1La phobie est une peur, une angoisse projetée sur un être ou un objet extérieur. Ainsi le « petit Hans » projette sur le cheval sa peur de la castration. Cette phobie est censée limiter et endiguer l’angoisse qui ne survient que dans une situation donnée et limitée. La phobie est généralement composée d’un double mouvement de peur et d’attrait. Les phobies d’impulsion comportent par rapport aux phobies « ordinaires » un processus supplémentaire : s’y ajoutent en effet des craintes envahissantes de passage à l’acte violent, souvent vis-à-vis de soi-même, et une lutte compulsive contre ces idées envahissantes (vertige avec attirance du vide et impulsion intense à s’y jeter ; crainte des objets tranchants avec tentation de s’en emparer et de les retourner contre soi). En périnatal, les peurs et les envies de faire mal concernent essentiellement le bébé. La mère doit lutter contre des craintes obsédantes de gestes violents susceptibles de mettre en danger la vie même de l’enfant. Cette lutte intra- psychique est tellement pesante qu’elle aboutit parfois à des aveux aux professionnels – qui doivent bien se garder d’imaginer la réalisation immédiate d’une violence potentielle.
2Deux pédopsychiatres psychanalystes travaillant dans deux champs de la clinique du lien mère-bébé se proposent de traiter ici de ces symptômes singulièrement envahissants que sont les phobies d’impulsion, qu’elles rencontrent au cours de leur pratique et travaillent lors de suivis à moyen et long terme. Il importe d’évoquer ces signes/symptômes qui émergent dans le cadre de dysfonctionnements relationnels parents-bébé et alertent précocement les professionnels, dès la maternité ou, plus tard, dans les institutions de la petite enfance, par exemple les pmi. Ces professionnels orientent alors ces familles vers les psychologues ou psychiatres de périnatalité.
3Les phobies d’impulsion dans le post-partum comprennent cette peur et cet attrait, ressentis comme des forces incontrôlables pouvant mener à des passages à l’acte violents à l’égard de l’enfant ; la même lutte interne pour les réfréner les caractérise également. Le bébé représente alors une externalisation projective du psychisme maternel et de ses conflictualités et devient la cible potentielle de phobies d’impulsion. Celles-ci d’ailleurs ont pu préexister dans la vie de la femme devenue mère.
Les mères face à leurs pensées violentes
4Certaines craintes de pensées violentes à l’égard d’un bébé sont monnaie courante. En général, ces mauvaises pensées traversent toute nouvelle mère mise à mal par le dévouement nécessaire – plus ou moins héroïque – aux soins précoces. Ces derniers sont en effet, au début, monotones, répétitifs et sans gratification immédiate – mais largement compensés par des temps d’émerveillement et d’harmonie de plus en plus longs. Les bébés perturbent à tel point les rythmes habituels, dont le sommeil, de toute personne qui s’occupe de lui que les pensées et vécus d’envahissement et d’intrusion sont très fréquents. Mais la mère s’appuie généralement sur ses intuitions positives : « Il, elle me reconnaît… Je suis peut-être irremplaçable… Personne ne saurait être tyrannisé, parfois même avec délice, comme moi ! »
5Ces pensées fugitives de potentielle violence sont la plupart du temps vite rejetées. Si elles sont avouées, les professionnels de périnatalité, suffisamment identifiés aux mères, les rassurent et leurs angoisses se dissolvent au fil du temps. Mais les mères ne confient pas toujours si facilement leurs craintes aux professionnels. Ceux-ci peuvent cependant les pressentir à la maternité, devant un évitement temporaire, une passivité lors des soins prodigués au bébé, face à des questions répétitives concernant l’alimentation, l’hygiène ou vis-à-vis de retraits plus importants. Quelques confidences ne demandent pourtant qu’un peu d’écoute pour émerger lors des premiers jours du bébé. Ces confidences plus ou moins explicites témoignent de liens de confiance faciles à établir par des professionnels expérimentés attentifs aux vulnérabilités parentales du post-partum immédiat. Ces signes d’alarme verbalisés nous paraissent devoir être étudiés avec soin, car ils témoignent de la valeur de l’alliance thérapeutique à mettre en place pour accompagner certaines difficultés qui submergent les parents de façon plus ou moins temporaire. Ces professionnels se représentent les sentiments de panique maternelle face à des impulsions de violence non contrôlables. De même, des idées débordantes et envahissantes avec la certitude d’un agir imminent exigent une prise en charge « psy » rapide non pas tant en raison d’un passage à l’acte possible que face à l’épouvante, aux terreurs que les mères éprouvent alors.
6D’autres femmes doivent lutter pour ne pas être envahies par des pensées compulsives déroutantes et intenses, des idées de faire mal à leur bébé. Les professionnels, avec empathie, considèrent ces mères et les adressent aux « psy » lorsqu’une écoute apaisante n’est pas suffisante ou que leurs propres angoisses de professionnels leur révèlent qu’il y a « péril en la demeure ». Le péril concerne la crainte d’effondrement de la mère et/ou la potentialité plus ou moins grande de déclarer ensuite le bébé comme persécuteur potentiel ou actif.
7L’émergence brutale de ces idées plus ou moins floues mais pressantes et incontrôlables signe donc les phobies d’impulsion qui se distinguent alors aisément des incertitudes, des vulnérabilités et des doutes maternels inévitables, bien que difficiles à nommer, de la majorité des mères dans les premiers jours avec leur bébé. Énoncer plus ou moins précisément ses craintes de faire du mal à son bébé témoigne, selon nous, d’un désir de « comprendre », même si ces pensées sont étranges, voire insupportables. Alors, comprendre quoi ? Pour protéger qui ? Le travail thérapeutique est de reprendre et d’affectiser de façon supportable ces idées : « Je n’ai plus peur de penser même à ces choses horribles… J’essaie de les comprendre et d’en retrouver une origine et un sens possibles. »
En maternité ou en post-partum immédiat
8Pour mieux préciser ces symptômes qui alertent et mettent au travail les professionnels auprès des mères qui en souffrent, deux vignettes cliniques illustreront une prise en charge précoce, c’est-à-dire dès la maternité.
De mères à filles : « poisons » intergénérationnels
9Mme A. accouche d’un bébé fille après avoir eu deux garçons, dans la même clinique ; ce n’est pas une mère « débutante et particulièrement fragile », selon les professionnels, mais elle intrigue, voire inquiète, quant à ses hésitations et angoisses au sujet de l’allaitement. Ce phénomène se reproduit à chaque expression de faim de son bébé ; les professionnels sont obligés d’intervenir en raison des hurlements du nourrisson et de l’inertie maternelle. Pourtant, chaque tétée au sein se passe bien quand le professionnel reste présent aux côtés de la mère ; c’est un bébé gourmand et sa mère est ravie de son appétit ! Le même scénario se répète depuis trois jours : cris vigoureux du bébé – paralysie de madame –, présence du professionnel : repas satisfaisant !
10Un professionnel s’aperçoit que madame ne s’alimente pas et refuse tout sédatif léger. La perplexité des professionnels augmente devant la panique grandissante de madame. Celle-ci ne peut s’en expliquer, toute question déclenche son épouvante. Mme A. accepte facilement l’entretien au troisième jour avec un psychiatre ; elle « travaille d’ailleurs ses angoisses » depuis cinq ans avec un thérapeute (cinq ans en arrière, grossesse du premier enfant ?). Lors de l’entretien avec le psychiatre, elle a le contact et l’échange facile, mais elle est comme « confuse de déranger ». Elle n’a d’ailleurs pas osé appeler sa thérapeute qui lui avait reproché ses absences durant la fin de la grossesse. Madame explique le plaisir de cette nouvelle grossesse : enfin une fille ! Elle est gaie, volubile, assez à l’aise. Elle s’assombrit vite quand elle évoque son angoisse d’allaiter : « C’est plus fort que moi […]. J’ai peur de l’empoisonner… C’est idiot mais incontrôlable… Je ne peux plus moi-même manger. » Elle ne comprend pas ces idées qu’elle qualifie de « ridicules ».
11Devant la curiosité du thérapeute vis-à-vis de cette énigme déroutante (hormis cette « curieuse idée », madame est dans un échange avec son bébé tout à fait adapté), madame est attentive mais se plaint de mauvaises odeurs du plateau-repas apporté. Elle évoque avec gourmandise les bons petits plats faits par sa mère puis elle s’effondre en larmes : « Ma mère a trop travaillé, vous pensez bien, cinq enfants… J’étais la dernière… Ils [sa fratrie, quatre frères] m’ont toujours reproché le travail de ma mère pour me gâter, elle m’aimait beaucoup, j’étais la seule fille… Elle avait une maladie chronique dont elle est décédée. Elle m’a lâchée trop tôt et ils se sont ligués contre moi. Cette idée m’empoisonne encore… »
12Nous évoquons les propos qu’aurait pu tenir sa mère devant cette nouvelle enfant fille. Madame, étonnée, ponctue : « Elle aurait été ravie, cinq enfants c’était dur, mais elle disait toujours “cing enfants plaisirs”. Mes frères parlaient mal de moi, intoxiqués par leur jalousie. Ils me considéraient comme la chouchoute de ma mère qui l’aurait trop fatiguée. » À son départ, le thérapeute félicite madame de sa ravissante petite fille. Le lendemain, les symptômes ont disparu, sinon une légère appréhension de madame peut-être pour savoir si sa fille a assez bu !
13Cet exemple au symptôme énigmatique face à des interactions mère-bébé de très bonne qualité hors du nourrissage avait suffisamment intrigué les professionnels pour appeler le psychiatre. Le psychiatre leur transmet simplement la tonalité émotionnelle intense de l’entretien. L’alliance mère-professionnels, professionnels-psy, en miroir de bonnes interactions mère-bébé, a permis l’émergence et la compréhension d’une problématique chez madame restée trop longtemps silencieuse. Le symptôme bruyant a cédé rapidement, le bébé a repris son poids de naissance à 5 jours, la pmi a confirmé la bonne évolution de la mère et de l’enfant. Le réveil d’un malaise post-partum maternel avec résurgence émotionnelle du passé est un phénomène en soi assez banal. Il nous semble même qu’un bébé qui réactive les douleurs inconscientes enfouies de la mère la pousse à mieux les comprendre et les gérer si le symptôme est suffisamment pris en compte et pris en charge par les professionnels.
Moïse au bord du gouffre
14D’autres symptômes, bien que repérés précocement, demandent plus de travail d’élaboration pour leur sédation. Mme B. nous a été adressée par la pmi deux semaines après sa sortie de la maternité en raison de son « contact étrange » : par moments, comme « ailleurs », elle négligeait sa fille, la confiant régulièrement et sans raison apparente. Elle avait expliqué que « fuir ma fille, c’est tenter de fuir mes angoisses ». Par ailleurs, les interactions étaient bonnes.
15La puéricultrice de pmi lui avait permis d’être mieux pour le bain, les sorties à l’extérieur et lui avait conseillé de s’appuyer plus sur son mari pour les nuits, mais sans résultat apparent. Madame exprimait son inexpérience et ses terreurs insurmontables. Par ailleurs, elle exerçait sans angoisse, avec adresse et brio, un métier pédagogique dans un contexte d’enfants grands et difficiles. La puéricultrice supputait des fragilités non évoquées par la mère malgré leur alliance empathique et l’avait adressée au centre de périnatalité : « Quand je suis là, tout va bien ; je tourne le dos, elle me rappelle tout de suite et m’alerte. Elle a peur, semble-t-il, de taper sa fille. » Mme B. fait très vite cet aveu, elle s’imagine maltraiter sa fille ; elle évoque la lutte incessante pour ne pas la prendre, la secouer, la réveiller. Nous comprenons que les idées de violence surgissent quand sa fille dort, voire quand elle est éveillée quelques minutes sans la réclamer. La violence surgit quand le bébé la « quitte » en s’endormant, réveillant ainsi ses angoisses d’abandon. Madame révèle avec une expression terrifiée : « J’ai tué ma mère » et précise alors le mythe familial accusateur : « Ma mère est sortie chercher du lait pour moi, la plus petite, et s’est fait écraser. » Sa mère ainsi est décédée accidentellement quand elle avait 2 ans, laissant trois filles orphelines. Le père, émigré en Europe, ayant repris épouse, fit venir ses filles, gardées par la grand-mère maternelle. La suite de leur histoire est marquée par la maltraitance de la « marâtre » et une complicité plus ou moins silencieuse du père. Les bribes de violence, de maltraitance et d’humiliations peu à peu évoquées vont progressivement construire un récit mettant en évidence la vive culpabilité de madame, ses tentatives de « survie » par les études et le sport.
16Au cours de dix mois de cothérapie, qui sera le lieu d’émergence d’affects maternels intenses, la petite fille, sous le regard empathique du cothérapeute, vit harmonieusement sa vie de bébé, ne se fait pas oublier et sait rappeler à l’ordre sa mère quand elle est trop accaparée par ses chagrins. Madame peut quitter elle-même le thérapeute pour savourer peu à peu son bébé fille. Le bébé sait, progressivement, faire rire sa mère.
17Pourtant, deux ans après, madame nous rappelle : Moïse a 8 jours. Elle a de nouveau peur de sa « violence ». Elle pose Moïse quasiment debout (dans les coussins) à l’extrémité du canapé, ce qui est ponctué par la cothérapeute : « Déjà si grand ! » Madame est terrifiée par une potentielle agressivité à l’égard de ce fils pourtant très attendu. Elle se sent seule, n’a pas pu demander de l’aide à son mari ; Moïse la réveille beaucoup la nuit et son mari lui a dit : « Je te laisse au calme avec le bébé. Je ne peux pas deviner tes attentes. » Madame exprime son sentiment d’abandon, livrée à un bébé vorace. Au même moment, son père lui propose de venir lui rendre visite, alors qu’elle l’a banni depuis de nombreuses années. C’est l’occasion pour le thérapeute d’interroger : « Rouvrir la porte au passé, faire venir votre père devant ce fils ; qui pourrait donc entrer avec votre père ? » et de revisiter ensemble le travail précédent : détoxication de la violence infantile, reconstruction et affirmation d’une estime de soi pour cette mère délivrée du passé et pouvant vivre ensuite un amour plaisant avec son enfant. Madame est peu étonnée de la mémoire du thérapeute, vérifiant probablement sa contenance psychique. Elle accepte l’hypothèse formulée concernant le prénom du bébé, qui évoque la survie, la vie, le peuple sauvé (la famille).
18Dès le deuxième entretien, Moïse est calme dans ses bras. Bien qu’ils se savourent mutuellement dans un instant de quiétude, madame exprime son affolement devant ce bébé avide, son mari qui compte sur elle, le mémoire d’études à terminer, le sport dans lequel elle est qualifiée et qu’elle devrait reprendre ! Après une mise en sens de l’hyperactivité maternelle par le thérapeute : « Vivre frénétiquement sans repos, sans pause pour que le passé, peut-être, ne vous rattrape pas ? », madame peut dire qu’elle est lâchée quand Moïse dort. Elle reprend alors son système conjuratoire face aux abandons/violences du passé et à la résurgence de sa propre culpabilité infantile.
19L’alliance thérapeutique se noue de nouveau, montrant ici le continuum d’investissement de la patiente et des thérapeutes pour lutter contre les discontinuités du passé afin que l’espoir d’exister sans violence perdure. Cette observation montre bien la nécessité, pour cette femme, de pouvoir faire appel, sans crainte d’être rejetée, afin de gérer une violence potentielle pour mieux protéger le bébé actuel et peut-être mieux comprendre sa propre histoire infantile.
20Dans ce cas de figure, les phobies d’impulsion émergent essentiellement quand l’enfant dort ou qu’il est absent, confié à d’autres (famille, professionnels, proches…). S’expriment alors des craintes d’abandon, voire des idées d’enlèvement quand les craintes intrapsychiques sont externalisées sur des tiers. Il n’est pas rare de constater chez ces mères une alternance d’effusions et de temps de grande distance, d’évitement et de fuite. De la même façon, les professionnels éprouvent parfois des sentiments d’inertie, de paralysie anxieuse, voire de rejet.
Plus tard : plus grave ?
Confusion des places autour de la figure de l’« intrus »
21Mme C. vient consulter à l’Aubier, adressée par le pédiatre libéral pour « dépression post natale », avec son petit garçon et premier fils, Gabriel, 6 mois, pour qui elle montre d’emblée sa fierté. Elle est très ambivalente à son égard car assombrie par des préoccupations envahissantes : « Ma mère fait sans cesse intrusion dans ma vie, je veux couper tout avec elle… Je crains qu’elle m’envahisse enfin, elle m’en veut tellement… Alors, parfois, je regrette Gabriel… Je ne sais plus contre qui je me bats… Plus de plaisir, tout est noir, tout est combat… Je n’ai de cœur à rien. Même, j’imagine que je n’aurais pas dû avoir cet enfant… J’imagine de la, le faire disparaître, de m’enfuir ou de les détruire. »
22« La, le, les » : Mme C. confond dans ses pensées, pendant toutes les premières séances de thérapie, son fils et sa mère, qui présente une pathologie psychiatrique sévère et est suivie depuis de nombreuses années – avec des discontinuités dans ses prises en charge durant lesquelles elle vient persécuter sa fille, l’inondant d’insultes et de propos particulièrement disqualifiants. Madame avoue n’éprouver aucun plaisir dans la relation à son bébé de 6 mois. Elle attend avec terreur les appels téléphoniques de sa mère ; une mère qui demande sans cesse de l’aide puis finit par la rejeter en l’injuriant. Mme C. ne sait plus à qui elle doit attribuer ses sentiments d’envahissement et d’intrusion : à son bébé ou à sa mère ?
23Si Gabriel est un beau bébé très attentif, il est un peu trop sérieux ; il fronce les sourcils, comme accordé à la colère de sa mère, mais n’ose en rien l’interrompre. Il se fait sage comme un « grand compréhensif » sans rien réclamer pour lui-même. Pendant cet entretien, Mme C., tout en poursuivant le récit des souffrances de dévalorisation/persécution par sa propre mère, actuelles comme lointaines dans le passé, reste très attentive à son fils. Elle réussit à se partager entre nous et lui malgré ses récits d’horreurs. Elle reconnaît avec beaucoup de gêne – où reste encore perceptible sa confusion – : « Je suis envahie quand Gabriel me demande trop, j’ai envie [elle n’ose pas le dire] de le laisser… Pourtant, dès qu’il dort, je le regrette. Alors, j’ai des pensées violentes à l’égard de ma mère et à son égard à lui. »
24Les séances hebdomadaires serviront de contenant à l’évocation du pouvoir et du raffinement de sa mère pour la tyranniser sans qu’elle ait la possibilité de fuir, encore aujourd’hui. Gabriel, quant à lui, peut progressivement s’intéresser calmement à lui-même et à autrui. Il se saisit des jouets tendus pas la cothérapeute et les utilise très tranquillement. Parfois, il les présente à sa mère ; au fil du temps, il montre davantage ses émotions.
25Madame se concentre de plus en plus sur son bébé qui devait souvent se débrouiller seul et elle observe peu à peu ses intérêts. Gabriel semble « attendre son heure » pour partager ses jeux avec sa mère. Il n’entrera à la crèche qu’à 9 mois (prolongation du congé parental). Le personnel de la crèche le trouve effectivement calme et sérieux, mais Gabriel se fait de plus en plus rieur et joueur ; de son côté madame reprend, elle aussi, vie et gaîté.
26Le travail psychothérapique a duré un an et demi ; les confusions passé/présent se sont estompées ; madame a pu intérioriser une image d’elle-même plus valorisée, plus confiante et a pris de l’assurance avec son fils. Elle renonce à ses attentes à l’égard de sa mère, qui repartira d’ailleurs dans son pays d’origine. Elle a construit en elle-même « une mère suffisamment fiable » pour envisager un deuxième enfant. Le père de Gabriel, vu quelquefois, a été un fervent soutien de sa femme et un joyeux complice de son bébé.
27À l’occasion de cette deuxième naissance, elle nous écrira : « Je m’efforce d’être une mère à mon tour sans chercher forcément de modèle, simplement en étant présente pour mes enfants… Je pense avoir résolu une grande partie de mon problème : ma mère… ! »
Phobies d’impulsion ou passages à l’acte ?
28Célia, à 1 mois et demi, a été accueillie dans un service de pédiatrie. La psychologue hospitalière, soucieuse, nous adresse Mme D. et son bébé âgé de 2 mois.
29Certains éléments avaient inquiété les institutions de soins et les services sociaux : cette mère paraissait s’occuper gentiment de son bébé, mais une anamnèse complexe « plus ou moins évacuée » brutalement au cours de l’hospitalisation du bébé avait été rapportée par la pmi et la circonscription sociale (famille très pathologique de madame, placement par le juge de Mme D. et d’une demi-sœur aînée, victime d’abus sexuels…, entre autres éléments très inquiétants antérieurs à l’hospitalisation). La psychologue dit que madame n’avait quasiment rien abordé dans le service, pas plus que les difficultés actuelles qu’elle rencontrait, par exemple les distorsions graves avec son ami, père de l’enfant, et ses raptus anxieux. Les avis des professionnels étaient très partagés, certains la trouvaient fragile, vulnérable, d’autres mentionnaient des ressentis angoissants sans pouvoir mieux les qualifier.
30La première consultation a permis de constater que les échanges mère-bébé présentés comme de bonne qualité ne « tenaient pas ». Après un premier temps d’assez bonne adaptation réciproque, il existait des moments de discontinuité ; le bébé précédemment très idéalisé était en grande partie abandonné lorsque la mère se désorganisait. Ces « lâchers » de bébé se produisaient particulièrement lorsque la mère était envahie par l’évacuation de ses difficultés non actuelles et antérieures, dans un discours confus où elle se perdait elle-même. Le simple fait d’énoncer « qu’il fallait du temps pour travailler » eut un effet immédiatement soulageant. Mme D. évoquait la difficulté à mener de front travail personnel et soins à prodiguer à sa petite fille. Elle revenait très vite sur son mal-être lié aux conflits conjugaux et jugeait nécessaire qu’elle se sépare de son ami ! Madame luttait sans cesse contre des passages à l’acte de séparation comme pour éviter des externalisations de violence incontrôlable.
31Lors de la synthèse, la pmi, l’ase étaient envahies par les éléments d’inquiétude majeurs antérieurs à l’hospitalisation et par un amalgame d’informations concernant la famille de madame. Ainsi avaient été repérés : une tentative de suicide médicamenteuse de la mère, huit jours après l’accouchement, des consultations répétées auprès du médecin de famille de madame, le fait qu’une consultation dans une unité mère-enfant avait infirmé l’indication d’hospitalisation en urgence (madame avait réussi à banaliser ses difficultés). La puéricultrice et le médecin de pmi étaient très préoccupés par les confidences de madame qui expliquait avoir posé un oreiller sur la tête de sa fille car elle ne supportait pas ses pleurs la nuit, l’avait frappée sur la main une autre fois pour la faire taire, exprimait son incapacité à supporter les pleurs du bébé et l’impulsion qu’elle sentait de « tout planter là », conjoint et fille… Suite à ces révélations, nous avons décidé d’un signalement pour une mesure de placement provisoire de Célia. L’admission à l’hôpital s’est faite non pas en raison des problèmes somatiques de Célia mais devant l’angoisse massive de la mère et des propos inquiétants des grands-parents maternels incitant leur fille à laisser Célia.
32Durant les premiers mois de cothérapie, Mme D. se sent moins partagée dans ses investissements ; elle établit une relation vivante et non plus plaquée avec sa fille. Avec empathie, elle s’est décentrée d’elle-même et devient de plus en plus sensible aux besoins et manifestations de l’enfant, avec des ajustements de bonne qualité et un plaisir partagé avec des mouvements de compréhension très émouvants. Le repérage des projections de la mère sur son bébé commence à être abordé, par exemple son anxiété concernant les difficultés corporelles de Célia (régurgitations). Il devient possible d’aborder une problématique où le fantasme central est celui d’une « mère sorcière » qui vient s’interposer entre elle et son bébé pour prendre sa place. Les inquiétudes des professionnels restent présentes : l’envahissement de la mère par des colères à tonalité persécutive dès le moindre incident (colère et agressivité déplacées sur le personnel hospitalier). Madame doit lutter sans cesse contre des idées envahissantes et obsédantes. Elle a peur d’effectuer des actes violents contre elle-même et contre son bébé : par exemple, elle cache tous les couteaux car elle a peur d’en planter un dans le ventre de sa fille et de le retourner contre elle.
33Toutefois, la parentalité s’ancre de plus en plus solidement et les progrès sont patents et continus ; le bébé ne donne pas d’indice péjoratif. Célia est une petite fille très « concentrée », attentive et réfléchie. Elle est très gracieuse mais sans excès, assez tranquille avec de bonnes capacités d’auto-apaisement (suçage du pouce de manière adaptée et nuancée) avec quelques agrippements prolongés toutefois à certains moments. Le développement psychomoteur et tonico-postural est bon. Elle s’éteint parfois lorsque sa mère se montre indisponible, en particulier dans l’échange œil à œil au cours du biberon qui reste assez pauvre alors qu’il est satisfaisant en dehors des tétées. Célia sait se manifester de manière persévérante et adaptée quand sa mère se retire un peu trop, elle la réinvite en babillant de manière plaisante. La première fois que sa mère peut l’appeler par son prénom est un très joli moment : la mère a d’ailleurs dit qu’elle « incorporait » le prénom de sa fille. L’éducatrice de jeunes enfants peut se centrer progressivement sur l’observation du bébé et le bébé peut s’appuyer sur elle, ce qui était tout à fait impossible au début. La mère présente davantage son enfant et lui donne un accès au monde extérieur tout en verbalisant de manière très fine « qu’elle est fière que sa fille grandisse et se décolle d’elle, mais que cela lui coûte un peu à elle ! »
34La thérapie mère-enfant a duré deux ans, madame tentait des liaisons avec son propre passé : l’intrusion du père auprès de sa sœur, les exhortations maternelles liguant les enfants pour acculer le père à avouer ses actes. Mme D. pouvait traverser des moments de fureur où elle se sentait possédée par la haine de sa mère tout en craignant d’« être sa mère », instants où elle oubliait totalement sa fille. Avec recul, elle affirmera ne pas vouloir se servir de sa fille pour régler ses problèmes ; s’occuper d’elle la rassure ; elle peut être attentive et tendre : « Non je ne te ferai pas ce que ma mère m’a fait, je t’aime. »
35La thérapie s’est arrêtée en raison d’un déménagement de la mère lorsqu’elle a quitté le père de l’enfant ; nous avons soutenu une nouvelle prise en charge ailleurs. Au cours de celle-ci, les craintes quant aux capacités maternelles ont augmenté en raison de violences mineures mais de plus en plus fréquentes, avec des propos sexualisés. Antérieurement, le père refusait de participer à tout travail ou madame le mettait à l’écart vigoureusement. Trois ans plus tard, les inquiétudes paternelles étaient telles qu’il a saisi le jaf pour héberger sa fille, ce qu’il a finalement obtenu, avec visites médiatisées pour la mère.
Les phobies d’impulsion : des indices d’alerte pour les professionnels
36Les phobies d’impulsion sont, selon leur gravité, des symptômes conduisant à préconiser un traitement psychologique, voire une thérapie mère-bébé. Leur précision sémiologique, l’évaluation dans le contexte de la personnalité maternelle, conjugale et environnementale montrent des gradients variés de dysfonctionnement temporaire, plus ou moins prolongé et grave, et de plus ou moins grande toxicité dans les relations parents-bébé.
37Ainsi retenons-nous comme indicateurs de dysfonctionnement parent-bébé et de risque éventuel :
38– La précocité d’aveux et de confidences – exprimés plus ou moins facilement – à des professionnels, leur retenue n’étant pas péjorative, bien au contraire. Tout déversement intense de ces craintes doit pourtant alerter de façon spécifique tout professionnel ;
39– La qualité persistante des relations mère-bébé malgré les pensées agressives et le maintien d’un plaisir réciproque doit être un élément positif dans l’évaluation. Au contraire, la diminution de plaisir doit faire penser à une dépression postnatale et à des soins nécessaires. L’implication éventuelle de phobies d’impulsion dans un contexte de dépression postnatale sévère constitue un risque important pour le bébé et la mère ;
40– Le moment de survenue des phobies d’impulsion, en présence ou absence du bébé, constitue un élément à considérer soigneusement. La présence de phobies d’impulsion hors de la présence du bébé est finalement très fréquente ; beaucoup de ces mères craignent en effet une toxicité de leur bébé lorsqu’il les « abandonne » dans le sommeil. Dans d’autres contextes, elles peuvent survenir en présence du bébé, lors des soins précoces, et signent la vulnérabilité habituelle des mères en post-partum immédiat ;
41– Des représentations crues de passage à l’acte lors des soins au bébé sont toujours des symptômes intriqués à d’autres troubles interactifs qui font craindre une pathologie maternelle plus sévère avec risques s’ils ne sont pas dépistés, évalués et traités à temps ;
42– Les résurgences rapides et intenses d’évocations de maltraitance ou d’abus sexuel concernant la mère doivent conduire à des soins précoces ;
43– Les relations actuelles violentes de la mère avec le père du bébé, voire des relations chaotiques sous le sceau de la violence, constituent un facteur de risque non négligeable ;
44– Les troubles de la personnalité maternelle et ses dysfonctionnements relationnels faisant évoquer une parentalité limite où prédominent des angoisses d’abandon et des états d’excitation insupportable permettent de penser que les risques de passage à l’acte ne sont peut-être pas insignifiants ;
45– Des scénarios envahissants avec une description extrêmement précise, crue et stéréotypée d’actes violents font craindre des débordements possibles. La personnalité maternelle sera évaluée avec soin pour établir des cadres thérapeutiques contenants avec un suivi intensif ;
46– Des relations rigoureuses entre les différents partenaires des prises en charge, qu’ils soient d’institution psychologique ou psychiatrique, d’institution de prévention, voire d’action éducative judiciarisée ou non, sont essentielles à établir. La répétition des discontinuités dans les prises en charge malgré un travail de liaison régulier est un facteur lui-même de danger possible. Les facteurs de risques seront repris avec minutie si la continuité des soins ne peut être maintenue ;
47– La qualité du transfert et de l’alliance thérapeutique sont des facteurs importants à évaluer.
48Par ailleurs, les risques de collusion entre les problématiques maternelles et les conflits ou clivages à l’intérieur des équipes sont à considérer et traiter impérativement, car cette mise en écho, à laquelle les parents sont très sensibles, entraîne des ruptures dans les prises en charge et augmente le risque de passage à l’acte des parents sur leur bébé ou de comportement auto- destructeur. Ces éléments commencent à être de mieux en mieux connus par les professionnels qui sont traversés, en reflet miroir, de vécus d’angoisse qui doivent leur permettre intuitivement de déterminer la valeur pronostique des symptômes. Ce ressenti d’angoisse est en effet un signe avertissant le clinicien de la gravité potentielle d’une situation, celui-ci devant alors tout mettre en œuvre pour orienter vers des soins psychologiques ou psychiatriques. Si ces soins se révèlent impossibles, si les liaisons entre les professionnels font craindre que les prises en charge ne tiennent pas, il faut savoir se situer sans disqualifier le partenariat dans un autre registre de travail, à savoir dans le domaine de l’enfance en danger.
Conclusion
49Le post-partum est un processus complexe qui engage des remaniements identitaires et peut révéler des fragilités, voire des failles narcissiques parentales. Un travail thérapeutique est souvent nécessaire pour tenter des restructurations vers des aspects plus matures. La mobilité et la souplesse des processus psychiques dans la période du post-partum rendent cette période féconde pour des interventions thérapeutiques.
50Les phobies d’impulsion sont des créations psychiques qui tentent d’endiguer des angoisses et des violences réveillant des identifications maternelles plus ou moins fragiles, plus ou moins toxiques, « à la mère du passé ». Les « fantômes du passé » pourraient contaminer l’enfant actuel comme il a contaminé la construction psychique infantile des parents. Les qualités des compétences parentales peuvent être entravées, verrouillées, gelées du fait du surgissement d’angoisses et de doutes, inhérents, au demeurant, aux fonctions parentales en cours de construction.
51Nous avons tenté de montrer combien des mobilisations psychiques sont possibles par la compréhension précoce de ces symptômes de phobies d’impulsion. Leur mise en sens avec un thérapeute engage un travail psychique qui protège mère et bébé d’un effondrement ou d’une relation agressive sado-masochique. Elles sont le témoin d’une pathologie de l’abandon où le sentiment de culpabilité et la peur de représailles vécus dans l’enfance sont réactivés par la maternité. La venue du bébé réveille la culpabilité, la honte, la crainte d’une cruauté possible qui fait effroi. Toutes ces pensées et sentiments ont été traversés et vécus antérieurement dans l’enfance des parents ; leur résurgence est elle-même plus ou moins facilitatrice d’un travail de décontamination psychique. Lorsque les violences, maltraitances, disqualifications de l’enfance ont abouti à des troubles graves de la personnalité, il faut asseoir le cadre thérapeutique de manière suffisamment solide, c’est-à-dire articuler des liens de qualité avec les institutions de prévention et de protection de l’enfance pour lutter ensemble contre la violence potentielle. Dans ces cas, la pathologie d’abandon extrême et les discontinuités relationnelles majeures ont amputé le déploiement des capacités psychiques de ces nouveaux parents, altéré leur capacité aimante et les ont rendus vulnérables et potentiellement actifs dans des passages à l’acte violents.
Bibliographie
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