Notes
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[1]
« C’est le sujet de la jouissance, pour autant que ce terme ait un sens » (Lacan, 1962-1963, p. 203).
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[2]
« a) Le regarder, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet (nous soulignons) auquel on se montre pour être regardé par lui » (Freud, 1915, p. 176).
-
[3]
Muscolo B. 2000. La Voix entre loi sumoïque et loi symbolique. Du désir à la subjectivité. Mémoire de M1 sous la direction de J.-M. Vivès, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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[4]
Un souffle muet et sourd qui crie, peut-on donner une définition plus précise d’une certaine forme de voix telle que la psychanalyse nous propose de l’appréhender ?
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[5]
Le suffixe français - escence vient du suffixe inchoatif verbal latin qui marque le commencement ou le développement d’une action. L’essence de l’homme ne peut se décliner qu’à l’inchoatif. L’aspect inchoatif se dit de celui d’un verbe propre à indiquer soit le commencement d’une action ou d’une activité, soit l’entrée dans un état. Pour le sujet naissant, l’essence ne peut se penser que comme escence. Être, c’est œuvrer pour. Re-n’escence du sujet en devenir. Le devenir humain est de l’ordre d’une poïèse, d’une autopoïèse.
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[6]
On lira, au sujet de ce passage de la sidération à la « dé-siration », les très éclairantes pages d’A. Didier-Weill, Les trois temps de la loi, 1995, p. 279-354 ; ainsi que les lumineux développements qu’y consacre M.-A. Ouaknin (1998, p. 150-169).
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[7]
Traduction du Perse au Français, Stéphane Chaumet avec la collaboration de Jaleh Chegeni. Reproduit avec l’aimable autorisation des éditions L’Oreille du Loup.
Voix, pulsion invocante et point sourd
1L’objet voix ne fait pas partie de la liste des objets pulsionnels établie par Freud, qui repéra essentiellement les objets oral (le sein), anal (les fèces) et phallique (le phallus). Il faudra attendre les années 1960, et les travaux de Lacan sur la psychose, pour que soient introduits dans la dynamique pulsionnelle l’objet « regard » et l’objet « voix ». En conférant à l’invocation, comme au regard, le statut de pulsion, Lacan propose une nouvelle dialectique des pulsions. Aux côtés de l’objet oral et de l’objet anal, articulés à la demande (l’objet oral est associé à la demande à l’Autre, l’objet anal à la demande de l’Autre), Lacan insère le regard et la voix qui, tous deux, concernent le désir – le regard est associé au désir à l’Autre, la voix au désir de l’Autre.
2Chez Lacan, l’approche de la voix trouve son origine dans l’étude des hallucinations psychotiques qui envahissent et prennent possession du sujet, notamment dans le cas du délire paranoïaque. Néanmoins, Lacan extraira très rapidement l’objet voix de cette particularité psychopathologique pour l’inclure dans la dynamique même du devenir sujet. La voix, et la pulsion qui lui est attachée, la pulsion invocante, acquirent peu à peu un statut particulier dans le champ pulsionnel, du fait de leur lien étroit au signifiant et à la parole. La voix est l’objet visé par la pulsion invocante. Invocare, en latin, renvoie à l’appel. Le sujet invocant est celui qui est capable de soutenir l’hypothèse qu’il existe un Autre non sourd, susceptible de pouvoir l’entendre. Pour pouvoir tenir cette position, l’infans se sera, dans un premier temps, rendu sourd à la voix primordiale. Pour pouvoir disposer d’une voix, il est nécessaire en effet de ne pas être totalement envahi par celle de l’Autre. Il convient donc que le sujet constitue un point intrapsychique, que nous nommons point sourd. Point sourd que nous définissons comme le lieu où le sujet, après être entré en résonance avec le timbre originaire, s’y est rendu sourd pour pouvoir disposer de sa propre voix en se mettant à l’abri de la voix de l’Autre (Vivès, 2012, p. 37-42).
3Nous pouvons tenter d’approcher ce point sourd à partir de ce que Freud développe autour du champ visuel. Freud avait pu faire l’hypothèse que la constitution du champ visuel nécessitait l’exclusion de quelque chose qui impliquerait la constitution d’un « point aveugle ». Ainsi affirme-t-il, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité : « Le voilement du corps, qui progresse avec la culture, tient éveillée la curiosité sexuelle qui aspire, elle, à compléter l’objet sexuel par le dévoilement des parties cachées, mais qui peut être détournée (sublimée) vers le champ artistique, si on est à même de faire passer son intérêt des organes génitaux vers l’ensemble des formes corporelles » (Freud, 1905, p. 90).
4Notre entrée dans la civilisation exigerait l’exclusion d’une partie du corps, ce serait à la fois le prix que nous payons et la condition de notre plaisir à regarder (Leader, 2003, p. 22) Le pas que nous permet d’accomplir Lacan est que l’élément exclu n’est pas nécessairement la réalité des organes génitaux mais plutôt cet objet qu’est le regard (Lacan, 1964, p. 65-109). Avant de voir, l’infans est regardé de toutes parts et ce regard est d’autant plus intrusif qu’il est difficile de déterminer d’où il vient. Cet élément permet de comprendre la dimension maléfique généralement associée au regard : nous sommes regardés sans savoir d’où « ça » nous regarde. L’infans est plongé, dès son entrée dans le monde, dans un espace panoptique. Pour pouvoir regarder et y prendre plaisir, le sujet devra se débarrasser du regard de l’Autre, « oublier » que le regard de l’Autre pèse sur lui. Si la dimension visuelle est structurée par une absence dans son champ, il nous semble nécessaire de soutenir l’hypothèse que le champ sonore s’organise lui-même autour d’un point sourd.
5Point sourd dont la constitution semble néanmoins plus problématique que celle du point aveugle. En effet, le bébé peut détourner son regard, mais il ne peut pas détourner son oreille. Comme le rappelle Darian Leader, Freud a eu tendance à privilégier la question du nourrissage dans le rapport de l’infans à l’Autre primordial, les recherches en psychologie du développement ont montré qu’un temps extrêmement important dans le moment du nourrissage était consacré à regarder la mère et combien cette dernière pouvait devenir anxieuse si le bébé refusait cet échange de regard. Se détourner du sein pourrait être ainsi une façon de montrer sa subjectivité, et détourner son regard en être une autre. (Leader, 2003, p. 24). Or, comme le souligne Lacan (1964), on ne peut fermer l’oreille qui ne possède pas de sphincter. Face à la voix de l’Autre, pas d’échappée possible. Peut-être est-ce cette particularité qui donne à la voix cette place prépondérante au sein du phénomène des hallucinations. À partir de là, nous avançons que la constitution du point sourd ne s’étaie en rien sur une fonction corporelle, mais se trouve être l’effet d’une opération langagière : la métaphore. Soutenir l’hypothèse du point sourd permettrait de repenser, dans le champ du sonore, la dynamique de la surrection du sujet dans le temps de la constitution du refoulement originaire, temps du commencement absolu où ce qui n’existait pas est appelé à advenir dans son rapport à la voix de l’Autre.
Il était une voix…
6Dans les années 1895, Freud décrit la naissance du sujet de la façon suivante : à l’origine, l’infans est amputé d’une part de lui-même à la suite de l’expulsion de l’état de souffrance qu’entraîne la rupture de l’état d’équilibre homéostatique (Freud, 1887-1904, Rey-Flaud, 2002). Cette « ex-pression » prend la forme d’un cri qui n’est pas encore un appel mais seulement la tentative de mettre à distance l’éprouvé douloureux : l’expression sonore opère comme évacuation motrice des tensions. Mais le cri n’est pas dépourvu de toute utilité puisqu’il attire l’attention de la personne soignante qui mettra en œuvre l’action spécifique visant à neutraliser l’état de souffrance. Le cri du nouveau-né ne peut pas être considéré dans un premier temps comme un appel. Il n’est tout d’abord que la tentative d’exprimer l’état de souffrance qui envahit le petit d’homme. Ce cri ne se constituera en appel que dans un second temps, suite à la réponse fournie par la voix de l’Autre dans laquelle se marquera son désir, à travers une adresse à l’enfant. Le circuit de la pulsion consiste dans le fait de « se faire voix » pour contacter l’Autre, et d’obtenir de lui qu’en réponse, il donne de la voix.
7Le circuit de la pulsion invocante implique la présence de l’Autre : après avoir résonné au timbre de l’Autre, le sujet en devenir dans le même temps l’assume et le rejette. En effet, il assume ce timbre originaire du fait qu’un « oui » ait accueilli la voix archaïque (Bejahung) – oui à l’appel à advenir –, et tout à la fois la rejette (Ausstossung), le sujet devant pouvoir s’y rendre sourd pour pouvoir acquérir sa propre voix. Nous sommes ici confrontés à un « non » (Ausstossung) qui se met au service d’un « oui » (Bejahung) et qui permettra au sujet à venir de posséder une voix (Didier-Weill, 2010). L’infans dans un même mouvement dit « oui » et « non » au timbre originaire.
8Ce processus, articulant acceptation et refus du timbre originaire, permet ainsi à la voix qui a appelé le réel humain à advenir de rester à sa place, c’est-à-dire dans un premier temps inaudible, puis inouïe. Cette surdité à la voix primordiale permettra au sujet à venir, à son tour, de donner de la voix. Celui qui n’aura pas pu structurer ce nécessaire assourdissement se verra envahi par la voix de l’Autre. Et celui qui n’aura pas réussi à se rendre sourd à cette voix primordiale y restera à jamais suspendu, en souffrance. Pour le dire autrement, le sujet doit pouvoir, après l’avoir acceptée, oublier la voix originaire, sans qu’il y ait oubli de l’acte d’oubli. C’est par cet oubli inoubliable que se noue, dans sa dimension subjectivante, la pulsion invocante dont Lacan à plusieurs reprises a pu dire qu’elle était « la plus proche de l’expérience de l’inconscient » (Lacan, 1964, p. 96).
9Qu’est-ce qui permettra ce processus de subjectivation ? C’est la transformation, par la lecture qu’en fera l’Autre, du cri de l’infans en appel. Qu’est-ce qui fait du cri un appel ? C’est l’accueil que reçoit ce cri de l’Autre, l’accusé de réception que l’Autre en donne. C’est la thèse que Lacan (1960) avance, me semble-t-il, dans la « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » : « Plutôt [le sujet] se plaira-t-il à y retrouver les marques de réponse qui furent puissantes à faire de son cri appel. »
10D’un côté, il y a un émetteur qui s’ignore encore comme tel (l’infans), de l’autre, un récepteur (l’environnement maternant) qui se comprend immédiatement comme tel. Ce récepteur va se transformer en émetteur : prise dans une « violence interprétative » (Aulagnier, 1975), la mère interprète le cri comme une parole supposée de l’infans qu’elle met, dès sa naissance, en position de sujet-supposé-parlant. Elle accuse réception de ce cri et fait l’hypothèse qu’il veut dire quelque chose, qu’il présente le sujet au monde. Nous reconnaissons ici la définition du signifiant selon Lacan : ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Le cri de l’infans ne représente pas l’infans pour la mère, auquel cas nous serions dans le registre du signe ; il représente plutôt le sujet pour l’ensemble des signifiants à venir. La réponse de l’Autre, la réception qu’il réserve au cri « pur » en le transformant en cri « pour » (Poizat, 1986), va transformer le cri qui devient alors signification du sujet à partir des signifiants de l’Autre.
11Nous pouvons dès lors décrire la genèse des trois temps du circuit de la pulsion invocante à partir de celui que décrit Freud, concernant le circuit de la pulsion scopique, dans Pulsions et destin des pulsions en 1915 (p.176).
121) Être entendu : ce moment mythique correspondrait à l’expression du cri. À ce stade, le sujet n’existe pas encore. Nous nous situerions au niveau de ce que Lacan épingle à l’occasion de son Séminaire X, L’angoisse, sous la paradoxale formule de « sujet de la jouissance [1] ». Cette position active ne sera donc perçue comme telle que dans l’après-coup de la rencontre avec l’Autre qui fera de ce qui est entendu un appel, transformant la jaculation sonore, la manifestation vocale de l’état de détresse du nourrisson, en demande. Le cri de l’infans est entendu par la mère comme étant un appel dans lequel elle s’attache à lire une demande. L’expression vocale de la détresse est interprétée comme signifiante. La voix est prise comme objet premier, et comptera comme objet perdu. En effet, à partir du moment où la mère donne une signification à cette voix, la voix comme objet est perdue derrière ce qu’elle signifie pour l’Autre. La voix comme objet est ce qui choit dans la formation du signifiant. Le premier objet perdu n’est donc pas le sein, comme on a pu souvent le dire, mais bien la voix, puisque pour que l’objet oral puisse être considéré comme objet, il faut qu’il y ait du signifiant.
132) Entendre : ce second temps correspondrait à l’apparition de l’Autre de la pulsion qui répond au cri. L’infans est alors confronté à la réponse de l’Autre. L’assomption du point sourd se ferait avec l’apparition de l’Autre interprétant : l’interprétation signifiante du cri voile la dimension réelle de la voix à laquelle le sujet se rendra sourd pour accéder au statut de sujet parlant.
143) Se faire entendre : ce troisième temps serait celui où le sujet-en-devenir se fait voix, allant quêter l’oreille de l’Autre pour en obtenir une réponse. Il s’agit du temps logique de l’émergence de la position subjective : le sujet, pris dans le langage, qui était invoqué par le son originaire, se constitue un Autre non sourd susceptible de l’entendre, et devient invocant. Dans ce retournement de situation, il va conquérir sa propre voix ; il va, selon la formule de Lacan, « se faire entendre ». Or, pour qu’il puisse se faire entendre, il faut non seulement qu’il cesse d’entendre la voix originaire – ce que ne réussit pas à réaliser le psychotique –, mais il doit en outre pouvoir invoquer, c’est-à-dire faire l’hypothèse qu’il y a un non-sourd pour l’entendre. Le « se faire entendre » correspond à la passivation de la pulsion invocante. Il ne s’agit pas d’« être entendu » comme cela s’est passé au moment où l’Autre primordial a répondu au cri, ni d’« entendre » comme cela fut le cas à l’occasion de la réponse que l’Autre donna à ce cri – ou plus primitivement encore au moment où le réel humain est entré en résonance avec la voix qui a appelé le sujet à advenir : il s’agit de « se faire entendre ».
15Freud, dans Pulsions et destin des pulsions (1915), propose d’analyser l’activité pulsionnelle scopique à partir d’un couple d’opposés pulsionnels dont le but est, dit-il, de « regarder et se montrer ». Décrivant le destin de la « pulsion de regarder » en forme de retournement-renversement de ce couple pulsionnel, c’est avec le troisième temps, c’est-à-dire la recherche d’une satisfaction à être regardé, que Freud emploie le terme de sujet [2]. Freud qualifie l’Autre de la pulsion de « nouveau sujet ». Dans le retournement de la pulsion, dans ce mouvement de passivation, Freud fait l’hypothèse qu’un nouveau sujet apparaît. Quelle est donc cette différence qualitative que Freud distingue dans cette nouveauté ? Disons que ce « nouveau sujet » est celui que le sujet-en-devenir suppose et, qu’au-delà, il constitue, c’est-à-dire un Autre non sourd mais pas pour autant « pan-phonique ». Ce nouveau sujet est celui que vise la personne qui se met à fredonner un air alors qu’elle marche seule dans la rue. D’où vient qu’une personne qui siffle ou chante un air dans la rue, au milieu des autres, ne provoque pas ce sentiment de folie qui se manifeste immanquablement face à celui qui, dans la même situation, se prend à parler tout seul ? C’est que, dans le cas du chanteur solitaire, les dimensions de la voix et de l’invocation sont mises en avant. Le sujet ne discute pas avec un autre absent, ce qui ramène toujours à l’idée d’hallucination. Il invoque, par le déploiement de sa voix, un Autre, certes absent, mais que la voix du sujet a le pouvoir de convoquer pour lui, mais également pour ceux qui l’entendent. (Didier-Weill, 1995).
Psychopathologie clinique de l’invocation [3]
16Un père amène son fils aux disciples de Jésus afin qu’ils lui ôtent un esprit impur. Mais bien qu’ils n’en soient pas à leur premier exorcisme, ils échouent. Jésus arrive alors, et le dialogue s’amorce : « Rabbi, je t’ai amené mon fils, il a un souffle muet. Et quand il s’empare de lui, il le déchire. Il bave, grince des dents et devient sec. J’ai dit à tes adeptes de le jeter dehors, mais ils n’ont pas eu la force. Le récit continue : Yéshoua’ interroge son père : « Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? » Il dit : « Depuis l’enfance. Oui, souvent le souffle le jette et dans le feu et dans les eaux pour le perdre. Mais si tu le peux, secours-nous, sois pris aux entrailles pour nous. » Yéshoua’ lui dit : « Ce : “Si tu le peux” !… Tout est possible pour qui adhère. » Vite le père de l’enfant crie et dit : « J’adhère ! Secours ma non-adhésion. » Yéshoua’ voit une foule qui accourt. Il rabroue le souffle, l’immonde, et lui dit : « Souffle muet et sourd ! Moi je te commande : sors de lui, n’entre plus en lui. » Il crie, le convulse fort et sort. Et il est comme mort, si bien que beaucoup disent : « Il est mort ! » Mais Yeshoua’ saisit sa main et le réveille : il se lève. Quand ils rentrent à la maison, ses adeptes, à part, l’interrogent : « Pourquoi n’avons-nous pas pu le jeter dehors ? » Il leur dit : « Cette espèce-là ne peut sortir par rien que par la prière » (Markos, 1976, p. 218-219).
17La dernière réplique de Jésus s’adresse aux disciples qui lui demandent pourquoi eux, ils ont échoué. La réponse s’adresse non seulement à eux mais également aux parents de l’enfant. En effet, qui se montre incapable de prier, autrement dit de se sentir en position d’invocant, si ce n’est la mère absente et le père qui a si peu de foi en la parole qu’il demande qu’on vienne au secours de son incrédulité ? C’est l’histoire d’une mère qui n’a pu invoquer un père ou qui n’en a reçu aucune réponse. C’est l’histoire d’un père qui n’a peut-être pas même reçu la demande de la mère pour transmettre à son fils ce qui lui revenait ou qui, s’il l’a reçue, n’a pas eu assez de foi pour le faire.
18Pour le dire autrement, voilà un couple qui, démuni face à l’arrivée de cet enfant, n’a pas su improviser une réponse inédite. Dès lors, l’enfant des Évangiles reste empêtré dans un monde immonde, non humanisé, soumis aux vociférations terrifiantes d’un esprit muet et sourd qui crie [4]. Jésus entre en scène et va donner de la voix. Il est important de remarquer que ce sont moins les mots qui vont agir ici que la position subjective qui les sous-tend. En effet, que peut bien être une parole qui s’adresserait à un sourd-muet sinon une pure invocation qui permettrait d’ouvrir un lieu pour celui qui était sourd, non pas de ses deux oreilles, mais sourd à tout appel signifiant ? Jésus tire son pouvoir de l’acte de foi qu’il effectue en exprimant un désir pour le sujet à venir. Désir qui prend ici la forme invocante de la prière grâce à laquelle une altérité advient à l’enfant, en l’arrachant au tohu-bohu, à sa position de déchet et en lui révélant sa vocation à l’humanité. Cet acte de foi – qui n’a rien de religieux au sens courant du terme mais qui est une supposition –, que le psychanalyste effectue, la mère avait eu à le réaliser au début de sa relation avec l’infans. Acte qui s’actualise dans ce que nous choisissons d’appeler une improvisation.
Éloge de l’improvisation
19Pour donner une interprétation au cri de l’infans, la mère doit improviser, au sens musical du terme ; c’est-à-dire que la réponse, représentant un appel pour l’enfant à devenir un sujet désirant, ne relève pas de l’imprévu, mais repose sur le rapport qu’entretient la mère avec le langage et la loi, comme en musique où l’improvisateur s’exécute en fonction de règles musicales intériorisées. Seule une mère capable d’improviser peut introduire son enfant à l’ordre symbolique. Cela suppose qu’elle soit apte à entendre un cri et à l’interpréter comme demande. En improvisant sa « sonate maternelle » (Quignard, 1996), la mère introduit la loi qui conduit le pré-sujet à la parole. L’improvisation est le processus qui, au-delà de la Chose, découvre la mère à l’infans qui entend alors le « deviens » et pacifie le « viens » (Vivès, 2008). Se dévoiler en vocalisant son désir implique que la mère affronte sa propre castration, refuse la toute-puissance et intègre la différence entre elle et son enfant. En prenant acte de sa castration et en répondant au cri du nourrisson, elle marque une séparation où viendra se loger la pulsion invocante. Si le désir est à l’origine de la capacité d’improvisation maternelle et de la naissance du sujet, il est également ce qui permet au sujet, dans le cadre d’une thérapie, de basculer d’une position à une autre. Cela suppose qu’il existe un petit autre susceptible d’occuper momentanément la place (et de s’y tenir) du grand Autre qui représente la source et la garantie d’une plénitude de sens. L’Autre doit être fiable pour soutenir le sujet en devenir, dans le cas contraire, il entraîne un effondrement de la loi symbolique.
20Seule une mère capable d’improviser, et se révélant ainsi artiste, peut donner le droit à l’infans, si lui aussi en fait le choix, d’entrer dans l’ordre symbolique et de s’inscrire dans le champ de la parole et du langage. Il faut cependant que la mère soit apte à entendre un cri, pour ensuite « s’autoriser » à interpréter celui-ci comme une demande (que l’on peut entendre comme le fait de « s’auteuriser à »). Pour ce faire, elle doit aussi être capable d’accepter de dévoiler son désir à l’enfant afin qu’il se l’approprie et puisse s’engager à son tour dans une course désirante. En improvisant à son rythme, la mère introduit la loi qui amène le futur sujet à la parole. L’improvisation, qui est articulée à la question de la supposition dont elle est le révélateur, est le processus qui amène la mère à prononcer cette parole : « Deviens » (Vivès, Audemar, 2003).
21Cette improvisation implique d’admettre chez l’autre l’existence d’un sujet en possibilité de répondre positivement à cette injonction : « Deviens ! » L’environnement maternant – comme le psychanalyste qui occupe cette position – n’est pas seulement un « sujet supposé savoir », mais plus essentiellement encore un « sujet supposé savoir qu’il y a du sujet » (Didier-Weill, 1995). La difficulté de cette position est que s’il nous est possible de conduire le sujet à repérer ce qu’il n’est pas, nous n’avons aucun moyen de lui dire ce qu’il est. Son essence n’étant qu’escence [5], c’est à un mouvement que le sujet devrait, si possible s’identifier.
22Le commandement symbolique qu’il y a derrière la proposition : « Tu n’es pas que ça », rappelle que je suis effectivement autre chose que « ça », mais également autre chose que « moi ». « Je » est un autre dont je n’ai aucune connaissance possible, mais dont la reconnaissance m’est octroyée du fait qu’elle peut être supposable. À l’occasion de la rencontre analytique, l’équivoque déjoue le destin, « dé-sidère [6] » et donc introduit à la question du désir, au sens où là où pesait le destin d’une signification figée, peut advenir, par le jeu du langage, le mouvement propre au devenir humain. Mouvement et non agitation, le premier étant à la fois orienté et adressé, le second ne l’étant pas.
D’une problématique mais nécessaire adresse
23Comment comprendre cette mise en mouvement du sujet humain ? Pour en faire entendre quelque chose, peut-être est-il judicieux de partir du lumineux exemple que Didier-Weill nous offre dans son ouvrage Un mystère plus lointain que l’inconscient (2010, p. 27-28). Il relate un épisode de la vie de Rilke alors qu’il était secrétaire de Rodin, aux alentours des années 1905-1907. Rilke souffrait à cette époque de troubles mélancoliques, d’un arrêt du mouvement donc, d’une stase du devenir, desquels rien ne pouvait l’arracher. Ni la fréquentation des ouvrages les plus intéressants ni les conversations les plus subtiles ne réussissaient à l’arracher à cet état d’abattement. Or, entrant un jour dans l’atelier de Rodin, il posa sa main sur le visage d’une statue sur laquelle le sculpteur venait de travailler. D’après son propre témoignage, il sentit alors revenir les forces de vie qui l’avaient déserté. En quoi consiste l’efficacité de ce message silencieux que les mots étaient incapables de transmettre et qui permet au poète de se mettre à nouveau en mouvement ?
24Pour pouvoir comprendre cela, nous devons ici distinguer avec précision deux types de voix. La première serait une voix silencieuse qui est un pur appel à advenir, présidant à l’apparition même du réel. C’est celle que les écritures présentifient dès le premier verset de la Genèse : « Elohîms créait les ciels et la terre. » (Entête, La Genèse, 1992, p. 33). La seconde serait une voix s’exprimant dans une parole qui vise, quant à elle, à mettre en forme ce réel advenu. C’est celle que nous croisons au troisième verset, où la voix de Dieu se fait entendre et s’exprime dans une parole : « Elohîms dit : “Une lumière sera”. Et c’est une lumière » (Entête, La Genèse, 1992, p. 41). La voix silencieuse serait à mettre en relation avec la résonance dont Lacan parle à l’occasion du séminaire consacré au sinthome le 18 novembre 1975 : « Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. On est surpris que cela ne soit nullement apparu aux philosophes anglais. Je les appelle ainsi parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que la parole, ça n’a pas d’effet. Ils ont tort. Ils s’imaginent qu’il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien ne pas traduire Trieb par instinct. Ils ne s’imaginent pas que les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. Ce dire, pour qu’il résonne […], il faut que le corps y soit sensible » (Lacan, 1975-1976, p. 17). La voix silencieuse et invocante sollicite ce moment de surrection où le réel humain s’est trouvé enflammé par la rencontre avec l’adresse et la nécessité de devenir humain. Le moment où le réel s’ignifie dans et par la voix. La voix silencieuse est celle qui sollicite l’engagement du processus d’hominescence ; la voix, s’exprimant dans une parole, le nomme et, partant, lui donne forme. Pour autant, il semble important de noter que cette nomination ne suffit pas à elle seule à produire le processus du devenir humain. Il y faut également cet espoir contenu dans la voix silencieuse qui prend non pas appui sur une représentation mais sur une supposition. Il s’agit en fait d’une adresse à travers laquelle l’Autre se révèle être en capacité de supposer un sujet à venir.
25Le rapport qu’institue le circuit de la pulsion invocante est le rapport à l’Autre et à son désir. C’est là que le but de la pulsion invocante (« se faire entendre », mais plus fondamentalement encore « se faire adresser ») se trouve le mieux mis en évidence. Être adressé est à la fois vital et problématique pour l’enfant (Leader, 2006, p. 156). Vital, car sans cette adresse de l’Autre, vocalisée dans une improvisation, appel reçu et accepté par l’infans, pas de prise de parole possible. Lorsque cet appel adressé vient à manquer, ou n’est pas agréé par l’infans, se déchaîne alors la voix archaïque et ses terribles injonctions mortifères.
26Qu’il soit adressé reste néanmoins problématique en ce que l’interpellation de l’adulte reste pour l’infans profondément énigmatique. Le « Che vuoi ? », utilisé par Lacan pour spécifier l’insondable interrogation du sujet en devenir face aux manifestations du désir de l’Autre l’indique assez. Mais également, cette nécessaire adresse peut se révéler source de difficultés, en ce que l’enfant ne peut s’en défendre. Il ne peut absolument pas refuser que l’Autre s’adresse à lui, comme il ne saurait créer un appel là où il n’en existe pas. Une psychopathologie de l’appel trouve alors à s’exprimer dans une distorsion radicale de ce rapport à l’Autre. Le sujet peut se faire porte-voix de l’Autre, dans une indifférenciation première et dans l’incapacité d’exister. Il peut également se vivre comme soumis à cette voix qui le poursuit et à laquelle il obéit, se voyant destiné par elle. Ces formes psychopathologiques peuvent trouver dans le cadre de la cure analytique une pacification par le voilement de ces voix à l’occasion d’une parole coélaborée transférentiellement. Le psychanalyste tentera alors, dans une relation transférentielle où l’adresse mortifère originaire pourra s’actualiser, de permettre à cette voix des origines de rester voilée pour qu’une parole puisse émerger.
Le but de toute forceEst de fusionner avec l’essence du soleilDe se coucher dans l’intelligence de la lumièreLes moulins à vent se détraquent en toute logiquePourquoi devrais-je m’arrêter ?Mes seins nourrissent les grappes vertes de bléLa voix, seule la voix demeureLa voix du désir limpide de l’eau à coulerLa voix de l’étoile dans sa profusion lumineuseSur la paroi féminine de la terreLa voix concevant l’embryon du sensEt l’expansion du partage de l’amourLa voix, la voix, seule la voix demeure
Bibliographie
Bibliographie
- Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation, Paris, Puf.
- Didier-Weill, A. 1995. Les trois temps de la loi, Paris, Le Seuil.
- Didier-Weill, A. 2010. Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier.
- Entête (La Genèse), trad. A. Chouraqui, Paris, Lattès, 1992.
- Freud, S. 1887-1904. « Projet d’une psychologie », Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, Puf, 2006.
- Freud, S. 1905. Trois essais sur la vie sexuelle, dans Œuvres complètes, t. VI : 1901-1905, Paris, Puf, 2006.
- Freud, S. 1915. Pulsions et destin des pulsions, dans Œuvres complètes, t. XIII : 1914-1915, Paris, Puf, 2005.
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Mots-clés éditeurs : voix, point sourd, pulsion invocante, invocation, improvisation
Mise en ligne 24/10/2013
https://doi.org/10.3917/ep.058.0040Notes
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[1]
« C’est le sujet de la jouissance, pour autant que ce terme ait un sens » (Lacan, 1962-1963, p. 203).
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[2]
« a) Le regarder, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet (nous soulignons) auquel on se montre pour être regardé par lui » (Freud, 1915, p. 176).
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[3]
Muscolo B. 2000. La Voix entre loi sumoïque et loi symbolique. Du désir à la subjectivité. Mémoire de M1 sous la direction de J.-M. Vivès, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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[4]
Un souffle muet et sourd qui crie, peut-on donner une définition plus précise d’une certaine forme de voix telle que la psychanalyse nous propose de l’appréhender ?
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[5]
Le suffixe français - escence vient du suffixe inchoatif verbal latin qui marque le commencement ou le développement d’une action. L’essence de l’homme ne peut se décliner qu’à l’inchoatif. L’aspect inchoatif se dit de celui d’un verbe propre à indiquer soit le commencement d’une action ou d’une activité, soit l’entrée dans un état. Pour le sujet naissant, l’essence ne peut se penser que comme escence. Être, c’est œuvrer pour. Re-n’escence du sujet en devenir. Le devenir humain est de l’ordre d’une poïèse, d’une autopoïèse.
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[6]
On lira, au sujet de ce passage de la sidération à la « dé-siration », les très éclairantes pages d’A. Didier-Weill, Les trois temps de la loi, 1995, p. 279-354 ; ainsi que les lumineux développements qu’y consacre M.-A. Ouaknin (1998, p. 150-169).
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[7]
Traduction du Perse au Français, Stéphane Chaumet avec la collaboration de Jaleh Chegeni. Reproduit avec l’aimable autorisation des éditions L’Oreille du Loup.