1Il y a des rencontres qui changent une vie, non seulement parce qu’elles contribuent à orienter le destin d’une personne, ses choix professionnels, ses centres d’intérêts, mais aussi parce qu’elles provoquent une modification du mode de fonctionnement psychique du sujet.
2J’ai eu l’occasion de rencontrer Serge Lebovici en tant que patient. J’avais alors 5 ou 6 ans. Une très grande partie de mon entretien a été recouverte par l’amnésie infantile ou remodelée par le travail de souvenirs ultérieurs.
3Je garde le souvenir de l’appartement du boulevard Wilson à Paris, du paillasson où se trouvaient écrites les lettres dsl et d’un entretien qui n’avait été ni long ni bref, au cours duquel, dans une boîte en carton comprenant plusieurs objets en plastiques, j’avais compulsivement saisi un biberon puis, ressentant soudain une sorte de scrupule, l’avais tendu à ma mère en lui demandant si elle le voulait. Je voulais ici lui demander, bien qu’incapable de le formuler, si elle le voulait avant moi, ce biberon, s’il lui revenait parce qu’elle l’avait ardemment désiré avant moi, peut-être avant même que je puisse avoir l’âge de saisir un objet.
4Je ne me souviens pas des causes exactes de cette demande de consultation pour laquelle nous étions venus en train depuis Lyon, peut être s’agissait-il de symptômes obsessionnels. Je ne me souviens pas des paroles de Serge Lebovici.
5Je ne m’en souviens pas du tout.
6En revanche, je me souviens avoir pleuré à la fin de la consultation. Les pleurs étaient venus spontanément, naturellement, je ne me souviens pas pourquoi. Ils avaient eu un effet apaisant, résolutif, mais l’énigme de leur survenue est toujours restée irrésolue.
7Par la suite, je suis retourné à Lyon où j’ai suivi une scolarité moyenne, traînant derrière moi une méchante dysorthographie qui a curieusement cessé totalement après ma réussite au baccalauréat littéraire. Ce baccalauréat s’appelait à l’époque « philosophie ». On y consacrait quelques cours à la psychanalyse, centrés sur le schéma de l’appareil psychique exposé dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves de Freud.
8Cette aventure psychanalytique avant les études de médecine, de psychiatrie et la psychanalyse, m’amène à m’interroger sur la puissance du transfert et des identifications qui le suivent. Le respect que Serge Lebovici avait de ses patients et de leurs familles allait de pair avec un caractère incisif, sinon intrusif, qui donnait à la consultation thérapeutique une efficacité qui n’était pas que symptomatique. Par certains aspects, la consultation était mutative comme on a pu dire à une certaine époque qu’une interprétation devait être mutative. Cependant, il me semble qu’il n’y avait pas eu véritablement d’interprétation dans cette consultation. Or un changement important s’était produit en moi. Bien longtemps après, je choisissais la pédopsychiatrie quand je commençais mon internat au chu de Bordeaux. J’allais même de plus en plus roder dans les services de pédiatrie où j’allais passer une partie de mon internat, choisissant une forme d’exercice de notre métier qui se rapproche peut-être de celle de Serge Lebovici dans les années 1950.
9Cette rencontre fut le premier acte de rencontres ultérieures, nombreuses, y compris, pour certains séminaires, au domicile de Serge Lebovici où je retrouvais une sculpture africaine ou océanienne que j’avais déjà vue autrefois. Quand j’y repense aujourd’hui, je m’interroge sur les formes composites du transfert de l’enfant vers l’adulte dans la consultation thérapeutique. L’élément proprement transférentiel me paraît largement chargé en narcissisme – le Moi est aussi formé d’identifications – et lorsque ce phénomène projeté vers l’analyste est ensuite ré-introjecté, il s’accompagne de subtiles modifications : Bion les appellerait des transformations.