Couverture de EP_043

Article de revue

La leçon de choses

Pages 130 à 133

Notes

  • [1]
    Chapitre XV, extrait du livre L’éducation maternelle dans l’école,
    Pauline Kergomard, 1886, réédition Fabert, 2009, coll. « Pédagogues du monde entier ».
English version

1Pauline Kergomard (1838-1925), véritable pionnière de la pédagogie des jeunes enfants de 2 à 6 ans, fut la fondatrice de l’école maternelle en France. Durant quinze ans elle dirigea une revue pédagogique, L’ami de l’enfance, et rédigea de nombreux ouvrages. L’éducation maternelle dans l’école, publié pour la première fois en 1886, est un vrai traité pour l’organisation pédagogique, didactique et aussi matérielle de l’école maternelle. Il vient d’être fort opportunément réédité et l’on retrouve à la lecture de l’ouvrage l’aspect novateur de son approche, la permanence de certains débats toujours actuels, les fondements de notre réalité scolaire d’aujourd’hui.

2Nous en avons extrait un chapitre, « La leçon de choses », qui donne un aperçu de ce que sont l’enfant et la pédagogie pour Pauline Kergomard. Celle-ci privilégie nettement l’éducation à l’instruction pour la petite enfance, car il s’agit avant tout d’éveiller l’enfant à ses sens, à son corps, au monde qui l’entoure en s’appuyant notamment sur le jeu libre et soutenu : « Le jeu, c’est le travail de l’enfant, c’est son métier, sa vie. »

3Mêlant rigueur et simplicité, culture et nature, curiosité et rencontre, Pauline Kergomard nous raconte avec poésie, élégance et couleurs d’enfance le subtil métier d’instituteur(trice) d’école maternelle. Au moment où l’école maternelle est devenue objet de débat et de polémiques – on se souvient du mépris avec lequel le précédent ministre de l’Éducation nationale a parlé du rôle des enseignants de petite section –, il n’est sans doute pas inutile pour comprendre de revenir aux sources. L’œuvre de Pauline Kergomard, datée par certains aspects, se révèle avant tout, par sa spontanéité, sa franchise, son bon sens, son constant souci de partir de l’enfant, véritablement rafraîchissante et fort instructive. Sa façon d’appréhender l’enfant et la relation avec lui constitue pour tous les professionnels de l’enfance une bien jolie « leçon de choses ».

4Anne-Sylvie Pelloux et Jean-Louis Le Run

5Ce qui est, dans l’école maternelle comme dans la famille, la leçon par excellence, c’est la leçon de choses. C’est la leçon par excellence, parce qu’elle est intimement liée à l’acquisition de la langue maternelle et à la culture de tous les sens. L’enfant prend des leçons de choses dès le berceau. Grâce à la curiosité de ses yeux avides de voir, de ses doigts avides de toucher, de ses narines avides de sentir, de ses oreilles avides d’entendre, de son palais avide de goûter, les leçons se succèdent, se multiplient, se lient entre elles et se confondent. Si la mère peut, grâce à sa culture intellectuelle, revêtir du mot propre chaque sensation, chaque idée de l’enfant, si elle peut lui nommer ce qu’il voit et ce qu’il touche, il se développe dans des conditions excellentes.

6Ces notions, elle ne les donne pas à brûle-pourpoint, sans y être sollicitée ; a-t-on jamais vu une mère intelligente essayant de faire prononcer à son bébé le nom d’un objet qui n’est pas à la portée de son regard ? Et, quand il a grandi, qu’il sait parler, l’a-t-on jamais vue l’asseoir sur une chaise et lui dire : « Bébé, sois bien sage ; mets les mains au dos ; écoute ce que je vais te dire : voici un objet qui s’appelle un soufflet, il sert à activer le feu ; on le fait aller comme cela. » Non ! L’enfant s’est emparé du soufflet qui était à sa portée, il l’a tourné, retourné, il est arrivé à en écarter, à en rapprocher les deux moitiés, il a recommencé et recommencé encore. La mère intervient alors : « Souffle avec la bouche, comme le soufflet. » La leçon est donnée, il n’a pas fallu de gradin ni de table, il n’a pas fallu surtout commencer par faire disparaître toute la spontanéité de l’enfant, en lui disant : « Sois bien sage, écoute », et c’est l’enfant lui-même qui a fourni les éléments de sa propre instruction.

7Règle absolue : l’enfant doit voir la chose sous toutes ses faces, sous tous ses aspects, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur ; il doit la voir dans la lumière et dans l’ombre, avec les yeux, mais aussi avec les doigts – car il ne voit bien que ce qu’il touche – ; il doit la sentir si elle a de l’odeur, l’écouter si elle a du son, la goûter si elle a de la saveur.

8La leçon que l’enfant a provoquée est, pour lui, la meilleure ; essayons de la lui faire provoquer. En tout cas, amenons-le à la désirer. Rien de plus facile à l’école. Si, en effet, l’école maternelle est ce que nous la rêvons, si l’enfant a été autorisé à y apporter le matin l’objet qui l’intéresse, s’il est libre de ses mouvements au lieu d’être assis, s’il est dans le jardin au lieu d’être dans le préau, et, par conséquent, dans des conditions favorables aux découvertes, la directrice doit s’attendre à une infinité de questions.

9Pour les traiter à fond, il lui faudrait une instruction scientifique que peu de personnes possèdent, mais on ne lui demande pas de les traiter à fond ; on la prie, au contraire, de ne pas l’essayer, car cette prétention – absolument injustifiée d’ailleurs, puisqu’un spécialiste seul est en état de le faire –, cette prétention est une des erreurs les plus graves de nos écoles maternelles. La leçon de choses y est pour l’enfant de trois ans la même que celle de la section des grands ; celle de la section des grands est la même que celle de l’école primaire ; celle de l’école primaire est, bien souvent aussi, disproportionnée, si bien qu’il faudrait presque monter jusqu’à la Faculté des sciences pour y trouver le type de la leçon unique que subissent les étudiants de tout âge, à commencer par ceux qui ne savent pas parler.

10Voici un exemple : le mouton (un sujet dont on use et on abuse dans les écoles). Le mouton est un ruminant pour la section des petits, comme il est un ruminant pour la section des grands, comme il sera un ruminant pour les enfants de l’école primaire, capables seuls de comprendre – si elle leur est bien expliquée – cette leçon de physiologie. Ce mouton, l’enfant le prend dans le pré, […] il le conduit à l’abattoir, de l’abattoir à la boucherie, de la boucherie – ce qu’il en reste du moins – à la tannerie, à la filature, au tissage, au magasin de nouveautés, à la fabrique de chandelles, à l’usine de noir animal, etc. Quel voyage ! Un voyage à toute vapeur, où les cahots ne sont pas épargnés et où les tunnels sont nombreux. Ce ne sont presque que des tunnels ! Les pauvres petiots sont ahuris et n’y voient goutte. Cependant, me dira-t-on, si un petit curieux – un brave enfant, celui-là – demande : « Pourquoi l’animal, quand il ne broute plus, fait-il encore et sans cesse aller sa bouche ? », il faut lui répondre, mais pas en lui parlant des trois estomacs : en lui disant qu’au lieu de mâcher peu à peu leur nourriture, comme nous, et comme la plupart des autres animaux les moutons coupent d’abord toute l’herbe de leur repas et l’avalent, puis que, en prenant leur temps, ils la font revenir peu à peu dans leur bouche pour la mâcher. Je suis sûre que l’enfant sera satisfait.

11Le talent de l’instituteur consiste d’ailleurs à penser non pour lui-même, mais pour ses élèves. Il ne doit pas se croire obligé de dire tout ce qu’il sait du sujet qu’il traite : il doit au contraire se demander ce qui, de ce sujet, peut convenir aux enfants ; il doit savoir trier et présenter à chacun sa nourriture qui convient à son âge, et avec une préparation telle qu’il se la puisse bien assimiler.

12Or l’enfant doit savoir le nom de l’objet, en quoi il est fait, et ce qu’on en fait. S’il s’agit d’un animal, son nom, sa nourriture et alors, autant que possible, son caractère, ses mœurs. « Un chien qui avait naguère accompagné à l’hôpital son maître blessé, ayant été lui-même victime d’un accident, est allé se présenter au concierge du même hôpital ! » Voilà ce qui intéresse les enfants de l’école maternelle. La sollicitude de la poule pour ses poussins, celle de la chatte qui nourrit ses petits les frappent autrement que le nombre de pattes de la première et les ongles rétractiles de la seconde. Il faut mettre la leçon au point.

13Il importe que les enfants sachent le nom de l’arbre à l’ombre duquel ils jouent et les caractères auxquels ils reconnaîtront les arbres de la même espèce ; il importe qu’ils sachent le nom du réséda qui embaume la plate-bande, du volubilis qui s’enroule autour de la claire-voie, du chèvrefeuille et de la clématite qui forment au fond du jardin un berceau odorant ; le nom aussi des marguerites qui étoilent les prés, des bluets et des coquelicots qui égayent les champs de blé ; du muguet dont les clochettes délicates donnent chaque année le signal du printemps ; de la rose, reine des jardins. II importe que l’enfant sache que le pain qu’il mange est fait avec du blé réduit en farine ; que le linge qui couvre son corps vient d’une plante à la fleur délicate ; que sa veste ou sa robe est faite avec la laine du mouton ; que le corps de la chaise sur laquelle il s’assoit a été découpé dans le tronc d’un arbre et que le siège de paille est fait avec la tige du blé. Le bouchon de sa bouteille vient de l’écorce d’un arbre, le chêne-liège ; l’eau qu’il boit a été puisée à la source qui épanche son eau claire sur les cailloux ; c’est la vache qui lui donne son breuvage de prédilection, le lait, etc. Toutes ces choses, dites au moment spécial où la curiosité de l’enfant était excitée, se gravent dans sa mémoire, et il est rare qu’il les oublie. La vie active de l’école est une leçon de choses ininterrompue, si la directrice sait s’y prendre.

14Une fois ou deux par semaine, la directrice peut aborder avec les plus grands une vraie leçon de choses. Cette leçon, elle la préparera d’avance avec soin ; elle fera d’abord son plan, pour qu’il n’y ait pas de confusion dans les notions données ; elle étudiera toutes les parties, car il faut d’abord connaître son sujet, non pas pour tout dire, mais pour savoir faire le triage et pour pouvoir répondre aux questions inattendues. Mais le savoir n’est pas tout, il faut encore la clarté, la vie, le charme du langage ; il faut que la leçon s’adresse à l’intelligence et non à la mémoire, et, quand le sujet le comporte, mais seulement alors, elle doit s’adresser aussi au cœur.

15On ne peut donc inventer ex abrupto une leçon pareille ; il faut la préparer assez sérieusement pour que tout ce qui est vérité scientifique soit devenu conviction dans l’esprit de la maîtresse ; pour que, débarrassée du malaise que fait éprouver le doute, elle puisse se mettre à la portée de son petit auditoire, le captiver par l’originalité de l’exposition, par la variété des exemples, par l’intérêt des anecdotes.

16Cette préparation intellectuelle doit être suivie de la préparation écrite. Il faut que chaque mot soit pesé, chaque terme abstrait remplacé par un terme à la portée des enfants, que la directrice soit enfin absolument maîtresse d’elle-même quand elle arrive devant son petit auditoire.

17Un tel travail suppose non seulement ce désir de bien faire que j’appellerai la « conscience de l’étude », mais encore un amour patient et persévérant de la vérité, et un sentiment profond de la nécessité qu’il y a d’écarter toute erreur de l’esprit encore neuf des enfants. Et cela demande de longues recherches, car ce n’est pas seulement un livre qu’il faut consulter, c’est souvent deux, c’est cinq, c’est dix, suivant le besoin.

18S’agit-il d’un animal, la directrice étudiera le chapitre de zoologie qui le concerne ; s’agit-il d’une plante, elle consultera des ouvrages de botanique ; veut-elle faire connaître à ses petits élèves un objet manufacturé, elle en étudiera d’abord la matière première, puis elle fouillera dans les livres qui traitent spécialement des questions industrielles sur lesquelles il importe qu’elle se renseigne.

19Mais les livres ne suffisent pas ; il faut voir, expérimenter, étudier sur le vif. La leçon de choses, pour tout professeur consciencieux, c’est presque l’infini.

20On m’objectera peut-être qu’avec le matériel insuffisant et le peu de temps dont disposent les directrices d’écoles maternelles, ce que je demande est impossible. Oui, si l’on tient surtout à parler aux enfants de crocodiles, de serpents à sonnettes, d’ananas et de bananes ; non, si l’on choisit pour sujets de ses leçons les choses qui sont à la portée de tous : chiens, poules, cerises, pommes de terre, etc.

21Mais entendons-nous bien : c’est l’objet lui-même qu’il faut montrer, et non des imitations informes propres à donner des idées fausses aux petits élèves.

22Qu’on se garde donc des monstres en carton ciré, des fleurs artificielles, des fruits en plâtre, des oiseaux en verre soufflé. Qu’on ne choisisse pas l’été pour faire une leçon sur la neige, l’hiver pour en faire une sur les cerises.

23La maison d’école, celle de la directrice, celle des enfants, l’atelier où travaillent leurs pères, leurs jardins, la grande route, la campagne environnante, fourniront le meilleur musée, je dirais presque le seul que doive posséder l’école maternelle.

24La leçon faite restent les interrogations, par lesquelles la maîtresse s’assure qu’elle a été comprise. J’engage les directrices à poser les questions de telle façon que les enfants n’y puissent pas répondre par oui ou par non, et même, comme cela arrive trop souvent, par un signe de tête. S’ils ont compris, les réponses doivent être justes et claires. Les questions doivent s’adresser à un seul enfant, qui réfléchira avant de répondre. S’il n’arrive pas, à lui tout seul, à formuler sa pensée d’une manière satisfaisante, il sera aidé par un camarade, puis par un autre ; la directrice s’en mêlera si c’est nécessaire, et la réponse enfin obtenue sera répétée par tous les enfants. Puis on cherchera des exemples, des comparaisons ; les enfants feront leurs objections, raconteront leurs souvenirs personnels.

25En résumé, la leçon de choses doit être d’abord appropriée aux enfants qui la reçoivent.

26Elle doit être faite, sans exception, avec l’objet lui-même ou avec une bonne image.

27Elle doit être absolument vraie ; elle doit être claire : le langage de la maîtresse doit être sobre, ce qui n’exclut pas le mouvement et l’élégance.

28L’enfant doit rendre compte de ce qu’il a vu et compris.


Mise en ligne 01/10/2009

https://doi.org/10.3917/ep.043.0130

Notes

  • [1]
    Chapitre XV, extrait du livre L’éducation maternelle dans l’école,
    Pauline Kergomard, 1886, réédition Fabert, 2009, coll. « Pédagogues du monde entier ».
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