Couverture de EP_050

Article de revue

Égalité, vérité, stabilité et volonté : fronton du droit contemporain de la filiation

Pages 10 à 22

Notes

  • [1]
    Alors qu’en 1970, le taux de divorce était de 12 %, il a atteint 52,3 % en 2005 pour finalement redescendre à 45 % en 2008. Source insee, ministère de la Justice et « L’évolution démographique récente en France », Population, 2008, n° 3.
  • [2]
    Alors qu’en 1965, le taux des naissances hors mariage atteignait péniblement les 6 %, il a dépassé la barre des 50 % en 2007 et ne faiblit pas depuis. Source insee, Statistiques d’état civil.
  • [3]
    Ainsi dans l’affaire Benjamin : un couple s’est séparé alors que la femme était enceinte. Celle-ci a accouché sous X sans informer le géniteur du lieu et de la date exacts d’accouchement. Le temps pour le géniteur de retrouver la trace de l’enfant, celui-ci avait été placé en vue de son adoption, ce qui légalement empêche son retour dans la famille d’origine. S’en est suivie une bataille juridique dont le père biologique est sorti gagnant tandis que l’enfant avait déjà atteint l’âge de 6 ans…
  • [4]
    La proportion des divorces est plus importante en région parisienne qu’en province.

1La filiation est source d’identité et de statut. Inscrivant les individus à « une place unique et non interchangeable au sein d’un ordre généalogique culturellement construit » (Vasseur-Lambry, 2000, p. 420), elle permet à chacun de « se reconnaître parmi les siens et d’être reconnu par eux et parmi les autres » (Meulders-Klein, 1999, p. 156). C’est d’elle que découle l’état, les droits à l’entretien et à l’éducation, aux aliments et à l’héritage, les « devoirs de réciprocité et de solidarité », enfin l’« appartenance même à un État » (ibid., p. 157). La filiation est essentielle tant « sur le plan sociologique et psychologique que sur le plan des droits subjectifs » (ibid., p. 156).

2La filiation désigne le lien de droit qui unit un enfant à son père et/ou à sa mère. Elle n’est donc « ni du domaine de l’être, ni du domaine de l’avoir : elle est du domaine de la relation » (Gutmann, 2000, p. 66). Elle n’est pas non plus de l’ordre du fait, mais de l’ordre de l’artifice en ce qu’elle n’existe pas par elle-même mais est une création du droit. La filiation est un concept juridique qui n’existe que parce qu’elle a été légalement établie, c’est-à-dire prouvée conformément à la loi : « Avant d’être enfants de nos parents de chair ou adoptifs, nous sommes les enfants du Texte », écrit Pierre Legendre (1985, p. 10). S’agissant davantage « d’instituer des individus dans un ordre social » que « d’assurer de manière fiable une simple traçabilité de la reproduction humaine », la filiation est « une donnée éminemment culturelle, impossible à ramener à l’enregistrement d’un facteur purement biologique » (Murat, 2002, p. 161).

3La composante biologique constitue certes un critère important dans l’élaboration des règles et dans l’idée que l’on se fait de la filiation, mais elle n’est qu’un élément parmi d’autres. « Ce n’est pas la connaissance de la vérité objective qui détermine des choix de société aussi fondamentaux que les règles de parenté, mais les racines culturelles et l’état des mentalités en rapport avec les intérêts et les valeurs jugées essentielles » (Meulders-Klein, 1999, p. 210).

4Pendant longtemps, le droit de la filiation a été ordonné autour du mariage que l’on considérait comme la seule forme d’union légitime, en même temps que la structure la mieux à même d’élever des enfants, de leur apporter la stabilité, la sécurité, la protection…, tout ce dont ils peuvent avoir besoin pour leur épanouissement. Ce droit connut un tournant majeur avec l’adoption de la loi n° 72-3 du 3 janvier 1972 dont l’un des grands principes était, à côté de la vérité, l’égalité. Toutefois, les règles édictées dans le Code civil continuèrent d’être structurées selon deux grands ensembles : « la filiation légitime », c’est-à-dire en mariage, et « la filiation naturelle », c’est-à-dire hors mariage. Mais dès lors que les relations hors mariage ont commencé à s’inscrire dans la durée et que les droits des enfants ont été progressivement égalisés, en particulier grâce à la loi n° 2002-305 du 4 mars 2002, le temps était venu de revoir la place du mariage dans l’organisation du droit de la filiation, dont il était jusqu’alors l’élément central.

5Le développement des méthodes contraceptives et la légalisation de l’avortement avaient fait de la naissance d’un enfant un acte de responsabilité. Certes, l’homme non marié peut ne pas désirer fonder une famille et le droit ne l’oblige pas à s’engager envers la mère par la consécration légale de leur relation. Mais s’agissant de l’être qu’il a conçu, il ne peut se dégager de toute responsabilité en prétendant que la mère s’est jouée de lui : en consentant à des rapports sexuels, il a accepté le risque d’engendrer, tandis que l’enfant n’a rien décidé. À partir de là, il était permis de mettre en place un droit différenciant non plus les filiations en et hors mariage, mais les liens paternel et maternel en raison de l’asymétrie des corps qui rend visible la maternité à travers l’accouchement, lequel, selon notre droit, désigne la mère.

6Néanmoins, le législateur ne pouvait totalement ignorer que les conditions dans lesquelles naît l’enfant hors mariage ne sont pas totalement identiques à celles de l’enfant dont les auteurs sont unis par un lien matrimonial. La filiation de ce dernier bénéficie d’une facilité de preuve qu’autorise le mariage car celui-ci désigne de manière officielle l’« amant » de la mère, et par suite le père de l’enfant. L’enfant issu d’un couple non marié ne peut prétendre à la même certitude d’établissement de la filiation, aucun acte n’officialisant la relation entre ses parents. Aussi plusieurs auteurs, tels Frédérique Granet (1999) et Pierre Murat (1998, 2000), étaient-ils favorables à ce que la distinction filiation maternelle/filiation paternelle soit combinée avec une distinction filiation en mariage/filiation hors mariage qui serait poussée dans ses derniers retranchements. L’institution matrimoniale conservait ainsi, en droit de la filiation, un rôle en harmonie avec le principe égalitaire.

7Par ailleurs, il convenait, pour donner davantage de chance à l’enfant de s’épanouir harmonieusement, de sécuriser les liens de filiation, quelle que soit la situation conjugale des auteurs, en limitant les possibilités de contester les liens établis.

8C’est sur ces fondements qu’a été entreprise la réforme du droit de la filiation issue de l’ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005, ratifiée par la loi n° 2009-61 du 16 janvier 2009. Désormais, le droit de la filiation s’articule autour de plusieurs idées-forces venant se combiner : l’égalité, la vérité, la stabilité et la volonté.

La filiation charnelle

9Nous analyserons l’établissement paisible du lien de filiation charnelle, c’est-à-dire en dehors de toute action en justice, puis l’établissement forcé du lien de filiation charnelle, lorsque le lien est établi contre le gré de l’auteur grâce à une action en justice, enfin la contestation du lien de filiation charnelle, c’est-à-dire que le lien établi est contesté devant les tribunaux.

L’établissement paisible du lien de filiation : l’égalité combinée à la vérité et à la volonté

10Hors contentieux, l’établissement de la filiation résulte d’une manifestation de volonté associée à une apparence de vérité biologique. Ces éléments ont permis de parvenir à l’égalité dans l’établissement du lien maternel, sans distinction selon qu’il y a mariage ou non. Par contre, ils nécessitent parfois de distinguer entre lien maternel et lien paternel, ainsi qu’entre paternité en mariage et paternité hors mariage.

11Dans la plupart des cas, les liens que tisse la vie quotidienne, la prise en charge matérielle et morale d’un enfant, la reconnaissance de la famille et de la société sont la suite et l’expression même du lien de sang. Lorsque ce n’est pas le cas, le lien de filiation est quand même établi, le droit décidant de faire produire des effets juridiques à la réalité affective, signe que la vérité biologique peut être relativisée au regard d’autres éléments plus abstraits.

Filiation et possession d’état

La possession d’état, constatée dans ce que l’on appelle un acte de notoriété, constitue un mode d’établissement de la filiation commun à tous les liens. La possession d’état correspond à une réalité sociologique donnant l’apparence d’une réalité biologique. Elle est traditionnellement composée de trois éléments : le tractatus, c’est-à-dire que les protagonistes se traitent réciproquement comme enfant et parent par le sang ; la fama, c’est-à-dire que l’enfant est reconnu comme tel par la société et la famille ; enfin le nomen, c’est-à-dire que l’enfant porte le nom de celui dont on le dit issu.

12L’ensemble des liens peut également être établi par le biais d’une reconnaissance. Il s’agit d’un acte authentique par lequel une personne, tout en sachant que cela aura pour effet d’établir le lien de filiation, avec toutes les conséquences que cela emporte en termes de droits mais surtout de devoirs, déclare volontairement être l’auteur d’un enfant. Le formalisme donne une solennité à la reconnaissance, afin que son auteur ait conscience de la gravité de sa démarche. Dans le même temps, le lien établi doit paraître réaliste, l’acte pouvant toujours être contesté au regard de la vérité biologique. La reconnaissance manifeste l’acceptation de la création d’un lien juridique avec un enfant. Elle constitue dans le même temps l’aveu d’un lien biologique supposé.

13Si la reconnaissance est le mode d’établissement principal de la filiation paternelle hors mariage, elle ne l’est pas en ce qui concerne la filiation paternelle en mariage et la filiation maternelle. Pour ces dernières, elle n’est qu’un mode subsidiaire d’établissement n’intervenant que parce que la filiation n’a pas pu être établie selon le mode principal.

14Qu’elle soit mariée ou non, une femme qui accouche verra sa maternité établie dès lors qu’elle sera désignée dans l’acte de naissance de l’enfant. L’accouchement a toujours été une condition nécessaire à l’établissement du lien maternel. Cependant, il ne s’est jamais suffi à lui-même. Et pendant longtemps, le droit a distingué selon que la parturiente était mariée ou non. L’ordonnance du 4 juillet 2005 a intégralement aboli cette distinction. L’uniformisation se justifie car on ne saurait différencier, en fonction de l’existence d’un mariage, les effets (l’établissement de la maternité) de la constatation officielle d’un événement (telle femme a accouché de tel enfant) dont la visibilité ne dépend nullement de l’existence d’une union conjugale. Que la filiation s’inscrive ou non dans une union matrimoniale, la matérialité du fait à prouver, à savoir l’accouchement, est la même (Debet, 2002, p. 594).

15Depuis que la contraception et l’interruption volontaire de grossesse sont devenues accessibles à tous (ou presque), la naissance d’un enfant est davantage un événement recherché que subi. Aussi la volonté apparaît-elle en amont, au moment de la conception et durant la grossesse. Mais elle intervient également en aval, par l’importance que la loi attache aux indications portées dans l’acte de naissance de l’enfant et à la possession d’état.

16En ce qui concerne la paternité en mariage, la loi présume que l’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari de sa mère, dès lors que celui-ci est désigné en cette qualité dans l’acte de naissance de l’enfant. Le fondement essentiel de la présomption de paternité est la forte probabilité que l’époux soit le géniteur de l’enfant. Précisons que cette présomption peut être contestée en justice en prouvant que le mari n’est pas le géniteur.

17Loin d’être obsolète, la présomption de paternité joue un rôle important, en ce qu’elle constitue un moyen simple et commode de donner un père à un enfant sans heurter par trop la vérité biologique. Elle contribue également à conserver un sens au mariage en ne réduisant pas cette institution à une simple cérémonie municipale. En effet, le mariage demeure intimement lié à la procréation. En consentant au mariage, un homme s’engage non seulement auprès d’une femme, mais également envers les enfants qu’elle mettra au monde, engagement confirmé par la désignation dans l’acte de naissance en qualité de père. La constatation officielle de l’union conjugale, dans des conditions de fond et de forme légalement fixées et destinées à garantir la liberté de choix de chacun des époux, autorise une certaine automaticité dans l’établissement du lien paternel. Le concubinage et a fortiori toute union existant en dehors de l’institution conjugale ne permettent pas une telle automaticité. C’est pourquoi le droit exige une reconnaissance pour établir le lien paternel hors mariage.

18L’augmentation des divorces [1] et des naissances hors mariage [2], et la reconnaissance des familles constituées en dehors de ce lien ne doivent pas nous faire oublier que c’est l’institution matrimoniale qui est à l’origine de la construction du droit de la famille, que c’est au regard des parents mariés que l’on a dans un premier temps organisé les règles relatives à la filiation, et que c’est la filiation s’inscrivant dans cette union qui a bien souvent servi de modèle à la règlementation de la filiation hors mariage.

L’établissement forcé du lien de filiation : l’égalité associée à la vérité

19En ce domaine, le droit a aboli toute distinction et consacré le principe de vérité biologique dans sa plénitude.

20À défaut d’établissement volontaire du lien paternel, la loi autorise à établir en justice la paternité, que celle-ci s’inscrive ou non dans une union conjugale, en prouvant que le mari ou le compagnon est le géniteur. Cette preuve sera généralement aisée à rapporter grâce aux expertises biologiques. Précisons qu’une telle expertise doit avoir été ordonnée par un juge.

La filiation, devenue ascendante

L’introduction dans le droit de filiation des expertises biologiques en tant que moyen de prouver le lien de filiation a pour effet que celui-ci, au lieu d’être descendant, devient ascendant. L’ordre naturel des choses veut que l’enfant soit issu de ses parents, qu’il soit leur descendant. À l’époque où les examens biologiques n’existaient pas ou en étaient à leurs balbutiements, le droit appliquait ce principe naturel : c’était à partir du comportement des parents (mariage, concubinage à l’époque de la conception…) que le lien de filiation était prouvé. On partait donc des parents pour établir le lien. Avec les expertises biologiques, on commence par analyser les gènes ou chromosomes de l’enfant, pour ensuite les comparer aux gènes ou chromosomes des parents. De telle sorte que, désormais, on part de l’enfant pour établir la filiation (Marcelli, 2005, p. 106-107).

21La maternité peut également être judiciairement déclarée. L’enfant, ou son père s’il est mineur, doit prouver l’accouchement et qu’il est né de cet accouchement. Comme pour la paternité, cette preuve sera généralement rapportée par le biais d’une expertise biologique.

22Le droit français autorise la femme qui accouche à taire son identité. Sans être interdit, l’établissement de la filiation maternelle est alors rendu plus difficile. L’établissement de la paternité également, faute pour le père de connaître le lieu et la date exacte d’accouchement, ainsi que de pouvoir rapporter les éléments permettant d’identifier l’enfant [3].

23Alors que les hommes ont profité pendant des siècles de la distinction naturelle existant entre eux et les femmes s’agissant de la conception d’un enfant, le droit et la science ont rétabli l’équilibre. Le droit a en effet libéralisé les règles d’établissement de la paternité contre le gré du géniteur et il a institué le secret de l’admission et de l’identité de la femme lors de son accouchement. La science a de son côté permis l’identification du géniteur grâce aux expertises biologiques. Ainsi l’accouchement peut, comme la conception, être « invisible ». Mais dès lors que l’enfant a découvert l’identité de son auteur, qu’il s’agisse de sa mère ou de son père, il peut solliciter des juges, après avoir obtenu une expertise biologique, l’établissement forcé du lien de filiation.

La contestation du lien de filiation : l’égalité combinée à la stabilité et à la vérité

24Le principe égalitaire est appliqué dans toute son ampleur. Il n’existe aucune distinction selon que les parents sont mariés ou non, selon qu’il s’agit du père ou de la mère. Tout en intégrant davantage les progrès accomplis en matière scientifique dans l’établissement de la vérité génétique, les rédacteurs ont posé des limites à la recherche de cette vérité, dans un souci de stabilité des liens de filiation.

25Que le défendeur à l’action soit marié ou non, qu’il s’agisse de la mère ou du père, les règles procédurales sont identiques. Les titulaires de l’action et les délais pour agir sont exactement les mêmes. Le droit n’opère aucune distinction.

26Le concept de vérité réside dans la preuve à rapporter, à savoir que celle qui est désignée en qualité de mère n’a pas accouché de l’enfant, que celui qui est désigné en qualité de père n’est pas le géniteur. De telles preuves sont rapportées grâce à une expertise biologique.

27Le souci de stabilité se manifeste quant à lui dans les limites instaurées par le droit pour agir en contestation. Selon qu’il y a possession d’état ou non, l’action est ouverte à tout intéressé ou seulement à quelques personnes limitativement désignées. Elle est également enfermée dans des délais plus ou moins brefs. La vivacité du postulat selon lequel la famille doit reposer sur des liens du sang ne saurait en effet occulter la dimension sociale du lien de filiation. Il ne faudrait pas qu’un simple examen scientifique puisse anéantir des relations humaines inscrites dans la durée.

La filiation adoptive

La création du lien de filiation : la volonté

28Tandis qu’un couple marié peut adopter conjointement le même enfant, un couple non marié, même s’il est hétérosexuel, ne le peut pas : l’adoption n’est envisageable qu’au profit de l’un seulement des membres du couple. Un rôle essentiel est ainsi décerné à l’union consacrée maritalement.

29On part du postulat que seule la famille fondée sur le mariage permet à l’enfant de s’épanouir pleinement et de se forger plus facilement une personnalité. Pour autant, on ne saurait ignorer le phénomène de banalisation du concubinage, lequel se caractérise par sa durée et sa stabilité, tandis qu’une union conjugale sur deux ou trois selon les régions [4] se conclut par un divorce. On ne saurait non plus ignorer les progrès accomplis par le droit pour favoriser l’exercice conjoint des droits et devoirs parentaux, même en cas de séparation du couple.

30En exigeant que le couple candidat à une adoption conjointe soit uni par un engagement conjugal, le législateur espère s’assurer, à défaut de la stabilité et de la durabilité du foyer familial, du moins un couple parental constitué d’individus de sexe différent. On considère généralement qu’il est préférable, pour le développement de sa personnalité, que l’enfant grandisse dans un milieu hétérosexuel, où les rôles de père et de mère sont différenciés. Or, le mariage n’est admis qu’entre individus de sexe opposé.

31Mais si l’intérêt de l’enfant réside dans son intégration au sein d’une cellule familiale stable et biparentale, la structure édifiée à partir du mariage ne doit plus être considérée comme la seule qui soit conforme à cet intérêt. Le concubinage hétérosexuel est tout autant capable de répondre à ces exigences.

32En matière d’adoption, le législateur exige une structure d’accueil de l’enfant qui reproduise le schéma naturel – de manière assez paradoxale, le référent naturel est omniprésent dans les dispositions relatives à l’adoption – et traditionnel de l’engendrement. À défaut de pouvoir engendrer, le couple candidat intègre « une dimension anthropologique et, en conséquence, une dimension symbolique, parce qu’il répond à une image collective, à un moule familial socialement défini » (Roman, 2002, p. 27).

La remise en cause du lien de filiation : la stabilité

33Dans le cas d’un enfant apparu dans la famille grâce à une adoption, il n’est plus du tout question de vérité biologique. Dès lors, il n’est plus nécessaire de rechercher, comme en matière de filiation charnelle, un compromis entre vérité et stabilité des liens. La stabilité de la filiation peut être envisagée dans sa plénitude, avec cependant un bémol en ce qui concerne l’adoption simple.

34L’adoption simple a pour effet d’ajouter un lien adoptif au lien biologique originaire. Elle ne rompt pas le lien d’origine, qui demeure. L’enfant conserve un lien avec ses parents et plus largement sa famille biologiques. Bien que cette forme d’adoption vienne généralement consacrer de manière juridique un lien affectif existant depuis de nombreuses années, il arrive que des tensions naissent entre le ou les adoptants et l’adopté. Comme le lien légal de filiation n’a jamais cessé d’exister entre l’enfant et sa famille d’origine, le droit admet que l’adoption simple puisse être révoquée. Toutefois, cette révocation n’est admise que de manière très limitée. Il faut qu’il soit fait état de motifs graves, notion que les juges apprécient de manière très stricte.

35L’adoption plénière est beaucoup plus lourde de conséquences que l’adoption simple. Hormis le cas de l’adoption de l’enfant du conjoint, l’adoption plénière a pour effet de faire totalement disparaître les liens originels. Il n’y a plus aucun lien légal entre l’adopté et sa famille d’origine. Les actes officiels, tel l’acte de naissance, ne font plus du tout mention des liens originels. Si l’enfant sollicite un extrait d’acte de naissance, le lien originel de filiation qui a pu être établi à une époque n’apparaîtra plus sur le document. La rupture est totale. C’est pourquoi le législateur interdit de révoquer une adoption plénière. Celle-ci est irrévocable.

36Loin de les affaiblir, le caractère non biologique des liens adoptifs a paradoxalement contribué à l’édification de leur force. C’est qu’après avoir expressément institutionnalisé des rapports artificiels, le législateur ne pouvait qu’institutionnaliser leur protection. Avalisant expressément l’apparition de rapports de droit non confortés par un facteur biologique, le législateur ne peut que s’employer à combattre toute volonté d’anéantissement à leur égard.

37Alors que les liens de filiation par nature doivent acquérir leur force juridique par l’écoulement du temps, les liens de filiation par greffe bénéficient d’une force juridique innée, en ce qu’elle existe dès le départ.

Prospective du droit de la filiation

38Depuis leur apparition, les techniques de procréation assistée ont provoqué de vastes débats, en France comme dans d’autres pays européens. À partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, ces techniques ont en effet été de plus en plus utilisées pour satisfaire le désir d’enfant de certains couples. Mais rapidement, les pouvoirs publics se sont rendus compte que ces techniques suscitaient de nombreux problèmes juridiques, notamment au regard des conséquences qu’elles avaient sur la notion de filiation.

39C’est la raison pour laquelle deux lois importantes furent votées le 29 juillet 1994, qui ont été ensuite révisées en 2004 et qui sont actuellement réexaminées par le Parlement. L’aspiration à la connaissance de ses origines n’est pas nouvelle et on aurait pu penser que le législateur français allait faire évoluer les textes en levant la règle de l’anonymat de don de gamètes. L’ancienne ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, avait en effet affirmé que grâce à ce dispositif de levée de l’anonymat, « les enfants issus d’un don de sperme ou d’ovocytes n’auront plus l’impression de se heurter à un mur aveugle dressé par la loi ».

40Comme l’a montré le juriste Alain Supiot, « un ordre juridique ne remplit sa fonction anthropologique que s’il garantit à tout nouveau venu sur la terre d’une part la préexistence d’un monde déjà là, qui l’assure sur le long terme de son identité, et d’autre part la possibilité de transformer ce monde et de lui imprimer sa marque propre. Il n’est de sujet libre qu’assujetti à une loi qui le fonde » (Supiot, 2005, p. 79). Le droit de la filiation est en quelque sorte le condensé de notre culture commune, car « instituer l’être humain, c’est au sens premier du mot, le mettre sur pied, le faire tenir debout en l’inscrivant dans une communauté de sens qui le lie à ses semblables ». On peut donc dire que « tout être humain vient ainsi au monde avec une créance de sens, de sens d’un monde déjà là qui confère une signification à son existence » (Supiot, 2005, p. 77).

41En droit français, la procréation avec tiers donneur a pour principe d’être réservée aux couples hétérosexuels dont l’infertilité a été médicalement constatée. Seul un couple composé d’un homme et d’une femme, vivant ensemble, en âge de procréer ou ayant une vie commune d’au moins deux ans et consentant à l’insémination artificielle ou à la fécondation in vitro avec transfert d’embryons peut bénéficier de ces techniques de procréation assistée. La loi du 6 août 2004 n’a sur ce point pas modifié le principe établi en 1994, selon lequel l’assistance médicale à la procréation ne peut être élargie à des couples homosexuels, à des célibataires ou à des femmes ayant dépassé l’âge de la ménopause. L’assistance médicale à la procréation ne doit donc pas avoir une finalité de convenance mais poursuivre une finalité thérapeutique.

42La mise en œuvre de telles techniques d’assistance médicale à la procréation doit également être précédée d’entretiens particuliers des demandeurs avec les membres de l’équipe pluridisciplinaire du centre auquel ils s’adressent. En outre, le Code de la santé publique précise que « les époux qui, pour procréer, recourent à une assistance médicale à la procréation nécessitant l’intervention d’un tiers donneur doivent préalablement donner, dans les conditions prévus par le Code civil, leur consentement au juge ou au notaire ». En cas d’implantation avec tiers donneur, le couple doit donc exprimer son consentement par acte authentique de façon solennelle, et dans ce cas, « aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation et aucune action ne peut être exercée à l’encontre du donneur ». Comme l’a montré Geneviève Delaisi de Parseval, le législateur s’est inspiré du modèle d’établissement de la filiation fondée sur le lien biologique puisque le donneur anonyme s’efface pour faire place au mari ou au compagnon de la mère. La donneuse d’ovocytes, quant à elle, s’efface également puisque la mère est celle qui accouche.

43La levée de l’anonymat, proposée par certains, se heurte à l’opposition des cecos (Centres d’études et de conservation des œufs et du sperme humain) créés lors des années 1970. Selon le vice-président de la fédération des cecos, Jean-Marie Kuntsmann, « l’anonymat permet de dépersonnaliser les gamètes, ce qui facilite leur réinvestissement et leur humanisation par le couple receveur ». La Commission spéciale de l’Assemblée nationale s’est d’ailleurs ralliée à cette prise de position en considérant que « la levée de l’anonymat présentait le risque majeur de remettre en cause la primauté symbolique du caractère social et affectif de la filiation ». Selon le rapporteur Jean Leonetti, « la dépersonnalisation du don permet aux familles de se construire sereinement, sans craindre l’irruption d’un tiers dans l’existence de leur enfant, lorsque celui-ci aura atteint sa majorité ».

44Au-delà de la question de l’anonymat, se pose celle de l’extension de la notion de couple et des limites d’accès à la procréation assistée. La famille biparentale constitue en effet, depuis 1994, le pilier de cette assistance médicale. Le recours à de telles techniques étant considéré par la loi comme un acte grave, n’importe quel couple ne peut avoir accès à celles-ci. Cette option n’est évidemment pas neutre car elle exclut les couples homosexuels.

45Le législateur considère en effet que l’on est en présence de situations dans lesquelles l’intervention médicale ne devra être mise en œuvre que si elle respecte les règles conformes aux valeurs de notre société. Selon l’article L. 152.2, alinéa 2 du Code de la santé publique, « l’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple ». Et l’alinéa 3 de ce même article précise que le couple doit être formé d’un homme et d’une femme.

46Il s’agit d’une question dont les enjeux anthropologiques sont considérables pour le présent et l’avenir d’une société. Apparaissent de prime abord des valeurs conflictuelles : la liberté de s’autodéterminer d’un coté et l’intérêt de l’enfant à naître de l’autre. Mais en filigrane, se dessinent aussi la question du pouvoir de l’État et celle de la souveraineté de l’individu sur lui-même.

L’exemple du mariage et de l’adoption homosexuels

47C’est sans doute pour cette raison de nature anthropologique que le Conseil constitutionnel a, dans une décision du 28 janvier 2011, considéré que la question du mariage homosexuel relevait du législateur et non du Conseil. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par deux femmes qui souhaitaient se marier, le Conseil a estimé que la Constitution n’imposait pas d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe, mais qu’elle ne l’interdisait pas non plus.

48Le 6 octobre 2010, le même Conseil avait pris une position similaire au sujet de l’adoption par les couples homosexuels, considérant qu’il n’avait pas à se substituer au législateur « sur les conséquences qu’il convient de tirer sur la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même sexe ». Pour les requérants, les articles du Code civil qui interdisent le mariage aux couples de même sexe sont contraires au « droit de mener une vie familiale normale » garanti par le préambule de la Constitution de 1946. Selon le Conseil, « le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit de se marier pour les couples de même sexe ». En outre, contrairement à l’argumentation des deux femmes qui estimaient que ces articles violaient le principe d’égalité inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, le Conseil constitutionnel considère que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général ». Les différences de situation entre les couples homosexuels et hétérosexuels peuvent donc justifier de différences de traitement. À ce jour, le mariage homosexuel n’est admis que dans 6 des 47 États du Conseil de l’Europe.

49L’aide à la procréation peut être définie comme une pratique clinique et biologique permettant une procréation en dehors du processus naturel, une procréation sans sexualité, tout en favorisant l’établissement d’une filiation aussi proche que possible d’une procréation charnelle. Ouvrir la procréation assistée aux personnes seules ou aux couples homosexuels n’est pas neutre car ce choix aboutit à atténuer les différences au détriment de la spécificité de l’homme et de la femme. Or, en optant pour telle ou telle voie, chaque société transcrit une donnée « naturelle » en une donnée sociale, un père et/ou mère, et énonce qu’ils vont devenir statutairement les parents de l’enfant.

Bibliographie

  • Debet, A. 2002. L’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme sur le droit civil, Paris, Dalloz.
  • Granet-Lambrechts, F. 1999. « Quelles réformes en droit de la filiation ? », Chronique, n° 15, « Droit de la famille ».
  • Gutmann, D. 2000. Le sentiment d’identité : étude de droit des personnes et de la famille, Paris, lgdj.
  • Legendre, P. 1985. L’inestimable objet de la transmission : étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard.
  • Marcelli, D. 2005. « Lien d’engendrement, lien de filiation : question de transmission et d’autorité », dans P. Pedrot et M. Delage (sous la direction de), Identités, filiations, appartenances, colloque de Hyères des 23 et 24 mai 2003, Grenoble, pug.
  • Meulders-Klein, M.-T. 1999. La personne, la famille et le droit : 1968-1998. Trois décennies de mutations en Occident, Paris, Bruylant/lgdj.
  • Murat, P. 1998. « L’égalité des filiations légitime et naturelle quant à leur mode d’établissement : jusqu’où aller ? », Chronique, n° 14, « Droit de la famille ».
  • Murat, P. 2000. « Vers la fin des filiations légitime et naturelle », Chronique, n° 7, « Droit de la famille », hors-série.
  • Murat, P. 2002. « Filiation et vie familiale », dans F. Sudre (sous la direction de), Le droit au respect de la vie familiale au sens de la C°edh, colloque de l’Institut du droit européen des droits de l’Homme, Faculté de droit, université de Montpellier I, 22-23 mars 2002, Némésis/Bruylant, coll. « Droit et justice », n° 38.
  • Roman, E. 2002. Le lien de filiation non biologique, Paris, Presses universitaires du Septentrion.
  • Supiot, A. 2005. Homo Juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Le Seuil.
  • Vasseur-Lambry, F. 2000. La famille et la Convention européenne des droits de l’Homme, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques ».

Mots-clés éditeurs : adoption, contestation, pma, établissement, homosexualité, filiation, expertise, mariage

Date de mise en ligne : 29/08/2011

https://doi.org/10.3917/ep.050.0010

Notes

  • [1]
    Alors qu’en 1970, le taux de divorce était de 12 %, il a atteint 52,3 % en 2005 pour finalement redescendre à 45 % en 2008. Source insee, ministère de la Justice et « L’évolution démographique récente en France », Population, 2008, n° 3.
  • [2]
    Alors qu’en 1965, le taux des naissances hors mariage atteignait péniblement les 6 %, il a dépassé la barre des 50 % en 2007 et ne faiblit pas depuis. Source insee, Statistiques d’état civil.
  • [3]
    Ainsi dans l’affaire Benjamin : un couple s’est séparé alors que la femme était enceinte. Celle-ci a accouché sous X sans informer le géniteur du lieu et de la date exacts d’accouchement. Le temps pour le géniteur de retrouver la trace de l’enfant, celui-ci avait été placé en vue de son adoption, ce qui légalement empêche son retour dans la famille d’origine. S’en est suivie une bataille juridique dont le père biologique est sorti gagnant tandis que l’enfant avait déjà atteint l’âge de 6 ans…
  • [4]
    La proportion des divorces est plus importante en région parisienne qu’en province.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions