Notes
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[1]
On pourra se référer à l’excellent article de Patrick de Neuter « Père réel, imaginaire et symbolique » (2002, p. 1202).
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[2]
Un monde sans limites, titre auquel j’emprunterai beaucoup pour ce paragraphe.
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[3]
Ibid., p. 50.
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[4]
Je ne résiste pas au plaisir de citer un médecin directeur de cmpp me déclarant, à propos de Parents, osez dire non, paru en 1996 chez Albin Michel : « Bah, pourvu que ça ne fasse pas le jeu du Front national » (sic).
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[5]
Le Monde, 12 mai 2011.
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[6]
Dont je rappelle que c’était un hégélien qui fut le maître de Lacan.
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[7]
C’est-à-dire irréductibles à d’autres. On peut dire aussi simples ou élémentaires.
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[8]
Je résume à l’extrême ce livre très démonstratif qu’il faut lire en entier.
1Isabelle, belle femme de 45 ans, vivant en concubinage depuis plusieurs années, est désespérée : son fils Benji, 16 ans, est déscolarisé depuis trois ans. Pourquoi « Benji » ? Parce qu’elle a passé son voyage de noces à l’île Maurice avec le père du garçon, dont elle est divorcée depuis quatorze ans. Elle a vécu en Savoie deux ans avec lui, puis est restée dans la région, ce qui a permis une garde alternée de quelques années. Mais très vite, Benji a mal supporté la nouvelle épouse de son père, lequel le « tapait pour qu’il lui parle ». Amoureuse de son ami actuel, Isabelle a accepté de déménager dans la région parisienne pour le suivre, ce qui a fait perdre tous ses attaches à son fils. Les disputes étaient nombreuses avec ce nouvel ami ; un jour même elle l’a mis dehors, et le jeune adolescent a ouvert la porte en lui intimant : « C’est ça, casse-toi ! » Il faut dire que quand l’ami n’est pas là, les relations mère-fils sont idylliques. Cela n’empêche pas celui-ci de fumer du haschich et de faire du trafic, ce qui lui a valu quelques interpellations. La justice des mineurs a d’ailleurs été sollicitée pour divers actes de petite délinquance ; le nouveau beau-père, René, a demandé l’intervention du juge et une éducatrice a été désignée pour le suivre : elle ne l’a vu qu’une fois jusqu’à présent. Ces actions ne sont pas coordonnées et un jugement se fait attendre. Un jour, ayant trouvé dans la chambre de Benji une quantité importante de haschich, René l’a confisqué sans rien dire. Comme par hasard, la famille se fera cambrioler la semaine suivante d’une manière très sélective et sans infraction : les parents ne feront aucune remarque à Benji. Depuis, les relations sont extrêmement tendues entre ce dernier et René. Benji ne mange plus avec eux, ne le salue plus, si bien que René est exaspéré et que la mère envisage de trouver un appartement pour son fils et elle, son ami allant vivre dans une banlieue lointaine. Bien entendu, Benji a usé plusieurs psys sans succès et ne veut plus en voir. La mère suppose qu’il souffre, mais tout va tellement bien quand ils ne sont que tous les deux. Bien sûr, elle a envisagé de l’envoyer en Savoie chez son père, mais Benji lui a assuré qu’il se sauverait, et de toute façon, son père est trop brutal : il serait encore capable de le frapper. Isabelle a conscience de son attachement indéfectible pour ce fils, comme de son caractère passionnel ; elle lit beaucoup de livres de psychologie, mais elle a toujours été incapable de s’en remettre à un homme pour son éducation. Elle a tenté aussi un « microlycée », cette structure adaptée aux élèves déscolarisés et voulant néanmoins reprendre un rythme scolaire, mais celui auquel elle pensait était vraiment trop loin : deux heures de trajet par jour étaient insurmontables pour Benji. En outre, celui-ci a refusé toutes les tentatives d’orientation et ne sait pas dans quelle direction aller.
Quelques questions préliminaires
2Si j’ai choisi cet exemple récent, c’est qu’il me paraît paradigmatique de cette nouvelle catégorie d’élèves qu’on appelle les décrocheurs et pour lesquels on va jusqu’à remettre en cause... le système scolaire lui-même. Le pédopsychiatre se trouve désarmé devant de tels cas, où on lui fait jouer un rôle qui ne semble pas le sien a priori, puisqu’il s’agit surtout de trouver un type d’école qui convienne à ces élèves. Malheureux quand ils s’obligent à remplir leurs journées, sans les copains, cela ne suffit pas pour créer une demande d’aide qu’ils refusent la plupart du temps. Car, entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de phobie scolaire (parfois motivée par de réels mauvais traitements la plupart du temps inavoués et inavouables), quels que soient les motifs invoqués à l’origine de ce qui n’est qu’un absentéisme (Huerre, 2006). Certes, la question se pose dans des cas bien précis et facilement diagnosticables : dépression, phobie scolaire liée au harcèlement, etc. Mais faut-il « psychiatriser » ce décrochage ? Une doxa actuelle pousse à pathologiser ce comportement : il n’est pas normal de ne pas aller à l’école, de ne rien faire d’autre et – paradoxalement – sans avoir l’air d’en souffrir outre mesure. C’est pourquoi les psychiatres ne trouvant pas de pathologie avérée, le public se tourne vers les pédopsychiatres psychanalystes, censés découvrir des motivations inconscientes à ce comportement asocial. Il ne reste alors plus que le refus de consulter – ce que nous observons ici chez Benji – pour mettre fin à cette vaine recherche.
3D’autres vont mettre en question l’école dans une démarche sociologisante, teintée de psychologisme. L’exemple le plus frappant en est donné par Pierre Bourdieu dans La misère du monde (1993) : « L’institution scolaire inflige souvent des traumatismes propres à réactiver des traumatismes initiaux : les jugements négatifs qui affectent l’image de soi trouvent un renforcement, sans doute très variable, dans sa force et sa forme, chez les parents, qui redouble la souffrance et place l’enfant ou l’adolescent devant l’alternative de se soumettre ou de sortir du jeu par différentes formes de dénégation et de compensation ou de régression. » Sans nier ces atteintes à l’image du corps, on peut dire qu’elles sont le lot commun de l’éducation de tout enfant si cette éducation les a suffisamment aguerris pour affronter les misères de la vie quotidienne et le rapport aux autres. S’il faut aller dans le sens d’une influence nocive de l’école, c’est plutôt à mon sens dans les obligations que la loi lui impose en fonction de cette fameuse doxa actuelle faite d’égalitarisme forcené, dont les plus évidentes sont la déjà ancienne « obligation scolaire », toujours remise au goût du jour, et surtout le fameux « collège unique », source de violences innombrables.
4L’institution scolaire redouble d’inventivité et crée de multiples structures adaptées à ceux qui refusent l’école ou ont décroché après une mauvaise orientation. Citons, outre les microlycées plus ou moins autogérés et les écoles de la deuxième chance, le lycée du temps choisi, le lycée intégral, le lycée de la solidarité internationale, la classe envol (qui propose trois rentrées par année scolaire), etc. Toutes ces structures tolèrent l’absentéisme, s’adaptent aux horaires décalés, instituent avec les professeurs des rapports nouveaux. Ce qui laisse à penser que leur souplesse, leur bienveillance, leur proximité tend de plus en plus à faire jouer à ces professeurs… un rôle de parents. Parents qui auraient manqué peut-être ?
5La remise en cause des parents, last but not least, est à la fois tentante, surtout dans le discours politique, et tellement évidente au regard extérieur que les parents s’en défendent en multipliant les solutions centrées sur l’adolescent, solutions abondamment fournies par les services sociaux. En ce qui concerne le discours politique, remarquons simplement que le fait, explicable, de pénaliser les parents des absences ou de l’absence de leur enfant à l’école obligatoire parce qu’ils sont censés avoir autorité sur eux, revient à les infantiliser et précisément à leur retirer le peu d’autorité qu’on leur suppose. C’est d’ailleurs in fine la conséquence de toutes les lois dites de protection sociale visant idéalement le bien de l’enfant : retirer leurs droits aux parents pour les transférer à l’administration. D’autre part, il est intéressant d’analyser le cas de Benji pour dégager en quoi l’autorité du père et celle de la mère ont été inopérantes. Car ce cas de figure se reproduit très fréquemment, surtout s’il est la conséquence d’une ambiance générale sur laquelle je vais revenir.
6Le lien de Benji et de sa mère est remarquable. Tout se passe comme s’il était le seul homme de sa vie qu’elle ne met pas à la porte. On peut bien sûr parler à ce sujet de lien incestueux, voire incestuel selon le néologisme formé par P. C. Racamier (1995). Cela nous est présenté comme douloureux mais aussi inéluctable que le destin : « C’est mon fils » en est la formulation banalisée. Et quand on a la curiosité de demander qui pourrait s’interposer dans cette relation personnelle prétendument pénible, et qu’on évoque soit le père ou même le géniteur, soit celui qui partage la vie familiale et le lit de la mère, on s’entend opposer des arguments offusqués et rédhibitoires. Ce tiers auquel nous faisons allusion est présenté comme une brute incapable de comprendre l’enfant et se faisant obéir par la force, voire les coups. Le père de Benji est décrit comme un père incapable, ce dont Benji est lui-même convaincu, alors que ce père n’est ni absent, ni incapable de se mobiliser pour son fils. Quant au compagnon, certes il n’est pas très « psychologue », mais de toute façon, il compte pour du beurre. Cette configuration doit nous interroger sur le fameux complexe d’Œdipe censé structurer, au moins névrotiquement, les gens dits « normaux ». Il serait facile de se débarrasser de la question en disant que certains échappent à ce complexe qui implique à la fois la mère et le père, et entrent ainsi dans la cohorte des structures perverses et autres cas-limites, mais la fréquence même et la nouveauté indéniable de cette configuration nous ouvrent à de nouvelles interrogations. Car si le père symbolique, selon les classifications de Lacan [1], reste opérant dans la plupart de ces cas qui ne sont donc ni psychotiques, ni pervers, le père réel en tout cas subit de nos jours une sacrée déchéance, largement influencée par ce que j’ai appelé la doxa contemporaine.
Effondrement de la fonction paternelle
7Il n’est pas inutile, pour le pédopsychiatre qui va « prendre en charge » de tels cas, de savoir dans quel contexte s’inscrit, chez leurs parents, l’autorité dont ils auraient eu besoin. Lorsque j’expliquai dans un exposé les phobies scolaires par un « ratage » de l’Œdipe (Delaroche, 2006), ratage dû essentiellement à la disqualification du père, un éminent pédopsychiatre m’objecta que tout cela était dépassé. Au-delà d’une critique formelle, cette remarque venant pourtant d’un professionnel, témoigne à quel point notre société corrobore ce déclin devenu effondrement de la « fonction paternelle ». Rappelons brièvement que cette fonction a pour effet l’interdit de l’inceste de l’enfant avec sa mère, interdit opposé par le père réel quand il incarne le père symbolique. Le défaut, la disqualification du père réel suscite chez l’enfant une sorte de succédané réparateur mais fantasmé qu’on appelle père imaginaire, figure menaçante de gendarme qui vise à prévenir du risque incestueux. C’est très exactement ce mécanisme qu’on voit à l’œuvre dans le cas précité : le discrédit du père (qui pourrait jouer le rôle symbolique de séparateur) entraîne l’apparition d’une figure menaçante réelle ou supposée qui n’a pu agir faute d’accréditation, d’abord par la mère, puis par l’enfant. Ce père imaginaire peut tout aussi bien être un père idéal, mais aussi irréel, car dans les faits son action est nulle.
8En voici une illustration, issue d’un psychodrame individuel : Abdel est un jeune délinquant qui n’a jamais connu son père, sinon par ouï-dire, soit « un Égyptien qui n’a jamais reconnu son fils ». Il est élevé par sa mère et surtout sa grand-mère maternelle et tous ses oncles avec lesquels ils habitent. En psychodrame individuel, il réclame l’intervention de ce père qui enfin réglerait ses problèmes et ne cesse de faire appel à lui. On joue bien sûr ce père imaginaire qui, dans le jeu, dès qu’il intervient « réellement », par exemple pour demander à Abdel des comptes sur sa scolarité, est immédiatement récusé par l’adolescent qui le portait aux nues l’instant d’avant.
9Cette dissociation du père dans nos deux exemples est le reflet intime d’une autorité paternelle devenue dans la loi de 1970 autorité parentale, avec des conséquences familiales et sociales que je résumerai brièvement. Mais avant, il est capital de savoir, avec Jean-Pierre Lebrun [2], que cette fonction du père n’est possible que si « le social [vient] entériner ce qui est soutenu au sein de l’enceinte privée » (Lebrun, 2001, p. 47), ce qui n’est plus le cas actuellement. Cette loi instituant l’autorité parentale entraîne une « famille égalitaire où la hiérarchie a disparu dans le couple et où elle s’estompe entre les générations » (2001, p. 17). Et Jean-Pierre Lebrun de constater, avec Évelyne Sullerot, que « la pierre angulaire sur laquelle était édifié le système patriarcal s’étant brisée, la femme est devenue celle qui décide et celle qui met au monde. C’est elle qui choisit l’homme avec qui elle fera son enfant. C’est elle qui choisit la période qu’elle estime la plus favorable à son projet. Elle est devenue, en quelque sorte, à la fois père et mère à l’origine de l’enfant » (Sullerot, 1992, p. 12). Marie-Thérèse Meulders-Klein (2000) le confirme : « L’évolution de notre droit et la substitution de l’autorité parentale à l’autorité paternelle ne peuvent qu’aboutir à une prépondérance de fait de la mère [3]. » Cela a pour conséquence ultime que « l’interdit de l’inceste est désormais laissé à la seule charge du sujet » (Lebrun, 2001, p. 138), ce que nous, psychanalystes, constatons journellement dans les cures d’adolescents et de jeunes adultes.
10Jean-Pierre Lebrun voit dans l’apparition du discours de la science l’origine de ce déclin du père. Ce discours, devenu partie intégrante du social produit précisément « un nouveau lien social, où ce qui est désormais moteur, ce qui commande, ce n’est plus l’éducation du maître, son dire, mais un savoir d’énoncés, un ensemble acéphale de dits » (Lebrun, 2001, p. 59). Et ce savoir s’affranchit de la confrontation à la réalité pour devenir lui-même vérité. Un bon exemple est celui de l’affaiblissement du père légal au profit du père biologique tel qu’il est « prouvé » par l’analyse de l’adn. Cette « vérité » devient prétention totalisante et le « tout est possible » le trait qui caractérise nos sociétés modernes dans la mesure « où nous sommes en train d’accomplir des choses que tous les âges ont considérées comme la prérogative exclusive de l’action divine » (Arendt, 1958).
11Ce « symbolique virtuel », « abâtardi », que le sujet rencontre aujourd’hui dans le social, Lebrun l’entend dans ce nouveau langage édulcoré (« plan social » pour licenciement, « gestion des ressources humaines » pour direction du personnel, etc.), et j’ajouterai dans cette dictature du « politiquement correct » qui entraîne autant l’impossibilité de dire non [4] qu’un égalitarisme forcené et généralisé, sans parler de cet envahissement pseudoscientifique venu d’outre-Atlantique qui vise à évaluer l’activité des institutions soignantes, passives et soumises, avec des critères prétendument techniques (comme le pmsi basé sur le dsm en vigueur). C’est néanmoins dans cette société que se produit ce « décrochage scolaire » de plus en plus fréquent (estimé de juin 2010 à mars 2011 à 293 000 individus dont 180 000 perdus de vue [5]) et dans ce contexte que se situe l’intervention éventuelle des psys et des travailleurs sociaux.
Faut-il intervenir, et comment ?
12La demande d’intervention du psy, parfois suggérée par l’école, émane le plus souvent de parents désemparés, sinon désespérés. Et, comme on l’a vu, cette demande est particulièrement ambivalente. Le psy est mis d’emblée au défi de résoudre un problème insoluble et celui-ci a pratiquement toujours l’impression qu’on le consulte trop tard. Il existe pourtant des demandes authentiques et des prises en charge auxquelles il est possible de répondre, à condition, à mon avis, d’ordonner cette réponse selon trois axes dont il faudra respecter la chronologie : restaurer l’autorité, trouver des solutions pratiques adaptées, mettre en route une guidance des parents. Inutile de préciser que cette prise en charge sera longue, difficile, et surtout fera jouer au psy un rôle qui lui paraîtra souvent dépasser ses compétences et sa neutralité.
Restaurer l’autorité
13L’adolescent errant et désoeuvré que nous avons évoqué en première partie n’est pas insensible à toute autorité, contrairement à l’impression qu’il donne. Comme chacun d’entre nous, il en a eu besoin étant enfant et il en aura besoin longtemps encore. Mais il est capital de savoir que le type d’autorité dont il a besoin à l’adolescence change complètement de caractère, de forme et d’agent. Je décrirai cette transformation à l’aide d’un livre aussi capital que méconnu, qui nous permettra en quelque sorte de tenter de pallier cet effondrement du père réel (qui nous complique singulièrement la tâche), en passant par une réflexion indispensable pour qui s’occupe d’adolescents. Permettez-moi donc un bref détour.
14La notion de l’autorité, écrit par Alexandre Kojève [6] en 1942, n’est paru qu’en 2004. À la recherche de l’essence de l’autorité qu’il définit comme « la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre) sans que ces autres réagissent sur lui tout en étant capables de le faire » (Kojève, 2004, p. 58), il décompose celle-ci en quatre types purs [7] : l’autorité du Père (ou des parents), l’autorité du Maître (sur l’esclave, etc.), celle du Chef sur la bande, et enfin celle du Juge [8]. Étudiant ensuite les théories de l’autorité, il s’aperçoit à son grand étonnement qu’elles se réduisent à quatre également. Je les énumère et les caractérise : 1. les théories théologiques ou scolastiques où l’autorité appartient à Dieu et procède de lui, et qui, bien sûr, ne se discute pas ; 2. la théorie de Hegel qui réduit l’autorité au rapport maître-esclave, dans lequel, comme on le sait, « le premier a risqué sa vie pour être reconnu, le second préfère la soumission à la mort », autorité du pouvoir ; 3. la théorie d’Aristote justifie l’autorité par la sagesse, le savoir, qui permet de prévoir l’avenir, c’est donc l’autorité du savoir ; 4. enfin, celle de Platon, où l’autorité repose sur la justice et émane d’elle, c’est une autorité liée à l’égalité. Kojève assemble ensuite les quatre figures de l’autorité avec les quatre théories de la façon suivante : le père avec la théorie théologique ; le maître avec la théorie de Hegel ; le chef avec la théorie d’Aristote, le juge avec la théorie de Platon.
15Essayons maintenant très simplement de rapporter ces quatre types d’autorité à ce que nous savons de la structure familiale.
- L’autorité qui procède de Dieu est manifestement celle du pater familias, elle ne se discute pas.
- L’autorité du maître est aussi celle de la toute-puissance, comme celle qui appartient à la mère archaïque (ou phallique) efficiente dans la petite enfance.
Si ces deux types d’autorité peuvent encore opérer pendant l’enfance, il n’en va pas de même à l’adolescence. Les deux types suivants, en revanche, ne sont pas l’apanage des seuls parents, et conviennent en général beaucoup plus à l’adolescent. - L’autorité du chef qui peut être, caricaturalement, celle du leader de la bande de jeunes, mais aussi celle de l’adulte car, rappelons-le, c’est l’autorité de la sagesse, du savoir, c’est-à-dire de celui qui peut prévoir un tant soit peu le futur (Aristote). C’est aussi l’autorité du psychologue-orienteur qui, grâce à sa neutralité et fort de son expérience, gagnera la confiance du jeune et lui redonnera espoir dans ses possibilités.
- L’autorité du juge enfin, est celle qui émane de toute personne, parents ou enseignants, censée avoir autorité sur les jeunes, quand elle respecte l’égalité de chacun, respect auquel les adolescents sont particulièrement sensibles.
À la recherche de solutions pratiques
16Il est toujours indispensable de suggérer à l’adolescent un établissement adapté, à condition que cette suggestion tombe au moment où l’adolescent peut l’entendre et ne lui apparaisse pas comme la réaction de panique d’adultes angoissés. Le décrochage scolaire laisse en effet supposer une certaine angoisse masquée, qu’elle suscite nécessairement chez lui. Les solutions pratiques ne sont pas toutes miraculeuses.
17Citons d’abord les moins complexes, résultat d’une mauvaise orientation, malheureusement fréquentes en raison de la rigidité de certains règlements.
- Il est possible de reprendre un cursus, même avec beaucoup de retard, grâce aux écoles de la deuxième chance, créées par Édith Cresson en 1997, qui permettent une intégration professionnelle et sociale. Il en existe 63 dans 33 départements.
- Les lycées adaptés aux jeunes qu’ils reçoivent, comme les microlycées, suite des lycées autogérés où l’organisation est plus ou moins partagée entre adultes et adolescents. Il n’y a pas ici de « hiérarchie » telle qu’on la trouve dans les lycées dits normaux, mais un égalitarisme affiché entre adulte et adolescent où l’autorité – qui existe ! – repose sur le savoir. Les professeurs adultes y sont de leur propre gré et sont souvent d’anciens adolescents ayant eu eux-mêmes des difficultés avec la discipline scolaire. Les microlycées ont été inaugurés en 2000 avec celui de Sénart, mais d’autres ont suivi de 2008 à 2010, à Vitry notamment. D’autres structures parallèles existent dans l’Éducation nationale (cf. la liste dans le paragraphe « Quelques questions préliminaires ») et le privé.
- Les institutions soignantes (hôpitaux de jour, internats spécialisés, etc.) offrant une scolarité peuvent être une solution quand la pathologie (psychose, inhibition névrotique grave, dépression, etc.) est au premier plan. Elles risquent cependant d’être refusées par les adolescents non préparés qui y voient une aliénation sociale insupportable.
La guidance des parents
18Elle fait partie de cet accompagnement car l’autorité des parents doit pouvoir faire alterner compréhension et fermeté dans des proportions subtiles. Il faut dire à cet égard que les problèmes d’autorité et de discipline qui en découlent constituent un des rares domaines où les conseils d’un thérapeute sont utiles. Ils peuvent même donner lieu à une véritable rééducation des parents dans ce domaine. Certains parents sont accablés, en particulier par le poids de la responsabilité qu’on fait peser sur leurs épaules dans le même temps qu’on leur dénie la capacité de résoudre ces problèmes. De plus, leur propre éducation, soumise à l’air du temps et aux modes du moment, agit comme un surmoi implacable qui leur interdit littéralement de faire avec leur enfant ce que le bon sens leur suggère pourtant. C’est là que le soutien d’un professionnel, qui agit en tiers, peut leur donner ou leur redonner l’assurance qu’ils avaient perdue. Ce travail, long et difficile, se heurte bien sûr – rarement – à un nihilisme difficilement contournable, mais qui, dans l’immense majorité des cas, quand il bénéficie d’une écoute psychanalytique, porte ses fruits. D’ailleurs – sauf en cas de famille monoparentale – le thérapeute peut profiter et valoriser le regard du conjoint et relancer une dynamique de couple parentale que le conflit fréquent avec l’adolescent avait grippée. Cette guidance parentale peut être souvent le prélude à la prise de conscience par l’adolescent de son implication personnelle dans un destin jugé auparavant avec fatalisme ou teinté d’une touche paranoïaque.
Bibliographie
Bibliographie
- Arendt, H. 1958. La condition de l’homme moderne, Paris, Folio, 2002.
- Bourdieu, P. 1993. La misère du monde, Paris, Le Seuil.
- Delaroche, P. 2006. « Le prix de l’absence », P. Huerre, (sous la direction de), L’absentéisme scolaire. Du normal au pathologique, Paris, Hachette Littérature.
- Huerre, P. (sous la direction de). 2006. L’absentéisme scolaire. Du normal au pathologique, Paris, Hachette Littérature.
- Kojève, A. 2004. La notion de l’autorité, Paris, Gallimard.
- Lebrun, J.-P. 2001. Un monde sans limites, Toulouse, érès.
- Meulders-Klein, M.-T. 2000. « La personne, la famille et le droit 1968-1998, Trois décennies de mutation en Occident », Revue internationale de droit comparé, vol. 52, n° 3.
- Neuter, P. de. 2002. « Père réel, imaginaire et symbolique », A. de Mijolla (sous la direction de), Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy.
- Racamier, P. C. 1995. L’inceste et l’incestuel, Paris, Les éditions du Collège de psychanalyse.
- Sullerot, E. 1992. Quels pères, quels fils ?, Paris, Fayard.
Mots-clés éditeurs : Kojève, phobie scolaire, effondrement de la fonction paternelle, écoles de la deuxième chance, différents types d'autorité, microlycées
Mise en ligne 30/11/2012
https://doi.org/10.3917/ep.054.0065Notes
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On pourra se référer à l’excellent article de Patrick de Neuter « Père réel, imaginaire et symbolique » (2002, p. 1202).
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[2]
Un monde sans limites, titre auquel j’emprunterai beaucoup pour ce paragraphe.
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Ibid., p. 50.
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[4]
Je ne résiste pas au plaisir de citer un médecin directeur de cmpp me déclarant, à propos de Parents, osez dire non, paru en 1996 chez Albin Michel : « Bah, pourvu que ça ne fasse pas le jeu du Front national » (sic).
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[5]
Le Monde, 12 mai 2011.
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[6]
Dont je rappelle que c’était un hégélien qui fut le maître de Lacan.
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[7]
C’est-à-dire irréductibles à d’autres. On peut dire aussi simples ou élémentaires.
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Je résume à l’extrême ce livre très démonstratif qu’il faut lire en entier.