Couverture de EP_055

Article de revue

La médiation vidéo-ludique en psychothérapie

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    Nous définirons ici l’autisme comme un trouble complexe de la fonction de relation (communication et relations sociales très déficitaires) qui s’accompagne de troubles du comportement (stéréotypies, intérêts particuliers) ainsi que d’un profil cognitif hétérogène (retard mental ou non, trouble du langage, trouble déficitaire de l’attention, dimension imaginaire pauvre, déficit des processus d’imitation).
  • [2]
    La Wii propose une interface dans laquelle le joueur dispose d’une grande liberté d’action. En effet, l’individu qui est en train de jouer n’est pas relié physiquement à la machine (les manettes ne disposent pas de câbles connectés à la console), mais va devoir effectuer des actions motrices pour déclencher les mouvements de son avatar à l’écran. La manette de jeu est divisée en deux éléments qui permettent d’effectuer des actions distinctes et indépendantes et qui donnent la possibilité au patient et au thérapeute d’interagir simultanément. Les touches de commande pour effectuer les actions sont peu nombreuses (3 ou 4 au maximum) et sont disposées de manière ergonomique, maximisant le couplage cognitif. Le temps de réponse entre ce que le joueur désire réaliser au sein du jeu et ce qui se passe sur l’écran est minime et laisse donc peu de place à la frustration.
  • [3]
    Supermario Galaxy, Mario Kart, Wii Sport, Les lapins crétins.
  • [4]
    En cela, il est intéressant de noter le temps de jeu effectif ainsi que les temps de concentration et de présence pour observer s’ils augmentent au fur et à mesure des séances.
  • [5]
    Dans un rpg, par exemple, un guerrier n’évolue pas de la même façon qu’un archer ou qu’un mage.
    L’un est destiné à charger et à distribuer des coups sans compter, l’autre à attaquer de loin et à user d’adresse, le dernier à tenter d’annihiler ses ennemis en leur jetant des sorts, même si tous finissent par se battre contre l’ennemi au corps à corps.
  • [6]
    Appelés pnj, proposés par le logiciel et non contrôlés par d’autres joueurs.
  • [7]
    Pour exemple, un adolescent très dépressif, orphelin adopté puis maltraité par sa famille d’adoption, qui avait réalisé dans les Sims une maison entièrement noire, meublée de noir, avec un jardin noir et une piscine noire, s’est progressivement investi dans son personnage, relevant le défi de le faire réussir dans sa vie, son travail, ses relations amoureuses. Mais sa grande victoire était mon approbation et mes encouragements, accueillis avec un sourire radieux qui contrastait avec sa mine continuellement assombrie.

1Bien que l’utilisation du support vidéo-ludique en psychothérapie présente, encore de nos jours, un caractère innovant, son effet polémique tend à s’estomper. En effet, cette médiation, qui se révèle précieuse si l’on sait en tirer profit, a trouvé ses marques dans la communauté des psychothérapeutes, de plus en plus nombreux à l’utiliser.

2De façon générale, on distingue trois types d’usage des jeux vidéo en psychothérapie : en remédiation cognitive, pour soigner des troubles de l’attention ou remédier à l’acquisition de notions cognitives ; dans les thérapies comportementalistes, notamment dans le traitement des phobies, des addictions ou des troubles alimentaires ; en thérapie psychodynamique, qui use du support virtuel comme d’un espace de projection, de réalisation de désir et, surtout, comme d’un lieu de symbolisation et de mise en scène de contenus inconscients adressés au thérapeute, dans le cadre transférentiel.

3Si l’on connaît mieux, aujourd’hui, le rôle de l’avatar en tant que révélateur des problématiques identificatoires du sujet, les différents processus de symbolisation à l’œuvre dans le jeu, et d’une façon générale les possibilités du monde virtuel à mettre en lumière l’univers inconscient du patient et ses conflits psychiques, peu d’écrits prenant appui sur des cas concrets font part d’une expérience clinique basée sur la médiation des jeux vidéo. Cet article contribue à la réflexion praticienne suivant deux axes, cognitif et psychodynamique.

Troubles envahissants du développement et remédiation cognitive

4Le jeu vidéo se révèle un support extrêmement prometteur pour la prise en charge des enfants atteints de troubles envahissants du développement ou à traits autistiques [1]. Il permet de solliciter les sphères cognitives déficitaires de manière intensive tout en proposant un support visuel à la fois perfectionné et ludique. L’environnement virtuel dans lequel le joueur s’immerge le sollicite sur un plan perceptif (notamment visuel et sonore) et enclenche un traitement de l’information complexe ainsi qu’une adaptation à cet environnement par la mise en place de stratégies de réponses envers les différents éléments rencontrés au sein du jeu. En effet, le support vidéo-ludique a ceci de particulier qu’il impose des mouvements aléatoires indépendants de la volonté du sujet. Le joueur va donc, selon le support choisi, devoir adapter ses stratégies cognitives et effectuer des mouvements corporels en réaction aux stimuli du jeu.

5Il n’est pas rare de rencontrer dans les troubles autistiques des anomalies dans le traitement des données sensorielles, comme une hyper ou hypo- sensibilité aux différents types de stimulus. Il existe également des difficultés à traiter simultanément les informations venant des différents organes sensoriels et donc à globaliser et synthétiser les informations reçues. La stimulation offerte par le jeu vidéo agit au niveau de ces défaillances cognitives. Il est également entendu que les jeux vidéo ont un impact positif sur l’amélioration du temps de réaction et la coordination visuomotrice, mais également sur les capacités spatiales et l’attention visuelle (Shawn Green et Bavelier, 2004). Le recours à un support visuel est, de plus, souvent privilégié pour interagir avec les personnes autistes pour qui le traitement visuel est plus facile.

6Ce type de médiateur, conçu pour favoriser l’échange et le partage d’une expérience commune au sein du jeu, nous permet de solliciter et de faciliter le travail sur des processus précurseurs essentiels à la mise en place d’une communication fonctionnelle comme l’attention conjointe (enfant et soignant portent leur attention sur un objet tiers), la théorie de l’esprit (lorsque le soignant contrôle une partie des commandes, l’enfant finit par attribuer à l’autre les actions de son avatar), ou encore l’imitation (répétition des gestes de l’accompagnant ou des bruits du personnage par exemple). La situation clinique de jeu avec l’enfant permet en outre de travailler naturellement et en douceur des compétences communicationnelles essentielles. On peut ainsi aborder les réponses oui/non, l’attente, les temps de transition, la demande d’aide, le suivi de consignes de manière beaucoup plus sécurisée et ludique.

La Wii dans la prise en charge de l’autisme

7J’ai suivi Jules, 7 ans, dans le cadre d’un atelier informatique au sein d’un service d’un grand hôpital parisien spécialisé dans l’accueil d’enfants présentant des troubles envahissants du développement. Jules est un garçon qui entre dans un tableau clinique du spectre autistique. Au niveau de l’interaction, Jules est difficilement accessible, l’accroche du regard est très peu présente, des troubles du langage importants rendent compliqués les échanges avec lui. Au niveau comportemental, il montre un certain nombre de stéréotypies : il balaie très rapidement sa main devant ses yeux ou émet des bruits de bouche sonores et un rire discordant lors de situations anxiogènes. On observe également une angoisse de morcellement et une intolérance massive à la frustration qui peuvent le faire entrer dans des états d’agitation assez intenses. Le jeu est présent, mais reste relativement pauvre et répétitif. Il est ainsi essentiellement centré sur des objets récurrents comme un petit train ou des personnages en plastique.

8J’ai voulu, pour sa prise en charge, utiliser un support à la fois plus accessible et plus instinctif que l’ordinateur, qui limite les actions du joueur dans l’espace. L’enfant peut aussi avoir des difficultés à synchroniser ses actions entre le clavier et la souris, ou encore ne pas trouver les touches adéquates du clavier pour effectuer une action, etc. Le couplage entre processus de pensée et monde virtuel (Virole, 2003) n’est donc pas toujours optimum et peut être source de frustration et de découragement pour l’enfant qui est en train de jouer. Après avoir comparé plusieurs consoles de salon, mon choix s’est arrêté sur la Wii, qui ouvre des perspectives de travail conjuguant l’investissement du monde virtuel, mais aussi des dimensions corporelles et motrices nouvelles [2]. Un grand nombre de jeux vidéo conçus pour cette plateforme sont très ludiques et simples [3], et favorisent une pratique de jeu communautaire très intéressante pour un travail avec des enfants déficitaires dans la sphère communicationnelle.

9Une fois le support de jeu choisi, il fallait déterminer le cadre de travail. Une guidance physique et verbale constante paraissait notamment nécessaire, tout du moins au début, afin de contenir l’enfant au mieux et lui permettre de se maintenir dans la tâche, mais j’avais en tête d’amenuiser, voire de faire disparaître, cette guidance au fur et à mesure des séances.

10J’ai reçu Jules pendant une douzaine de séances hebdomadaires et individuelles. Le temps de travail effectif sur le jeu vidéo était variable (entre vingt-cinq et trente minutes), car il était vite fatigué. En effet, les processus cognitifs de haut niveau activés lors du temps de jeu demandent beaucoup de ressources psychiques à l’enfant et peuvent l’amener rapidement à un seuil de saturation [4]. D’autres personnes, soignants ou enfants, ont parfois été invitées pendant les temps de jeu dans le but de travailler la socialisation mais aussi la gestion d’éléments distracteurs pendant l’exécution des tâches.

11J’ai choisi une salle suffisamment grande pour que Jules puisse évoluer librement dans l’espace, délimité au fond de la salle par des fauteuils confortables dans lesquels nous pouvions nous asseoir, les murs, et une ligne située un peu en avant de la télévision que l’enfant ne devait pas dépasser (afin de protéger le matériel), même en cas de crise, sous peine d’arrêt de la séance. L’ambiance lumineuse et sonore a été aménagée en tenant compte des particularités sensorielles de Jules (hyperacousie et sensibilité accrue à la lumière) pour minimiser l’impact de la musique et des bruitages du jeu. Pour le jeu vidéo, j’ai opté pour Super Mario Galaxy qui propose un univers à la fois ludique et riche, et me suis servi du monde d’introduction, monde fermé en trois dimensions muni de nombreux éléments interactifs et de personnages qui évoluent de manière aléatoire. Jules a ainsi pu explorer et expérimenter à sa guise cet univers virtuel de manière sécurisée. Cela lui a permis de s’adapter progressivement en acquérant d’abord la maîtrise des commandes de base, en trouvant des stratégies face aux éléments aléatoires puis, dans un second temps, en tentant de jouer avec moi sur le niveau suivant.

Un univers clos dont on peut percevoir la continuité est très rassurant pour un enfant qui présente des troubles autistiques et qui a de grandes difficultés à gérer les phénomènes transitoires et la discontinuité.

12Après avoir réussi sur plusieurs séances à associer les touches aux différents mouvements du personnage du jeu, Jules a effectué certaines actions complexes demandant de synchroniser l’utilisation des manettes de la main gauche et de la main droite (faire courir le personnage et sauter par-dessus un obstacle par exemple). Il s’est servi de la fonction vue « subjective » (comme si le joueur se trouvait à l’intérieur du personnage) dans une visée exploratoire de l’univers virtuel auquel il était confronté. Il a ainsi mis en place des stratégies d’évitement des objets et des obstacles qu’il pouvait rencontrer (contournement, saut par-dessus, se baisser). Sur le plan comportemental, les schèmes de comportements stéréotypés (lève ses bras de manière répétée, regarde sa main, etc.) se sont atténués au fil des séances pour quasiment disparaître lors de nos dernières rencontres. Cette atténuation des stéréotypies n’a cependant pas pu être généralisée aux autres lieux de vie de l’enfant.

13La verbalisation et le commentaire des événements en train de se dérouler à l’écran se sont révélés très importants, et ont exercé deux fonctions essentielles : tout d’abord, garder le lien avec l’enfant et lui montrer que même si je n’interagissais pas forcément au sein de l’univers virtuel, je participais à son immersion (Virole, 2003) et qu’il n’était pas seul dans son jeu. La seconde fonction était de guider l’enfant dans ses démarches au sein du jeu et de le conduire vers les objectifs que je souhaitais le voir atteindre lors de la séance. La mise en place d’un jeu stéréotypé a ainsi été évitée et une dynamique est restée présente au sein de la séance. En effet, de façon spontanée, Jules avait tendance à se mettre en vue subjective et à observer l’eau d’un lac pendant plusieurs minutes, ou encore à faire répéter un mouvement en boucle à son personnage. Une guidance physique était alors nécessaire pour faire sortir l’enfant de son jeu stéréotypé.

14Les moments d’agitation, déclenchés au départ par une grande excitation sensorielle mais aussi par la frustration de ne pas maîtriser les commandes, se sont estompés. Jules a ainsi pu être plus présent dans l’interaction et faire preuve de quelques moments de forte concentration. Il a été également possible de travailler son angoisse de chute, l’univers du jeu permettant en effet de faire tomber le personnage dans des tuyaux et des trous, sachant que l’avatar réapparaissait de l’autre côté du monde lorsqu’il tombait.

En dehors d’un phénomène d’habituation au matériel, la situation clinique lors de l’atelier semble avoir pris au fur et à mesure une fonction parexcitatrice.

15Au niveau de l’interaction et de la communication, ce type de média a présenté un intérêt certain dans la mise en place d’une bonne alliance thérapeutique. L’enfant a montré une forte adhésion au support, ce qui a facilité les séances de travail. Ces temps de jeu ont permis notamment de travailler l’acceptation par Jules du non et de la frustration, perçus par lui comme une agression, voire un danger, et qui provoquait des gestes d’attaque envers le cadre thérapeutique (pousse la télé pour la faire tomber, rallume la lumière, met le jeu sur pause, etc.). Le fait de ne plus être dans le contrôle et la maîtrise de son environnement était extrêmement angoissant pour l’enfant. J’ai pu travailler ces dimensions par le biais de l’utilisation du bouton « pause » ou en prenant de temps en temps pleinement la possession des commandes. J’ai ainsi introduit des temps de frustration pendant les temps de jeu, très courts au début (une ou deux secondes), puis de plus en plus longs. L’enfant a ainsi accepté de partager le jeu et de ne pas avoir systématiquement le monopole de l’utilisation de la manette. Des temps de jeu partagés assez courts entre Jules et moi ont pu être mis en place, tous deux jouant de manière simultanée et synchronisée.

Les jeux vidéo en thérapie psychodynamique

16En ce qui concerne l’utilisation du médium vidéo-ludique en thérapie psychodynamique, je privilégie les jeux vidéo qui offrent la possibilité de mener des actions complètes dans le temps imparti à la séance. Ce critère n’exclut pas les jeux de type rpg (Role Playing Game) car, même si la résolution totale du jeu peut prendre plusieurs dizaines d’heures, ils offrent des quêtes intermédiaires qui donnent la possibilité au joueur de progresser et de ressentir de la satisfaction ou de la frustration. Les jeux de sport, ou encore les jeux de simulation de vie, tels les Sims, sont également de bons outils. Tous demandent au joueur de s’identifier à un personnage numérique qui représentera son action à l’écran, à savoir un avatar. Si une simple voiture de course ou un joueur de football sont également des avatars, le plus intéressant pour le travail clinique est celui que le joueur pourra façonner comme il l’entend.

17En effet, le fait de pouvoir décider du sexe, de la physionomie et des attributs d’un personnage que l’on va faire évoluer servira à mettre en lumière les enjeux narcissiques qui animent, consciemment ou inconsciemment, le joueur, et le thérapeute en saura rapidement long sur l’image que le patient a – ou n’a pas – de lui-même. En ce sens, S. Tisseron a parlé de l’avatar comme d’une « voie royale de la thérapie » (Tisseron, 2009). S’il est cependant nécessaire d’être prudent dans les conclusions hâtives que l’on peut être tenté de tirer en observant un patient construire son avatar, les choix qui déterminent son double numérique sont particulièrement révélateurs de son fonctionnement psychique [5] : l’expérience clinique a montré qu’il y a en effet coïncidence entre les modalités de jeu et certains aspects du caractère du patient – prudent, stratège, fonceur, casse-cou, indécis, violent, craintif, etc. Mais c’est dans un jeu comme les Sims où sa problématique apparaît à l’écran avec le plus de clarté, d’une part parce qu’il existe plus de choix et de possibilités dans la création du personnage, et d’autre part parce qu’il s’agit de vivre la vie de tous les jours et donc de tenir sa propre maison, de trouver un travail et d’entrer en relation avec d’autres personnages numériques [6], sous peine de voir son avatar dépérir de tristesse et de mauvaise humeur. Le regard que le thérapeute peut porter sur le double proposé à l’écran permet de travailler le rapport du patient à son image, réactivant le stade du miroir. Ainsi, considérer l’avatar avec bienveillance et neutralité, comme l’adulte peut le faire avec l’enfant qui examine son reflet dans le miroir, permet de soutenir le patient dans la reconnaissance de ce qui lui est propre et de ce qui ne l’est pas, contribuant, selon la qualité de la relation établie, à restaurer des failles narcissiques précoces [7].

Les stratégies mises en œuvre dans le jeu par le patient sont toujours extrêmement intéressantes et révélatrices de son mal-être comme de ses aspirations.

18En ce qui concerne la prise en compte du transfert, il convient de rappeler que, dans ce type de clinique, patient et thérapeute se trouvent côte à côte et non face-à-face. Leurs regards ne se croisent donc pas, mais convergent sur un objet tiers, où se déroulent l’action et le contenu de la séance. Cela permet la mise en place d’un processus régressif qui renvoie à l’attention conjointe mère-enfant : comme l’enfant et sa mère face au monde, patient et thérapeute investissent un univers extérieur à leur propre relation, ce qui se révèle réassurant lorsque la problématique du patient lui rend impossible la relation duelle, trop angoissante et insécurisante.

19Dans la clinique utilisant la médiation vidéo-ludique, si l’on veut se référer au concept winnicottien d’aire transitionnelle (Winnicott, 1971), il convient de préciser que le jeu vidéo n’est pas une aire transitionnelle en soi. Celle-ci s’installe entre le joueur et l’univers du jeu – qui est un bon support de symbolisation –, puis, grâce au processus de co-immersion (Virole, 2007), entre le patient, l’univers du jeu et le thérapeute. En ce qui concerne l’attitude clinique à adopter, Winnicott est également une référence : en effet, être côte à côte ne suffit pas, mais il est nécessaire d’être « là » avec l’enfant ou l’adolescent, et d’entrer avec lui dans cet espace transitionnel qu’il peut, grâce au jeu, créer et partager.

En situation clinique

20Je travaille dans une institution éducative et thérapeutique qui accueille des jeunes de 12 à 16 ans présentant des troubles du comportement invalidants et qui ne trouvent plus place dans aucun foyer. Structure innovante et expérimentale, ma proposition d’une médiation vidéoludique y trouva bon accueil : un ordinateur fut alloué aux séances et un budget débloqué pour l’achat de jeux.

21Avec ces jeunes inquiets et agités, parfois violents, les prises en charge psychothérapeutiques peuvent quelquefois s’avérer ardues. Difficultés d’attention, impatience, ton agressif, voire menaçant, méfiance envers l’institution et le monde adulte en général, ils cherchent fréquemment à mettre en échec le psy ou à le pousser à bout. Enfants battus, violés, maltraités psychiquement, ils ne supportent pas l’intromission de l’adulte dans leur monde interne. Winnicott dirait ici qu’il s’agit pour eux de préserver le noyau de leur vrai self, trop souvent empiété par l’environnement familial, puis par de mauvaises rencontres lors de leurs placements successifs.

Le mot d’ordre pour le thérapeute est de respecter avant tout cette intimité placée sous le signe du secret, et d’installer un espace de confiance qui, par un travail de « survie » (Winnicott, 1971) du thérapeute à chaque fois renouvelé, pourra devenir un espace transitionnel créatif et réparateur.

22L’utilisation de jeux vidéo a d’abord eu un effet non prévu mais fort appréciable, qui fut de démythifier le « rendez-vous chez le psy », auquel très peu de ces jeunes adhèrent. Progressivement, certains en sont même venus à oublier qu’ils étaient en séance de psychothérapie, et s’y rendaient dorénavant volontiers, voire avec impatience. Les jeux proposés sont les Sims, un jeu de course de voiture (Need for speed), un jeu de football (fifa 2012) et un rpg (Divinity II). Nous verrons ici les cas d’Alev et de Malik.

23Alev, 12 ans, est un enfant vif et intelligent, déscolarisé car incapable de tenir en place plus de cinq minutes. Petit et carré, il toise les plus grands avec irrévérence et mépris. Il est cependant apprécié de tous, jeunes et éducateurs, qui comprennent le caractère défensif de son comportement. Lors de la première séance, alors que le matériel informatique n’est pas encore arrivé, il me menace, me montrant un poing dressé. À d’autres reprises, il tente de casser une lampe, me jette des objets à la tête, sans toutefois me faire mal. Il ne demeure jamais plus de dix minutes en séance, se lève dès qu’il se sent fatigué, dit au revoir et s’en va sans plus de cérémonies. Lorsque le matériel informatique arrive, seuls deux jeux sont disponibles, Divinity II et les Sims auquel il choisit de jouer : il prend du temps à créer son personnage, un jeune adulte, rapidement et avec adresse, construit sa propre maison, la meuble avec goût. Cependant, dès que son avatar doit entrer en contact avec les autres, il n’arrive à rien, à croire que le jeu s’ingénie à faire échouer ses tentatives de lien. Il s’impatiente, décide de trouver une amoureuse, choisit la première jeune femme qui passe et tente directement de la séduire, sans passer par les préalables nécessaires imposés par le jeu (connaissance, amitié). Il en résulte une éviction directe et indignée de la part du personnage numérique féminin, qui le plonge dans l’exaspération. Après cet échec, il ne rejouera plus jamais aux Sims et boudera les séances. Une fois le jeu de course de voitures acheté, il y joue volontiers. Il provoque des accidents de la circulation, projette sa voiture contre un mur, se déplace en marche arrière, revient au point de départ… Ses difficultés et ses mécanismes psychiques sont évidents, notamment une compulsion de répétition particulièrement morbide, mais je ne les pointe pas, même indirectement : le temps de la parole interprétative n’est pas encore venu. Quelques bribes de son histoire communiquées par la psychologue institutionnelle m’aident à intégrer les données de l’anamnèse avec ce que j’observe de son jeu. Les entretiens sont difficiles, il assène sur l’ordinateur des coups de poing à peine retenus, le recadrage est nécessaire et constant. Il intègre cependant peu à peu les limites, et insiste sur sa volonté de continuer les séances. Progressivement, quelque chose change. L’alliance thérapeutique semble s’installer et le transfert opérer. Alev accepte à présent que je participe au jeu par des commentaires, des indications, m’apprend à manier la voiture, m’enseigne des astuces. Les séances durent désormais une heure. Un jour, il ne veut pas jouer, s’installe sur un canapé, prend une couverture et un coussin, et, ainsi enveloppé, me demande une berceuse. Que je lui chante. L’éducateur chargé de le raccompagner arrivé, il faut le tirer d’un profond sommeil. J’apprendrai par la suite qu’il lui arrive la nuit de s’enfermer dans un placard pour pouvoir s’endormir, ce qui met en évidence la fonction contenante des séances. Celles-ci s’ensuivent, et le dialogue s’installe pendant le jeu. À mes questions, Alev, qui a maintenant 14 ans, répond sans difficultés et avec franchise, sans trop s’épancher cependant. Un lien toutefois encore très ténu s’est créé, la difficulté étant désormais de le maintenir et de continuer d’installer des espaces de parole.

24Malik est un jeune de 12 ans, qui montre envers les autres un comportement agressif et provocant. Bien qu’étant frêle de constitution, il parle comme un caïd et n’a de cesse que de se mettre les autres à dos. Scolarisé à temps partiel, il porte à bout la patience des professeurs et sème la zizanie parmi les autres élèves. Il a deux jeux de prédilection, Need for speed, dans lequel il est très habile, et Divinity II qu’il a découvert avec enthousiasme, la possibilité de se transformer en dragon à partir d’un certain niveau exerçant sur lui une véritable fascination. Il adhère aux séances avec force, le transfert est vite signifié : « Toi et moi, ce n’est plus possible ; une fois par semaine, c’est trop peu… » Son comportement se modifie à chaque fois le long de la séance. Il commence à jouer à Divinity II de façon anxieuse, ne supportant pas mes commentaires, me demandant de me taire, puis se fâchant parce que je ne dis rien. Peu à peu, il se calme et, à la fin de la séance, il est apaisé. Il déteste cependant perdre et quand il se fait tuer, il décide qu’il n’y jouera plus jamais, se remettant à jouer au jeu de course. Je signifie alors par quelques mots que ce n’est pas grave, qu’il aurait pu essayer encore, lui fais comprendre que l’attaque de front n’est pas toujours la meilleure stratégie. Les premières fois, il accepte de revenir à Divinity II, mais me demande de franchir le cap pour lui. Je le fais, tue le boss récalcitrant et lui rend la souris. Il la reprend avec un enthousiasme renouvelé et continue de gagner des niveaux. Il en est venu à présent à se transformer en dragon, avec un plaisir intense. Il supporte beaucoup mieux la frustration. Lorsqu’il rencontre une difficulté qu’il a du mal à surmonter, il ne renonce plus mais cherche une stratégie et insiste jusqu’à y arriver ; il me regarde alors en souriant, et déclare, satisfait : « Alors, c’est qui le boss ? » Mon but est de continuer à travailler sur l’image dévalorisée qu’il a de lui-même, car il s’agit en fait d’un garçon timide et effrayé au contact des autres, peur qu’il transforme en agressivité, préférant attaquer que de risquer lui-même d’être anéanti.

25Ce jeune est un bon exemple pour montrer qu’une action thérapeutique peut être menée sans que la parole aborde pendant un temps d’autre thème que celui du jeu vidéo. Je sais pourtant par expérience que, tôt ou tard, celui-ci ne sera plus qu’une toile de fond au dialogue, qui s’amorce déjà autour de son comportement au collège. Le côte à côte pourra ainsi laisser place au face-à-face, le jeu vidéo n’étant plus qu’un lointain souvenir, totalement désinvesti.

Pour conclure

26Nous espérons, avec ces exemples cliniques, avoir montré combien la psychothérapie peut gagner à utiliser le jeu vidéo comme médiation, lorsque celle-ci s’avère nécessaire. Nous souhaitons pointer ici la nécessité de concevoir un jeu qui soit adapté aux séances, car les jeux commerciaux comportent beaucoup de facteurs qui rendent difficile leur utilisation, ne serait-ce que par leur caractère chronophage. Par ailleurs, ces derniers ne cessent d’évoluer, ce qui demande sans cesse des réajustements et le courage de réinventer sa pratique alors qu’elle s’était confortablement installée sur les bases d’un environnement ludique maîtrisé, devenu cependant désuet. Il serait ainsi souhaitable de disposer d’un logiciel adapté aux séances, qui puisse, bien qu’évoluant avec les progrès de la technique, proposer en continuité les mêmes repères et les mêmes possibilités d’exploitation par le patient et par le thérapeute. Cette nécessité a déjà été prise en compte par la communauté scientifique lorsqu’il s’agit de travailler la dimension cognitive, avec la création de jeux « sérieux » – serious games – destinés à l’apprentissage, la simulation et à la remédiation cognitive proprement dite, de même que lorsqu’il s’agit, sous un angle comportemental, de désensibiliser le sujet à des situations de stress entraînant phobies ou addictions – pour exemple, le jeu PlayMancer, utilisé à l’hôpital Bellvitge de Barcelone. Si la réalité psychodynamique est plus complexe à traiter puisqu’elle relève de processus inconscients, elle est non moins nécessaire à considérer.

Bibliographie

Bibliographie

  • Peeters, T. 2008. L’autisme, de la compréhension à l’intervention, Paris, Dunod.
  • Poirier, N. 1998. « La théorie de l’esprit de l’enfant autiste », Santé mentale au Québec, vol. 23, n° 1, p. 115-129.
  • Shawn Green, C. ; Bavelier, D. 2004. « The cognitive neuroscience of video games », Digital Media : Transformations in Human Communication, Messaris & Humphreys.
  • Tisseron, S. 2009. « L’avatar, voie royale de la thérapie, entre espace potentiel et déni », Adolescences, no 69.
  • Tisseron, S. ; Missonnier, S. ; Stora, M. 2006. L’enfant au risque du virtuel, Paris, Dunod.
  • Virole, B. 2003. Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Paris, Hachette littératures.
  • Virole, B. 2007. « Phénoménologie de l’immersion, attribution de sens à la réalité virtuelle », http://www.omnsh.org/spip.php?article115.
  • Winnicott, D. W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 2000.

Notes

  • [1]
    Nous définirons ici l’autisme comme un trouble complexe de la fonction de relation (communication et relations sociales très déficitaires) qui s’accompagne de troubles du comportement (stéréotypies, intérêts particuliers) ainsi que d’un profil cognitif hétérogène (retard mental ou non, trouble du langage, trouble déficitaire de l’attention, dimension imaginaire pauvre, déficit des processus d’imitation).
  • [2]
    La Wii propose une interface dans laquelle le joueur dispose d’une grande liberté d’action. En effet, l’individu qui est en train de jouer n’est pas relié physiquement à la machine (les manettes ne disposent pas de câbles connectés à la console), mais va devoir effectuer des actions motrices pour déclencher les mouvements de son avatar à l’écran. La manette de jeu est divisée en deux éléments qui permettent d’effectuer des actions distinctes et indépendantes et qui donnent la possibilité au patient et au thérapeute d’interagir simultanément. Les touches de commande pour effectuer les actions sont peu nombreuses (3 ou 4 au maximum) et sont disposées de manière ergonomique, maximisant le couplage cognitif. Le temps de réponse entre ce que le joueur désire réaliser au sein du jeu et ce qui se passe sur l’écran est minime et laisse donc peu de place à la frustration.
  • [3]
    Supermario Galaxy, Mario Kart, Wii Sport, Les lapins crétins.
  • [4]
    En cela, il est intéressant de noter le temps de jeu effectif ainsi que les temps de concentration et de présence pour observer s’ils augmentent au fur et à mesure des séances.
  • [5]
    Dans un rpg, par exemple, un guerrier n’évolue pas de la même façon qu’un archer ou qu’un mage.
    L’un est destiné à charger et à distribuer des coups sans compter, l’autre à attaquer de loin et à user d’adresse, le dernier à tenter d’annihiler ses ennemis en leur jetant des sorts, même si tous finissent par se battre contre l’ennemi au corps à corps.
  • [6]
    Appelés pnj, proposés par le logiciel et non contrôlés par d’autres joueurs.
  • [7]
    Pour exemple, un adolescent très dépressif, orphelin adopté puis maltraité par sa famille d’adoption, qui avait réalisé dans les Sims une maison entièrement noire, meublée de noir, avec un jardin noir et une piscine noire, s’est progressivement investi dans son personnage, relevant le défi de le faire réussir dans sa vie, son travail, ses relations amoureuses. Mais sa grande victoire était mon approbation et mes encouragements, accueillis avec un sourire radieux qui contrastait avec sa mine continuellement assombrie.
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