Notes
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[1]
Dans son article sur Le développement affectif primaire, Winnicott (1945) s’interroge sur l’autoérotisme et la relation d’objet à partir de la succion du pouce, objet qui est d’abord à la fois à la mère et à l’enfant et qui favorise la structuration subjective de l’enfant, son individuation. C’est un peu de la mère que l’enfant emmène avec lui, et c’est un peu de lui qu’il enlève à sa mère. Winnicott le nomme objet transitionnel car il est la première possession non-moi de l’enfant et se trouve entre ce qui est perçu objectivement et subjectivement. Si, dans un premier temps, l’objet est halluciné, dans un deuxième temps, il sera créé par l’enfant. Cet objet occupe un espace intermédiaire à plusieurs titres : il est à la fois au-dehors et au-dedans ou à la limite entre les deux. C’est ainsi qu’il crée un espace intermédiaire pour le jeu et l’imagination. Plus tard, l’enfant abandonne cet objet et la relation à la mère pour aller vers d’autres objets culturels socialement valorisés. Il peut alors apporter sa contribution et mettre en jeu sa capacité d’invention. L’espace transitionnel s’inscrit dans une continuité temporelle, dans l’environnement extérieur, et avec certains objets physiques. Winnicott pense que la constitution de cet espace, lieu d’expériences intermédiaires permettant l’illusion, est un des fondements de la bonne santé psychique. Pour l’enfant, ils favorisent le jeu, et pour l’adulte, ils sont proches de l’art, de la religion, du fétichisme, de l’obsession et des composantes de la tendance antisociale.
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[2]
Cf. Le sketch de l’humoriste Florence Foresti sur « L’avion de Barbie ».
Un monde symbolique...
1Avant même d’être né, l’infans est « un être dans le langage » (Zénoni, 1991, p. 36). Telle est sa prise initiale dans la structure symbolique, dans le Tout est langage cher à Dolto (1987). Avant qu’il n’articule ses premiers sons, phonèmes puis mots, l’enfant est parlé, on parle de lui et on lui parle, construisant une histoire qui anticipe et prépare sa venue au monde. Il est ainsi désiré, nommé, singularisé et placé dans la suite des générations. Marqué par les dimensions particulières de la culture, de la langue, du langage et du désir, l’enfant entre ainsi dans le processus de subjectivation à partir duquel il va se singulariser. Néanmoins, son entrée dans le monde symbolique ne correspond pas à l’acquisition du langage car il faut qu’il s’empare du langage pour confirmer son inscription dans une lignée et adopter son sexe propre.
2Dès sa naissance, le nourrisson participe à la fonction symbolique du langage et de la langue maternelle qui le fonde et le structure. C’est ainsi qu’il construit peu à peu son identité à travers les échanges langagiers, sensoriels et ludiques, qu’il entretient avec son entourage affectif qui lui permet de mettre en place sa sécurité de base présente et à venir. Winnicott souligne que l’enfant a besoin d’une « mère suffisamment bonne » (Winnicott, 1960) qui lui réponde spontanément, lui permettant ainsi d’ancrer les racines de sa subjectivité. Il considère que le bébé n’existe pas seul et qu’il fait partie de la mère. Dans sa relation initiale au monde, le petit enfant ne distingue pas l’intérieur et l’extérieur. La mère lui communique ce savoir et favorise l’amorce de son entrée dans l’ordre symbolique sous le mode du couple « présence-absence ». La mère est une figure de l’Autre du langage, de la parole et du désir qui donne à l’enfant les premières réponses à ses appels et transforme ainsi le besoin en demande puis en désir. Par sa présence et sa continuité d’être, la mère minimise les angoisses primitives de l’enfant à un moment où il est complètement dépendant et peu à même de les élaborer. L’infans articule ainsi des expériences sensorielles et ludiques au langage, à la parole et au corps de l’Autre : « La parole en effet est un don du langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet » (Lacan, 1953, p. 301).
… duquel surgit l’objet
3L’enfant aborde le monde par le corps de la mère, sa parole et le jeu. Toutes les explorations qu’il réalise visent à découvrir et à reconnaître un objet qu’il ne peut pas encore nommer. Et pour y parvenir un jour, il met en jeu la parole et le corps de l’Autre, mais aussi son corps, par petits morceaux. Dans le jeu, son premier jouet est à la fois une partie du corps de la mère, le sein, le regard, la voix, et une partie de son corps, son regard, sa voix, ses matières fécales, etc. Dans cet univers fait de multiples sensations qui convoquent tous ses sens, l’enfant ne saisit pas bien encore ce qui vient de lui-même, de l’Autre ou du monde. Ses sens sont en éveil et ses expériences se succèdent, le plus souvent nommées par la mère. Par exemple, un reflet de lumière, le mouvement d’un rideau soulevé par le vent, le bourdonnement d’un insecte le fascinent et le font rire. Ce qui l’intéresse beaucoup, ce sont ces choses qui clignotent, ces reflets qui oscillent, ce pied qu’on soulève et qu’on cache à nouveau, etc. Lors de ces échanges avec son environnement, toutes ces expériences sont accompagnées de lallations, de babils, de sons, de rires et de silences. Il faudra attendre un certain temps pour qu’un objet émerge de ce monde-là et pour que l’enfant trouve, crée, invente un jouet proprement dit.
4Le jouet est une création de l’enfant, il peut disparaître et sa perte fait (re)surgir toute la douleur de la séparation. Pour certains, il a été perdu ou cassé et a été beaucoup pleuré. Pour d’autres, il s’est éloigné insensiblement dans l’indifférence ou a été précieusement conservé et remis par la mère au jeune adulte au moment de son départ de la maison familiale… Comme négation de la séparation. Pour une patiente en particulier, il y a eu un lion qui lui faisait d’abord un peu peur puis qui la réjouissait par sa vue et son contact. Elle l’amena d’ailleurs lors d’une séance comme s’il fallait qu’elle me porte la preuve « vivante » de son expérience infantile avec cette peluche si bien nommée par Winnicott « objet transitionnel ». Pour une autre, elle parlait tout en caressant un mouchoir qu’elle tenait discrètement au creux de sa main, et partout où elle allait ce mouchoir l’accompagnait.
5Dans la petite enfance, et parfois encore à l’âge adulte, il y a donc un bout de tissu, de couverture ou un objet en peluche emmené partout, sucé et grignoté, abîmé et usé, compagnon des jours et des nuits. Et lorsqu’il disparaît, certains enfants se lancent dans la construction de cubes ou de puzzles, et plus sérieusement, dans l’étude des lettres de l’alphabet et des chiffres. Les souvenirs des jouets s’organisent en courte série : ceux d’avant l’école, par exemple une toupie ensuite réclamée et recherchée sans jamais la retrouver, car ce n’est « jamais tout à fait ça » ; et ceux d’après l’école, les innombrables jeux, solitaires ou partagés avec les autres enfants. Finalement, le premier et le dernier des jouets était le bout de tissu, de couverture, l’ours ou le tigre en peluche, porteur de toutes ces émotions chiffonnées, abîmées, un peu crasseuses, qui ne nous intéresserait guère si Winnicott, ne l’avait élevé à la dignité conceptuelle d’« objet transitionnel [1] ».
6Dans la continuité de Freud et de Klein, et grâce à sa dynamique d’invention et de créativité singulière, à partir d’un petit bout de rien qui à un moment donné est tout pour la mère et l’enfant, car il est à la fois une partie d’eux-mêmes et l’annonce des séparations futures, Winnicott jette les bases sur lesquelles Lacan construira son concept « d’objet a ». Voici donc un bout de tissu, de couverture, ou encore un ours abîmé qui, d’une part, devient un objet d’intersection ou d’intercession entre la mère et l’enfant ; d’autre part permet une phase d’attachement et de création déterminante dans la construction psychique de l’être parlant.
7Qu’est-ce que le jeu ? N’est-ce pas faire semblant de prendre une chose pour une autre, et mettre toute son attention et son désir sur un petit rien qui représente quelque chose, sur un objet à la place d’un autre. Dès lors, peut-on concevoir le jeu s’il n’est pas lié au langage ?
Un jeu symbolisant l’absence de l’objet : le jeu du « Fort-Da »
8La part théorique de la psychanalyse freudienne qui conceptualise le rapport entre le langage et la Chose, entre le symbolique et le réel, et son rapport étroit à la répétition, est née de l’observation des jeux d’un enfant d’un an et demi, Ernst, le premier petit-fils de Freud. Reprenons l’ensemble de sa description car le premier temps du jeu se situe quelques mois avant l’émergence du fameux « jeu de la bobine ». L’enfant avait alors l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, un meuble, etc., tout en prononçant d’un air satisfait le son prolongé « O-O-O-O ». L’adulte présent lui ramenait alors ce qu’il avait lancé au loin. Le deuxième temps surgit le jour où l’enfant, dont la mère était absente et le père parti à la guerre, s’était mis à lancer une bobine de fil par-dessus son petit lit, à la faire réapparaître et à la ramener vers lui pour à la lancer à nouveau, inlassablement, tout en articulant alternativement deux exclamations depuis passées à la célébrité : « O-O-O-O », que Freud a traduit par « Fort » (Loin, parti ou là-bas) et « Da » (Voilà). L’enfant répétait ce jeu de disparition et de réapparition avec beaucoup de plaisir. Dans son texte intitulé « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Freud décrit la dimension structurante de ce « jeu de la bobine » et remarque que l’enfant se rend maître du départ maternel. Alors qu’il vit une épreuve douloureuse de séparation, une perte, un au-delà du principe de plaisir touchant de près à la pulsion de mort, l’enfant tend à en symboliser quelque chose. En effet, l’enfant est d’abord incapable de distinguer l’absence temporaire de la perte durable pouvant aller jusqu’à provoquer sa disparition, sa néantisation. Le troisième temps survient à un moment où la mère était de nouveau absente pendant plusieurs heures. À son retour, l’enfant l’accueillait en s’exclamant : « Bébé Oooo ! » Au cours de cette absence, l’enfant avait découvert son reflet dans un grand miroir n’arrivant pas tout à fait jusqu’à terre, si bien qu’il pouvait se baisser pour faire disparaître son image spéculaire. La situation de séparation d’avec la mère se prolongeait et se concrétisait ainsi sur des relations entre le corps propre, le mouvement et l’image de l’enfant dans le miroir. Le quatrième temps a lieu à l’âge de 2 ans et demi, alors que le conflit œdipien était bien articulé : « L’enfant avait contracté l’habitude, quand il était en colère contre un jouet, de le saisir et de le jeter sur le plancher en disant : “Va-t-en à la guerre !” » Son père absent s’y trouvait et l’enfant ne paraissait pas regretter son absence, laissant clairement entendre qu’il ne voulait pas être dérangé dans la possession unique de la mère. Le cinquième temps survient à l’âge de 5 ans, lorsque l’enfant a réellement perdu sa mère : « Cette fois la mère étant réellement partie au loin (O-O-O), l’enfant ne manifestait pas le moindre chagrin. Entre-temps d’ailleurs, un autre enfant était né qui l’avait rendu excessivement jaloux » (Freud, 1920, p. 18).
9Lacan saluera l’intuition géniale de Freud qui nous a permis de reconnaître, dans ce jeu de disparition/réapparition qui dévoile la symbolisation primordiale et le processus d’aliénation qui lui est lié, l’origine de l’ordre symbolique et l’essence de la structure subjective, consubstantielle d’un exil irrémédiable. En effet, l’accès au langage est contemporain de la perte du rapport direct à la Chose, perte d’une jouissance immédiate et non dialectisée : « […] le symbole se manifeste comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (Lacan, 1953, p. 319). Il modifie irrémédiablement le sujet qu’il représente, le divisant, le sujet n’est représenté dans son discours qu’au prix de se montrer lui-même absent à son être, en faisant disparaître la bobine qui le représente. Ainsi, quelque chose du sujet se détache tout en étant encore bien à lui, comme retenu : sein, voix, regard, fèces ; objets a, objets pulsionnels cause du désir. Une nostalgie lie le sujet à l’objet perdu, et c’est la recherche d’une satisfaction passée qui l’amène toujours à rechercher un nouvel objet ailleurs. Pour Lacan (1956-1957), le ressort même de la relation du sujet au monde n’est donc pas tant l’objet que le manque d’objet, cet objet perdu à jamais où l’absence est évoquée dans la présence et inversement. Le jeu du « Fort-Da » marque l’effet de la perte liée à la symbolisation : la retrouvaille de l’objet est liée au premier sevrage, l’objet maternel n’est pour le sujet qu’un objet retrouvé qui l’introduit à la division fondamentale et conflictuelle d’une discordance entre l’objet retrouvé et l’objet recherché. C’est ainsi que pour chaque sujet se noue la pulsation du désir. L’absence de la mère signe le manque de l’enfant, si elle n’est pas là, cela signifie que l’enfant n’est plus l’objet qui la comble. Dans cette relation, la fonction d’appel est privilégiée et donne l’axe de ce qui s’ordonne pour le sujet autour de la scansion signifiante de la présence et de l’absence. Cette alternance s’articule très précocement puisque, au départ, le sein est un objet de satisfaction qui devient un objet de don symbolisant l’amour de la mère pour l’enfant. Dans l’absence, elle est perçue comme agent symbolique et vaut comme objet d’amour, et parce qu’elle surgit sur un fond d’absence, elle apparaît comme totalité, source de don et signe de son amour pour l’enfant, signe du don de son désir et dans le même temps de son manque. De réel, l’objet devient symbolique, il peut être l’objet de la satisfaction répondant à un besoin, mais au-delà de celle-ci, c’est une demande d’amour que l’enfant commence à balbutier avec plus ou moins d’insistance.
10Les jeux qui précédent et suivent le « Fort-Da » sont, depuis Freud et Lacan, riches d’enseignements car cette simple bobine de fil permet non seulement à l’enfant de se donner l’illusion de décider ce que jusqu’ici il n’a pu que subir, mais son surgissement, dans la première relation active de l’enfant avec le monde, est exactement lié à l’apparition de la parole. La mère étant absente, l’enfant peut y substituer un objet qu’il invente et un jeu que sa parole naissante lui permet de créer en s’appuyant sur le monde langagier qui lui préexiste. On voit là que jouet et jeu sont des créations de l’enfant, et par la grâce de la parole, il peut, dans ses petites mains, tenter de maîtriser n’importe quel bout du réel pour en faire un objet privilégié, et vivre avec celui-ci puis avec d’autres, d’extraordinaires aventures privées et publiques.
Un petit détour par la clinique
11Parfois, ces aventures langagières et ludiques ne sont pas possibles et certains enfants vivent toute séparation d’avec la mère comme une disjonction pouvant entraîner des ruptures narcissiques profondes. Si l’objet maternel est perdu, l’enfant risque de se perdre et se sent déserté. Et si la situation se prolonge, cela devient insensé et il peut se perdre totalement. En reprenant ici la dialectique freudienne de la présence et de l’absence révélée par le « Fort-Da », et celle, lacanienne, qui signe l’entrée dans la parole, nous soulignons la dimension dangereuse d’absences prolongées qui restent innommées par la mère et innommables par l’enfant, le plongeant dans un désarroi profond qui peut devenir dissociatif et entraîner des régressions majeures. Tel est le cas du petit Quan, un garçon de 4 ans que nous avons reçu à Hanoi avec son père et sa mère qui s’interrogeaient sur les difficultés de leur fils. Lors des différentes consultations, Quan reste blotti contre sa mère, sans bouger ni parler, tenant contre lui une mini cassette. Il sort de son mutisme uniquement lorsque la mère appuie sur le bouton Start, pour se mettre aussitôt à chanter la chanson enfantine ; il la connaît par cœur, les suivantes aussi. Dès que sa mère appuie sur Stop, il s’arrête. Elle semble enchantée par cette démonstration tandis que le père souligne ses préoccupations concernant la séparation, le sommeil, l’alimentation, les relations avec les autres enfants : « Quan, dit-il, ne peut pas se séparer de sa mère, il dort avec elle tandis que je dors seul, il se nourrit exclusivement au biberon et n’accepte aucune nourriture en morceaux, il n’a pas de relations avec les autres enfants. Vous voyez, il est capable de chanter toutes ces chansons mais pour autant communique-t-il avec nous ou avec les autres ? » Effectivement, via la machine, Quan déroule les connexions sonsmots qu’il a enregistrées, mais il est loin d’une appropriation singulière du langage, il en reste captif. Tel un automate, il s’enclenche sur l’ordre maternel du Start et du Stop, dans une fuite où rien ne fait coupure ou séparation. Car au-delà de ce déversement implacable des chansons, Quan ne parle pas, il est dans l’impossibilité de s’adresser à un Autre ou à un semblable. Cette première approche nous permet d’interroger cette étrange position subjective ainsi que la place et la fonction de l’objet « mini cassette » dans son économie psychique. Cet objet est loin d’être un objet transitionnel favorisant la séparation d’avec la mère et la structuration subjective de l’enfant ; il est plutôt un objet autistique laissant douloureusement entendre quelque chose de la psychose infantile. Ne retrouvons-nous pas ici le monde de l’autisme qui est celui de l’immobilité et de la répétition ? Monde où chaque objet doit rester à sa place, où la même activité avec un objet est répétée à l’infini. Chez Quan, quelque chose du langage est présent mais sous la forme d’un « enregistrement de langage » (Lacan, 1955-1956, p. 47) ; il reste en deçà du discours et de la parole, il « s’arrête au bord » (Soler, 1983, p. 63) et n’entre pas dans le processus de séparation. C’est l’indifférenciation qui domine, l’enfant reste comme accolé à l’Autre, ne distinguant pas le dedans du dehors ; le frayage des représentations et de la parole est impossible.
Le jouet, support identificatoire
12De l’objet transitionnel au jouet auquel l’enfant est identifié, il n’y a qu’un pas que nous franchirons de manière d’autant plus aisée que c’est à la fois l’observation courante et la pratique clinique avec les enfants qui nous le confirme.
13Une fois installé dans la parole, l’enfant choisit un jouet qui le représente et auquel il va prêter ses identifications imaginaires. Identification sexuée d’abord. La petite fille est identifiée à sa poupée, elle est souvent nommée tendrement « Poupée ». À elle seule, la poupée donne trois supports d’identification : la poupée représente l’enfant elle-même idéalisée dans l’image de la petite fille imaginaire d’avant la naissance, celle qui se laisse sagement coiffer, vêtir, parer, et qui plus tard épousera le prince charmant ; la poupée, bébé, poupon ou baigneur, permet aussi à la petite fille de jouer à être la mère qui nourrit, baigne, change, soigne, câline, éduque et gronde parfois ; la fameuse Barbie, celle que la mère, la famille et les amis offrent, et dont les petites filles raffolent et qu’elles collectionnent souvent. Barbie si féminine, si femme, une femme comme il n’en existe pas, même dans les magazines féminins et masculins voués à la recherche de l’éternel féminin. Barbie focalise l’identification à celle qui se dresse si belle, si mince, si grande, dans la gloire même de son image phallique, une femme autre que la mère, une femme à qui s’adresse le désir. Barbie, si mythique, si culte depuis des décennies dans son improbable silhouette, si phallique dans sa fiction, dans son illusion, que son fiancé Ken, un jeune homme construit de façon plus réaliste, fait à ses côtés un bien pâle héros. Et, s’il est possible que des petits garçons jouent avec Barbie, il n’est pas sûr que beaucoup d’entre eux s’identifient à Ken, son fiancé, ou alors justement pour cette seule raison. Le petit garçon cherche dans les jouets des identifications du côté des superhéros, des armes et des voitures. Avec depuis au moins deux décennies, l’explosion des jeux de consoles Nintendo, DS3 et autres Game Boy, où dominent les dimensions d’aventure, de guerre, d’extraordinaire, d’image virtuelle.
14Si les petites filles doivent habiller leur nécessaire identification phallique sur le versant de l’image idéale de la belle Barbie Girl dans son improbable Barbie World [2], les petits garçons bricolent leur image phallique sur le versant de l’objet : fusil, belle voiture, beau camion, figurine du superhéros de jeux virtuels. En ce sens, le jouet qui représente l’enfant n’est pas un jouet qui se partage, c’est un compagnon privé, intime, une part de la solitude de l’enfant et son reflet, celui qu’on ne prête pas. Pourtant, cet objet d’un modèle très courant est devenu intime alors qu’il a été offert par un Autre. Et la rencontre entre l’enfant et l’objet dépend tout aussi bien du choix des parents que de la mode du moment, imposant le même objet à tous. L’enfant est ainsi pris dans le lien social et l’objet qui focaliserait une cause au désir est reconnu comme cause du désir de l’autre, l’alter ego. Cela peut permettre à l’enfant de jouer avec d’autres et de s’ouvrir aux jeux collectifs avec ses pairs. Alors, la séparation d’avec la mère n’est plus à faire, elle est complètement assumée et même revendiquée. Le jeu se noue avec les copains du même âge autour d’un objet commun qu’il est possible de se disputer, de partager, de perdre ou de gagner. Des enjeux apparaissent et s’appuient sur la rivalité, la compétition, l’affrontement. L’enjeu des relations sociales est mis en place dès la plus tendre enfance, mais il n’en reste pas moins que ce qui caractérise l’enfance est que l’enfant puisse habiller d’un imaginaire singulier le jouet le plus commun et le plus banal. Ce qui souligne une fois de plus la capacité créative de l’enfant au-delà de ce que lui imposent la loi du marché et les jouets issus de la mondialisation. Jouets fabriqués par milliers en Chine ou ailleurs, jouets prêts à consommer qui nous amènent à nous interroger sur leurs destins.
Les destins du jouet
15Le jouet le plus réussi est donc celui qui laisse place à la recréation de la bribe de réel que l’enfant trouve et transforme en support d’histoires qu’il se raconte ou se remémore, le tout étant prétexte à la création de scénarios et de mises en scène variées. Morceau de bois récupéré sur un trottoir que l’enfant fait flotter sur le caniveau en se racontant la découverte d’un nouveau monde et les conquêtes. Branches pour faire une cabane au fond du jardin, cailloux empilés pour faire une petite maison ou un garage pour ses petites voitures, etc. Le jouet est éphémère et paré de l’enthousiasme de l’imaginaire de l’enfant qui le chérit avec passion, le choie un temps puis bientôt le délaisse. Bout d’objet ou objet récupéré dans la rue et retournant à la rue, jouet finissant dans une poubelle de recyclage. Certains lancent encore en éclats ternis la nostalgie de leur gloire d’autrefois et finissent dans un placard aux trésors ou dans une malle du grenier, car l’adulte ne se résigne pas à les jeter vraiment tant ils sont témoins d’une histoire et d’un amour passés, conservant dans l’ombre, à l’abri des regards, les poupées borgnes ou désarticulées, le robot manchot, l’automate au mécanisme brisé, les voitures accidentées, le train qui a perdu sa locomotive, etc. Parfois ils sont exhumés, pour que renaisse un moment, à la lumière du souvenir, leur éclat, leur valeur singulière. Objet où s’attache le désir humain, le jouet a pour finalité d’être mis au rebut, avec plus ou moins de sollicitude, lui qui est venu en place d’un objet autre dont il a bien fallu se séparer, auquel il a bien fallu renoncer, objet dont le sujet est tenu à distance, toujours perdu, toujours à retrouver. Et quand il le retrouve, il en reste néanmoins séparé, de l’autre côté de la fenêtre imaginaire du fantasme. Le sujet n’a pas d’autre réalité que le monde imaginaire de ses jouets qu’il continue jusqu’au bout à se constituer, mais souvent de façon plus figée et répétitive que l’enfant ; nous pensons ici aux collectionneurs et autres passionnés des jeux vidéo contemporains.
16Mais sous la parure de la belle princesse et les apparats du superhéros, on peut se demander quel jouet est cet enfant pour le désir de l’Autre ? De quel dessein ou destin sera-t-il le jouet ? L’époque contemporaine montre de façon étonnante, dans ses jouets, le morcellement du corps, les pièces des robots qui se démontent, une tête qui pivote, un œil en plus, des dents qui surgissent, des membres surnuméraires. Le réel qui s’évoquait de façon un peu crue dans les contes de fées, se dévoile de façon tout aussi crue dans les assemblages extraordinaires d’étranges humanoïdes, Robocops ou Transformers, fils d’un Frankenstein domestiqué par la science-fiction, la télévision et le cinéma en 3D. Loin de nous l’idée de revenir en arrière, car finalement on raconte toujours des contes de fées aux enfants. Etre menacé par la gueule béante d’un loup, d’un ogre ou d’une ogresse issus des histoires toujours actuelles des siècles passés, ou jouer avec un robot monstrueux issu de l’imagination actuelle des adultes, quel est le meilleur moyen d’apprivoiser la peur ou l’angoisse, de se faire à cet inimaginable du réel, à cette horreur ou à cet effroi ? Des adultes sont parfois en difficulté avec certains objets réclamés par leurs enfants, telles ces boîtes de déjection pâteuses, dégoulinantes et visqueuses dont ils raffolent et où l’on trouve des parties du corps miniaturisées, bouche, oreilles, yeux. Comme une mise en scène du réel des objets de la pulsion anale, invocante, orale et scopique.
17Quant au jeu éducatif, il peut être l’aveu d’une certaine malignité proposant un apprentissage idéal ou idéalisé bien loin de la dimension créative et ludique. Dès lors, la prétention éducative imposée par l’adulte dans le jeu de l’enfant tend parfois à la perversion. Le jeu n’est-il pas le domaine privé de l’enfant ? N’est-il pas un domaine interdit à l’adulte et surtout à celui ayant des visées exclusivement éducatives ? La perversité du jeu à intention éducative ne se révèle-t-elle pas dans la volonté d’imposer à l’enfant ces fantasmes d’adulte, adulte qui prétend à la fois savoir ce que l’enfant doit savoir et ce qui le ferait jouir ? Parfois, cela peut aller jusqu’au conditionnement, au dressage ou au délire.
Bibliographie
- Dolto, F. 1987. Tout est langage, Paris, Vertiges-Carrière.
- Freud, S. 1920. « Au-delà du principe du plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 13-20.
- Lacan, J. 1953. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 237-322.
- Lacan, J. 1981. Le Séminaire, Livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil.
- Lacan, J. 1994. Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris, Le Seuil.
- Soler, C. 1983. L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, pum, 2001.
- Winnicott, D. W. 1945. « Le développement affectif primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 57-71.
- Winnicott, D. W. 1951. « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971, p. 7-39.
- Winnicott, D. W. 1960. « La théorie de la relation parent-nourrisson », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 358-378.
- Zénoni, A. 1991. Le corps de l’être parlant. De l’évolutionnisme à la psychanalyse, Bruxelles, De Boeck université, 2e édition, 1998.
Notes
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[1]
Dans son article sur Le développement affectif primaire, Winnicott (1945) s’interroge sur l’autoérotisme et la relation d’objet à partir de la succion du pouce, objet qui est d’abord à la fois à la mère et à l’enfant et qui favorise la structuration subjective de l’enfant, son individuation. C’est un peu de la mère que l’enfant emmène avec lui, et c’est un peu de lui qu’il enlève à sa mère. Winnicott le nomme objet transitionnel car il est la première possession non-moi de l’enfant et se trouve entre ce qui est perçu objectivement et subjectivement. Si, dans un premier temps, l’objet est halluciné, dans un deuxième temps, il sera créé par l’enfant. Cet objet occupe un espace intermédiaire à plusieurs titres : il est à la fois au-dehors et au-dedans ou à la limite entre les deux. C’est ainsi qu’il crée un espace intermédiaire pour le jeu et l’imagination. Plus tard, l’enfant abandonne cet objet et la relation à la mère pour aller vers d’autres objets culturels socialement valorisés. Il peut alors apporter sa contribution et mettre en jeu sa capacité d’invention. L’espace transitionnel s’inscrit dans une continuité temporelle, dans l’environnement extérieur, et avec certains objets physiques. Winnicott pense que la constitution de cet espace, lieu d’expériences intermédiaires permettant l’illusion, est un des fondements de la bonne santé psychique. Pour l’enfant, ils favorisent le jeu, et pour l’adulte, ils sont proches de l’art, de la religion, du fétichisme, de l’obsession et des composantes de la tendance antisociale.
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[2]
Cf. Le sketch de l’humoriste Florence Foresti sur « L’avion de Barbie ».