Couverture de EP_045

Article de revue

Tensions psychiques et violence structurante dans les relations bébé-parents

Pages 24 à 34

Du corporel à la psyché : une violence originelle

1La première violence rencontrée par le nourrisson est celle exprimée par son corps lorsqu’il ressent un « manque » vécu comme une alerte impérieuse, c’est-à-dire une sensation submergeante de douleur liée par exemple à la faim, au froid… En naissant, l’infans est confronté à une double sollicitation : par ses canaux sensoriels externes et par son système cénesthésique interne, qui ne peut être apaisé que par un apport/réconfort extérieur.

2À l’aube de sa vie, l’enfant va devoir articuler des sensations de déplaisir, qui viennent de l’intérieur de son corps ou de stimulations inappropriées extérieures à son corps, et les sensations de plaisir nourries par les sources extérieures. Ces expériences de plaisir (la bouche, la réplétion gastrique, la chaleur de la peau, la détente…) sont à la fois externes et internes et le nourrisson ne les sent pas toujours comme sises en lui-même. La différence interne/externe et l’investissement de plaisir de la peau se constituent progressivement. À partir de ses besoins primaires, le nourrisson va transformer les sensations corporelles en pulsions/motions adressées à autrui ; ses appels deviennent de puissants élans vers autrui. L’enfant va se découvrir et se « réguler » progressivement dans sa rencontre multiforme avec un autre humain suffisamment disponible et dévoué qu’il aura investi.

3Dans l’univers du nourrisson s’initie une très progressive conscience de lui-même quêtant le plaisir et l’articulant avec d’autres sensations plaisantes, voire voluptueuses, qu’il crée dans son propre corps (auto-érotisme). Cette conscience de soi progressive va s’étayer sur la capacité du parent à identifier les besoins de son enfant, à les investir et à les érotiser dans une rencontre singulière et une attention spécifique à ce que « demande » l’enfant. Le dialogue tonico-émotionnel va permettre à l’enfant de se reconnaître dans l’identification complexe que lui renvoie son parent. Le regard unifiant de la mère, la mise en affect des sensations par le portage, la nomination des éprouvés vont représenter une « matrice » de lui-même. Le jeune enfant s’assure régulièrement de sa permanence pour progressivement se l’approprier dans l’illusion magique de l’avoir trouvée et créée.

4Avant de développer suffisamment ses propres capacités de contenance, le nourrisson vit perpétuellement dans le risque d’être débordé physiquement et émotionnellement, ce qui fragilise le sentiment de continuité interne qui se construit jour après jour. Une continuité psychique se constitue malgré les discontinuités sensorielles, sensuelles, émotionnelles des apports/réconforts extérieurs ; l’autoérotisme et les capacités autocalmantes qui en découlent font le lit de la vie psychique de l’enfant. Aux origines, les tensions psychiques liées aux sensations corporelles submergeantes, aux perceptions externes envahissantes, doivent être évacuées ou contenues partiellement dans des mises en tension chaotiques de son corps propre. Ces sensations désagréables, voire terrorisantes, sont sous-tendues par des angoisses d’anéantissement, des angoisses de perte, voire d’agonie, vraisemblablement pressenties par les parents. Ce n’est que plus tard qu’elles seront identifiées comme inhérentes aux frustrations et aux limites nécessaires en réponse aux tensions psychiques déchargées dans son corps, dans ses pleurs, dans ses cris, dans ses comportements gestuels. Au fil du temps, la violence des demandes du bébé pourrait être réprimée sans que le bébé ne sombre dans ces angoisses et inhibe – massivement ou insidieusement – ses capacités d’appel et d’investissement.

5Il y a un lien étroit entre la tension psychique vécue et sa représentation corporelle dans les décharges motrices perceptibles immédiatement. Lorsque l’enfant est assujetti à un sentiment de désorganisation de son Moi corporel précoce, il a besoin d’être contenu, le plus souvent dans les bras de l’un de ses parents, pour se réguler et ainsi s’apaiser. Très tôt, grâce par exemple à l’investissement de plaisir de la fonction de déglutition, l’enfant pourra s’apaiser momentanément lui-même en s’appuyant sur un sentiment de plaisir autocréé, base de son autoérotisme. De même, il pourra se rassembler dans une action intentionnelle, volontaire, en regroupant par exemple le haut de son corps, ses membres supérieurs bien accrochés et tenus contre lui. Il acquiert la maîtrise très partielle mais indéniable de son corps en ressentant une détente auto-initiée au moins pendant un court moment.
Ainsi observons-nous toujours une alternance, chez un très jeune enfant, entre des moments de plaisir, des moments de déplaisir canalisés par ses propres compétences et des moments de déplaisir désorganisants qui ne peuvent être apaisés que par le fonctionnement psychique, physique, émotionnel de sa mère toute identifiée à lui dans les soins maternels. Ces premières violences qui risquent à chaque fois de désorganiser, de rompre le sentiment d’existence, de continuité interne du bébé doivent être, à partir d’un certain seuil, projetées en dehors de soi et prises impérativement en charge par la mère ou son substitut. Dans cette perspective, ce qui fait plaisir, ce qui est « appelé » provient toujours de l’extérieur et va induire une autre dimension : le rythme présence-absence de l’être investi, l’initiation de la capacité à réguler cette absence en intériorisant la permanence de l’objet, et donc de soi-même, malgré les discontinuités. Nous n’insisterons jamais assez sur la massivité, l’intensité, les oscillations de ces processus dans des spirales interactives précoces parents-bébé. Les sentiments de perte, assimilables à une disparition de soi-même en l’absence du premier objet d’amour, induisent une série de tensions s’exprimant dans le comportement et les réactions somato-psychiques qui ne seront mises en représentation que par leur liaison/transformation en affect, ceci n’étant rendu possible que grâce aux capacités d’identification de l’objet maternel aux expériences non mentalisées du bébé.

Grandir psychiquement implique de traverser des conflits internes plus ou moins virulents qui sont inéluctablement projetés dans la réalité immédiate de l’enfant, donc sur son environnement humain, social et affectif. L’appareil psychique en construction ne permet pas à l’enfant de gérer de façon interne ses conflits, ils sont « mis au travail » dans ses liens. L’accompagnement des adultes, parents et professionnels, contribue à leur dépassement, à leur résolution. Ils seront internalisés au fur et à mesure de la construction de l’appareil psychique et des instances qui y sont liées. Cette construction va progressivement conduire l’enfant à gérer sa vie pulsionnelle en conformité plus ou moins grande, à terme, avec les idéaux de son environnement sociétal.

Des violences fondatrices de relations

6Toutes les sensations corporelles exprimées par les tensions ne pourront devenir des affects et des expériences relationnelles et émotionnelles que si ces tensions sont ressenties et nommées comme telles par le premier objet d’attachement : l’autre du soin, soit la mère la plupart du temps. La reconnaissance de ces éprouvés, leur mise en mots, en sens, accompagnent l’enfant et soutiennent sa construction interne. Ces enjeux, qui concourent à la mise en représentation par l’enfant de son vécu interne, seront ensuite reformulés avec l’acquisition du langage.

7Nous devons être attentifs à distinguer la tension psychique projetée par le corps de façon massive et tonique de l’interprétation de l’adulte qui nommera ce comportement tonique comme un « acte violent ». Le corps, les pleurs, les cris représentent les premiers moyens de communication du nourrisson ; la décharge impérieuse et violente est le signe d’une souffrance psychique impossible à contenir par le bébé seul mais métabolisable par un adulte comme représentant les souffrances et la détresse du nourrisson. L’adulte peut percevoir ces comportements comme des agressions et non plus comme des appels, ce qui dénature fondamentalement la relation parent-bébé. Pourtant, peu à peu, le parent renvoie à son enfant des fractions hostiles liées à ses capacités aimantes ; il fait crédit au bébé grandi, à sa capacité naissante à supporter l’attente et la frustration.

De la contenance à l’hostilité ; de l’identification élaborative à la projection négative

8Nous soulignons l’importance des capacités de mentalisation des parents pour faire face aux débordements désorganisants de l’enfant, mais aussi leur travail d’interprétation pour la mise en sens des pleurs, des gestes, etc. Les tensions psychiques exprimées dans les cris, les pleurs, les agirs psychomoteurs peuvent déborder le pare-excitant du parent qui interprète le comportement de son bébé comme agressif, voire persécuteur, envers lui. Les attitudes du bébé peuvent donc être interprétées comme de l’agressivité, de la provocation, des attaques « volontaires » dirigées contre autrui, des caprices à faire cesser, de l’insupportable à museler. Les cris, les pleurs doivent être étouffés dans l’œuf, voire agressivement empêchés (via par exemple l’utilisation répétée et mécanique de la tétine). Le parent démuni de son propre pare-excitant sauve son propre sentiment d’existence, sa propre « peau » psychique. L’enfant, inconsciemment, lui « fait violence » et le parent peut interpréter l’attitude de son enfant comme « violente », selon le processus d’identification projective. L’enfant se transforme en « monstre » persécutant.

9Face à son bébé qui n’arrête pas de pleurer et qu’elle ne peut calmer, une mère se montre inquiète de son propre comportement : elle s’est mise à secouer le berceau avec force en se disant qu’il fallait que « ce truc » s’arrête – dans une objectivation de l’enfant qu’elle aime pourtant tendrement. Une autre se préoccupe du risque qu’elle prendrait de secouer son bébé, lors de moments d’angoisse envahissante, depuis qu’elle a appris qu’un de leurs amis a « secoué » son enfant. Une troisième vient consulter car elle a peur de ses propres pulsions violentes et exprime son incapacité à supporter les pleurs de son enfant : « Si je n’en comprends pas la signification, cela fera boule de neige. » L’impossibilité de cette mère à comprendre la signification du comportement de son enfant traduit vraisemblablement une véritable perte de sens désorganisatrice de sa psyché, leurs vécus intolérables se confondant alors. Ces fantasmes de violence liés à la passagère désorganisation psychique parentale sont en miroir de la propre désorganisation du nourrisson. Ils constituent cependant, lorsqu’ils sont dicibles, un ultime rempart défensif contre une violence parentale agie. Les peurs, les angoisses parentales ressenties et exprimées évitent le recours à des passages à l’acte.

« J’ai peur, je m’accroche, maman me dit que je veux lui faire mal »

10Mme Z. vient consulter avec son fils âgé de 7 mois pour des troubles du sommeil. Ce symptôme s’inscrit dans une problématique de séparation impossible : l’enfant dort à proximité de ses parents et est longuement porté dans la journée.

11Lors de la prise en charge, l’enfant engage des mouvements de distanciation, posé sur un tapis à côté de sa mère et non plus sur les genoux. En associant sur les mouvements de distanciation similaires au domicile, sa mère s’exprime de la sorte : « Je suis inquiète pour mon fils : il cherche à me faire mal ! » Sébastien, dès qu’il commence à s’éloigner, l’appellerait angoissé et, dans ses bras, voudrait lui « griffer » le visage. Elle associe sur les enfants violents qu’elle peut rencontrer dans son cadre professionnel. Est-il coléreux ? A-t-il l’intention de nuire ? Invitée à penser ce que son fils ressent, elle peut formuler cette interprétation : « Il se défend de sa peur. » Elle peut alors rassurer son enfant traversé d’angoisse de perte, c’est-à-dire reconnaître son affect, le mettre en mots et contenir son fils qui cesse très rapidement ce réflexe d’agrippement, interprété auparavant comme une intention agressive. L’enfant peut être ainsi dit « violent » par la projection de la violence ressentie par le parent face à la demande impérative mais inapaisable de l’enfant. La tension psychique, son évacuation ne peuvent être assimilées à une violence sociale, mais cette tension peut être perçue par les adultes comme de la violence délibérée. Il y a donc une dimension interprétative de l’adulte des comportements inévitables de l’enfant.

Des interprétations erronées

12Le parent, l’adulte peut se sentir totalement démuni et « mauvais » s’il n’arrive à apaiser son enfant. Il peut lui en vouloir de cette mise en échec de sa fonction calmante, qui signe habituellement sa compétence et sa reconnaissance. De même, un parent peut avoir honte du comportement de son enfant et être narcissiquement blessé par les remarques des passants, de l’entourage ou des professionnels face à des attitudes socialement inacceptables de l’enfant.

« Je me perds, je m’agrippe à ce qui passe à proximité de moi »

13Mme X., mère de Félix, vient consulter sur indication de la crèche car Félix mord. Ce comportement n’aurait lieu qu’à la crèche. Les adultes ne peuvent anticiper son attitude, ni repérer une situation de conflit avec un autre enfant. La mère ne comprend pas ce comportement isolé : pas de trouble du sommeil ou de l’alimentation, pas de problème au moment des premières séparations, aucune difficulté au domicile.
Félix est un petit garçon âgé de 1 an qui reste blotti sur les genoux de sa mère pendant la consultation, sans investir les jouets mis à sa disposition et sans entrer en communication avec nous. Nous constatons l’écart significatif entre la façon dont nous percevons Félix et le discours de la mère qui parle de son fils comme d’un enfant autonome, actif, très adapté dans ses liens sociaux. Félix a été gardé jusqu’à 8 mois au domicile familial par une assistante maternelle, puis admis en crèche où il s’est intégré très facilement. La mère n’a pas d’interrogations personnelles sur ses capacités maternelles. Si elle est ennuyée par les remarques du personnel de la crèche, c’est qu’elle redoute l’exclusion, mais apparemment elle ne songe pas à un problème possible chez son enfant.

Elle donne l’impression d’être attentive envers lui, mais de façon éducative, sans suffisamment s’identifier à lui. L’adaptation à la réalité et à l’organisation sociale priment sur la résonance affective.

14Pendant plusieurs consultations, l’enfant restera ainsi blotti sur les genoux de sa mère, avant de se mettre, lors d’une séance, à hurler d’angoisse et de terreur en un raz de marée émotionnel de près de trente minutes. La mère évoque plusieurs incidents somatiques lors des premiers mois de vie de son fils : régurgitations ayant nécessité une hospitalisation à 2 mois et demi pour œsophagite, puis une seconde hospitalisation pour une infection. Lors de cette seconde hospitalisation, le sevrage fut brutal, suivi d’une séparation d’avec une personne familière à l’âge de 8 mois. Il s’agit de séparations précoces sans prise en compte de la souffrance psychique de l’enfant, Mme X. décrit ces événements sans évoquer ses affects ni ceux de son fils. Les régurgitations ont aussi altéré les échanges corporels parents-bébé dans une sorte de mise à distance du corps, par phobie des salissures dues aux régurgitations. La mère prend conscience que son fils aurait alors pu se « sentir lâché ». La mise en mots des traumatismes des séparations antérieures, l’identification de la mère aux éprouvés éventuels de son fils permettent dès lors de donner du sens aux comportements de l’enfant à la crèche, qui s’estompent peu à peu. Prise dans les exigences de sa réalité socioprofessionnelle, sa mère n’avait pu s’identifier à son enfant qui, pendant longtemps, s’était « adapté » sans bruit aux exigences familiales.

15Chaque enfant est confronté à un double travail : se construire psychiquement et s’inscrire socialement, c’est-à-dire être en lien avec une famille puis des communautés éducatives qui sollicitent diversement sa capacité d’intégration. Au fur et à mesure de son développement, l’enfant va acquérir de nouvelles compétences qui lui permettent de mettre en œuvre des initiatives. Son univers change quand il peut commencer à ramper, puis marcher à quatre pattes et enfin se tenir debout : il va explorer un territoire plus vaste et rencontrer d’autres limites. Ce sont d’abord les siennes propres : il existe un décalage important entre ce qu’il souhaite réaliser et ce qu’il peut réaliser. Il enrage souvent d’être « trop petit » et mesure ses insuffisances et ses défaillances face à l’adulte. De même, il pressent l’insuffisance de ses possibilités communicationnelles pour faire comprendre ses intentions et ses ambitions. Il a, d’autre part, porté par des projets passionnants, du mal à comprendre les limites et les interdits formulés par les parents (dangers, horaires, etc.). Il doit accepter d’établir des compromis entre ses propres initiatives et la confiance en ses parents quand ils interdisent. De nombreux malentendus infiltrent sa soif de développement et les limites nécessaires édictées par les parents. L’enfant est alors très blessé dans sa dignité, voire humilié, car il perçoit amèrement l’autorité du grand sur le petit qu’il se sent être.
Porté par des relations confiantes, il peut renoncer de lui-même. L’intégration du « non » représente un processus d’internalisation qui demande du temps et de la répétition, à travers des conflits maturatifs entre lui et les autres. Ces conflits impliquent tensions psychiques et décharges. Contenir, pour le parent, est nécessaire afin de reconnaître les affects de colère et le sentiment de déception. L’immédiat s’impose, car à l’origine « plus tard » n’existe pas pour l’enfant. La fermeté doit être accompagnée d’une reconnaissance de l’éprouvé négatif, d’une mise en mots, d’une mise en sens de ce qui se joue ici et maintenant et qui pourra être, plus tard, différé. Avec l’acquisition d’un surmoi précoce vont se développer les sentiments de culpabilité et de sollicitude, provenant de la reconnaissance d’éprouvés affectifs différents des siens. Ainsi, vers 18-24 mois, face à un bébé qui pleure, le jeune enfant donnera son doudou ou ira chercher un adulte. Cette différenciation signe la capacité momentanée à se mettre à la place de l’autre, donc l’établissement d’un lien entre l’attitude de l’un et le comportement de l’autre. L’enfant peut alors établir un rapport de causalité entre son comportement d’appropriation autoritaire d’un jouet utilisé par un autre enfant et la réaction de pleur de ce dernier. Toute relation va mettre en tension, voire en conflit, l’intérêt propre de l’enfant et les conséquences de ses comportements sur autrui : l’enfant peut, à certains moments, renoncer à ses propres désirs personnels sans se faire trop violence. Ce double enjeu : « ma satisfaction ou la sienne », « ma satisfaction et la sienne » implique, bien sûr, l’introjection et l’acceptation d’une limite. Parfois l’enfant choisit pour lui-même de résister car il estime que ce sont des empiètements, des exigences ou tentatives de maîtrise d’autrui qu’il ne comprend pas ou auxquels il ne peut pas encore obéir sans se sentir inféodé. La capacité de se dire non et de dire non représente un soubassement énergétique puissant comportant une violence inhérente mais dont la régulation conduit à l’humanisation du jeune enfant et à l’adulte et parent qu’il sera un jour.

Renoncer, c’est souffrir psychiquement et cette souffrance, avant d’être internalisée, s’exprime dans le lien.

Puissance et violence de l’affirmation ou de la soumission et du renoncement

16L’expression négative, le « non » formulé par l’enfant, apparaît entre 12 et 18 mois. Souvent les parents l’entendent comme un refus à une exigence de leur part. En fait ce refus révèle une affirmation de l’enfant lui-même. En disant non, il se reconnaît « je » différencié de ses premiers objets d’attachement, confirmant son indépendance d’être. Rapidement, il devra accepter, intégrer la notion de limite à cette « conquête de lui-même », c’est-à-dire comprendre qu’être « je » ne signifie pas « j’ai tous les droits ».

« Je mange pour moi ou pour eux ? »

17Les parents de Romain viennent consulter pour leur fils âgé de 19 mois. Celui-ci présente depuis quelques semaines des colères au moment des repas que les parents ressentent comme ingérables. Il ne mange pas proprement : il joue avec la nourriture, en découvre avec les mains la texture, refuse de manger tel ou tel aliment ou en exige un autre ; cela insécurise la mère qui se définit elle-même comme anxieuse. L’enfant explose en cris stridents qui mettent sous tension les parents et les incitent à engager une lutte pour le faire céder, ce qui augmente en retour la tension de l’enfant, qui jette ses couverts. Pour le père, si son enfant n’obéit pas, cela signifie qu’il n’est pas respecté dans sa place de père et que l’adolescence sera très difficile ! La mère craint que son fils ne prenne pas assez de poids car il est « juste dans la courbe », mais elle ressent surtout une violence qui lui fait peur, car elle ne veut pas faire vivre à son enfant une éducation « à coup de claques » à l’image de la sienne. La violence perçue chez son fils est en résonance étroite avec la violence reçue et les mouvements de contre-identification de cette femme à l’image maternelle de sa propre mère.

18Les mouvements d’exploration, d’autonomisation de leur fils sont vécus comme persécutants, les parents fantasmant qu’ils vont perdre le contrôle. En obéissant immédiatement, le fils rassure ses parents mais renonce à sa singularité. L’évocation des inquiétudes des parents, leur relation avec les conflits internalisés durant leur enfance, leur capacité progressive d’entrer en résonance avec les éprouvés de leur fils amenuisent les craintes inconscientes de parents et contribuent à l’évolution de leurs rapports. Le « non », vécu comme une opposition frontale, se modifiera par une reconnaissance des affects de plaisir ressentis lors de nouvelles expériences et des affects négatifs liés à la frustration, créant un sens nouveau. En assouplissant leurs positions, sans y renoncer, pour que l’enfant se les approprie, les parents passent d’un enjeu de soumission à celui de l’intégration de limites pour Romain sans que ce dernier renonce à toutes ses satisfactions pulsionnelles et narcissiques. Renoncer n’est plus, dès lors, tout perdre…

« Me lâcher mais… Je disparais »

19Mme A. consulte car elle se sent en difficulté avec son fils depuis la naissance ; leur relation n’est pas gratifiante ; elle est inquiète parce que Julien lui tape sur la main lorsqu’elle le change. Elle doit même parfois le changer debout pour éviter une « crise », car « il ne veut pas s’allonger ». Elle en dit, pêle-mêle : « Il s’oppose, ça me fait peur », « Tous les garçons ne font pas cela » et se sent dans l’obligation de « faire diversion ».

20Dans une première narration, elle est envahie par ses émotions liées à ses propres enjeux fantasmatiques qui confirment qu’élever un garçon est forcement « catastrophique ». Elle va progressivement repérer que son fils appréhende le passage de la position verticale à la position horizontale. Elle peut énoncer : « Il a peur » pour proposer une autre lecture : « Il ne se rend pas compte qu’il me tape. » L’affirmation de l’activité phallique en devenir de son fils infiltre sa propre peur. En interprétant le comportement de son enfant non pas en fonction de ses propres résonances fantasmatiques, elle formule des interprétations moins persécutantes, plus adaptées aux éprouvés de son fils. Mme A. peut alors, en paroles, soutenir son fils lorsqu’elle l’allonge, anticipant verbalement ce qui va se passer. Elle métabolise l’angoisse de Julien en pressentant que la position horizontale, pour un garçon, fait vraisemblablement émerger l’angoisse d’une virilité complexe.

Violences : passées ? présentes ? futures ?

21M. et Mme W. viennent consulter pour leur fille âgée de 17 mois qui serait « très violente ». Nacre aurait complètement changé vers 12 mois. Auparavant, elle était « sage comme une image », parfaitement adaptée au rythme de ses parents : « l’enfant que tout le monde rêverait d’avoir », précisent ses parents. La première année a passé « comme dans un rêve » ; depuis, elle se roule par terre, frappe ou se tape la tête contre le sol. Les parents sont en difficulté pour la raisonner, pour la contenir.

22Rapidement, chacun des parents va associer sur sa propre violence. La mère, durant une période de son enfance, frappait ses camarades de classe dans un déplacement de sa rivalité avec sa sœur – qu’elle ne pouvait exprimer dans le milieu familial par crainte d’être rejetée par ses parents qui, dit-elle, lui préféraient cette sœur. Depuis quelque années, elle présente des accès de colère qui ne cessent qu’en cassant un objet. Le père, lui, se présente comme une « ancienne tête de Turc » qui a dû se faire respecter très tôt à l’école étant donné sa petite taille : « J’ai été un peu violent. » Interrogé sur ce « un peu », il répond avec fierté : « Tout le primaire. » Bref, les deux parents furent des enfants redoutés par les autres. Derrière ces affirmations rapidement énoncées se tapissent des fragilités dans leur construction de modèles parentaux fiables et protecteurs. Comment devenir père et mère quand lâchage, solitude, absence de sollicitude et d’identification à leurs éprouvés ont jalonné leur enfance ?
Le travail thérapeutique s’engage sur l’écoute de la part infantile de chacun des parents, de la non-reconnaissance de leurs éprouvés d’enfants afin qu’ils ne projettent pas sur leur fille leur propre souffrance psychique et lui épargnent autant que possible le risque de décharges violentes. Il s’agit, au cours des consultations, de mobiliser leur identification aux éprouvés de leur fille afin de soutenir sa construction psychique. Perspective de différenciation entre leurs parties infantiles et celle de leur fille et dont l’étroite mise en résonance représente un risque de confusion. Ce travail de différenciation est long et difficile. Le cothérapeute peut progressivement mettre en mots et énoncer la rage que Nacre retourne contre elle-même en se cognant la tête. En permettant à chacun des parents d’associer sur sa propre violence, en lien avec sa propre histoire infantile, et d’élaborer ses conflits internes, nous soutenons un processus de désintrication de la violence parentale et des tensions psychiques de la petite fille. Ceci a un effet de libération du sens dans les représentations et interprétations de chacun.

Nacre, durant ses premiers mois de vie, a probablement induit de manière inconsciente et prégnante une résonance violente chez ses parents, amoindrissant leur capacité limitée à reconnaître et mentaliser les affects de leur fille.
L’enfant « sage », idéalisée, représente une forme de renoncement à l’expression de la pulsionnalité des parents qui témoigne de leur propre rage infantile et qu’ils projettent sur leur enfant.

23Ainsi la puissance et la violence de l’émergence d’affects bruts sont-elles inhérentes à l’instauration des relations précoces parents-bébé et du développement psychique du bébé :

  • violence et impériosité des besoins et de leur satisfaction,
  • violence de leur surgissement sans possibilité de différer ; violence de leur répétition implacable au mépris des rythmes et des limites parentaux,
  • violence de décharge corporelle et d’expressions brutes et massives du bébé qui demande en réponse assurance et solidité parentales, voire un dévouement parfois « héroïque »,
  • violence d’inciter sans cesse les parents à puiser dans leur richesse émotionnelle et leur tempérance d’adulte pour ressentir, contenir, affectiser, interpréter une vie psychique nouvellement créée et qu’ils étayent sans relâche,
  • violence qui impose aux parents un travail plus ou moins laborieux pour ne pas confondre la violence inhérente au développement du bébé et leurs propres violences et rages infantiles que ravive leur parentalité.
Inlassable travail où, peu à peu, le jeune enfant prend place en domptant sa propre violence originelle.

24Grandir psychiquement, développer son appareil psychique passe par des étapes maturatives progressives accompagnées d’angoisses massives et de conflits internes entre les exigences pulsionnelles, leur satisfaction partielle et l’adaptation à la réalité. Pendant une longue période, avant que l’enfant puisse s’appuyer sur ses propres compétences, la mise hors de lui de cette tension psychique est un impératif. Ce mouvement d’autoconservation de l’enfant peut être interprété par les parents comme une violence sociale ou une souffrance, selon le propre seuil de tolérance des ces derniers et les effets de résonance de ces enjeux en fonction de leur histoire et de ses résonances fantasmatiques avec leur propres imagos parentales.

Les auteurs remercient Mmes Grandin, Heroux, Jarlot, Mourgues, à qui nous devons les observations cliniques ici rapportées, fruits du travail en co-consultation que nous effectuons avec elles.

Mots-clés éditeurs : résonances fantasmatiques parentales, force des projections, tensions somato-psychiques des bébés, violence originelle, pare-excitation

Mise en ligne 01/03/2010

https://doi.org/10.3917/ep.045.0024

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions