1Aujourd’hui les médias retransmettent à l’envi les événements violents, qui fascinent le public et assurent l’audimat. Ils contribuent ainsi à accroître le sentiment d’une montée de la violence. Que celui-ci soit justifié ou exagéré, il conduit à des prises de position, des discours, des décisions politiques et sociales, des orientations et des réformes qui concernent directement les professionnels de l’enfance. C’est pourquoi il nous a semblé important d’aller au-delà de l’opinion et, pour mieux comprendre les raisons de la violence, d’en explorer quelques-unes des dimensions auxquelles sont confrontés les praticiens de l’enfance, du bébé à l’adolescent.
2La violence est facilement repérable dans le passage à l’acte et dans le recours à la force physique qui meurtrit ou contraint l’autre, mais elle peut aussi être verbale. Il est des mots qui détruisent, comme il est des silences terribles lorsqu’ils taisent ce qui devrait être dénoncé ou encore quand le sujet ne se voit reconnaître aucune place ni aucune existence. On peut finalement s’accorder à reconnaître comme violent tout ce qui écrase un sujet, tout ce qui sort du dialogue et du consentement, de la négociation. La violence surgit généralement du conflit, mais elle peut aussi être gratuite, imbécile, source de jouissance dans la cruauté ou le sadisme, ou servir de défense et d’intimidation, voire de méthode éducative. Elle peut être tournée contre autrui ou tournée contre soi-même, ce qui ouvre encore une nouvelle dimension. Sur les écrans elle fascine ou fait horreur, dans la réalité elle effraie, indigne ou traumatise. Elle peut être illégale, comme celle à laquelle se livrent les casseurs ou les gangs, ou légale, comme celle des forces de l’ordre réprimant violemment telle manifestation ou celle des policiers interpellant violemment les jeunes pour des contrôles d’identité répétitifs souvent injustifiés et humiliants. Elle a une dimension sociale et économique, comme nous le montre la crise actuelle jetant à la rue des milliers de personnes à travers le monde. Elle est un rapport de domination sous le signe de Thanatos plutôt que sous le signe d’Éros.
3Au plan subjectif qui sera principalement étudié dans ce dossier, c’est dans les premières tensions et les premiers liens qu’il crée avec son entourage, en particulier avec sa mère, que le bébé va réussir à trouver des contenants à ses pulsions agressives. En commençant à construire, déconstruire, reconstruire un objet d’attachement connu dans la haine mais conforté dans l’amour et en développant les prémisses du phénomène culturel, l’aire intermédiaire transitionnelle si bien décrite par Winnicott. Florian Houssier, Annick Le Nestour et Mathieu Ravous ainsi que Blanche Massari explorent ici cette dimension qui place la violence au fondement du lien. Passé ces phases précoces, ce sont l’introjection des interdits parentaux et la constitution d’un Surmoi équilibré au déclin du complexe d’Œdipe qui viendront garantir le non-retour de la violence et du passage à l’acte. C’est, la plupart du temps, dans la persistance de ces premiers mécanismes qu’il faut chercher les ressorts de la violence qui anime les enfants présentant des troubles du comportement : l’autre frustrant est transitoirement ou durablement vécu comme menaçant et dangereux quand, pour des raisons diverses, l’angoisse peine à se focaliser sur le rival œdipien, ce qui aurait permis son dépassement dans les angoisses de castration pour le garçon ou d’abandon pour la fille et l’ouverture aux identifications. Registre humanisant coïncidant avec la conquête du langage et d’une certaine autonomie permettant à la plupart des enfants de déposer les armes, d’entrer dans la loi ou du moins dans les loyautés de l’enfance et de régler les conflits par le verbe et le recours à l’autorité. Les jeux entre pairs fourniront un exutoire à l’agressivité qui trouvera aussi une issue dans la sublimation. À l’adolescent reviendra la tâche, en s’aidant du groupe des pairs et des identifications secondaires, de quitter les loyautés de l’enfance pour s’inscrire pleinement dans une Loi reconnue comme transcendante et détachée de la dépendance parentale (Guillaume Monod). Les dysfonctionnements familiaux, le télescopage des générations, la répétition transgénérationnelle viennent compliquer ce parcours et rendent compte d’une bonne partie des violences qui l’émaillent (Patrick Bantman).
4En effet, la violence n’est pas statique, elle court le monde de façon horizontale, en se déplaçant au fil des alliances qui l’apaisent et des conflits qui la réactivent. Revêtant un caractère historique elle court aussi le temps, verticalement, d’une génération à l’autre, par le mécanisme de la vengeance – les Erynnies et les Kères des Grecs illustrent bien cette dimension – ou par les mécanismes transgénérationnels tels que l’identification à l’agresseur qu’évoque dans ce dossier Pierre Sabourin.
5Car la violence n’est pas seulement individuelle, et il serait réducteur d’en ramener les sources aux seuls conflits psychologiques. À Einstein qui lui demande : « Pourquoi la guerre ? » en 1932, Freud répond : « Vous commencez par la relation entre pouvoir et droit ! C’est effectivement pour notre étude le meilleur point de départ. Pourrais-je pourtant substituer au mot “pouvoir” celui plus cru de “violence” ? Droit et violence sont à notre époque en opposition radicale. Il n’est pas difficile de montrer que l’un s’est développé à partir de l’autre. » Et plus loin : « C’est une erreur de méconnaître que le droit fut à l’origine une violence à l’état brut. » Nous voila prévenus, droit, pouvoir et violence sont liés et la ligne de partage n’est pas, comme on pourrait le penser à première vue, entre droit et violence, mais entre violence légitime et violence illégitime. Ainsi le droit constitue-t-il la force d’une collectivité qui s’est établie en passant du « droit du plus fort » à « l’union fait la force ». La cohésion de la communauté doit être maintenue par des lois, des règles, des juridictions et des voies d’exécution contre ceux qui commettent les actes violents. Deux facteurs tiennent soudée une collectivité : la force qui asservit par la violence et les affinités entre les membres, c’est-à-dire les identifications. La force d’Éros qui vise à unir et conserver s’oppose à celle de Thanatos qui vise à détruire et tuer. Lorsque la pulsion de mort, à l’œuvre dans chaque être vivant, se dirige à l’aide d’organes spécifiques vers l’extérieur sur les objets, elle devient pulsion de destruction. La genèse de notre conscience morale provient de la dérivation vers l’intérieur de l’agressivité. Pour Freud le processus culturel produit certes des altérations psychiques en limitant les motions pulsionnelles, mais ce sont bien le renforcement de l’intellect, qui commence alors à maîtriser la vie pulsionnelle, et l’intériorisation de l’instinct d’agression qui caractérisent la civilisation. Ainsi tout ce qui fait avancer le processus culturel agit simultanément contre la guerre. Freud, dans cette lecture anthropologique de la violence, en montrant comment l’amour et la haine se transforment sous l’effet de la culture, dessine quasiment un projet éducatif et développe un point de vue qu’il reprendra dans Malaise dans la civilisation.
6Justement, dans notre culture, le cinéma regorge de violence et, lorsqu’elle n’est pas gratuite, il nous offre souvent des éclairages percutants sur ses ressorts. Ainsi, le dernier film de Michael Haneke, Le ruban blanc, illustre remarquablement les thèses freudiennes sur la sauvagerie du Surmoi, le rôle paradoxal de la culture et l’identification à l’agresseur. Dans A history of violence de David Cronenberg, la violence fait irruption avec une sauvagerie inouïe, venant déchirer l’image de père tranquille du héros, ramenant un passé que l’on croyait enfoui, libérant les forces pulsionnelles les plus archaïques en offrant une saisissante image de la fragilité de la frontière entre notre rapport pacifié au monde et la sauvagerie de l’inconscient pour finir par se transmettre du père au fils. Ces exemples font écho aux thèses du philosophe René Girard qui élabore de façon très intéressante les deux dimensions, temporelle verticale et spatiale horizontale, dans la théorie du désir mimétique qui amène à l’exacerbation du désir d’appropriation de ce qui intéresse l’autre au point de ruiner le rapport mimétique et de laisser place à la haine, au scandale qui désagrège et ne trouvera sa résolution que dans le lynchage de la victime expiatoire, le bouc émissaire qui réunit et permet à la communauté de repartir. Il articule ainsi dimension individuelle et dimension anthropologique.
On a vu avec Freud le lien entre violence, pouvoir et droit ; cette dynamique est pleinement à l’œuvre à l’école et particulièrement au collège. C’est pourquoi nous avons consacré une part importante de ce dossier à cette question. La violence s’exerce dans les établissements scolaires, d’abord entre enfants, prenant parfois la forme de jeux dangereux (Nicole Catheline), concernant volontiers une victime émissaire, illustrant la thèse de Girard évoquée plus haut. Mais elle s’exerce aussi de maître à élève, comme l’illustre Pierre Merle, et d’élève à maître – dimension sans doute un peu éludée dans ce dossier.
Mais la violence, à l’école ou ailleurs, n’est pas une fatalité. Benjamin Moignard nous raconte comment, au Brésil, dans des conditions socio-économiques où l’on pourrait s’attendre au pire, curieusement l’école reste encore un sanctuaire. Cela tient à certaines postures scolaires. Mais, ironie de l’organisation sociale, cette paix relative semble également le fruit de l’influence de ses « parrains » !
Reste que la plupart des auteurs de ce dossier s’accordent sur le fait que ce n’est pas en renforçant la seule répression et en multipliant les lois et les dispositifs réglementaires qu’on fera évoluer positivement la violence dans le monde de l’enfance, mais bien plutôt par une mobilisation des acteurs de terrain pour élaborer eux-mêmes le vécu scolaire ou institutionnel et le réinscrire dans un projet qui ne soit pas seulement pédagogique (André Sirota) ou correctif. Les adultes, les parents bien sûr, mais aussi les professionnels de l’enfance, doivent pouvoir non seulement tenir leur rôle d’autorité, savoir donner des limites, mais encore aider les enfants et les adolescents à transformer leur agressivité et à trouver des contenants à leur désorganisation pulsionnelle, notamment par le biais de la culture, contenants qui leur permettent de s’inscrire dans une perspective humanisante et constructive.
Bibliographie
- Freud, S. 1933. « Pourquoi la guerre ? », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2004.