter d’emblée avec cette présence du diabolique au sein du symbolique ? N’est-il pas préférable de leur proposer une version expurgée du diabolique qui serait plus adaptée à leurs difficultés ? Insister soit sur une parole de vérité soit sur une réduction de la parole à sa fonction de communication témoigne de ce mouvement qui va soit du côté de la purification et d’une idéalisation, soit du côté de la simplification et d’un utilitarisme. Mon choix va plutôt dans le sens d’une confrontation directe en m’appuyant sur le travail du rire. De quoi s’agit-il ? Pensé sur le modèle du travail du rêve, le travail du rire se base sur l’éprouvé du rire à un niveau corporel, donc personnel. Mais à l’inverse du travail du rêve, solipsiste, le travail du rire est toujours référé aux autres et nécessite leur présence. Il est important de ne pas le confondre avec sa reprise langagière, que ce soit dans le récit du rêve ou dans l’humour. « Faire rire », « rire avec » est donc à l’ordre du jour avec ces patients qui ont plutôt tendance à s’exciter tous seuls. En ce sens, arriver à « rire avec » est pour eux une conquête.

10Lors de la séance suivante, Jules change de jeu. Sur le transparent posé sur le rétroprojecteur, il dessine pour la première fois un bonhommetêtard avec deux yeux cerclés sans bouche, ni nez, ni bras. Puis il passe son temps à le noircir … Le transformer en ombre en somme, ou peut-être simplement le mettre à l’ombre.

Figure 1

Dessin de Jules sur le rétroprojecteur J’ai redessiné en blanc (alors que Jules l’avait fait en noir) le bonhomme-têtard tel qu’il était avant qu’il ne soit recouvert

Figure 1

Dessin de Jules sur le rétroprojecteur J’ai redessiné en blanc (alors que Jules l’avait fait en noir) le bonhomme-têtard tel qu’il était avant qu’il ne soit recouvert

11Sur le dessin collectif, le sien figurera, pour la première fois : un visage avec deux yeux, qui seront noircis eux aussi … Mis à l’ombre … Pour la première fois également, Jules le dessine directement sans passer d’abord par le contour de la main.

Figure 2

Dessin de Jules sur le dessin collectif Visage aux yeux d’ombre

Figure 2

Dessin de Jules sur le dessin collectif Visage aux yeux d’ombre

12Passer par l’ombre permet un travail sur l’image du corps, travail qui me semble s’effectuer en même temps que celui de la construction subjective. Nous verrons en effet, par la suite, comment le bonhomme se précise en s’appuyant transférentiellement sur des figures présentes dans l’institution ; et aussi comment ce mouvement est concomitant d’une possibilité nouvelle pour Jules : celle de se nommer, tout en affirmant que c’est son prénom.

13Ainsi, dans la séance suivante, Jules va dessiner sur le transparent, autour de son têtard, ce qui nous apparaît comme une marguerite qui l’englobe. La soignante la nomme et associe sur le fait que Marguerite (prénom du médecin responsable du service) vient d’annoncer aux enfants sa grossesse et sa prochaine absence.

Figure 3

Dessin de Jules sur le rétroprojecteur Bonhomme ombré mis au cœur de la marguerite

Figure 3

Dessin de Jules sur le rétroprojecteur Bonhomme ombré mis au cœur de la marguerite

14Le bonhomme sur le dessin collectif (fig. 4) reprendra les pétales qui se trouveront être aussi les cheveux progressivement noircis au fil des séances en même temps que les membres se multiplient, sans que pour le moment la bouche apparaisse (fig. 5).

Figure 4

Dessin de Jules sur le dessin collectif Bonhomme-marguerite avec jambes. Les yeux se sont ouverts

Figure 4

Dessin de Jules sur le dessin collectif Bonhomme-marguerite avec jambes. Les yeux se sont ouverts

Figure 5

Dessin de Jules sur le dessin collectif Les pétales noircis font les cheveux du bonhomme et les bras apparaissent

Figure 5

Dessin de Jules sur le dessin collectif Les pétales noircis font les cheveux du bonhomme et les bras apparaissent

15Ce qui m’apparaît dans l’après-coup, c’est que le visage aux yeux ombrés peut être compris à la fois dans la suite du dessin du contour de la main et dans l’avant du bonhomme plus construit ; et que cette transformation, cette évolution, sont rendues possibles par le transfert sur la grossesse du médecin : les doigts séparés/attachés autour de l’aire centrale devenant les pétales, puis ultérieurement les cheveux apparaissent, héritiers des ongles noirs. De même, les zones des yeux d’abord noircis s’ouvrent puis les pupilles s’inscrivent, quand les cheveux, pétales ouverts au départ, sont ensuite noircis. Enfin, les membres se multiplient en symétrie en bas, les jambes d’abord, les bras ensuite. Le bonhomme se construit à partir d’une projection d’abord mise en gestes, puis dessinée sur l’aire de la main, devenue ventre de la mère. Ensuite, l’aire de projection s’introjecte pour devenir le visage du bonhomme qui se structure de plus en plus. Ces évolutions, depuis la nidification du fœtus jusqu’à son humanisation, nous semblent à entendre comme la construction, par Jules, d’une scène originaire.

16Mon choix spontané, avec Jules, a été de jouer sur la question des places, en marquant clairement que c’est dans le symbolique que ça se passe, donc dans une logique de signes qui se réfèrent à l’objet, en vertu d’une loi, si on en reste à Pierce. Cette loi n’est cependant pas rigide ; elle ne va pas sans la possibilité du déplacement, car la métaphore est au cœur de la vitalité de la langue. Ce registre de la métaphore est nécessaire à l’existence de la blague et du mensonge ; et en psychanalyse avec celle du rêve, du mot d’esprit, de l’inconscient et du transfert. Au cœur du langage, l’humour est le degré zéro de cette construction/destitution des places, puisqu’il fait apparaître un double sens inattendu. Très souvent, ce double sens est du côté sexuel, scatologique ou égoïste, quelque chose donc qui vient rappeler le corps et peut provoquer le rire. Ce double sens vient bousculer le sens premier, référé aux autres. La métaphore est à entendre là à un niveau basique qui se confond avec celui du transfert de l’archaïque ou de l’archaïque du transfert, là où il rejoint la fabrique de la langue. Nous sommes dans une grande proximité, voire perméabilité, entre ce qui se joue de la parole et ce qui se joue au niveau gestuel et corporel. Je l’envisage comme un déménagement depuis que j’ai constaté que c’est ce terme, « metaphores », qui est inscrit sur tous les camions de déménagement en Grèce. C’est bien à des « déménagements » de l’originaire que nous avons affaire entre les psychés ; lorsqu’ils ont lieu, ces déménagements provoquent le rire et suscitent aussi des mouvements de figurabilité chez les autres qui pourront non seulement nous amener à parler, mais aussi amener la question de la place à partir de celle du déplacement. En effet, le passage par l’institution de la langue indique déjà, à un premier niveau, qu’il faudra désormais tenir compte des règles et des lois qui la régissent. Mais à un deuxième niveau, c’est au cœur même de l’écoute que cette question des places se joue : le double sens humoristique et souvent sexuel de certains propos sera entendu par les adultes et restera ignoré des enfants ; cette dissymétrie dans l’écoute réinstaure la différence générationnelle.

Le partage des mythes et des rites magico-sexuels

17Mon expérience du théâtre d’ombres m’amène à penser qu’il y a un très grand intérêt à les penser dans une distinction avec le registre du fantasme, comme le propose Sophie de Mijolla (2002). Mais ce qui m’est apparu flagrant, dans ma clinique, c’est leur indissociabilité avec la dimension du rite (ce que dit d’ailleurs Sophie de Mijolla en citant Jean-Paul Valabrega), dimension du rite qui va passer par l’acte dans une mise en jeu corporelle et gestuelle, et qui va plus ou moins résonner avec le groupe. Pour moi, ces mythes magico-sexuels sont indissociablement des rites magico-sexuels, qui engagent directement le corps dans une éventuelle parole. J’en donnerai un exemple clinique.

18Antoine, lorsqu’il vient pour la première fois, nous inquiète beaucoup par ses incessants passages à l’acte violents. D’ailleurs, même derrière l’écran, il terrorise littéralement les spectateurs. C’est un véritable monstre et c’est ainsi qu’il se désigne. Il ne supporte pas d’attendre son tour, ni de rester une fois son jeu terminé. Pendant de nombreux mois, il fera quelques passages éclairs où la même problématique sera mise en scène. Puis un jour, il nous laisse penser qu’il a véritablement choisi de venir à une séance. D’ailleurs, il supporte mieux, ce jour-là, d’attendre son tour. Lorsqu’il passe enfin derrière l’écran, il laisse sur le transparent un graphisme incompréhensible qui se transforme peu à peu mais qui reste énigmatique (fig. 6). Puis il danse, suscitant nos encouragements. Il ponctue son jeu de quelques interjections incompréhensibles, et qui le restent malgré nos efforts de traduction. Cet incompréhensible n’empêche pas le plaisir partagé avec les spectateurs.

Figure 6

Dessin d’Antoine sur le rétroprojecteur

Figure 6

Dessin d’Antoine sur le rétroprojecteur

19Nous sommes ici, me semble-t-il, dans le registre d’un mythe magico-sexuel, parole incompréhensible à vertu potentiellement magique, et du côté d’un début de subjectivation ; ce sont indissociablement un geste et une parole, même incompréhensibles, qui sont mis en scène. Cela évoque, pour moi, l’importance que donne Marcel Jousse à la nécessité d’un geste à répéter pour mettre en place une transmission dans les civilisations orales, celles qui n’ont pas accès à l’écriture. Ainsi, pour lui, le « vous ferez cela en mémoire de moi » de la messe catholique est à entendre du côté d’un corpus de gestes qui, pour être transmis, seront répétés à l’identique à travers les générations ; les paroles n’étant qu’une des dimensions de cette gestualité globale. Il me semble qu’au théâtre d’ombres, nous avons affaire à la mise en scène des mythes magico-sexuels de chacun, qui va de pair avec la répétition des rites magico-sexuels, répétition qui se situe d’abord à un niveau gestuel avant d’avoir accès à un sens. Et ce que nous faisons en tant que spectateurs actifs, c’est d’abord de répéter en écho ce qu’on pourrait considérer comme la messe privée de chacun, messe que ces enfants nous font le grand honneur de partager.

L’advenue du fantasme

20François vient lui aussi très régulièrement au théâtre d’ombres. D’emblée, il se sert du dispositif pour mettre en scène une histoire dont le titre est « Le loup va manger Mathieu ». Au fil des séances, l’histoire, qui est toujours la même, s’enrichit pourtant. Au départ, Mathieu (héros de son livre d’école) se résume à une tête dessinée sur le rétroprojecteur. Le loup (joué par l’ombre de Mathieu) le cogne et le torture. L’écran est secoué par toute cette violence. Côté spectateurs, nous prêtons notre voix à Mathieu et manifestons notre souffrance pour lui par des « aïe, ouille, ouille, ouille ! »

21Puis Mathieu disparaît (François a retiré le transparent du rétroprojecteur). François nous l’explique en nous disant que « Mathieu est parti à l’hôpital ». Après un temps d’absence où le loup reste seul, Mathieu réapparaît et se trouve alors muni d’un corps avec bras et jambes (fig. 7). Le loup se décide à le manger, et François saute de la table en sa direction, la bouche ouverte, essayant de mordre dans l’ombre, la tête de Mathieu. Nous réagissons. Au fil des versions, le loup peut subir des représailles de Mathieu. Nous disons alors : « Bien fait le loup ! » À la fin du jeu, une scène de réconciliation entre Mathieu et le loup est figurée par le fait que le loup (ombre de François) et Mathieu (dessin projeté) se donnent la main.

Figure 7

Dessin de François sur le rétroprojecteur

Figure 7

Dessin de François sur le rétroprojecteur

22Dans un premier temps, seule la tête de Mathieu est dessinée. Ce n’est que dans un second temps, après que le transparent a été ôté du rétroprojecteur (ce qui correspond dans l’histoire à l’hospitalisation de Mathieu), que le corps est apparu.

23Bien que le scénario soit présent et qu’une histoire simple soit mise en scène, nous sommes encore dans un mythe magico-sexuel, certes beaucoup plus élaboré que celui d’Antoine, mais nous ne sommes pas encore dans un véritable fantasme. En témoignent, pour moi, son indissociabilité à une dimension rituelle et répétitive mais surtout la difficulté dans laquelle nous nous trouvons pour savoir qui est qui. Certes, notre interprétation insiste pour que l’ombre de François soit le loup, mais la confusion prédomine, un peu comme si nous étions dans une discussion entre deux parties clivées du sujet plutôt que dans une triangulation fantasmatique. Nous pouvons dire que nous sommes dans la figuration d’un pictogramme de jonction (Aulagnier, 1975) ou d’un schème d’action (Jousse, 1974), au sens où nous retrouvons les trois éléments de la séquence agent-agissant-agi : le loup-va manger-Mathieu.

24Par la suite, François vécut très mal le fait de ne pas pouvoir venir à une séance, bien qu’il ait choisi de partir avant la fin de la séance précédente. Il savait ce que cela impliquait, mais le vivre a été bien autre chose. Dans les séances qui suivirent où il revint, il fut très attentif à cette règle pour les autres enfants. Et son jeu se transforma : le loup disparut et François apparut. Si Mathieu était toujours là, il était plus rudimentaire, moins sympathique et s’appelait désormais « le Mathieu ». Le jeu se résumait en un rapprochement en ombre de François et de Mathieu (dessin sur le rétroprojecteur projeté sur l’écran qui se trouve alors en position de coacteur). Chaque fois que le bras-doigt tendu de Mathieu (figuré par un trait droit) touchait l’ombre de François (qui joue alors en se déplaçant à faire que ce bras-doigt touche l’ombre de son propre corps), celui-ci disait « aïe ! ». Nous sommes désormais comme au cinéma : les commentaires immédiats ne sont plus nécessaires. François en profite pour nommer précisément les parties de son corps touchées par ce doigt persécuteur : « Aïe ma cuisse ! Aïe mon bras ! … » Cette scène persécutoire du temps du jeu est figurée dans le temps du dessin collectif, en bas du dessin de François. « Le » Mathieu pique François qui dit « aïe ! ». Sur le dessin, on remarquera que François ressemble au Mathieu de la première période ; il est souriant, au contraire du Mathieu actuel qui fait la moue (fig. 8, p. 138). Cependant, la scène se triangularise en haut du dessin et nous sommes passés dans un fantasme : « le » Mathieu est puni par un personnage au doigt phallique qui lui ordonne d’aller s’asseoir sur la chaise. Il y a même un quatrième personnage.

25Si nous sommes dans un fantasme, c’est parce que nous sommes passés dans le registre du primaire au sens de Piera Aulagnier (1975), dans lequel le sujet se représente comme soumis à la toute-puissance du désir de l’autre. Nous voyons aussi, dans cette séquence clinique, comment la question du transfert conçue comme déménagement est présente à plusieurs niveaux. Dans les temps de jeu, les déménagements ont lieu d’abord lors de l’hospitalisation de Mathieu (qui au retour de celle-ci se trouve doté d’un corps) ; ensuite dans les glissements d’une séquence à l’autre entre les personnages (Mathieu devient François et le loup devient « le Mathieu ») ; enfin entre les différentes parties du corps de François « piquées » en même temps que nommées. Pour terminer, sur le dessin, le transfert paternel apparaît lorsque, à l’autre persécuteur, s’ajoute l’autre interdicteur qui du même coup devient tiers.

Figure 8

Dessin de François sur le dessin collectif « Le » Mathieu pique François

Figure 8

Dessin de François sur le dessin collectif « Le » Mathieu pique François

Comment marcher à l’ombre m’a amené à relire la théorie de l’esprit

26La théorie de l’esprit est conçue en 1983, par les psychologues Heinz Werner et Josef Perner, à partir de l’expérience du « transfert inattendu [3] ». On présente à l’enfant testé une succession de trois images qui constitue une histoire sans paroles : un garçon range un bonbon dans une boîte et s’en va jouer dehors ; pendant son absence, la mère trouve le bonbon et le mange ; lorsqu’il revient, il est surpris de voir que la boîte est vide. On demande à l’enfant de raconter l’histoire. Vers 3 ans et demi, l’enfant est capable de faire la différence entre ce qu’il sait avoir vu faire par la mère et ce que le garçon de l’histoire, qui ne l’a pas vu lui, va croire. C’est cette possibilité de s’identifier à la place de l’autre et de faire l’hypothèse d’existence d’états mentaux chez l’autre, qui est appelée théorie de l’esprit.

27Uta Frith remarque à juste titre son absence chez les autistes. Pour affiner le test, Uta Frith propose trois histoires différentes (toujours sous la même forme), présentées dans l’ordre de leur complexité croissante au regard de la théorie de l’esprit : une histoire mécaniste, une histoire béhaviouriste et une histoire mentaliste (et donc référée à la théorie de l’esprit) qui est celle que j’ai présentée. L’histoire mécaniste est très simple : une main lâche un ballon. Le ballon s’envole. Il va s’éclater dans un arbre (l’action est logique et l’intervention humaine est réduite au minimum) ; l’histoire béhaviouriste fait intervenir deux humains : un garçon va acheter un bonbon chez l’épicier (l’interaction humaine est logique et ne met en jeu aucun imprévu). Uta Frith constate que la majorité des autistes sont incapables de comprendre l’histoire mentaliste alors que l’histoire mécaniste l’est presque toujours et l’histoire béhaviouriste le plus souvent. À partir de ce constat, elle propose de penser les autistes comme des béhaviouristes naturels. Cette proposition théorique, qui peut paraître assez anodine, vient, de mon point de vue, ancrer dans la certitude de la science, la justesse du choix des méthodes comportementalistes pour s’occuper des autistes. Mais ce qui est expérimenté ici de manière très scientifique peut tout aussi bien s’entendre comme une blague que ferait un parent à son enfant. Puisque la blague est incompréhensible pour l’enfant, on peut être amené à faire l’hypothèse plus globale que le registre de la métaphore est inaccessible à cet enfant. Faire le constat clinique de cette inaccessibilité pour, à partir de ses conséquences handicapantes, proposer quelques béquilles est à mettre au crédit des méthodes teacch ou aba. Mais les béquilles ne sont pas différenciées au sein du paquet comportementaliste dont elles font partie. C’est seulement lorsqu’on postule cette inaccessibilité comme définitive qu’on passe directement de cette clinique expérimentale à l’hypothèse d’un dysfonctionnement cérébral qui en serait responsable. Et c’est alors qu’au nom du réductionnisme scientifique, qui a pour lui toutes les apparences du sérieux, disparaît toute possible causalité psychique.

28Le troisième plan autisme en France s’inscrit dans cette logique. Face à l’autisme réduit à sa dimension de handicap, seules des propositions éducatives et scolaires se justifient. Pourtant, à la lumière de l’ombre, on peut envisager la théorie de l’esprit sous un autre jour ! En effet, pour être compris dans toute sa complexité, l’écart entre l’histoire mentaliste et l’histoire béhaviouriste nécessite d’avoir construit une théorie de l’esprit. Pourtant, à un premier niveau, ce que met en scène l’histoire mentaliste à la différence de l’autre, c’est une absence. Et la proposition identificatoire à laquelle l’enfant autiste n’accède pas est bien celle que quelque chose puisse avoir lieu en son absence et/ou peut-être aussi que quelque chose (ou quelqu’un) puisse s’absenter.

29Au théâtre d’ombres, proposer à l’enfant d’avoir affaire en même temps avec les mises en scène de sa propre absence et de celle des autres est complexe au niveau des enjeux identificatoires ; et d’autant plus lorsqu’on prend en compte les différents registres : écho gestuel et sonore entre acteur et spectateurs, problématique de la trace avec le contour de la main qui ouvre sur celle de la place et de l’entrée dans le langage, dimension du diabolique au cœur du symbolique dont seule la prise en compte permet l’accès au fantasme, mises en jeu de ces absences tant au sein du dispositif que dans l’institution qui l’accueille. Ainsi la blague que je fais (sans qu’elle soit préméditée) en donnant à Jim le nom de Jules peut bien, à ce niveau de mise en scène d’une possible absence, être comparée à la blague de l’histoire mentaliste. En situation, du fait du dispositif qui privilégie passage par l’acte, mais aussi du fait de l’accueil qui est fait à sa possib répétition, Jules va sourire. Par contre, il n’est pas sûr qu’en situation d test Jules aurait répondu correctement. Nous voyons bien ainsi que c simple sourire (qui pourrait indiquer que l’accès à la métaphore n’est peu être pas définitivement barré pour lui) n’a pas pu advenir simplement. Il est intriqué de manière complexe tant à la dimension institutionnelle et celle de la médiation qu’à l’implication multiple des différents soignan et des autres enfants. Il est aussi le résultat d’une mise en jeu élargie de gestuelle humaine qui, partant du mimage joussien (1974), arrive parfo jusqu’à la parole.

Bibliographie

Bibliographie

  • Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation, Paris, Puf, 1981.
  • Baudelaire, C. 1855. De l’essence du rire, Paris, Sillage, 2008.
  • Mijolla-Mellor S. de. 2002. Le besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance, Paris, Dunod, 2002.
  • Frith, U. 1992. L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2006.
  • Jousse, M. 1974. L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 2008.
  • Karila, S. 1998. « Presque tout pour un sourire », Topique n° 65, La déception.
  • Nassikas, K. 2011. Exils de langue, Paris, Puf.
  • Pierce, C. S. 1978. Écrits sur le signe, Paris, Le Seuil.
  • Résumé

Notes

  • [1]
    « Pouvoir s’absenter pour trouver sa place », dans ce même numéro.
  • [2]
    Penser ainsi le diabolique renvoie en premier lieu à son étymologie contrastée avec le symbolique. Principes contrastés qui seront ensuite personnifiés en diable et bon Dieu dans la religion ; pour ce qui concerne le diabolique, le grand avantage du diable est de contrôler son action en l’instituant socialement de manière projective sur le modèle d’un objet phobogène.
  • [3]
    Même s’il est à prendre ici dans son sens littéral, le choix du terme n’est pas anodin.
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