La non-participation au dialogue tonique : une entrave au développement de l’enfant
1Il existe différentes manières de ne pas participer au dialogue tonique, et le recrutement tonique excessif en est un exemple où l’enfant reste centré sur ses états internes sans avoir les moyens de les partager et d’en comprendre le sens. Les psychomotriciens sont souvent sollicités pour s’occuper d’enfants dont le « trop de corps » entrave gravement la pensée et la relation. Le diagnostic n’est souvent pas encore défini, ce sont justement ces troubles épars du côté de la modulation tonico-émotionnelle qui questionnent, car ses soubassements soutiennent le développement cognitif et social futur. L’approche d’A. Bullinger nous permet de comprendre autrement les particularités de l’utilisation de cette tonicité. À défaut de moyens pour construire des représentations de l’organisme, ces enfants se font exister grâce à leur tonicité, à travers une mise en tension souvent symétrique (synergique) des muscles. Cette co-contraction se transpose aux différents moments du développement, au niveau d’abord de la posture, ensuite de la tonicité générale, puis au niveau du langage qui devient très explosif (par excès de tension). Il s’agit pour eux d’une façon de se tenir, les autres appuis sur le milieu faisant défaut. L’enfant devient un « moi-muscle » inaccessible à toute variation et son développement s’appauvrit.
2Cette mobilisation tonique stabilise momentanément les sensations corporelles, mais toute rupture dans la carapace (un bruit fort, un toucher imprévisible) fait voler en éclats un semblant de cohésion. Il s’agit d’un manque de représentations de l’image du corps.
3Rappelons que l’image du corps est une appropriation progressive des différents espaces du corps, une construction d’une limite entre le dedans et le dehors qui s’appuie impérativement sur les interactions avec le milieu humain. Ces inter-actions semblent difficiles pour ces enfants qui gèrent mal les aspects sensori-moteurs à leur disposition. Nous connaissons tous ce type d’enfants qui sont de véritables « boules de flipper ». La sensori-motricité reste le recours privilégié de leur connaissance de soi et du monde, leur régulation tonico-émotionnelle reste difficile et leur sensibilité exacerbée par les flux sensoriels (tactiles, visuels, auditifs, vestibulaires, olfactifs) les rend particulièrement irritables. Ce qui nourrit l’activité psychique dans l’interaction à ses débuts, ce sont les covariations entre les sensations issues de la sensibilité profonde liées aux mouvements et les variations des flux sensoriels, sources de régularité (Piaget,1936). Un flux est constitué par une source qui émet de manière continue et orientée un agent susceptible d’irriter une surface : le capteur sensoriel. Notre organisme est sensible à divers flux qui nourrissent l’activité psychique à ses débuts (Bullinger, 2004). Nos systèmes sensoriels sont susceptibles de capter et d’organiser ce type de signaux avec l’appui du milieu qui permet à l’enfant de moduler et donner un sens au dialogue tonique. Si les problèmes d’intégration corporelle, sensorielle surviennent, les fonctions cognitives supérieures vont être perturbées.
4Les fonctions sensori-motrices présentes au début du développement sont nécessaires pour l’évolution, mais ce sont les fonctions cognitives qui doivent prendre le relais. La sensori-motricité devient progressivement un matériau pour d’autres activités psychiques plus élaborées. Lorsque les systèmes sensori-moteurs sont fragiles ou instables, ils ne permettent pas les progrès d’instrumentation (les pieds explorent d’abord le monde sur le mode tactile, puis deviennent porteur du corps avec les progrès de l’équilibre, l’instrumentation est réussie lorsque nous savons que nos pieds sont un outil portatif). Si la représentation existe d’abord « en action », le geste est progressivement automatisé et représenté dans les structures corticales supérieures. Les progrès du développement se font grâce aux interactions avec le milieu (portage, échange mimique et verbal, toucher, regard), qui sont autant de variations toniques à l’origine des émotions. Les enfants dont il est question ici présentent un recrutement tonique qui n’est pas modulé par le milieu, du coup la participation sociale se trouve très limitée. L’enfant est figé et ne peut participer au dialogue tonique. Or les émotions sont le « carburant » essentiel du développement : un enfant qui n’a pas construit de représentations stables de son image du corps reste prisonnier de ces états toniques et de l’émotion. Ainsi, pour Wallon (1925), « la représentation retire à l’émotion la part du réel représenté ». Il faut donc apporter du sens aux sens (sensorialité) et donner un sens (une direction) pour comprendre vers quelles expériences se dirige l’enfant en priorité.
L’enjeu de l’utilisation du bilan sensori-moteur A. Bullinger en psychomotricité
5Chaque enfant étant unique dans l’expression de ses troubles, Bullinger (2001) précise, à propos de son approche, que « cette perspective instrumentale n’explique pas le choix instrumental différent que feraient certains enfants, cette question relève d’un travail interdisciplinaire auquel tout le monde devrait s’associer ». Ces propos d’A. Bullinger réalisent, il me semble, un lien entre les données théoriques issues de champs conceptuels différents et même parfois antinomiques. Ils mettent en avant la réalité de l’équipement corporel ainsi que le rôle majeur de l’environnement. Le corps et le psychisme étant pensés comme un tout, à toute variation tonique correspond un enrichissement psychique (d’où découlent les progrès en instrumentation) et vice versa. Alors qu’une approche psychométrique évalue l’instrumentation de l’enfant (l’âge de la position assise, de la position debout, le langage, la préhension), rares sont celles qui s’intéressent aux éléments de base (la régulation tonique, par exemple) nécessaires à l’avènement et à la sédimentation des progrès cognitifs.
6Dans la perspective du bilan sensori-moteur, on ne peut concevoir l’examen comme ayant une structure rigide à travers laquelle l’enfant doit passer. Il faut construire de nombreuses petites situations et les choisir en fonction de ce qui vient d’être observé. Notre patience et l’adaptation au rythme de l’enfant sont nécessaires pour ne pas aller trop vite avant que la stabilisation ne soit acquise. En effet, avec le développement, l’expression des troubles se transforme. De ce fait, les moyens thérapeutiques doivent évoluer et offrir des points d’appui adaptés. Il est alors essentiel de réaliser des observations qui permettent de faire des propositions de soins qui ne relèvent pas d’un a priori normatif. Dans ce sens, la perspective sensori-motrice et le bilan sensori-moteur évaluent d’abord les aspects de contenance tonico-émotionnelle avant de passer aux aspects d’effection, d’instrumentation. Les aspects dynamiques du bilan permettent de mettre en place des moyens de compenser, de contourner les déficits.
Le bilan sensori-moteur d’A. Bullinger
7Pour illustrer mon propos, je vais m’appuyer sur le compte rendu d’un bilan réel venant de ma pratique concernant un enfant sans diagnostic, mais qui se trouve dans cette « impasse » de construction qui nous préoccupe ici. Nous verrons ensuite quelles propositions thérapeutiques ont été faites pour cet enfant et l’importance de les articuler aux autres soins.
Quelques éléments princeps
8L’enfant (3 ans) m’a été adressé par l’équipe d’un centre psycho-thérapeutique où les premières consultations ont eu lieu récemment, afin de compléter les évaluations psychologique et ortho- phonique en cours. La pédiatre constate un retard psychomoteur et du langage, sans diagnostic particulier. Un examen neuropédiatrique est envisagé. L’enfant est né avec deux semaines d’avance à cause d’un oligoamnios (diminution de la quantité du liquide amniotique au troisième trimestre de la grossesse, dans ce cas précis dû à une pathologie des artères utérines maternelles avec hypotrophie fœtale), avec un poids de naissance de 2,5 kg. Ce manque de liquide peut en partie expliquer les particularités d’A. au niveau sensoriel, surtout dans le domaine tactile, son besoin de sensations corporelles fortes qui alimenteraient son image corporelle.
9Les trois séances d’orthophonie ont déjà mobilisé le langage en place, ce qui est une preuve des capacités d’évolution existant chez A. L’enfant évolue dans deux langues, le turc et le français, mais s’exprime plus spontanément en français qui semble être pour lui une langue de communication moins chargée émotionnellement que le turc. La langue maternelle sert notamment à poser des limites. Les explications et la réassurance se font en turc par la maman. Les parents « ne savent plus par quel bout le prendre », ils sont passés d’une attitude plus stricte à une attitude qui laisse à leur fils plus d’espace pour s’auto-organiser. Il est une vraie « boule de flipper », l’orientation de ses mouvements en est encore à ses débuts. On y voit pourtant une intentionnalité rudimentaire.
10Dans l’ensemble, on ne note pas de désorganisation majeure, notre rencontre est ponctuée de moments « explosifs » mais également de moments où une « bulle interactive » peut se fermer, laissant la place à une interaction de bonne qualité relationnelle.
Dans le domaine de la motricité
11A. présente une motricité qui se caractérise par des aspects « explosifs » avec des gestes brusques, mais globalement c’est un enfant harmonieux. On ne note pas d’hypertonie désorganisante (pas d’attitudes en hyperextension). Il existe plutôt une attitude « en cyphose » avec des blocages respiratoires, fatigante pour l’enfant et favorisant l’enfermement.
12Le corps d’A. semble n’exister que dans la variation des appuis (recherche de surfaces instables, marche sur les rebords, recherche d’arêtes sur les murs, grimpages divers, chutes contrôlées). Il donne l’impression de ne pas avoir de « points d’articulation » dans son corps ni d’ajustement tonique à la tâche, à l’objet et à l’adulte. L’anticipation (la prévision du geste à effectuer et l’adaptation tonique au corps de l’autre) est de ce fait difficile. Il ne s’agit donc pas de déficience motrice lorsqu’il n’arrive pas à faire quelque chose, mais de cette difficulté d’ajustement nécessaire à un bon accordage relationnel et une bonne instrumentation (prendre avec sa main, adapter la force, sentir les nuances, lancer un ballon).
13L’équilibre est donc expérimenté continuellement, A. présente de très bonnes réactions d’équilibration sur un support qui bouge (moment de bulle interactive où son ajustement tonique s’améliore). Cette adaptation nécessaire au support qui provoque une montée tonique favorise dans son cas l’expression orale, il crie et « s’adresse » vraiment à l’adulte.
Régulation tonico-émotionnelle
14Les éléments qui semblent « rassembler » A. sont des objets qu’il peut tenir avec les deux mains ou les moments où il est absorbé par une tâche (toucher les boutons, tourner la manivelle de la boîte à musique, activer le ventilateur, tenir le crocodile vibrant). Les activités bimanuelles le rassemblent, il a besoin de toucher beaucoup et de maintenir un contact permanent.
15Au début de l’examen, on note une difficulté à supporter d’être regardé (composante émotionnelle). Avec l’adulte, il a besoin d’être pétri, malaxé, carambolé, ce qui lui donne les sensations nécessaires pour la construction de son enveloppe corporelle, pour se sentir et développer la fonction proprioceptive.
16Il est intéressant d’observer que les situations où je lui propose des échanges lorsqu’il est en posture symétrique « s’achèvent vite » alors que toutes les propositions de s’installer « en asymétrie » sont un point de départ d’une interaction (tourner le buste vers la gauche ou droite, disposer les jouets non pas devant lui mais sur les côtés). Dans les moments « symétriques » la bouche prend toute la place (il met les objets dans la bouche, mord très fort la manche de la pipe à balle). Cet investissement excessif de la bouche pour la capture empêche une vraie exploration et donc l’instrumentation de la bouche pour la parole.
17Le flux tactile (soufflerie du ventilateur) devient un élément « contenant » tout au long de l’examen, il s’aperçoit immédiatement que la maman éteint et redémarre la ventilation sans être trop dés-organisé par ce flux puissant et en ajustant cette fois seul la distance corporelle relativement au ventilateur pour supporter l’arrivée de l’air sur son visage et sur ses mains. Dans les situations où il peut être actif face aux flux qui arrivent, A. s’auto-organise et organise ses conduites de façon adaptée.
18A. ne semble pas avoir beaucoup recours au milieu humain, il a besoin d’un environnement stabilisé et prévisible pour se développer.
Aspects sensoriels
19Visuels : A. manifeste une bonne poursuite visuelle et un bon accrochage visuel dans la relation, il est « tenu » par le regard avec tendance à s’y agripper. S’il n’est pas agrippé à ce niveau ou en tenant un objet avec ses mains, il a tendance à se démanteler, l’instabilité apparaissant dans ces moments-là.
20Auditifs : A. ne répond pas à son prénom mais la réaction d’alerte et d’orientation existe lorsqu’il perçoit un bruit ou son arrêt (surtout des bruits de fond comme celui du ventilateur).
21Tactiles : l’enfant ne présente pas d’irritations tactiles, on pourrait au contraire parler d’une insuffisance au niveau du ressenti des stimuli tactiles qu’il recherche activement (il a besoin de toucher, d’être malaxé ou tenu fortement).
22Vestibulaires : les réactions d’équilibration sont bonnes, signe d’un système vestibulaire réactif.
23Sphère orale : cet espace semble hyposensible également, A. a besoin de mettre des objets à la bouche avec un mouvement de capture très fort, dans une recherche des vibrations sur les lèvres et les dents. Il a tendance à toucher la zone péri-orale avec les objets pour les sentir sur la peau et il a recommencé à manger avec les mains pour augmenter les sensations corporelles.
Langage et communication
24Le langage apparaît dans les moments d’ajustement relationnel et il est adapté.
25A. pointe par exemple un endroit saillant de l’architecture de la salle (la pointe de losange en relief sur le mur) et dit en me sollicitant : « Ça pique ! » Je reprends le « ça pique » et une interaction s’installe autour de cette perception qui l’interpelle. Il est donc sensible aux éléments architecturaux au sein desquels il cherche des régularités pour se stabiliser.
26L’usage du plancher en bois sollicite son tonus, A. se redresse et pousse un cri répétitif à mon adresse, un jeu d’échange s’installe. Cet échange est possible également avec le micro qui amplifie la voix, un échange de « tutute » s’amorce.
27Il interpelle également à plusieurs reprises « papa » et « maman » ainsi que son prénom « A. » lorsqu’il perçoit leur attention partagée autour d’une situation.
Aspects praxiques et de préhension
28Nous notons des difficultés de coordination droite/gauche et une préférence pour les activités bimanuelles (qui ont un rôle de rassemblement droite/gauche avant une bonne construction de l’axe corporel). A. arrive cependant à bien ajuster la manche de la pipe à balle dans le souffloir lorsqu’il est tenu dans le giron de la maman. Les praxies buccales fonctionnent, il arrive à souffler d’une façon adaptée et en imitation synchrone.
Quelques pistes thérapeutiques
29A. est un enfant qui semble avoir raté un virage à un moment de son développement, tout en montrant au cours de l’examen qu’il possède un certain « savoir-faire » de son âge. Il est en plein dans l’imitation synchrone, ses capacités opératoires sont en place, les alternances vocales et une variation de vocabulaire adapté à la situation existent. Son instabilité est due essentiellement à ce manque d’accordage tonico-émotionnel dont il est question plus haut.
30Il n’a pas construit cependant la capacité « d’être avec l’autre », ce qui, me semble-t-il, viendra progressivement si on lui donne les appuis nécessaires pour déployer son savoir-faire. Il est donc important de le remettre dans les jeux de son âge et de favoriser les moments de synchronie, d’ajustement tonique, ceci en impliquant les parents dans les situations de la vie quotidienne :
- à travers les jeux du « je te porte », jeux de force, d’échange « à toi/à moi », des jeux stimulant le système vestibulaire comme « l’avion » ;
- pour des activités comme le repas, les manipulations de matériel ou la lecture, il serait bon, afin de favoriser les bons appuis, de lui construire un siège adapté avec un coin abduction pour éviter les glissements du siège, un support pour l’appui des pieds et une tablette pour les coudes. L’idée est de lui offrir de bons appuis également pour le bassin (comme point d’ancrage de l’articulation entre le haut et le bas du corps), ce qui favorisera progressivement la prise de conscience du bas du corps et rendra l’apprentissage de la propreté plus rapide ;
- le recours à des comptines et à la musique peut être intéressant pour favoriser la verbalisation et l’échange.
Le double « appui » sur les parents
31La structure de ce bilan permet de comprendre ce que nous « raconte » l’enfant, de faire l’état des lieux du contexte familial, d’évaluer ses moyens du bord corporels et donc relationnels. Il est précieux de voir comment l’enfant s’appuie sur ses parents (ou pas) et comment les parents aident l’enfant à transformer le trop de sensations, le trop d’émotion dans l’interaction. Selon les assises individuelles des parents, ce « filtrage narcissique désintoxiquant » (P. Delion in Bullinger, 2004) est plus ou moins possible et une guidance parentale s’avérera parfois nécessaire pour soutenir la période de l’attachement difficile ou traverser les moments de rejet ou de dépression. Ainsi, le compte rendu écrit est restitué d’abord aux parents pour qu’ils puissent poser des questions à partir de cette évaluation à laquelle ils ont participé. Le but étant qu’ils comprennent au mieux le processus thérapeutique de transformation en jeu pour leur enfant et qu’ils en deviennent les partenaires actifs.
32Nous utilisons avant tout les forces en présence, afin de ne pas obliger l’enfant à prendre une direction imposée. Nous allons proposer des petites choses qui améliorent son développement et assouplissent l’interaction avec les parents et ses pairs. La présence des parents est donc indispensable. Observer le type de régulation parent-enfant et son évolution permet en outre, lors de l’entretien qui suit sans transition le bilan filmé, de travailler sur les représentations. Ce travail permet de réduire l’écart entre le fonctionnement de l’enfant et la compréhension qu’en ont les parents. L’idée est de diminuer le handicap de l’enfant en ajustant au mieux les représentations du milieu à la réalité du fonctionnement.
33Wallon (1925) disait que « séparer l’enfant de son milieu revient à lui décortiquer le cerveau ». Notre compréhension de l’enfant ne peut se faire sans entrevoir les ressources de son milieu. Le bilan recouvre donc un double but : optimiser les moyens sensori-moteurs de l’enfant et offrir aux parents des représentations du développement les plus adéquates possibles.
La vidéo : outil d’ajustement des représentations
34L’utilisation de la vidéo permet de revoir la séance et d’affiner les observations déjà faites au cours du bilan. L’analyse est à ce moment dégagée d’une implication transférentielle directe, qu’on aura pris soin de noter dès la fin du bilan. Contrairement aux idées reçues, la présence de la caméra et du caméraman ne perturbe pas l’examen ; pour autant que le dispositif soit montré et expliqué à l’enfant, il n’est pas perçu comme intrusif et est vite oublié. Si les parents en donnent l’autorisation, la vidéo est utilisée pour des supervisions et parfois des enseignements. Elle est utilisée également en situation de retest, pour mieux saisir les étapes de l’évolution de l’enfant. Le bilan filmé peut également servir de support d’échange autour d’un enfant suivi par plusieurs intervenants (toujours avec l’autorisation parentale). L’entretien avec les parents n’est quant à lui pas filmé.
35La vidéo est un moyen de garder la trace d’une interaction facilitant l’analyse des conduites de l’enfant. Le choix de petites séquences lors de la remise du compte rendu peut orienter une interaction avec les parents ou avec les personnes en charge de l’enfant. C’est aussi un moyen de guidance parentale, qui de plus permet d’évaluer le chemin parcouru. Ce qui semble important d’abord, c’est de montrer aux parents comment être avec cet enfant-là, comment le recevoir dans sa différence et non pas seulement se soucier de « quoi faire, quoi lui apprendre ». Certaines thérapeutiques mal adaptées qui prônent l’hyperstimulation au nom du frayage des circuits neuronaux et de la fabrication des habiletés ont comme effet, chez certains enfants, un retrait encore plus massif, la construction d’une carapace, des crises clastiques et des automutilations (les systèmes sont saturés). Cela se voit surtout à l’adolescence. L’enfant devient une bouteille à remplir, mais qui déborde sans prévenir. Les parents ne se permettent plus d’avoir des moments où l’on ne fait « rien ». Tout doit avoir un but éducatif et cela devient un enjeu dans les familles. Il est important de redonner aux parents cette fonction de contenant, d’arrière-fond, autant que de leur permettre d’exprimer leur ras-le-bol sans qu’ils craignent de blesser leur enfant si fragile. Les différentes approches deviennent cependant de plus en plus complémentaires et non exclusives les unes des autres pour que l’enfant et les parents puissent s’y retrouver. Il peut arriver également de recevoir la fratrie. Le centre de gravité familial étant polarisé par l’enfant malade, ses frères et sœurs endossent souvent un rôle d’éducateurs, de protecteurs tout en se sentant abandonnés. Il faut alors leur donner un espace de parole pour désamorcer le sentiment de culpabilité dont ils sont porteurs.
36L’utilisation progressive de ce bilan a énormément bousculé ma pratique clinique et m’a obligée à remettre en question beaucoup d’a priori (relier davantage l’observation et l’écoute), de certitudes cliniques et de références théoriques (trop monothématiques). La difficulté majeure que j’ai rencontrée dans l’appropriation de ce nouvel outil était de rendre compte à l’écrit de mes impressions tonico-émotionnelles dans l’interaction avec l’enfant, de décrire ce que ressentaient mes mains, mon dos. Ces aspects ne se chiffrent pas et ne se mesurent pas, mais permettent de mieux comprendre comment s’incarne le trouble chez l’enfant. La dimension émotionnelle, tonique et sensorielle de la psychomotricité me semble véritablement réhabilitée à travers cette rencontre au cours de laquelle on fait constamment la navette entre le développement individuel et son insertion dans le milieu familial et social plus large.
Au-delà de la psychométrie
37La plupart des évaluations psychométriques concernant les enfants souffrant de retards psychomoteurs non expliqués ont pour but de déterminer un niveau de développement, mais ne donnent pas les moyens de soins utiles. Lors du bilan sensori-moteur, il faut saisir la situation de l’enfant relativement à la norme, mais il importe aussi de comprendre sa dynamique propre à travers la dynamique de l’examen. Cette dynamique de l’enfant est le fait de l’enfant et du thérapeute. Le changement d’examinateur modifie bien sûr les conduites de l’enfant qui présentera des « productions » différentes.
38Le bilan sensori-moteur prend en compte la dimension relationnelle dans ses expressions toniques et posturales, associée à la dimension cognitive. L’évaluation cherche à identifier les compétences dans plusieurs domaines (sensoriel, tonique, postural, moteur, praxique) et tente de saisir les représentations de l’organisme et les capacités dans le domaine relationnel. L’aspect dynamique du bilan (son rythme, les résistances, etc.) met en évidence les sensibilités de l’enfant, ce qui permet de choisir les moyens thérapeutiques ayant une chance d’être efficaces. On dépasse ainsi le simple constat psychométrique. Dans le cas d’A., le but de l’approche sensori-motrice serait dans un premier temps de trouver les moyens de régulation tonique et des appuis (matériels et humains) qui permettent les interactions a minima.
39L’examen va constituer comme un « patron » pour « tailler un costume thérapeutique » (P. Delion in Bullinger, 2004) destiné à la personne examinée. Selon les éléments que nous trouvons dans les conduites de l’enfant, nous allons faire des hypothèses d’abord locales puis plus précises. Par exemple, on ne demandera pas d’emblée à un enfant comme A. de manipuler les jeux de construction s’il n’a pas eu le temps de se stabiliser face à un environnement inconnu et des personnes étrangères. L’efficacité de son instrumentation dépendra du fond tonique disponible, celui-ci étant en lien direct avec les aspects sensori-moteurs.
40Ce type de bilan est également ouvert à d’autres pathologies, comme le polyhandicap où la question d’éléments de base (appuis corporels, capacités d’alerte et de localisation de flux, mobilisation tonique) est primordiale avant d’évaluer les capacités instrumentales. Chez le prématuré et le bébé, le bilan est clairement un outil de diagnostic qui complète les examens médicaux et donne des pistes de soins immédiates prenant en compte leurs besoins sensori-moteurs (mises en forme du corps, enroulement, stimulation péri-orale, etc.). Il se centre sur les aspects développementaux et tente de comprendre comment s’élaborent les représentations de l’organisme, des objets et de l’espace. Outre les aspects psychométriques, ce bilan aborde le problème de la stabilité des conduites et sa modulation par les composantes toniques et émotionnelles.
Bibliographie
Bibliographie
- Ajurriaguerra (de), J. 1962. « Le corps comme relation », Revue suisse de psychologie pure et appliquée, 21, p. 1137-1157.
- Bullinger, A. 2004. Le développement sensori-moteur et ses avatars, Toulouse, érès.
- Bullinger, A. 2006. « Approche sensori-motrice des troubles envahissants du développement », Paris, Revue de l’ANECAMPS, 25, p. 125-139.
- Bullinger, A. 2008. Notes de l’interview avec A. Bullinger, non publié.
- Kloeckner, A., Chadzynski, D., Camaret, E., Bullinger, A. 2009. « Du bilan psychomoteur au bilan sensori-moteur : enrichissement de la compréhension du développement de l’enfant », à paraître dans le Traité européen de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Flammarion.
- Piaget, J. 1936. La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
- Wallon, H. 1942. De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion.
- Wallon, H. 1925. L’enfant turbulent, Alcan, Paris, rééd. puf, coll. « Quadrige », 1984.