Notes
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[1]
Mais il peut s’agir aussi de personnes adultes. Ce texte se focalise néanmoins sur les automutilations adolescentes.
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[2]
Le terme d’« automutilation », s’il s’avère discutable d’un point de vue sémantique – car il peut induire une confusion avec les amputations par exemple –, a été conservé puisqu’il est notamment utilisé par les enquêtés rencontrés par Internet. Me situant dans une démarche sociologique, j’utilise donc ce mot pour sa valeur de communication, plus que pour son sens strict.
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[3]
Bien que les blessures auto-infligées concernent majoritairement les femmes, nous avons aussi rencontré des hommes. Le choix des quatre enquêtées présentées ici n’a pas vocation à être représentatif.
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[4]
Le ghb (gamma-hydroxybutyrate) est un psychotrope provoquant notamment une diminution de l’inhibition et des pertes de mémoire. À des fins détournées, il est parfois utilisé afin d’obtenir des relations sexuelles forcées.
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[5]
Tout au long de ce texte, le symbolique sera entendu dans un sens très simple : il s’agit des effets d’une action, en tant qu’ils ne sont pas matériels. Ainsi la propreté « symbolique » concerne une propreté plutôt imaginaire, figurée, qu’une propreté effective. Cela n’induit pas une césure nette entre le matériel et le symbolique : certaines actions effectuées dans un but symbolique peuvent avoir de ce fait un réel impact matériel (par exemple la conduite de Marie visant à la rendre « propre » a des conséquences effectives, ou encore le maintien de sa capacité à « rester calme », donc à gérer ses relations sociales) et inversement.
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[6]
L’orientation atypique de ce mécanisme a probablement été influencée en grande partie par les modalités du suicide de son père. Durant l’entretien, l’enquêtée semble indisposée à en parler plus, ce qui limite ici nos possibilités d’interprétation, faute d’informations suffisantes.
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[7]
Ce risque reste, cela dit, très minime.
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[8]
De ce point de vue, les hospitalisations et les consultations psychiatriques peuvent être considérées comme des possibilités éventuelles, en dernier recours.
« Non seulement l’expression des émotions mais, à travers elle, les émotions elles-mêmes sont pliées aux coutumes et aux traditions et s’inspirent d’un conformisme à la fois extérieur et interne. Amour, haine, joie, douleur, crainte, colère, ont d’abord été éprouvés et manifestés en commun, sous forme de réactions collectives. Même isolé, livré à nous-même, seul en présence de nous-même, nous nous comportons à cet égard comme si les autres nous observaient, nous surveillaient. »
1Au cœur des pratiques d’automutilation se trouve un système binaire d’émotions.
2Avant la blessure, il y a une émotion perçue comme « négative », à écarter pour ne pas la subir passivement : l’angoisse, le stress, la sensation de vide, la tristesse, l’impression de ne pas avoir de valeur. Nombreuses sont les facettes et les expressions verbales de ces manifestations, plus ou moins somatisées, de mal-être.
3Par la blessure, une sensation est recherchée, afin de chasser l’émotion précédente. Cette sensation se présente de différentes manières. Pour certains, la volonté de ressentir la douleur prime ; pour d’autres, l’envie de voir son sang couler prédomine ; ou encore la recherche de cicatrices peut être mise en avant. Ce système émotionnel à deux versants fonde, pour les adolescents concernés [1], la logique de cette pratique. C’est la raison consciente pour laquelle ils se blessent : faire changer leur état mental initial, vécu comme insupportable, à l’aide de l’atteinte du corps.
4Cet article propose d’aborder les blessures auto-infligées au prisme de ces situations émotionnelles, qui construisent au fil du quotidien la motivation et le sens des automutilations pour les individus. Il se base sur une enquête sociologique menée par entretiens semi-directifs avec soixante-trois adolescents et jeunes adultes. Les enquêtés ont été rencontrés par le biais de forums Internet francophones consacrés à la pratique de l’automutilation, et au sein d’établissements de santé mentale (la clinique Dupré, à Sceaux, et le centre Abadie, à Bordeaux). Enfin, au cours de cette enquête, a été défini comme automutilations [2], ou blessures auto-infligées, le fait de se blesser soi-même, volontairement, régulièrement, sans but explicitement suicidaire, esthétique ou sexuel. Afin d’analyser ces blessures, trois éléments seront mis en relation. Premièrement, le système émotionnel évoqué plus haut. Deuxièmement, les modalités pratiques du passage à l’acte, c’est-à-dire la manière dont sont effectuées concrètement les atteintes du corps. Troisièmement, la trajectoire de la personne, qui joue bien entendu un rôle explicatif majeur dans cette configuration. La mise en relation de ces trois éléments sera effectuée à l’appui de plusieurs cas de figure, ceux de Marie, Fanny, Cécilia, et Elianor. Ces adolescentes [3] ont accepté de parler de leurs pratiques d’automutilation et de leur histoire plus générale alors qu’elles étaient hospitalisées au centre Abadie. L’étude de leur situation mènera à une réflexion sur l’automutilation considérée en tant que rite, et plus particulièrement en tant que rite de purification.
Mais ce développement défendra principalement l’idée suivante : l’automutilation est une pratique visant à maintenir ou à rétablir un ordre émotionnel donné. La notion d’ordre sera entendue non seulement comme un équilibre « interne » aux individus, une forme d’homéostasie psychique, mais surtout prendra un sens sociologique, c’est-à-dire le maintien d’un ordre social, d’un ensemble de règles, de normes, qui concerne le « bien-être » émotionnel des individus en tant qu’impératifs sociaux auxquels ils sont soumis.
Le propre et le sale
5Marie a 14 ans et est en classe de quatrième. Je la rencontre lors de sa troisième admission au centre Abadie, hospitalisation succédant à sa troisième tentative de suicide par ingestion de médicaments. Une accumulation d’événements semble avoir précipité ce passage à l’acte, dont un rendez-vous au tribunal et une dispute avec son ex-copain. Ses deux premières admissions dans le même hôpital suivaient aussi des tentatives de suicide, doublées d’une augmentation des brûlures et scarifications auto-infligées, dans un contexte de décrochage scolaire, de réveils nocturnes avec angoisses, d’accroissement des violences au collège et de consommation intensive de cannabis.
6Sa situation familiale est marquée par le divorce de ses parents, il y a huit ans, et surtout par la personnalité de ceux-ci. Son père se dit régulièrement malade de syndromes très graves, comme la maladie de Charcot, et semble avoir été violent durant l’enfance de sa fille. Sa mère est décrite comme quelqu’un de « triste », de « pas assez autoritaire », et prend des antidépresseurs depuis son divorce. Marie ne lui pardonne pas son incapacité à la protéger contre son père quand elle était enfant. Elle vit actuellement avec sa mère et ses deux sœurs.
7D’après l’adolescente, deux événements ont particulièrement déclenché son mal-être l’année précédent notre entretien, et coïncident d’ailleurs avec le début des blessures auto-infligées. Le premier est une intoxication au ghb [4]. Elle en accepte lors d’une soirée, sur l’incitation de plusieurs jeunes hommes. D’après elle, elle attend que ceux-ci soient partis avant d’« essayer ». Toujours est-il qu’elle se réveille le lendemain, hospitalisée et sans souvenir de la veille. Le deuxième événement qu’elle rapporte est une fellation qu’elle fait à son ex-petit ami, sans contrainte physique, mais en s’y sentant obligée. Elle avait peur qu’il ne la renvoie de chez lui. Cette soirée la marque, et lors d’une consultation avec un psychologue, ce dernier la convainc que cette fellation peut être considérée comme un viol.
8Dans ce contexte délicat, Marie se dit perdue et manifeste son mal-être par un ensemble de comportements déviants (violences sur elle-même et sur les autres). Elle en souligne la dimension expressive, surtout au sujet de ses tentatives de suicide : « Je voulais juste me faire remarquer, c’était pas pour mourir. » Mais contrairement à la plupart des enquêtés, ses pratiques sont à la fois auto- et hétéro-agressives. Elle raconte en effet plusieurs violences à l’égard de camarades de classe, d’autres patientes, et des insultes visant des infirmières ou des professeurs. Ce sur quoi est portée la violence dépend selon elle de la situation. Marie explique : « Au collège, dès que quelqu’un m’énerve, je me bats et voilà. » Or, à son domicile, elle privilégie l’agressivité sur elle-même : « Parce qu’avec ma mère, je peux pas me battre […] et quand je pleure tellement, enfin que j’ai vidé toutes les larmes de mon corps et que je me sens encore mal, c’est la seule solution ». Sa première blessure auto-infligée se produit un jour alors qu’elle pleure sans arrêt, en présence d’une amie qui lui conseille de se brûler avec une cigarette. Elle se rend compte avec surprise que cette pratique la « soulage », et recommence plusieurs fois. Quelques mois après, elle « passe » aux coupures, tout en réussissant progressivement à maîtriser ses élans de violence envers les autres. Les coupures lui paraissent « plus propres », « moins dégueulasses ». Elle préfère aussi voir le sang couler, qui prend le relais des larmes quand elles ne coulent plus, car cela représente une « évacuation », un écoulement. Il y a donc une canalisation de l’agressivité vers une auto-agressivité par coupures, évolution présentée au moyen du champ lexical de la propreté.
Voici une chose importante : l’imbrication dans le discours de Marie, par ce champ lexical de la propreté, entre sa sexualité, son mal-être et ses violences auto-infligées. Précisons ce lien. Depuis son « viol », elle dit se trouver « grasse », se sentir « sale », se voir « comme une salope ». Au niveau de son mode de vie, elle a des accès de boulimie, parfois se fait vomir quand elle se sent « trop sale », et devient en parallèle une « maniaque de la propreté » à son domicile. Elle prétend se conduire volontairement « comme une pute », invitant des jeunes hommes chez elle et entretenant des relations sexuelles avec eux, en particulier afin d’obtenir gratuitement du cannabis.
Marie situe en fait ses conduites et ses sensations corporelles sur un axe tracé entre le propre et le sale. Son identité sociale est répartie entre ces deux pôles symboliques [5]. Le « viol », les prises intensives de nourriture, son impression d’être « grasse », la consommation de cannabis, les relations sexuelles plus ou moins consenties avec des jeunes hommes sont autant d’éléments présentés comme étant « sales », d’où les qualificatifs très violents qu’elle emploie pour se décrire : « salope » et « pute ». Mais son obsession pour la propreté des lieux, ses vomissements volontaires et ses automutilations peuvent être considérés comme des conduites « propres », puisqu’il s’agit de rétablir par ces moyens une propreté symbolique. L’exemple le plus flagrant en est le passage des brûlures aux coupures, cette sensation d’« évacuation du mal » qu’elle met en avant lorsqu’elle parle de ces dernières : autrement dit, l’évacuation de ce qu’elle nomme « sale » en elle.
De violences en violences
9Fanny a 16 ans. Elle raconte elle aussi une histoire plutôt mouvementée. Elle grandit en banlieue parisienne, dans une atmosphère de violence physique permanente, que ce soit entre les membres de sa famille ou de sa mère envers elle.
10Son histoire est marquée par le suicide de son père. Un jour, alors qu’elle revient dormir chez lui après une fête, elle le découvre mort, égorgé, baignant dans son sang. Elle vit à ce moment avec sa mère, sa sœur et son frère. Peu de temps après, sa mère rencontre un homme sur Internet, va passer quelques jours chez cet homme dans le sud de la France. Elle décide au bout d’une semaine de s’y installer, faisant donc déménager l’ensemble de la famille. Or, cet homme est atteint d’un cancer en phase terminale. La vie familiale se met alors à tourner autour de cette maladie, des soins et des aménagements quotidiens qu’elle implique. Fanny dit se renfermer à ce moment, ne plus parler à personne et commencer à se couper. Elle se blesse par « colère », tentée de casser aussi des objets, impuissante devant le constat suivant : « Ça ne servait plus à rien de parler. »
11De manière surprenante, l’entretien que nous effectuons se passe dans une atmosphère très détendue. Nous rions beaucoup. Malgré ce que ses blessures peuvent lui rappeler de négatif, Fanny en parle avec beaucoup de satisfaction et d’humour, peut-être justement car elle est attachée à ces souvenirs. Elle met en avant le plaisir qu’elle éprouve à se faire mal, tout en se disant consciente que cette « solution » n’est que momentanée : « Les problèmes ils partent pas comme ça, mais ça fait toujours plaisir. » La jeune femme explique « combattre le mal par le mal », et affirme que voir ses marques la « fait sourire », car elle se rappelle alors ce qu’elle a fait. Notre entretien se finit étrangement. Alors que Fanny semble se fatiguer, être moins cohérente dans ses propos, je la remercie, lui signale la fin de l’entretien et éteins le dictaphone. Elle reste cependant assise et se met à énumérer une liste impressionnante de manières de se faire mal, des automutilations plus indirectes, comme tomber volontairement pendant ses cours de sport. Elle vante la taille des égratignures qu’elle réussit à obtenir de cette manière faussement involontaire et valorise au passage l’ensemble des comportements plus ou moins déviants qu’elle a été amenée à avoir.
Concernant ses automutilations, le but de cette enquêtée est clair : avoir mal. Les modalités pratiques de ses blessures en témoignent, car elle se place dans une démarche d’optimisation de la douleur. C’est pour cette raison qu’elle « passe » progressivement des coupures aux brûlures, ces dernières étant plus douloureuses. Alors que pour Marie les blessures étaient destinées à rétablir un ordre émotionnel oscillant entre le « propre » et le « sale », Fanny canalise sa « colère » face à l’inutilité ressentie de la communication, mettant en place par ses automutilations une reproduction inlassable de son environnement violent. Elle veut exprimer cette colère, qui accompagne quotidiennement son histoire personnelle, et qui d’ailleurs ne peut plus vraiment se manifester depuis l’installation de sa famille chez cet homme malade. Si Marie s’orientait vers les coupures afin de favoriser une symbolique de la propreté par l’évacuation du « mal », Fanny, quant à elle, n’en a rien à faire : elle veut avoir mal, et donc ses méthodes n’ont d’autre sens que le degré de douleur qu’elles engendrent. Toute manière de faire est bonne à prendre, comme en témoigne la multiplication de ses méthodes d’auto blessure et leur intégration au quotidien (par exemple pendant les cours de sport). Cette exaltation de la violence consiste en la répétition d’un même schéma : communication perçue comme inutile – colère – blessure. Finalement, de violences familiales quotidiennes, on en arrive à des violences auto-infligées quotidiennes, dans une sorte de mécanisme d’adaptation à sa situation familiale vécue comme une impasse [6]. L’ordre émotionnel autour de l’adolescente, marqué par la dialectique colère/violence, trouve ainsi un équilibre précaire mais rendant l’expérience quotidienne plus vivable. Dernier détail, anecdotique mais révélateur, Fanny a arrêté de se brûler il y a peu de temps. Elle en a été dissuadée par son nouveau petit ami… qui la menace de la frapper si elle recommence.
À la recherche de sensations corporelles « normales »
12Cécilia est une jeune femme de 17 ans, scolarisée en terminale, section scientifique (options mathématiques, grec ancien et musique). Ses parents ont divorcé quand elle avait 13 ans. Elle donne une image très froide de son père, cardiologue, décrit comme exigeant, ne montrant ses émotions qu’en offrant des cadeaux. Cécilia dit par contre mieux s’entendre avec sa mère, infirmière et sophrologue, « plus cool », « plus à l’écoute ». L’enquêtée a deux frères, l’un de 14 ans, élève en troisième et vivant avec son père ; l’autre a 19 ans, étudiant en informatique et vivant seul.
13Son histoire est jalonnée de diverses manifestations d’angoisse. Par exemple, suite à un accident de ski nautique, il y a quelques années, elle fait de nombreuses crises d’anxiété. Elle a alors peur de mourir. « Je me suis rendu compte que j’étais pas immortelle », relate-t-elle. Elle fait aussi de temps à autre des crises de spasmophilie. Plus généralement, des sensations corporelles étranges la dérangent, notamment la difficulté à se sentir « dans » son corps. Si auparavant ces troubles survenaient au réveil, où elle « mettait du temps à intégrer son corps », il s’agit désormais de crises de quelques heures, qui éclatent surtout lorsqu’elle est seule.
14Cécilia fait remonter son mal-être au divorce de ses parents, qui entraîne des conflits réguliers entre son père et sa mère, et provoque chez elle des « crises d’angoisse ». Mais c’est surtout le suicide de sa tante, dont elle se sentait très proche, qui la marque : « J’ai vraiment eu l’impression de passer dans une autre réalité. Quand ma mère m’a dit qu’elle est morte… c’était pas possible quoi, il y avait eu un problème de réglage et on était passé dans une autre dimension. » Cette impression de perte de la réalité semble également s’être manifestée dans une moindre mesure à l’occasion du divorce de ses parents : « Ça aussi j’ai cru que c’était pas la réalité. » Elle parle en parallèle d’un sentiment de culpabilité. En effet, Cécilia explique avoir imaginé avant ce divorce « ce que ça ferait d’avoir des parents séparés ». De même, avant le décès de sa tante, elle dit avoir pensé : « Tiens, si quelqu’un de proche mourrait, je retrouverais des émotions. » Le fait d’avoir imaginé ces événements avant qu’ils ne se produisent la conduit parfois à penser qu’elle a une part de responsabilité. Après le suicide de sa tante, elle raconte avoir eu besoin de « sentir quelque chose », face à cette sensation de déréalisation. Elle tape contre un mur, « jusqu’à ce qu’il y ait du sang », mais ne se sentant pas assez soulagée, elle prend une cigarette et se brûle avec. L’effet escompté se produit : un « retour à la réalité ». Donc, « il y a eu une deuxième fois ». Elle va « un peu plus loin », à chacune des quatre brûlures qu’elle a effectuées au jour de l’entretien. « C’est toujours le même contexte […] je ressens plus trop les choses et j’ai besoin de me secouer », dit-elle en évoquant « soit une crise d’angoisse, soit des moments de vide, mais du vide total ».
15Ce qui frappe chez Cécilia, c’est l’étrangeté de ses ressentis corporels, qui sont difficiles à décrire. « Il y a des instants où il n’y a plus de toucher ni rien, c’est assez angoissant. ». Elle exprime une image très négative de son corps : « Je pensais que j’étais remplie de merde, j’avais beaucoup de mal à respirer. » Une véritable surenchère de mots péjoratifs traverse l’entretien. Lorsque je lui fais remarquer la violence de ses propos, elle répond très directement : « Oui, je sais, mais c’est vraiment l’impression que j’ai, d’être une pourriture. »
16Concernant les blessures auto-infligées, Cécilia dit avoir fait le choix conscient de se brûler plutôt que de se couper, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la brûlure produit plus de douleur, et cette douleur vive est nécessaire pour lui faire retrouver rapidement ses sensations corporelles en cas de « crises d’angoisse ». Ensuite, cette méthode « dure plus longtemps », c’est-à-dire que la cicatrice ainsi produite continue à susciter de la douleur sur un temps plus long que si elle se coupait. Son effet est alors prolongé. L’apaisement momentané de ses angoisses par les brûlures diminue cependant à mesure qu’elle recommence. Elle envisage donc de ne plus se brûler.
Pour résumer, l’automutilation a ici pour but de stopper un ressenti corporel angoissant, déréalisant. Ce n’est plus l’« évacuation du mal » ou encore l’apaisement de la colère par la violence, mais la recherche d’une sensation de réalité, d’intelligibilité de l’expérience vécue. Dans ce cas de figure, le « choc » émotionnel produit par la blessure prime. Il faut « redescendre sur terre », vite. L’automutilation rétablit ainsi une sensation de normalité perdue lors des « crises d’angoisse ».
La justice auto-infligée
17Elianor, une jeune patiente du centre Abadie hospitalisée suite à une tentative de suicide, prend spontanément la parole au début de l’entretien et m’explique ceci : « C’est quand j’avais trop de haine envers moi-même, après c’était pas spécialement de la colère envers les gens […] à force d’accumuler la haine envers moi, les erreurs… Moi avant, je faisais une erreur c’était une scarification. » Ses exigences portent sur sa famille. « Je suis très proche de ma famille […] si je déçois mon frère et mes sœurs ou mes parents, ça me fait mal alors je me scarifie. » De fait, l’ensemble de l’entretien tourne autour de cette idée : ses parents, son frère de 10 ans ainsi que ses deux sœurs de 8 et 5 ans sont ce qu’il y a de plus important à ses yeux. « Ce qui me touche le plus, mon point faible, c’est la famille. On leur fait du mal, ça me fait du mal, et quand c’est moi qui leur fait du mal, du coup… je me punis. » Cette attention traduit bien sûr une bonne entente : « Mes parents ils sont super sympas avec moi. »
18Élianor a 15 ans et est en classe de troisième. L’adolescente met en avant le sentiment de différence entretenu par elle-même et chacun des membres de sa famille à l’égard des autres. Elle les décrit avec un style vestimentaire et un type de personnalité assez caricaturaux : son père inspiré par les groupes de hard rock des années 1980, qui collectionne les figurines de manga ; sa mère « complètement bouddhiste » habillée « de toutes les couleurs » ; elle-même se revendiquant d’un style gothique et inspirée par les mangas, etc. Ce sentiment de différence la suit dans ses relations avec ses pairs. Elle se dit à l’écart. Plusieurs agressions ont précipité sont mal-être, événements qu’elle met en rapport avec ce non-conformisme. Elle s’est fait battre à plusieurs reprise à son collège « à cause de (son) style », insultée à l’occasion de « race aryenne » car elle était blonde, ou encore de « sale pute de gothique ». Ces agressions ont eu des répercussions sur son rapport à son corps. Par exemple, Elianor s’est faite des colorations de cheveux successives – en partie en réaction aux insultes à ce sujet –, s’est coupé les cheveux – car suite à une agression particulièrement violente elle souffre du cuir chevelu –, et a entamé un régime intensif, assez intensif pour faire un malaise.
19Elle a commencé à se scarifier en 2008, et a arrêté trois semaines avant notre entretien. La première fois survient en réaction à une rupture affective, et « du coup il y a tout qui est tout remonté à la surface », c’est-à-dire ses agressions. Mais ensuite, elle continue à se blesser dans une autre optique : se punir. Elianor insiste en effet sur cette haine d’elle-même qu’elle ressent lorsqu’elle commet une « erreur ». « Je voulais être presque parfaite, enfin au mieux que je pouvais, donc je pétais un câble et je me scarifiais […] Le seul truc que j’ai trouvé, c’est les scarifications ou brûlures. » Bien sûr, on se demande quelles sont ces erreurs, si graves pour qu’elle ait à se punir. Celles-ci sont finalement très minimes, et Elianor en est consciente. « C’est des erreurs que tout ado fait, mais moi, je supporte pas, c’est genre les parents disent : “fais pas ça” et moi je le fais. » Elianor rétablit une forme de justice spontanée par ses « punitions », en écartant une sensation de culpabilité et d’injustice face à ses « erreurs ». Ici, le fait de faire le geste prime sur le type de blessure : autrement dit, peu importe qu’il s’agisse de brûlures ou de coupures, c’est le fait même de se blesser qui constitue la punition, et non un enjeu symbolique canalisant le type de blessure, comme pour Marie. « Tout ce que je pouvais cramer et me mettre sur la peau je le faisais », dit Elianor, qui répond à ma question sur les endroits du corps qu’elle privilégie : « Je m’en foutais, c’était vraiment au pif. »
L’évolution des types de blessures concerne exclusivement la propreté. Non pas une propreté symbolique à la manière de Marie, mais une simple propreté physique, par peur d’infections diverses [7] : « L’année dernière, en réfléchissant, je prenais n’importe quoi, compas, aiguilles, et tu peux choper des conneries avec ça. Du coup cette année, je me suis mis à la lame de rasoir et au briquet. » Puisque l’atteinte du corps ne vise pas une sensation corporelle particulière mais une idée de justice – seul le geste de punition importe –, la façon de faire ne compte pas tant qu’elle est juste, c’est-à-dire qu’elle ne déborde pas le cadre de la blessure par d’éventuelles « infections ».
Conclusion : l’automutilation comme conduite normative
20Ces quatre exemples montrent le lien existant entre l’histoire des enquêtés, les modalités pratiques de leurs blessures et le système émotionnel qui leur donne sens. L’exposé de ces logiques d’automutilation n’a toutefois pas vocation à être exhaustif (d’autres configurations existent) ni de rendre ces logiques exclusives les unes des autres (on peut imaginer des cas plus complexes). Il est néanmoins possible de fournir un cadre d’analyse général.
21Ce qui ressort de ces exemples, ce qu’il y a de commun entre eux, concerne le but des blessures : l’automutilation est une pratique visant à changer délibérément son état émotionnel, et ce changement intervient pour rétablir une norme qui a été mise à mal. Marie se sent « sale » suite à un événement apparenté à un viol, et retrouve alors partiellement une propreté symbolique. Fanny ressent de la colère, dans un contexte de violence généralisée et d’impossibilité à communiquer, elle se calme par la blessure afin de tendre vers un retour à ce qui lui apparaîtrait plus commun mais impossible, une communication verbale avec sa famille. Cécilia cherche, quant à elle, à récupérer des sensations corporelles « normales », perturbées par ses crises d’angoisse. Enfin, la pratique d’Elianor vise explicitement à la punir de ces légères transgressions qu’elle considère comme ses erreurs, à atténuer son sentiment de culpabilité. La blessure permet donc un retour momentané à la normale : elle rend possible le maintien d’un état de stabilité. En définitive, plus qu’un état émotionnel, il s’agit d’un ordre émotionnel qui est rétabli par l’atteinte du corps.
22Faisons un léger détour. On associe souvent et à tort les blessures auto-infligées aux scarifications initiatiques pratiquées dans les sociétés dites « tribales ». Or, ces conduites s’apparentent beaucoup plus à ce que les ethnologues appellent des « rites de purification ». Denise Paulme (1940) définit ce type de rites comme la guérison de maux divers (qui vont de la transgression de lois aux maladies) par leur déplacement symbolique sur un objet ou sur un animal, « tantôt publiquement, dans l’intérêt général, tantôt […] en secret et dans un but d’intérêt privé ». La personne qui doit pratiquer le rituel est soit coupable d’une transgression, soit victime d’une transgression, et s’en décharge en reportant symboliquement l’offense à la règle sur un objet ou un animal, utilisés à la manière d’un bouc émissaire. Les rites de purification renvoient ainsi à la culpabilité d’avoir éprouvé l’ordre établi, et rétablissent au moins symboliquement cet ordre. Enfin, Denise Paulme montre que la forme de ces rituels prend appui sur une symbolique liée aux mythes fondateurs du groupe concerné.
23Revenons aux blessures auto-infligées : au regard de ce qui a été développé dans cet article, elles s’apparentent largement à des rites de purification, en tant que méthode de rétablissement d’un ordre par une pratique dont l’efficacité symbolique importe plus que l’effet matériel. Deux différences se constatent cependant : le lieu de la projection du « mal », non pas sur un objet ou un animal mais sur le corps de la personne concernée ; la symbolique du rite, non pas fondée directement sur des règles sociales issues de mythes fondateurs, mais sur une apparente spontanéité des individus. Pour expliquer cette absence de référents sociaux explicites (d’où le report plus ou moins désordonné et impulsif du « mal » sur le corps), on pourrait faire l’hypothèse que les blessures auto-infligées de nos jeunes contemporains et occidentaux interviennent comme des innovations rituelles face à la faiblesse des possibilités de « purification » disponibles socialement [8], voire comme une nouvelle forme d’autogestion des déviances émotionnelles faute de gestion collective.
Mais malgré l’apparente spontanéité des blessures, les émotions exprimées par les enquêtés se rattachent à des normes sociales fondamentales : notion de propreté, gestion de la violence, ressentis corporels, idée de justice, etc. Dans ce contexte, les émotions ressenties ne sont autres que les indicateurs de la transgression et du retour à l’ordre. La manière dont ces affects s’expriment par la blessure constitue ainsi une voie d’accès privilégiée à leur sens pour les individus.
Une phrase de Mary Douglas (2001) permettra d’ouvrir ce propos : « Le rite n’extériorise pas seulement l’expérience, il ne la met pas seulement en lumière, il modifie l’expérience par la manière dont il l’exprime. » Modifier l’expérience par la manière dont on l’exprime : appliqué aux blessures auto-infligées, on pourrait traduire : modifier l’état émotionnel (reflétant la transgression) par la manière dont est effectuée l’automutilation. Ainsi, l’analyse des émotions et de leurs modalités d’expression renseignent dans notre cas sur un aspect crucial : le rapport entre les conduites automutilatrices, vécues comme spontanées et individuelles, et les schémas sociaux qui leur donnent sens.
Bibliographie
Bibliographie
- Brossard, B. 2009. « L’automutilation comme un processus », Santé mentale, n° 143.
- Brossard, B. 2010. « Une économie familiale des troubles psychiques. Trois cas d’automutilation », dans S. Lèze (sous la direction de), Le sens du « mal-être », Paris, Economica-Anthropos.
- Douglas, M. 1967. De la souillure. Essai sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 2001.
- Halbwachs, M. 1947. « L’expression des émotions et la société », Échanges sociologiques, Paris, Centre de documentation universitaire.
- Paulme, D. 1940. « Sur quelques rites de purification des Dogon (Soudan français) », Journal de la société des africanistes, X, p. 65-78.
Mots-clés éditeurs : blessures auto-infligées, émotions, adolescence, automutilation, santé mentale
Mise en ligne 22/02/2011
https://doi.org/10.3917/ep.049.0053Notes
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[1]
Mais il peut s’agir aussi de personnes adultes. Ce texte se focalise néanmoins sur les automutilations adolescentes.
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[2]
Le terme d’« automutilation », s’il s’avère discutable d’un point de vue sémantique – car il peut induire une confusion avec les amputations par exemple –, a été conservé puisqu’il est notamment utilisé par les enquêtés rencontrés par Internet. Me situant dans une démarche sociologique, j’utilise donc ce mot pour sa valeur de communication, plus que pour son sens strict.
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[3]
Bien que les blessures auto-infligées concernent majoritairement les femmes, nous avons aussi rencontré des hommes. Le choix des quatre enquêtées présentées ici n’a pas vocation à être représentatif.
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[4]
Le ghb (gamma-hydroxybutyrate) est un psychotrope provoquant notamment une diminution de l’inhibition et des pertes de mémoire. À des fins détournées, il est parfois utilisé afin d’obtenir des relations sexuelles forcées.
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[5]
Tout au long de ce texte, le symbolique sera entendu dans un sens très simple : il s’agit des effets d’une action, en tant qu’ils ne sont pas matériels. Ainsi la propreté « symbolique » concerne une propreté plutôt imaginaire, figurée, qu’une propreté effective. Cela n’induit pas une césure nette entre le matériel et le symbolique : certaines actions effectuées dans un but symbolique peuvent avoir de ce fait un réel impact matériel (par exemple la conduite de Marie visant à la rendre « propre » a des conséquences effectives, ou encore le maintien de sa capacité à « rester calme », donc à gérer ses relations sociales) et inversement.
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[6]
L’orientation atypique de ce mécanisme a probablement été influencée en grande partie par les modalités du suicide de son père. Durant l’entretien, l’enquêtée semble indisposée à en parler plus, ce qui limite ici nos possibilités d’interprétation, faute d’informations suffisantes.
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[7]
Ce risque reste, cela dit, très minime.
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[8]
De ce point de vue, les hospitalisations et les consultations psychiatriques peuvent être considérées comme des possibilités éventuelles, en dernier recours.