Couverture de EP_060

Article de revue

Naissance et premiers pas d'une équipe mobile de pédopsychiatrie pour les mineurs confiés à l'Aide sociale à l'enfance

Pages 127 à 136

Notes

  • [1]
    Je remercie vivement mes collègues de l’équipe mobile, Marie Douniol, Marie-France Jean-Bordes et Pauline Turpin. ?Cet article s’est largement nourri de nos échanges et réflexions cliniques.
  • [2]
    L’alexithymie (du grec a : préfixe privatif, lexis, « mot » et thymos, « humeur ») désigne les difficultés dans l’expression verbale des émotions.

1L’équipe mobile de pédopsychiatrie est un dispositif pilote du pôle Paris centre-est conçu pour évaluer, sur le terrain, les besoins de soins des adolescents réputés « difficiles », et faciliter leur orientation vers le secteur pédopsychiatrique. Cette unité pluridisciplinaire, composée de pédopsychiatres, d’une infirmière et d’une éducatrice spécialisée, se propose d’intervenir rapidement auprès des jeunes en difficulté repérés par les intervenants de première ligne : les éducateurs ase. Elle a aussi pour but de soutenir les compétences et la contenance des équipes éducatives éprouvées par des situations complexes intriquant le social et le psychiatrique, et démunies pour orienter les jeunes vers les services compétents. La sensibilisation des travailleurs sociaux à la question des troubles psychiques, combinée à la difficulté d’accès aux soins de ces mineurs, a concouru à la mise en place de ce dispositif original, dont nous allons décrire les premières expériences.

De la spécificité des jeunes de l’ase

2Notre population est majoritairement constituée d’adolescents de 14 à 17 ans en échec de placement et le plus souvent hébergés à l’hôtel social. Ces patients sont bien souvent inscrits dans des filières non soignantes, leur détresse et leur souffrance étant masquées derrière l’urgence de leur situation sociale. Exclusion, errance, délinquance, rupture scolaire, marginalisation : autant de situations préoccupantes à un âge où les challenges se multiplient pour préparer leur avenir. Ces adolescents qualifiés de « difficiles », voire d’« incasables », n’ont bien souvent jamais eu de contact avec le circuit de soins pédopsychiatriques. C’est lorsque les structures sociales dépistent et reconnaissent leur souffrance morale, lorsqu’un ultimatum est posé (contrôle judicaire par exemple), lorsque la contenance des travailleurs sociaux est éprouvée, que nous sommes sollicités. D’où le risque que décrit M. Botbol (Botbol et coll., 2009) de retrait de l’investissement éducatif, constaté « lorsque ces soins sont perçus comme une alternative à la contenance sociale que ces conduites nécessitent ».

3La mobilité géographique est leur quotidien : tous ont vécu en province, dans des familles d’accueil ou en institution, avec l’idée de les soigner en les « mettant au vert ». Mais étant les enfants de l’ase de Paris, ils y ont leurs racines, leurs origines et bien souvent leur famille, d’avec lesquelles la séparation est impossible. Ces jeunes se présentent comme une société secrète et stigmatisée vivant le plus souvent la nuit. Leur quotidien est soigneusement ouaté par l’obscurité et la fumée, cocon défensif face à un extérieur perçu comme menaçant. Leur anaclitisme les pousse à des relations massives et bien souvent destructrices, dont les professionnels sont souvent les témoins impuissants. Nombreux sont nos patients qui s’affilient entre eux, dorment ensemble dans une petite chambre d’hôtel, se déplacent « en bande ». Le groupe de pairs vient se substituer au familial, dans la quête de rituels initiatiques. Ils y trouvent rarement des relais identificatoires de qualité, mais au contraire des loyautés supplémentaires envers ces proches « qu’eux seuls comprennent », partageant le même quotidien chaotique. Issus d’un milieu dont les codes nous sont inconnus, ils se plaisent à nous les décrire, nous plaçant en position de nous enseigner leur environnement. Ils s’amusent de notre perplexité lorsqu’ils emploient des termes d’argot, prennent plaisir à nous les traduire, nous initiant à leurs conditions de vie « qu’on ne soupçonne même pas ». C’est non sans une certaine fascination qu’on se surprend parfois à les écouter nous décrire leur histoire : fascination pour leur force, leur instinct de survie, leur résilience, leur maturité bien souvent ; fascination encore pour leur capacité à nous faire confiance, là où l’adulte a souvent été abuseur, maltraitant, abandonnant. Ils nous font le crédit de notre aide. Nous tentons de leur démontrer que malgré nos différences, nous pouvons nous intéresser à eux, accueillir et penser leur souffrance. À ces adolescents perdus, nous expliquons d’emblée notre cadre : qui nous a sollicité et pourquoi, comment nous allons procéder, les retours réguliers que nous allons faire à leur éducateurs ainsi que la collaboration que nous allons établir avec eux.

4Bien que les profils soient différents, nous sommes frappées par de nombreuses similitudes dans la clinique de ces jeunes, qui en font une population à part, dont les enjeux psychopathologiques de l’adolescence semblent se négocier différemment. Les troubles addictifs et les conduites d’opposition sont endémiques chez ces jeunes. Nombreux sont ceux qui présentent un profil alexithymique [2] avec un faible degré d’intériorisation de la souffrance. Cependant, leur recours privilégié à l’agir a le mérite de mobiliser l’entourage sur lequel est exportée la souffrance déniée de l’adolescent. Au delà des caractéristiques psychiques fréquentes de l’adolescence : contre-investissement de la conflictualité interne avec surinvestissement de la réalité externe, au delà des spécificités des parcours individuels de ces jeunes, une approche transnosographique révèle l’omniprésence de la pathologie du lien et de l’attachement chez les jeunes de l’ase. Leur difficulté à s’approprier un espace psychique perçu comme menaçant dévoile souvent une menace dépressive et confirme le besoin d’un lien rassurant pour s’autoriser à penser l’impensable et à marquer un arrêt dans cette perpétuelle fuite en avant.

Un dispositif original et spécifique facilitant l’accès aux soins

5Les travailleurs sociaux nous sollicitent pour les situations de jeunes souvent « dépassées » : épuisement des structures sociales en raison de la massivité des troubles du comportement avec comme seul recours un hébergement à l’hôtel, maintien à domicile en dépit d’une ordonnance de placement. Que le climat soit devenu trop conflictuel à la maison, que le jeune émette des idées suicidaires, qu’il y ait eu des épisodes de violences en foyer, c’est quand s’épuisent les dernières ressources éducatives que les soins psychiatriques semblent s’imposer, en dépit des signes d’appel antérieurs, de l’expression parfois directe d’une souffrance psychique ou de conduites addictives déjà chroniques. Les travailleurs sociaux étant eux-mêmes pris dans l’urgence du quotidien, c’est à la faveur d’un énième passage à l’acte que l’on fait appel à l’équipe mobile avec, bien souvent, une demande d’hospitalisation en urgence, que nous réorientons vers les urgences pédopsychiatriques de Paris, notre dispositif n’étant pas adapté pour y répondre.

6La première réponse fournie au travailleur social est le plus souvent téléphonique : recueil des éléments d’inquiétude, de la biographie du jeune, des ressources à sa disposition. Dans l’agitation que génère l’escalade d’agirs décrits par nos partenaires, nous tentons de clarifier le contexte des passages à l’acte et d’y mettre du sens là où la réponse n’a le plus souvent été qu’éducative (exclusion et nouvelle rupture). Comment les services sociaux peuvent-ils accompagner au mieux ces jeunes sans rejouer leurs problématiques, sans endosser le rôle de parents impuissants et dépassés ? Les forces d’attraction sont en effet très puissantes pour nos patients. La rue, les conduites délictueuses, les toxiques, qui offrent un contenant artificiel à l’angoisse, l’affiliation à des milieux leur offrant des places de choix (deal, prostitution, violence) en l’absence de relais identificatoires disponibles, les menacent en permanence. Comment ne pas être démissionnaire face à l’ampleur du travail ? Comment éviter que les murs de la prison ne deviennent le contenant ultime, et réhumaniser les réponses à cette souffrance ? Dès la présentation de la situation par les travailleurs sociaux, nous faisons un important travail de lien (avec les précédents secteurs de soin, les foyers, etc.), pour tenter de nous extraire d’une lecture comportementale et dégager des pistes de compréhension psychopathologique. Il s’agit de replacer les éducateurs dans leur rôle de tuteur, de détenteur de l’histoire du jeune et responsable de sa santé. Nous évoquons ensuite ces situations en synthèse afin de déterminer la meilleure façon de répondre : orientation ou reprise de contact avec le secteur, mise en place d’une hospitalisation, consultations avec le jeune ou encore soutien téléphonique à l’équipe éducative.

7Si les vécus d’intrusivité à l’adolescence nous ont poussées à nous poser la question des visites (notamment à l’hôtel), notre déplacement auprès d’eux, particulièrement pour le premier contact, semble moins menaçant que de les convier d’emblée dans nos locaux. « J’ai le cœur qui bat très fort, ça a commencé dès le début du trajet pour venir vous voir », nous confiera Akhim, 11 ans, lors de notre première rencontre au cmp. En outre, notre mobilité nous permet d’assurer une continuité des soins en poursuivant les rencontres dans les différents lieux d’hébergement, mais également d’avoir accès à leur quotidien, à leur monde interne. Sacha nous fait savoir qu’elle ne voudrait pas se montrer à nous « en pleine crise de nerfs », mais nous désigne les débris du mobilier dans sa chambre d’hôtel après une crise clastique. Nous trouvons également un matériel clinique riche dans l’observation de leur intérieur tel qu’ils nous le donnent à voir : nous accueillant en pyjama infantile ou laissant à notre vue des accessoires faisant suspecter des activités de prostitution, des bouteilles d’alcool, etc. Ils nous accueillent dans ces murs où ils ne s’installent qu’à peine, se sachant à la merci d’une exclusion, ces murs auxquels ils s’attaquent, faute de mieux, testant les seules limites à leur disposition. Beaucoup de ces jeunes nous apparaissent comme des fugitifs avec quelques sacs et leurs papiers d’identité pour seule propriété. Leurs vêtements gisent dans des sacs éventrés dans l’attente de la prochaine cavale. Ces patients nous indiquent régulièrement qu’ils ne peuvent venir nous voir lorsqu’ils se sentent trop mal. Le déplacement, l’attente dans nos locaux où ils se retrouvent bousculés par des enfants en bas âge et leurs parents, semblent trop violents. L’idée de parler de soi, de ses difficultés, de son parcours, réveille honte et souffrance. Les médecins, figures d’autorité, véhiculent de nombreuses représentations inquiétantes pour ces jeunes qui ont une vision asilaire de la psychiatrie. On leur a parfois dit qu’ils étaient fous, face à l’ampleur des troubles externalisés, des déchaînements de violence en apparence injustifiée. Que va-t-on leur demander ? Va-t-on les hospitaliser de force ? Les forcer à prendre des psychotropes ?

8Dans ces chambres d’hôtels sinistres, dans ces quartiers miséreux, nous partageons leur inconfort, éprouvons avec eux le vide, le dénuement, avant de trouver les mots. Nous partageons également l’inconstance de leur quotidien, ne sachant pas où ni quand nous les reverrons et privilégiant la spontanéité de la rencontre. Hors les murs du cmp, dans des cafés ou dans des hôtels, assises sur le bord de leur lit, nous voilà confrontées à une pratique vulnérabilisante. Même le sujet du traitement médicamenteux nous questionne dans notre identité soignante puisque nous n’avons que très peu les moyens d’en assurer la surveillance, donc la prescription. Nous effectuons ainsi un travail de terrain respectant les modalités défensives des patients, en transition d’un travail plus pérenne.

Une mission complexe

9Nous visons à contenir et à éloigner le danger des passages à l’acte en offrant une première expérience pédopsychiatrique dédramatisée, un soutien qui fournit des éléments de réponse à la souffrance. Créer une relation de soin passe par un dispositif adapté permettant une alliance, puis par la tentative d’intéresser ces jeunes à leur propre pensée. En prise directe avec leur réalité, nous ne sommes pas dans une logique de psychothérapie, mais dans le soin empathique. Nos interventions relèvent d’un travail d’initiation à la copensée, à la mise en mots et qui passe d’abord par une préoccupation, un portage quasi permanent, y compris en dehors des heures de travail où l’on se surprend souvent à s’inquiéter de ces patients. Nous somme tenues d’assurer un portage primaire là ou l’éducatif est dépassé par l’organisation d’un quotidien chaotique et débordant. Ainsi assurons-nous une continuité du lien thérapeutique et faisons en sorte qu’un membre de l’équipe soit toujours présent, notamment durant les périodes de congés.

10Les entretiens nous confrontent à une clinique de l’archaïque où nous sommes le réceptacle de pensées confuses, de narrativité traumatique, sidérante, d’affects longtemps contenus et déchargés par l’agir. Le devenir de ces problématiques qui nous sont exposées dépend de la réponse environnementale constituant l’espace psychique élargi de l’adolescent : équipes éducatives et soignantes, voire les hôteliers, qui font office de figure parentale. L’intervention thérapeutique et éducative travaille à développer leur empathie métaphorisante, dans l’intérêt de l’adolescent. Il nous faut déployer nos capacités à accueillir l’impossible à entendre et à étayer le virage dépressif fréquent qu’accompagne le passage de la mise en acte à la mise en paroles. Pour survivre à cette haute tension, nous nous employons à nous laisser du temps : un temps pour observer, éprouver, penser, écrire, puis un temps de partage, d’élaboration et de restitution aux partenaires. Le fait que nous soyons repérés comme transitoires dans leur parcours autorise peut-être les adolescents à évoquer leur biographie avec davantage de facilité. Un travail d’historicisation peut alors s’amorcer, où les potentialités de l’avenir émergent. On constate régulièrement que l’investissement dans les soins est concomitant à l’émergence de projets d’avenir (une formation, par exemple) et signe la décroissance des passages à l’acte. En visant ce point de bascule dans leur trajectoire, nous nous montrons malléables et pugnaces. Nous jouons au chat et à la souris, en gardant en tête les échéances auxquelles sont soumis ces jeunes : on voit poindre avec inquiétude la date fatidique de la majorité, les mois se comptent à rebours en espérant que le jeune va « se réveiller », « avoir le déclic ». En effet, devenus majeurs, qui va se faire réceptacle de leur détresse ? Les restrictions budgétaires qui menacent l’ordonnance de contrats jeunes majeurs (désormais attribués au compte-gouttes et sur des critères d’insertion professionnelle déjà engagée) sélectionnent-elles les moins en difficulté ?

Un positionnement à déterminer au sein d’un travail en réseau

11La prise en charge de ces adolescents est complexe et nécessite la prise en compte des mouvements institutionnels autant qu’interinstitutionnels. L’éternel débat entre le sanitaire et le social se rejoue quotidiennement entre nos deux institutions. Souffrance psychique et souffrance sociale doivent pourtant se prendre en charge conjointement. Comment favoriser le travail de différenciation et de création de limites entre le dehors et le dedans, limiter les dynamiques d’emprise si menaçantes pour les adolescents, si ce n’est en s’appuyant sur un maillage souple et contenant, un partenariat de qualité où la place de chacun est repérée et non empiétée ? Le clivage ase/pédopsychiatrie nous semble reproduire le clivage entre réalité externe et réalité interne observé chez nos patients. Comment tenter d’aménager des arrangements dynamiques entre l’un et l’autre ? C’est toute la question de la transitionnalité défaillante de ces jeunes qui est à l’œuvre. Nous avons le projet ambitieux de la travailler par une position intermédiaire tierce permettant la création d’un espace thérapeutique, d’une « aire d’illusion ». Nous précisons clairement à l’adolescent notre positionnement : tiers, extérieur, appartenant au service public de psychiatrie infanto-juvénile, travaillant sans enjeu éducatif ou judiciaire mais en lien avec ces partenaires. Nous sommes à l’interface entre les réseaux de soins de secteurs existants et les structures sociales, dans une position de passeur.

Un partenariat à construire

12Cette expérience de partenariat entre un intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile parisien et l’Aide sociale à l’enfance de Paris est inédite, ces deux institutions répondant à des logiques bien différentes. Nous tentons de maintenir une position neutre en gardant à l’esprit la notion d’identification projective à l’œuvre dans les institutions en réponse aux problématiques non élaborées des jeunes, qui s’entrechoquent avec des failles institutionnelles préexistantes : recours à l’agir, clivages, emprise en miroir avec les pathologies rencontrées. À l’aube de cette pratique, nous nous sommes heurtées à des obstacles nombreux : absences, retards, quiproquos, oublis mettant en péril la poursuite de la prise en charge. Le corollaire de la mobilité s’est trouvé être la toute-puissance, la tentation d’occuper toutes les places et de combler les manques ; il nous a fallu réfléchir à la place faite à nos partenaires. Nous avons dû lutter pour conserver un espace tiers, sans cesse menacé par le jeune, nos affiliations aux intervenants, aux collègues, tentés par l’envie de prendre partie, de dénoncer les dysfonctionnements dont nous pensions être témoins, éclairés par des collègues qui, de l’extérieur, percevaient notre contamination par les émois suscités par ces situations. Il nous faut faire en sorte que les soins se poursuivent y compris après l’apaisement initial induit par une prise en charge, et lutter contre la réaction immédiate. Pour ce faire, nous sollicitons la participation active des travailleurs sociaux porteurs de la demande pour maintenir le cadre de nos consultations, jusqu’à ce que le jeune puisse, idéalement, s’approprier cet outil. Nous avons appris à parler l’ambivalence, les résistances, dans une concertation étroite avec nos partenaires sociaux. Le travail en équipe et les reprises sont un garde-fou indispensable au maintien de cette position. Les efforts pour établir un lien de partenariat sont permanents pour éviter les effets d’empiètement, donc les risques de lâchage. L’éducatif est tenu de sécuriser l’environnement de ces jeunes pour leur permettre d’initier un travail potentiellement angoissant et insécurisant. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessité des accompagnements entre l’intérieur et l’extérieur du cmp. La collaboration, où chaque acteur, depuis sa place différenciée, maintient son rôle dans la partition est un challenge. Avec les éducateurs, nous travaillons sur des registres différents : les soutenir et les aider à modifier leurs représentations du jeune via la compréhension clinique de sa situation, mais également en effectuant un travail de lien.

Un travail de lien

13La pathologie du lien étant centrale pour ces adolescents, nous nous sommes efforcés d’en recréer là où les clivages persistaient, en montrant qu’il est possible de travailler ensemble de façon complémentaire, et sans être interchangeable. Cette mise en scène des liens entre équipes soignantes et éducatives a une fonction thérapeutique. Ce maillage étroit, à fonction contenante et différenciatrice, aide le jeune à mieux se repérer dans un dispositif qui fait sens pour lui, autant que pour nous. Nous favorisons les synthèses et les transmissions, qui permettent de croiser les regards sur le jeune, d’élaborer ensemble, de mettre en récit son histoire, de penser sa situation, pour lui restituer une image unifiée de lui-même à partir des facettes qu’il a déposées auprès d’interlocuteurs différents. Cette vision unifiée du moi, créée dans l’espace transitionnel des liens entre partenaires, est précieuse pour nos jeunes en quête identitaire. Ils sont souvent très intéressés par ces échanges avec leurs éducateurs, retenant la date des synthèses, s’enquérant de savoir si elles ont eu lieu, qui y a participé.

Le cheminement

14Cette expérience nous a déjà beaucoup appris. Nous nous sommes familiarisées avec une clinique encore peu connue auprès de jeunes « pas comme les autres ». Pour cette raison, les outils institutionnels classiques paraissent parfois inadaptés, les relais et l’accroche au cmp impossibles. La question de la non-demande, inhérente à la prise en charge d’adolescents, se trouve acutisée par le profil de ces jeunes aux parcours émaillés de traumatismes affectifs divers. Il est incontournable pour ces adolescents de résister aux tentatives de rupture et de relancer sans cesse le processus de lien, si nécessaire en allant à leur rencontre. Cette approche, chronophage et parfois ingrate, peut être incompatible avec la logique des structures de secteur s’appuyant sur une démarche proactive du patient vers les soins. La pression économique croissante qui s’exerce sur la médecine prive souvent les professionnels du temps et de l’opiniâtreté nécessaires à la prise en charge de ces patients. Ces jeunes se vivant comme abandonnés de leur famille et de la société, en arriveraient-ils à devenir les abandonnés des soins ?

15Nous nous sommes également initiées au fonctionnement de l’ase et gagnons en fluidité de travail auprès d’un partenaire souvent seulement effleuré en pédopsychiatrie. Les propos recueillis auprès des éducateurs confirment des relations ambivalentes avec la pédopsychiatrie : ils déplorent le manque de communication avec les intersecteurs et expriment le sentiment de ne pas être entendus ou considérés par les médecins. Depuis notre position intermédiaire, nous avons été sollicitées sur le mode de l’appartenance à l’ase par les éducateurs, et perçues comme accessibles. De plus, cette expérience nous a appris sur notre propre institution et ce que la prise en charge de ces patients vient questionner dans ses fondements mêmes.

16À l’issue d’un an de pratique, de nombreux points nous questionnent. Nous avons rapidement réalisé que l’évaluation simple des adolescents avant leur réorientation était illusoire. Les prises en charge sont plus longues que prévues, et conditionnées à différents impondérables : temps nécessaire à l’organisation d’un placement, délais d’attente des secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, etc. De par notre position d’évaluateur, nous nous pensions passeurs entre l’adolescent et les cmp de secteurs. Or, nous sommes rapidement investies, et une fois installé cet équilibre précaire que traduit la diminution des passages à l’acte, nous ne pouvons faire l’économie de notre présence. C’est en respectant la temporalité du patient que nous imaginons ce relais auprès d’une autre équipe de soin, laissant le temps de la rencontre se faire, dans l’attente du moment opportun pour passer la main.

17Des perspectives de travail s’ouvrent à nous : renforcer le partenariat avec les cmp de secteur lorsqu’une prise en charge est suspendue, favoriser une différenciation des espaces en se consacrant, via une double prise en charge, à une prise en compte de la réalité externe de ces jeunes au foyer tout en préservant un espace de suivi individuel au cmp. Nous avons reconsidéré notre position par rapport aux équipes éducatives. Sommes-nous pour eux des tiers, des partenaires, un soutien ? Il nous faut faire préciser régulièrement leur degré d’engagement envers les soins. Nos actions doivent se mener de concert car sans hébergement pérenne, sans projet éducatif cohérent, la mise en place de soins est une ineptie. Il arrive que tous les intervenants soient désynchronisés, et que nous nous retrouvions avec des jeunes plongés dans l’isolement, en face-à-face à l’hôtel, parfaitement démunies pour les aider. Pourtant, lorsque la coordination est harmonieuse, cela fonctionne en dépit de toutes attentes. Pour appréhender ces jeunes que la relation duelle et le cadre classique de la consultation psychiatrique intra-muros menacent, nous avons développé d’autres outils pour amorcer la relation. Nous nous sommes surprises à avoir recours, en entretiens (réalisés en binôme), à la psychodramatisation pour les faire rire, réagir, les nourrir, restaurer une pensée en apparence figée. Il apparaît que le déploiement de moyens tels que des médiations thérapeutiques, des groupes thérapeutiques ou des approches corporelles, serait d’une grande aide pour la prise en charge de nos patients.

18Devons-nous imaginer la création d’autres structures destinées au suivi de ces patients, voire étoffer notre équipe dans le sens d’un suivi intersectoriel pour adolescents de l’ase de Paris, comme une maison des adolescents ? Serait-ce une forme de ghettoïsation de ces adolescents ou une réponse adaptée aux besoins de terrain ? Et qu’en est-il de la place du travail avec les familles ? Pouvons-nous prétendre à un travail de lien et d’accompagnement des placements si nous ne pouvons aborder les séparations et la dynamique intrafamiliale des adolescents ? Jusqu’à présent, nous ne l’avons pas érigé comme règle.

19Il arrive qu’en dépit de nos efforts, nous ne puissions poursuivre une prise en charge. Nous ne pouvons en effet travailler sans un minimum de demande, qu’elle vienne du jeune ou de son équipe éducative, malgré notre ténacité. Quel est le sens de nos prises en charges si elles reproduisent le passé chaotique et discontinu de ces patients ? Il nous faut survivre et accepter, parfois, de rejouer l’abandon tant redouté et suscité par ces patients, ce qui n’est pas sans nous coûter. Cela suppose d’accepter la frustration de ne pas guérir, les limites de notre toute-puissance, et de lutter contre l’investissement affectif massif que ces adolescents suscitent. Il faut accepter de travailler dans l’instant présent avec eux, en ne les lâchant pas lorsqu’ils nous testent, mais sans nous acharner lorsque ce n’est pas le moment. En cas d’arrêt, cette rencontre aura au moins servi à laisser des traces d’une expérience positive de la pédopsychiatrie, pouvant éventuellement être reprise ultérieurement. Il s’agit d’une alliance transitoire et intermittente mais incontestablement prometteuse et, nous l’espérons, à valeur mutative dans leur parcours.

Bibliographie

Bibliographie

  • Boë, E. ; Lestideau, K. ; Papanicolaou, G. ; Moulay, T. ; Wernoth, C. 2012. « L’escale Ado, une vraie-fausse maison des adolescents », Adolescence, n° 80, p. 433-446.
  • Botbol, M. ; Theeten, P. ; Remaud, A. 2009. « Prendre soin de la vie psychique des adolescents délinquants », Les cahiers dynamiques, n° 44, p. 31-36.
  • Bowlby, J. 1994. Attachement et perte, Paris, Puf.
  • Drieu, D. ; Sarabian, S. ; Proia-Lelouey, N. ; Plagès, M. ; Desquesnes, G. 2010. « Parcours des adolescents vulnérables à la sortie du système de la protection de l’enfance – Réflexion sur les différentes violences en jeu et sur les alternatives de prises en charge », Psychologie clinique, n° 30, p. 49-62.
  • Grange-Ségéral, E. 2008. « La question des limites dans l’entre-deux des familles et des institutions autour de l’adolescence », Le divan familial, n° 21, p. 13-25.
  • Lauru, D. (sous la direction de). 2002. Le transfert adolescent ?, Toulouse, érès.
  • Marcelli, D. 1999. « Entretien avec l’adolescent et son évaluation », emc-Psychiatrie, n° 10, p. 1-9.
  • Tordjman, S. ; Garcin, V. 2009. Les équipes mobiles auprès des adolescents en difficulté, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson.
  • Évaluation du plan Psychiatrie et santé mentale. Disponible sur Internet : http://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=228.
  • L’adolescence en crise. Disponible sur Internet : http://www.senat.fr/rap/r02-242/r02-2422.html.
  • La pédopsychiatrie : prévention et prise en charge, Travaux du cese. Disponible sur Internet : http://www.lecese.fr/travaux-publies/la-pedopsychiatrie-prevention-et-prise-en-charge.

Mots-clés éditeurs : équipe mobile, errance, Aide sociale à l'enfance, pédopsychiatrie, précarité sociale, partenariat, souffrance psychique

Mise en ligne 17/03/2014

https://doi.org/10.3917/ep.060.0127

Notes

  • [1]
    Je remercie vivement mes collègues de l’équipe mobile, Marie Douniol, Marie-France Jean-Bordes et Pauline Turpin. ?Cet article s’est largement nourri de nos échanges et réflexions cliniques.
  • [2]
    L’alexithymie (du grec a : préfixe privatif, lexis, « mot » et thymos, « humeur ») désigne les difficultés dans l’expression verbale des émotions.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions