Notes
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[1]
« Le Parlement européen […] demande que la Charte des enfants hospitalisés proclame notamment les droits suivants : […] (d) droit de l’enfant à recevoir une information adaptée à son âge, son développement mental, son état affectif et psychologique, quant à l’ensemble du traitement médical auquel il est soumis et des perspectives positives qu’il offre. » (Charte européenne des enfants hospitalisés – Doc. A2-25/86, Parlement européen).
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[2]
A. Lejeune, J. Duez, W. Leguebe, « Journal de classe », une série de cinq documentaires conçue et réalisée par Wilbur Leguèbe, rtbf-arte, 2002.
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[3]
American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4e edition révisée, Washington, DC, 2000.
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[4]
Citons ici les espaces Filoulien (hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Leuze- en-Hainaut), Fa-mi-lien (Beauvallon et le Centre de guidance provincial de Namur), Fil-à-Fil (Petit Bourgogne), l’Espace Accueil (clinique Sanatia et ssm le Méridien).
1La scène se passe dans une unité fermée pour patients à pathologies lourdes, dans un hôpital psychiatrique en Wallonie : le bureau du psychiatre. Six personnages sont assis :
- Christelle, 11 ans ;
- la mère de Christelle, Mme M., hospitalisée depuis quatre mois dans le cadre d’une mise en observation ;
- le Dr P., psychiatre responsable du service et qui assure le suivi de Mme M. ;
- Mme I., infirmière du même service et référente de Mme M. ;
- Mme A., l’assistante sociale de Christelle, qui connaît Christelle depuis qu’elle a 22 mois et assure l’accompagnement de Christelle et de la famille d’accueil dans laquelle elle a grandi depuis lors ;
- le Dr F., pédopsychiatre dans le même service de placement familial que Mme A.
Quelques extraits du dialogue
2Dr P. : Je vois que tu as apporté un papier avec toi ?
3Christelle tend la feuille à Mme A., assise à sa gauche.
4Mme A. : Ce sont les questions que tu as préparées… Tu préfères que je les lise ?
5Christelle acquiesce de la tête.
6Dr P. : Il se tourne vers Mme M., assise à la droite de Christelle. Nous en avons parlé, Mme M. Votre fille souhaitait me rencontrer, cela semble important pour elle de pouvoir recevoir des réponses à certaines questions. Vous le savez, je n’aurais pas accepté de la rencontrer si vous n’aviez pas été présente !
7Dr F. : Je vous remercie vivement d’avoir accepté cette rencontre !
8Mme M. sourit.
9Dr P. : Alors, on peut y aller ?
10Mme M. : Oui, oui, allons-y…
11Mme A. assistante sociale parlant au nom de Christelle. Alors, la première question… Je voudrais savoir quelle est la maladie de ma mère ?
12Silence. Les regards se tournent tous vers le Dr P.
13Dr P. : Eh bien, la première chose que je pourrais te dire, c’est que ta maman a ce que j’appelle « la maladie d’alcool ».
14Christelle : Je crois que j’ai compris ! C’est l’alcoolisme !
15Dr P. : Pour toi, c’est ça, la maladie de ta mère ?
16Christelle : Oui, c’est ça, l’alcoolisme.
17Dr P. : Certains disent alcoolisme, mais moi je préfère dire « maladie d’alcool ». C’est parce qu’on dit beaucoup de choses à propos de l’alcoolisme, et on entend souvent dire : « Avec un peu de volonté on peut arrêter, il suffit d’un effort ! » Les gens pensent parfois que si la personne est malade, c’est de sa faute, qu’elle n’est pas assez courageuse… Mais quand on a la maladie d’alcool c’est justement ça, on ne sait pas s’arrêter et on boit jusqu’à se mettre en danger. C’est justement la volonté qui est atteinte dans la maladie. C’est pour cela qu’il a fallu obliger ta maman à être soignée, parce qu’il faut la protéger de ce danger. On lui donne aussi des médicaments, pour l’aider à pouvoir s’en passer, et ces médicaments l’endorment d’ailleurs un peu, mais sans ça c’est trop difficile pour elle…
18Les regards se tournent vers Mme M., très somnolente. Silence.
19Christelle : Et comment on l’attrape, cette maladie ?
20Dr P. : Ça, c’est une question difficile… Tu vois, il faut plusieurs facteurs… Il y a le corps, tout le monde ne peut pas attraper la maladie d’alcool, mais il y a aussi des circonstances de vie qui font que ça commence. Souvent ce sont des personnes qui ont eu beaucoup de malheurs dans leur vie, et une enfance difficile. Et puis souvent, un problème plus profond, une dépression par exemple… Qu’en pensez-vous, Mme M. ? Il y a quelque chose que vous voudriez dire à votre fille là-dessus ?
21Mme M. : Moi, c’était mon compagnon, il buvait et me le cachait. Un jour j’ai trouvé les bouteilles. Quand il est parti, c’est moi qui ai commencé à boire, je ne supportais pas son départ…
22Christelle : Mon père ?
23Mme M. : Non, non, un autre homme que j’ai connu avant ton père. Silence.
24Christelle : Je crois qu’on peut passer à la question suivante.
25Mme A. parlant toujours à la place de Christelle : Je voudrais savoir depuis quand maman est malade.
26Mme M. : Maintenant, ça va faire treize ans.
27Christelle : C’était avant ma naissance, alors ?
28Mme M. : Oui, oui, bien avant ta naissance… Ça n’a rien à voir avec toi.
29Dr P. : Attendez, je regarde le dossier… Ça fait longtemps… Je me souviens que j’ai déjà connu ta maman quand j’étais assistant, dans cet hôpital, ici, vous vous souvenez, Mme M. ?
30Mme M. ne dit rien. Elle semble lutter contre le sommeil. Le médecin feuillette un dossier très épais et lit un rapport. Ah oui, c’est tout à fait exact, ta maman a raison, sa première hospitalisation remonte à treize ans. C’est important que tu comprennes bien ça, que ça n’a rien à voir avec toi.
31Mme M. : Non, vraiment, je t’assure, Christelle, j’étais heureuse d’attendre un enfant, et d’ailleurs j’ai tout à fait arrêté de boire quand je t’attendais.
32Moment de flottement ; Mme A., le Dr F. et le Dr P. savent que Christelle souffre des effets d’un alcool fœtal, ce qui n’a jamais été abordé ni avec elle, ni avec sa mère.
33Christelle : Je voudrais aussi savoir si maman peut guérir de cette maladie ?
34Dr P. : Oui, je comprends que tu te poses cette question, et tu aimerais que ta maman puisse guérir… Tu sais, c’est une question à laquelle certains médecins vont toujours refuser de répondre, parce qu’on ne sait jamais… Mais moi, je pense que c’est important de voir ce qui se passe depuis treize ans : ta maman a été souvent à l’hôpital mais elle ne va pas mieux, au contraire… Alors moi, je ne suis pas du tout sûr que ta maman puisse guérir, je crois que, pour le moment, on peut seulement la protéger, on verra à chaque étape… Mais ce n’est pas sûr, non, je ne peux pas non plus te donner de faux espoirs… Nous verrons étape par étape, Mme M.
35Mme M. : J’aimerais bien pouvoir guérir, moi… Je t’assure, Christelle, je vais essayer…
36Christelle : Si ma mère doit rester ici, je devrai toujours venir la voir ici, alors ?
37Dr P. : Le Dr F. m’a dit que tu avais eu des problèmes avec un autre patient.
38Mme A. : Oui, elle a été très secouée, c’est vrai que ce monsieur était très envahissant et n’avait pas toute sa tête, il lui disait qu’elle était sa fille, et elle, elle était…
39Christelle : Il m’a embrassée de force, c’était dégoûtant ! Et puis il nous a suivies partout : on est allé à la cafétéria mais il est revenu nous coller !
40Mme M. (elle rit) : Mais Christelle, c’était pour rire, il est amusant, cet homme et il est très gentil !
41Dr P. : Je suis désolé, Christelle et je te dois vraiment des excuses. Ça n’aurait pas dû arriver, normalement le personnel infirmier y veille.
42Mme I. : Oui, c’est vrai, on fait attention, mais parfois on ne voit pas tout, on n’entend pas tout, et une parole malheureuse est si vite dite… Ce serait tellement plus facile s’il y avait une pièce réservée aux enfants. Je vais me renseigner, Christelle, pour qu’on puisse trouver un bureau où tu puisses voir ta maman tranquillement.
43Christelle avait encore bien des questions qui n’ont pas pu être abordées ; l’une d’entre elles était la suivante : « Et si maman avait eu un autre enfant après moi, est-ce qu’il aurait été anormal ? » Il nous semble qu’elle approche là d’une question plus personnelle : « Et moi, mes difficultés sont-elles liées à cette maladie ? » Selon son entourage, Christelle n’est pas encore prête à entendre la réponse à cette question. Le sera-t-elle un jour ? Et pourra-t-elle faire l’économie des sentiments de rage qu’elle risque d’éprouver à l’encontre de sa mère ?
44Après l’entretien, Christelle est contente et manifeste un certain soulagement. Elle est rassurée d’avoir entendu de la bouche du médecin qu’elle n’était pour rien dans la maladie de sa mère. Elle est rassurée que cette dernière soit protégée et soignée. Mais malgré la prudence du psychiatre, Christelle manifestera, quelques jours après cet entretien, une explosion de colère, disant l’injustice d’avoir une mère aussi malade et un père absent. Au cours de l’entretien qui s’ensuivra avec le Dr F., elle différenciera le sentiment d’injustice qu’elle éprouve pour sa mère, et le fait que, somme toute, la vie n’a pas été trop injuste avec elle : elle a pu grandir dans une famille d’accueil qu’elle aime et où elle se trouve bien.
45Le débat est néanmoins ouvert : fallait-il cet entretien ? Devait-on lui dire que sa maman avait très peu de chances de guérir ? N’a-t-on pas provoqué une souffrance inutile ? Faudra-t-il poursuivre cette démarche de clarification ? Ce dialogue a soulevé plusieurs questions d’ordre éthique : nous en évoquerons ici quelques-unes.
Les enfants ont-ils droit à une information sur la maladie de leurs parents ?
46On l’oublie encore trop souvent : la plupart des patients sont aussi des parents. Les enfants font partie de leur entourage le plus proche. En tant que pédopsychiatre, je suis souvent amenée à rencontrer des enfants dont l’un ou les deux parents souffrent de troubles graves qui ont des répercussions plus ou moins importantes dans leur vie. Christelle en est un bon exemple : elle a suivi sa mère en hôpital psychiatrique où elle a passé les premiers mois de sa vie, jusqu’au moment de son placement en famille d’accueil.
47Quand l’enfant vit dans sa famille, il éprouve, en première ligne, les difficultés du parent. Il assiste, dans certains cas, à des crises (certains enfants apprennent très vite quels médicaments ils doivent donner à ces moments-là), et, parfois, à des scènes dramatiques. Il est témoin des hauts et des bas, des moments où il faut hospitaliser. Et, lorsqu’il s’agit d’hospitaliser un patient, la question de savoir s’il a des enfants à la maison n’est pas toujours évoquée. Certains enfants restent tout simplement seuls à la maison, aujourd’hui encore. D’autres enfants sont placés, en institution ou en famille d’accueil, comme Christelle, quand la maladie des parents entraîne une incapacité de les élever au quotidien : situations monoparentales, décompensation des deux parents, éléments de dangerosité.
48Dans la plupart des cas, l’information donnée à l’enfant sur ce dont souffre son parent est extrêmement lacunaire. Pourtant, les enfants se posent des questions. Quand on prend la peine de les interroger, ils ont un regard assez lucide sur leur réalité quotidienne. Une adolescente me disait : « Nous, on a toujours accompagné ma mère à la consultation ; le médecin venait la chercher dans la salle d’attente et ne nous disait ni bonjour ni au revoir. Il ne nous a jamais expliqué pourquoi il lui donnait des médicaments qui ne la faisaient pas aller mieux. Et il ne se rendait pas compte qu’à l’extérieur elle se contenait, mais qu’à la maison il y avait des moments parfois terribles, et que c’est nous, les enfants, qui devions aller acheter les médicaments à la pharmacie et les lui donner. » Christelle, malgré ses difficultés cognitives, a pu élaborer une série de questions qui surprennent les adultes et les mettent mal à l’aise. Compte tenu de cette réalité que vit l’enfant, il nous semble dans son intérêt de pouvoir l’éclairer.
49Deux arguments nous paraissent incontournables.
50Le premier est d’ordre sociétal : si l’enfant est aux premières loges des difficultés familiales, n’est-il pas normal qu’on mette des mots sur ce qui le touche au quotidien ? Cela fait partie de notre culture contemporaine : l’enfant est une personne à part entière, il perçoit, il réfléchit, il interroge. La plupart des familles aujourd’hui estiment qu’il faut expliquer aux enfants, dans la mesure de leur compréhension, les événements qui les touchent directement et qui surviennent dans la famille : les enfants posent des questions, sont très informés via l’école et les médias, et il est rare aujourd’hui qu’on les tienne éloignés de ce qui pourrait leur faire peur. Ils accompagnent leurs parents à l’hôpital, ils sont présents aux enterrements. Notre culture veut aujourd’hui que, sans forcément « tout dire », on parle aux enfants sans entretenir de tabous. Les services hospitaliers pédiatriques ont été témoins en première ligne de cette prise en compte de plus en plus importante de l’enfant-sujet : recherches sur l’évaluation et le traitement de la douleur chez l’enfant ; engagement de psychologues dans certains services ; et, plus récemment, création d’une charte pour les enfants hospitalisés [1].
51Le second argument est d’ordre psychologique : que signifie pour un enfant d’être témoin du fait qu’un parent est différent des autres, qu’il manifeste des comportements parfois difficiles à comprendre, et que l’entourage agisse comme si tout était normal ? Il nous semble qu’il y a là un risque de maintenir l’enfant dans une position de double bind (double contrainte, dans une impasse…) : mes sens et mon intelligence me disent une chose, mais tout le monde agit comme si tout était normal… Cet enfant-là ne viendrait-il pas à douter de ses sens ? Au point de pouvoir penser que c’est lui qui se trompe ? Ou même, de se croire responsable de la souffrance du parent ? Christelle est très soulagée d’entendre, de la bouche du médecin, qu’elle n’est pas coupable de la maladie de sa mère : de nombreux enfants vivent une certaine culpabilité à l’égard des difficultés parentales, parfois ils s’en pensent responsables, parfois ils se reprochent de ne pouvoir être de suffisamment bons thérapeutes.
52Dans le cas particulier de Christelle, il était important de la rassurer sur le fait que sa mère était soignée, car elle était consciente de la dégradation de son état. Les visites, demandées par la mère et accordées par le juge de la jeunesse (équivalent français du juge des enfants), la confrontaient à cette réalité.
L’information peut aussi nuire à l’enfant !
53Le fait de donner des renseignements à un enfant est tout à fait récent dans notre histoire. C’est loin d’exister dans toutes les cultures ; quand nous rencontrons des réticences à parler à un enfant, les arguments sous-jacents sont, à chaque fois, les mêmes : il faut protéger la place, le statut d’enfant, ne pas lui faire porter le poids de la souffrance des adultes. La maman d’accueil de Christelle en était bien consciente : elle aurait voulu être là, à l’entretien, pour la protéger du choc de la réalité. L’entretien a été longuement négocié avec elle : en position maternelle au quotidien, elle était la mieux placée pour savoir si le moment était juste pour parler à Christelle. Elle allait en assurer les conséquences : l’émotion, la colère, la tristesse de l’enfant. Il est donc fondamental de se mettre d’accord avec l’entourage de l’enfant, au préalable.
54Dans une émission récente à la rtbf (Radio télévision belge francophone), « Journal de classe [2] », Jacques Duez nous montrait des enfants de mineurs, il y a vingt ans, qui témoignaient au cours de morale de leur lucidité sur la réalité économique de leur famille, et de leur clairvoyance tout aussi grande quant aux tentatives de leurs parents de la leur cacher. Le père de l’un des enfants, après avoir été invité à visionner la discussion entre les enfants et leur enseignant, témoignait de son émotion ; non seulement il trouvait son fils « plus intelligent que lui », car si lucide, mais il était de plus très touché par sa discrétion : « Mon fils jouait le jeu pour me protéger et j’ai, là, la preuve qu’il m’aime… »
55D’autre part, il ne faut pas sous-estimer les risques qu’il y a à donner une information à l’enfant. Les premières questions que l’on peut se poser sont les suivantes : est-il prêt à la recevoir, sur le plan émotionnel ? Peut-il la comprendre, sur le plan cognitif ? Dans le cas de Christelle, que l’on retrouve d’ailleurs souvent chez les jeunes enfants, il y a nécessité de préserver une certaine idéalisation des parents. Christelle était bien consciente que sa mère délirait par moments, elle avait déjà manifesté de la colère face à son alcoolisme. Mais parfois, elle pouvait aussi nier cette réalité. Sa fragilité psychique lui rend parfois difficile d’établir des liens. Nous nous posions aussi la question des risques pour elle à la maintenir dans la situation de double bind que nous dénoncions plus tôt. D’entendre énoncer, par une autorité médicale, la maladie de sa mère a été difficile et a nécessité un accompagnement serré les jours qui ont suivi. Mme A. estimait qu’il était trop tôt pour lui dire que sa maman ne guérirait sans doute jamais ; le Dr F. se disait que, vu la gravité de l’état de sa maman et le risque vital, il fallait commencer à la préparer à cette réalité… La discussion n’est pas close.
56Une piste nous semble utile, illustrée dans le dialogue entre Christelle et le psychiatre, quand Christelle a préparé ses questions et qu’elle parle de l’alcoolisme : c’est l’enfant qui est le mieux placé pour dire ce qu’il est prêt à entendre. On peut lui demander : « Que sais-tu de la maladie de maman (ou de papa) ? Comment vois-tu que papa (ou maman) n’est pas bien ? Tu sais pourquoi il (elle) est à l’hôpital ? Il y a des questions que tu te poses ? » L’enfant indique alors quels sont les mots qu’il utilise et son degré de prise de conscience.
57Une deuxième question à se poser serait celle du risque de parentification de l’enfant. En effet, dans des situations de pathologies lourdes, il y a le risque de voir le patient infantilisé et l’enfant considéré comme interlocuteur des soignants. N’éprouve-t-on pas un certain malaise à la lecture du dialogue entre l’enfant et le psychiatre ? Il y a un tel contraste entre la lucidité des questions de Christelle et la somnolence de sa mère ! Christelle vient rendre visite à sa mère dans ce lieu où elle est contrainte, par la loi, de rester enfermée et soignée. Mme M. a tant de mal à reconnaître ses difficultés et à se les approprier. Le risque d’une inversion des rôles est d’autant plus grand que l’enfant est souvent amené à prendre bien plus de responsabilités que dans une famille « normale », et qu’il est parfois déjà trop mature. Il s’agira donc pour les soignants d’être très attentifs au juste maintien des places, en resituant le patient dans son rôle de parent : le Dr P. rappelle à Mme M. que l’entretien se fait grâce à son accord et l’en remercie ; il utilise régulièrement les termes « ta maman », « votre fille ». Mme M. témoigne de son souci maternel : « Il faut que tu comprennes que ce n’est pas de ta faute, je n’ai pas bu quand je t’attendais… »
Qui peut expliquer la maladie à l’enfant ?
58Les maladies somatiques, même lorsqu’elles sont chroniques, invalidantes, ou de mauvais pronostic, semblent pouvoir être énoncées plus aisément aux enfants qu’un trouble psychiatrique. Peut-être parce que l’affection somatique est souvent visualisable, circonscrite, et qu’elle peut être vécue comme « un coup du sort » auquel on peut s’adapter, contre lequel on peut lutter, et dont on n’est pas responsable ; l’expression est courante : « se battre contre la maladie ». Et ce sont la plupart du temps les parents eux-mêmes qui expliquent la situation aux enfants. Certains services de soins palliatifs organisent depuis quelques années des espaces de visite spécialement destinés aux enfants, et des groupes de soutien. Il existe par ailleurs des groupes de soutien pour enfants endeuillés.
Qu’en est-il de l’information aux enfants sur les troubles psychiatriques ?
59L’entourage proche semble le mieux placé pour le faire, mais la situation est beaucoup plus complexe. Plusieurs raisons sont en cause.
60Les troubles psychiatriques restent difficiles à étiqueter, et surtout à expliquer. Le dsm iv [3] n’est pas d’une grande aide, puisque les maladies qu’il répertorie ne sont qu’un descriptif de symptômes. Comment expliquer la psychose ? La maniaco-dépression ? La conversion hystérique ? La paranoïa ? Certains troubles sont souvent associés, notamment, à l’alcoolisme ou à la toxicomanie. De plus, l’étiologie n’est jamais certaine, s’y mêlent une série de facteurs d’ordre biologique, psychologique et social, sans qu’ils soient déterminants : tous les patients qui ont une enfance difficile ne développent pas une pathologie ultérieure. Le pronostic est difficile à évaluer en psychiatrie : et quand peut-on parler de guérison ?
61L’entourage du patient n’est souvent pas trop au clair quant au diagnostic ; le psychiatre du patient ne rencontre pas toujours son conjoint ou sa famille élargie pour l’informer sur le diagnostic et le traitement. L’information aux proches pose plusieurs questions déontologiques que nous évoquerons au point suivant. La maladie mentale, quand elle est grave, entraîne également des conflits de couple et familiaux, qui à leur tour influencent l’évolution du patient.
62Le patient lui-même ne sait souvent pas très bien ce dont il souffre. La psychiatrie ne fonctionne pas sur le même mode qu’en médecine somatique, à savoir qu’un médecin pose un diagnostic et l’explique à son patient. En effet, la maladie mentale touche l’humain dans sa manière d’être au monde, et il y a risque de réduire le sujet à sa maladie. Parfois, le patient est atteint dans ses facultés de jugement et le déni de la maladie fait partie de sa problématique.
63Le trouble psychiatrique reste un sujet que l’on n’aborde pas facilement, et que l’on préfère taire, voire cacher. Il est encore entaché de culpabilité et de jugement, même dans le monde médical.
64Les traitements restent le plus souvent symptomatiques. Ils entraînent parfois des effets secondaires ; il est difficile d’expliquer pourquoi on donne un médicament qui endort, et les jugements que porte l’entourage sur « les médicaments » sont parfois très négatifs.
Le psychiatre peut-il parler à l’enfant ?
65Certains psychiatres acceptent de rencontrer les enfants de leurs patients. Du côté des soignants, de nombreuses questions se posent. La confidentialité du rapport médecin-patient ne doit-elle pas être respectée ? La déontologie interdit de parler de la pathologie d’un patient à son entourage sans son accord. Mais cet accord peut être suscité.
66Comment, dès lors que l’accord est obtenu, les patients peuvent-ils vivre un tel entretien qui nomme leurs troubles psychiques ? N’y a-t-il pas un risque de rupture de relation thérapeutique ? Le Dr P. en est bien conscient : c’est d’abord pour cette raison qu’il exigera que Mme M. soit présente à l’entretien. Mais il faudra tout son art pour utiliser des mots qui soient acceptables à la fois par la patiente et par l’enfant. Certains arguments reviennent régulièrement : ce n’est pas au psychiatre hospitalier de recevoir les enfants, il n’intervient que ponctuellement ; ce serait au psychiatre traitant, ou au pédopsychiatre. À chaque fois, la pertinence d’une rencontre doit, en effet, être réfléchie.
67La frontière est parfois difficile à tracer entre des arguments d’ordre éthique ou déontologique ou, à l’opposé, la peur d’aborder la question. Difficile d’expliquer la maladie mentale, de tracer la frontière entre souffrance psychique et pathologie, de lui donner un statut, de poser et d’annoncer un diagnostic. D’autant plus que des mécanismes de déni font partie intégrante de diverses pathologies, non seulement pour le patient, mais aussi pour son entourage, voire pour les soignants.
En conclusion…
68Tant de recherches sont effectuées sur la transmission génétique de la maladie mentale et si peu de réflexions et d’actions sont menées pour aider les enfants qui grandissent avec un parent malade… Pourtant, on sait à quel point l’influence du milieu est importante dans la construction psychique. L’obsession – et la crainte – de la transmission génétique empêcheraient-elles de penser à ce que l’on peut faire pour aider ces enfants, au quotidien ? N’y a-t-il pas là un important travail de prévention à mettre en place ?
69Le clivage entre psychiatres « adultes » et « pédos » (entretenu par des formations distinctes) contribue à séparer les problématiques des adultes et des enfants. Nous l’avons mentionné, il arrive malheureusement encore que des parents soient hospitalisés sans que la question de l’hébergement de leurs enfants ait été posée, sans que des visites éventuelles soient envisagées. Quant à l’explication à donner à l’enfant, elle est encore rarement réfléchie. Mais, par ailleurs, de nombreuses initiatives se développent, notamment la création d’espaces de rencontre entre enfants et parents dans différents hôpitaux [4], le développement d’un réseau d’intervenants concernés par la question dans différents secteurs.
70Au-delà de tous les débats, il nous semble qu’il y a, au fond, une énorme difficulté à s’adresser à l’enfant : peur de lui faire violence, peur de déclencher des conséquences irréversibles, désir de le protéger… Difficulté surtout de trouver les mots pour dire. Pourtant, nous pouvons en témoigner, la peur de la parole est bien plus présente chez les adultes que chez les jeunes, surtout quand ceux-ci sont les témoins au quotidien des difficultés de leurs parents.
Notes
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« Le Parlement européen […] demande que la Charte des enfants hospitalisés proclame notamment les droits suivants : […] (d) droit de l’enfant à recevoir une information adaptée à son âge, son développement mental, son état affectif et psychologique, quant à l’ensemble du traitement médical auquel il est soumis et des perspectives positives qu’il offre. » (Charte européenne des enfants hospitalisés – Doc. A2-25/86, Parlement européen).
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[2]
A. Lejeune, J. Duez, W. Leguebe, « Journal de classe », une série de cinq documentaires conçue et réalisée par Wilbur Leguèbe, rtbf-arte, 2002.
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[3]
American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4e edition révisée, Washington, DC, 2000.
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[4]
Citons ici les espaces Filoulien (hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Leuze- en-Hainaut), Fa-mi-lien (Beauvallon et le Centre de guidance provincial de Namur), Fil-à-Fil (Petit Bourgogne), l’Espace Accueil (clinique Sanatia et ssm le Méridien).