Couverture de EP_053

Article de revue

De mensonges en songes, l'enfant s'éveille

Pages 41 à 47

1Qui peut se vanter de n’avoir jamais menti à ses enfants ? Que les mensonges soient petits ou gros, quotidiens ou occasionnels, par omission ou pour protéger le secret, familial ou sociétal, tout enfant y sera confronté un jour ou l’autre. Rien de bien étonnant à cela : bien que réprouvé par la morale, il est présent à l’esprit de chacun. Mais comment l’enfant peut-il réagir face au mensonge de personnes en qui il a confiance, sur qui il pense pouvoir s’appuyer de façon inconditionnelle, surtout lorsque « c’est pour son bien » ? Confusion, sentiment de trahison, dévalorisation ? Un mensonge en vaut-il un autre ? On peut, à l’inverse, se demander si toutes les vérités sont bonnes à dire. Et si pour W. Bion, « la vérité joue un rôle aussi déterminant pour la croissance de la psyché que la nourriture pour la croissance de l’organisme » (Bion, 1965), le mensonge ne pourrait-il pas avoir une fonction développementale ?

2La question de la naissance, de la sexualité expliquée aux enfants, avait déjà été abordée par S. Freud. En effet, à la question « d’où viennent les enfants ? », il était répondu par la fable de la cigogne. Pour Freud, « de ce premier acte d’incroyance date son indépendance intellectuelle, et souvent il se sent de ce jour en grave opposition avec les adultes auxquels il ne pardonne au fond jamais en cette occasion de l’avoir trompé » (Freud, 1910). De nos jours, cela concerne surtout les tout-petits, nos enfants apprenant rapidement que les bébés viennent du ventre de la maman. Mais la question de la sexualité reste souvent gênante pour les adultes, comme devant être dissociée de l’enfance. Elle sera donc abordée sous une forme mythique, mensongère mais rassurante pour les deux parties. Abeilles, cigogne, roses, choux et autres petites graines viennent au secours des adultes embarrassés quand ils ne refusent pas catégoriquement de répondre. Le mensonge prend alors la place d’une vérité trop agressive et devient l’expression d’un indicible.

Croire aux mensonges…

3Mais le mensonge peut parfois prendre une mesure bien plus grave. Julie, 6 ans, a des difficultés pour communiquer. Elle joue souvent seule pendant la récréation et lorsqu’un élève s’approche trop près, trop vite, elle hurle, pleure, parfois frappe, restant inconsolable. Lorsqu’elle est contente de retrouver quelqu’un, que ce soit son père, sa maîtresse, la mère d’une autre élève, son pédopsychiatre, elle court en éclatant de rire et elle s’accroche fort à ses jambes. Elle peut embrasser ses camarades qui supportent difficilement ces marques d’affection et la rejettent le plus souvent, laissant seule cette petite fille « bizarre » qui pleure ou hurle de joie pour un rien. Elle vit avec sa mère et son petit frère de 4 ans. Le père travaille ; vit dans une autre ville la semaine et revient à la maison les week-ends.

4Julie dessine une princesse à chaque consultation. Toutes différentes, toujours très colorées, elles représentent sa maman ou le plus souvent une princesse sans nom, vivant « dans le pays du mariage ».

5Lors de la première consultation, la mère s’était montrée froide et distante, n’accordant pas un geste de réconfort ni un regard lorsqu’elle quitta le bureau pour laisser sa fille seule avec le thérapeute, malgré l’appel et le regard implorant de celle-ci, inquiète.

6À la fin d’une consultation, alors que les enfants se chamaillent dans le couloir, le père annonce sur un ton de confidence que lui et sa femme vont se séparer. Il a reçu les papiers du divorce et s’est ainsi qu’il a appris la nouvelle. Les enfants ne sont pas au courant : « Vous comprenez, il vaut mieux les protéger. »

7Lors de la consultation suivante, le père explique à voix basse, les deux enfants étant présents, que c’est lui qui en aura la garde parce que la maman souhaite « s’en débarrasser ». Ils viendront vivre dans la ville où il travaille, et la maman viendra les voir les week-ends. « Ainsi ils ne se rendront pas compte de la séparation. » Julie avait posé des questions lorsqu’ils lui avaient annoncé ces changements, mais non, « papa et maman ne se séparent pas ». Pendant ce temps, Julie, pour la première fois, ne dessine plus de princesse, mais un papillon derrière un grillage.

8Quel secret de polichinelle que cette séparation ! Julie semble plus clairvoyante que ses parents. Le père aurait pu rajouter : « Ils ne se rendront pas compte de la séparation, et nous non plus. » Les princesses du pays du mariage n’étaient-elles que la représentation d’un rêve de petite fille ou bien venaient-elles crier son angoisse face à la certitude d’une séparation inéluctable ? Comment peut réagir une enfant de son âge avec des assises narcissiques fragiles ? Confusion face à une réalité évidente, mais faiblement masquée ? Conflit interne face à cette double contrainte, ce double message ? Qui doit-elle croire ? Ses propres perceptions, l’alertant d’un changement, d’un danger, ou bien le discours parental, rassurant et nécessairement vrai ? Elle semble se sentir prisonnière, un papillon enfermé face à un tel paradoxe. Car si, à son âge, elle n’a pas encore acquis la dimension intentionnelle du mensonge, elle perçoit nettement la discordance entre le langage analogique et digital de ses parents.

9Ici aussi, le mensonge vient en lieu et place d’un indicible, ou plutôt d’un impensable. L’enfant n’est alors qu’un objet partiel, qu’une justification, qu’un outil de rationalisation permettant d’apaiser les angoisses parentales. Mais celles-ci échappent à la conscience et le parent ne peut imaginer que, sous couvert de protection de son enfant, ce sont ses propres angoisses qu’il éloigne. Et c’est dans ce sens qu’il nous appartient de travailler.

10Lorsque le mensonge vient protéger un secret de famille, il a la même fonction. Répondant au principe de plaisir, afin d’éviter un déplaisir, le mensonge permet de surseoir le temps de la vérité encombrante. Il s’agit le plus souvent d’un secret de polichinelle, un secret qui n’en est pas un, un secret connu de tous, plus ou moins consciemment, comme nous le rappelle A. Paget (Paget et Daban, 1994), un secret qu’il est interdit de découvrir tout en donnant les moyens d’y parvenir. S. Freud (1904) le dit de cette façon : « Toutes les fois où j’essaie de déformer un fait, je commets une erreur ou un autre acte manqué qui révèle mon manque de sincérité. » Ce retour du refoulé peut prendre de multiples formes. Il peut s’agir du parent qui lâche une main tout en disant « je suis avec toi », ou qui répond avec agacement que tout va bien après une forte dispute, ou bien encore des parents cachant le décès d’un proche et qui, se voulant rassurants, se montrent au contraire très endeuillés. Ni le mensonge ni la vérité ne sont assumés ; en termes d’économie psychique, il s’agit de parcourir le moins de chemin possible dans une direction ou dans l’autre, aboutissant à une zone de chevauchement d’où résulte une injonction paradoxale. Les parents ont toujours moult justifications quant à ces mensonges, gardiens des secrets, toutes pour le bien de l’enfant, pour le protéger. « Il est trop petit. » « Je t’expliquerai quand tu seras plus grand. » « Ce sont des affaires de grandes personnes. » Dévalorisant ainsi l’enfant, sa capacité de compréhension et son estime de soi, le secret et le mensonge peuvent devenir un mode de communication privilégié de l’enfant. Ils ne seraient alors qu’un paravent dont la seule fonction serait de masquer le vide narcissique (Etbinger et coll., 1983).

11Pour autant, devons-nous dire tout, toute la vérité et le jurer ?

… ou à la vérité crue ?

12Clotaire, 12 ans, raconte son histoire, celle de sa famille plutôt. En détail. Sa mère a tenté de se défenestrer devant lui il y a deux ans. Il lui arrive encore de se taper littéralement la tête contre les murs. Les grands-parents maternels sont décrits comme des intégristes chrétiens, pervers, manipulateurs, paranoïaques et violents. Ils ont maltraité leur fille unique et Clotaire jusqu’à ses 3 ans, âge à partir duquel il ne les a plus revus, suite à une violente altercation entre son grand-père et son père, à la maternité, quelques jours après la naissance de sa petite sœur. Un grand oncle se serait suicidé par pendaison, un autre avec son fusil de chasse.

13Le père de Clotaire est d’un contact rigide. Enfant unique, comme son épouse, il se faisait souvent frapper par son père alcoolique, ce dernier vivant mal la bipolarité de sa femme, qui d’ailleurs s’est enfuie au Maroc avec son amant pour échapper aux dettes sous lesquelles elle croulait. Un arrière-grand-père avait été retrouvé mort, noyé dans son vomi, sur les quais du Havre.

14Clotaire précise que sa petite sœur, menteuse, voleuse, falsifiant ses carnets de notes, et son petit frère, qui s’arrache des cheveux par touffe lorsqu’il ne comprend pas un exercice de mathématiques, sont tous les deux au fait de l’histoire familiale.

15Clotaire estime qu’il va bien, quoique son père le décrive comme « pervers, n’ayant plus de Surmoi ». Clotaire semble d’un autre âge avec son gilet sans manches, sa chemise blanche, sa cravate, son pantalon côtelé et ses mocassins vernis. Il aborde la sexualité de façon médicale, comme ses parents la lui ont très tôt enseignée. Les jeux ne l’intéressent pas, inventer des scénarios non plus. Seules l’histoire de France et celle d’Angleterre le passionnent. Comme son père.

16Indigne héritier d’une folie familiale, Clotaire est ce qu’on pourrait appeler, de notre point de vue, un enfant sage. Élève brillant, studieux et attentif à l’école, il a quelques amis avec qui il aime discuter. Jeune garçon sans histoire à la maison, passant son temps à étudier, il est pourtant désigné comme le mouton noir de la famille. Face à la vérité crue de l’horreur familiale et du monde, Clotaire est dépourvu de créativité, avec un monde imaginaire pauvre ; il semble être en quête d’un savoir immense, à la mesure du pare-excitation nécessaire face à cette vérité trop acerbe. Un savoir à ne pas confondre avec la volonté de connaissance, l’épistémophilie freudienne, qui se développe dans un but de sublimation, ce plaisir d’acquérir un savoir, dans le lien à l’autre, qui semble manquer à Clotaire.

17L’intervention du thérapeute est ici délicate, notre reconstruction et notre évaluation de la dynamique intrafamiliale étant diamétralement opposées à la demande des parents. L’approche individuelle risquerait de renforcer la stigmatisation de Clotaire ; c’est donc grâce à des entretiens familiaux que nous avons pu répartir la douleur transgénérationnelle sur chacun des membres de la famille, la rendant alors plus supportable. C’est en entendant les réponses de Clotaire et de sa fratrie à nos questions que les parents, le père en particulier, ont pu admettre sa souffrance. Nous avons pu valoriser ce qui apparaissait comme un handicap, à savoir la marginalisation de cette famille singulière, en mettant en avant la forte solidarité qui régnait entre ses membres. Ainsi la compétence de cette famille à participer au soin a pu émerger, l’engageant dans le processus thérapeutique.

18L’histoire de Clotaire n’est pas un cas isolé. Elle nous montre dans quelle mesure toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, en particulier lorsqu’elles sont d’une telle violence. Il nous appartient, nous les adultes, de protéger les enfants de certaines violences. Il y a effectivement des situations face auxquelles ils sont vulnérables, et dans lesquelles ils ne devraient pas se retrouver. Le parallèle peut être fait avec la relation thérapeutique. L’action du thérapeute consiste à amener les parents à énoncer leur vérité, en restant très vigilants à ce qu’ils peuvent dire de leur enfant, de son histoire et de la leur, en sa présence. Les moyens sont multiples et doivent être adaptés à la personnalité et à l’expérience de chaque thérapeute : interrogatoire direct des parents quand ils peuvent le recevoir, ou échange plus subtil le cas échéant, emploi du matériel clinique apporté spontanément par l’enfant, orientation de la parole de l’enfant vers ce qui nous apparaît être le nœud de la problématique, et attention portée à la façon dont les parents rétroagissent… Si le mensonge du soignant n’a pas sa place dans ce type de relation, il apparaît évident que nous ne pouvons décrire en détail à l’enfant les mécanismes psychopathologiques expliquant partiellement les symptômes ayant conduit les parents à venir nous consulter. Un mensonge par omission, un certain non-dit apparaît alors nécessaire.

Vers une fonction transitionnelle du mensonge

19À mi-chemin entre cette amère et coûteuse vérité et le mensonge en tant que mode principal de communication, que penser de tous ces petits mensonges que constituent les grands mythes sociaux comme le Père Noël, la petite souris, les cloches et les lapins de Pâques ? Il s’agit là de mythes fédérateurs rarement considérés comme des mensonges par les adultes. Dans cette catégorie, entrent également les contes et les légendes traditionnels et culturels, mais aussi les histoires familiales fabuleuses, comme le parcours extraordinaire d’un grand-oncle aviateur et aventurier. Transmis oralement dans une famille, ils peuvent être entendus et remaniés dans leur compréhension par l’auditeur, qui les transmettra à son tour à sa manière. Pour l’enfant qui se rend compte de la supercherie, c’est la découverte du monde des parents et des adultes tutélaires qui ne sont alors plus au-dessus de tout soupçon, qui ne sont plus idéaux. Contre toute attente, les bénéfices sont multiples : d’une part, cela permet à l’enfant de réaliser l’existence d’une pensée alternative qu’il peut s’approprier ; d’autre part, cela représente une sorte de rite initiatique, il y a ceux qui n’y croient plus, les grands, et ceux qui y croient encore, les petits. Nous restons, nous adultes, persuadés que les enfants vont être traumatisés d’apprendre qu’il ne s’agit que de fables. Or étonnamment, très peu d’entre nous se souviennent de ce prétendu traumatisme.

20Peu importe qu’ils soient vrais ou faux, le caractère malléable, adaptable et remaniable de ces mythes leur donne une fonction transitionnelle pour le groupe social et familial. Ils sont le lieu de projection de diverses pulsions et fantasmes, une base commune où se réunissent parents et enfants. Ils vont permettre aux premiers de retrouver la naïveté perdue et aux seconds de développer et de stimuler l’imaginaire, l’enchantement, formant ainsi un bref et court espace où le rêve devient commun.

21Pour Hachet (2002), un bon mythe est un mythe en mouvement, un mauvais serait fixe et rigide, opacifiant et détruisant le rapport que nous avons avec nous-mêmes, autrui et le monde, car il figerait le récit et les rites. Outil de l’obscurantisme, il s’opposerait à l’expansion de la connaissance par un mécanisme de refoulement rigide. L’auteur emploie l’exemple du déni du darwinisme par l’Église.

22À l’instar du bon mythe de Hachet, nous pouvons différencier le mauvais du bon mensonge. Le mauvais mensonge est celui qui ne laisse pas d’espace au psychisme. Rigide, il vient en place d’un impensable parental, il bloque la pensée, bouche la soif de connaissance et la dévalorise, car il est restrictif, discordant et n’interagit pas avec la parole de l’enfant. Il plonge celui-ci dans une confusion dont il tente de sortir tant bien que mal. Les apprentissages et l’école sont délaissés. Le bon mensonge se doit d’être transitoire, passager, malléable. Il ne doit pas être là pour éviter une question gênante mais pour stimuler l’imaginaire de l’enfant, l’autorisant à penser, à s’approprier une pensée, à développer ses velléités épistémophiliques. Cela ne peut se faire que chez un enfant ayant des assises narcissiques solides, avec des instances surmoïques suffisamment développées pour se sentir valorisé par la connaissance et l’emploi du mensonge et de la vérité à bon escient. Et nous l’avons vu plus haut, nous pouvons également différencier une mauvaise d’une bonne vérité. La première est froide, chirurgicale, rendant l’enfant mâture mais sans créativité ; la seconde est indispensable à la communication et à la confiance réciproque.

23Un concept n’a de sens que si nous pouvons le nier et lui opposer un autre concept. Ainsi, la notion de bien n’a pas de sens sans celle du mal. De la même façon, il n’y a pas de vérité sans mensonge, chacun ayant besoin de l’autre pour être. Un subtil dosage apparaît nécessaire pour atteindre à l’équilibre. Certains mensonges, plutôt que d’être entendus à la seule aune de la morale, doivent être considérés comme pouvant créer un espace transitionnel protecteur nous permettant de nous échapper temporairement d’une réalité menaçante.

24Pour conclure, nous citerons León-Lopez (2004) : « Réduire l’expérience humaine à une histoire de vrai ou faux, de mensonge ou vérité, est une façon de rendre inutile le trajet par lequel chacun peut trouver la façon de s’appuyer […] sur ce qui permet la surprise et la rencontre avec l’autre. »

Bibliographie

  • Bion, W. 1965. Transformations, Paris, puf.
  • Etbinger, R. ; Huther, M. ; Marcelli, D. 1983. « Quelques réflexions sur le mensonge chez l’enfant », Entretiens de Bichat, Psychiatrie de l’enfant, p. 187-188.
  • Freud, S. 1904. Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2004.
  • Freud, S. 1910. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Points, coll. « Essais », 2011.
  • Hachet, P. 2002. « Le mensonge mythique, étape indispensable au processus d’introjection », Imaginaire & Inconscient, 7, p. 11-16.
  • León-Lopez, P. 2004. « Le mensonge », Psychanalyse, 1, p. 31-40.
  • Paget, A. ; Daban, M. 1994. « Liad : secret de la conception, secret de l’origine », Nervure, tome VII, n° 2, p. 25-29.

Mots-clés éditeurs : mensonge, vérité, épistémophilie, adulte, secret

Date de mise en ligne : 22/06/2012

https://doi.org/10.3917/ep.053.0041

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