1Peindre, c’est aussi raconter. Ce postulat m’a conduit à proposer des contes et des histoires comme support à l’expression picturale des enfants dans ma pratique d’enseignant de maternelle. Dans le traitement du sujet (animal, personnage, paysage), bien au-delà de l’illustration littérale, se développe un moyen de dire son sentiment, sa vision, sa conception, ses refus (de l’animal, du personnage, du paysage). En conséquence, la peinture devient pour les enfants un moyen de se raconter.
Peindre un loup
2Il s’agissait de peindre un loup. Le loup, le terrible loup de tous les contes. Celui qui menace, effraye, terrorise ; celui qui dévore, anéantit ; celui qui fascine aussi.
3Je « soutenais » les enfants de la voix. Je susurrais derrière eux, martelais, grognais « cruel », « monstrueux », « peur ». À chaque trait, un cri ; à chaque à-plat, un grognement. Et les pattes se multipliaient : 8, 10, 12. La silhouette s’allongeait géométriquement à mesure de cette multiplication. Plus le loup avait de pattes, plus, sans doute, il dégageait de puissance pour rattraper ses victimes. Des pattes encore : çà et là pointaient des épines sur le dos, le corps, la queue. Soudain, surgissait une autre épine, énorme et solitaire, une patte impaire – placée, choisie. Le loup est invariablement masculin pour les enfants.
4Et les dents se multipliaient, déformant la gueule, déséquilibrant la silhouette. Parfois, peu à peu, la figure tourbillonnante dévorait le papier jusqu’à dépasser du cadre de la feuille. Plus il avait de dents, plus sans doute sa morsure était fatale. Certains donnaient tant de volume à ces crocs que le portrait se résumait à une gueule. Le corps se réduisait à une masse minuscule, agrégat indéfini de surface de « ventre » et de traits de pattes, tassé dans la maigre partie laissée vierge du papier. Ceux-là faisaient toujours des émules copains copieurs.
5D’autres confinaient l’animal entier dans une dimension dérisoire par rapport à celle de la feuille. (« Je ne sais pas le faire ! ») La peur était si réelle et si prenante qu’en le rapetissant, on s’en protégeait encore un peu. Pourtant, même rapidement exécuté, du bout du pinceau comme pour s’en débarrasser, réduit à une taille lilliputienne pour neutraliser sa force de destruction, certains parmi ceux-là, encouragés ou plutôt acculés, persécutés par mes imprécations, ajoutaient une, deux touches de noir. Le loup ne grandissait pas, trop dangereux, mais s’assombrissait encore. Et, moins visible, moins lisible, il ne faisait plus qu’une petite tache noire dans le grand vide blanc de la feuille.
6D’autres, nombreux, guidés par un instinct de conservation tant mentale que physique – quitte à prendre le risque différent de transgresser les « consignes » du maître et d’ignorer ses anathèmes –, plaquaient sur ce monstre un masque de franche bonhomie. Leurs gestes couvrants et caressants, leurs doux mélanges trahissaient un souci d’apprivoiser l’animal, de le rendre inoffensif ou présentable à leurs propres yeux, jusqu’à s’y reconnaître peut-être.
7D’autres, innocemment, sans souci ni science de la forme, dans une abstraction toute lyrique où masses et couleurs suppléaient le dessin absent, représentaient l’horreur littérale.
8Quelques instants de répit : je m’éloigne, pas trop pour pouvoir entendre. Les enfants, laissés seuls, ponctuent leurs coups de brosse de grognements pour les plus engagés, de soupirs pour les plus craintifs. Entre ces cris et ces chuchotements flottent, rassurantes et détachées, des bribes de conversations : l’anniversaire de S., la vidéo de Shrek, le cadeau de Noël… Je m’approche à pas de loup, le silence s’installe, la lutte reprend.
9Et ceux encore qu’il fallait interrompre parce qu’emportés par l’ardeur à rendre visible l’horreur, le geste brutal épousant la brutalité du sujet, ils mettaient l’œuvre en péril : se dévorant elle-même, elle risquait de disparaître. Le voulaient-ils ? S’en préoccupaient-ils ? Leurs gestes brusques, violents, débridés, non couvrants, traçants, trahissaient ceux que la hargne et la cruauté – ou leur exposé – ne rebutaient pas.
10Et cruellement, à ceux qui imploraient : « C’est fini !? », était répondu : « Mais non, mais non, encore, plus cruel, plus énorme, je veux avoir peur ! ». Alors, pour ceux-là, encore une petite, toute petite touche, comme un point final, une serrure qu’on referme.
Un principe « arcimboldesque » de l’autoportrait
11Enfin, une fois l’œuvre exécutée, cette vague de joie, de fierté, de jubilation d’avoir réussi à exprimer ce sentiment intime de sa propre part de cruauté – « Je suis un monstre ! » –, ou ce plaisir éphémère et ludique de la métamorphose – « Je veux être un monstre ! » –, ou ce désir secret de posséder soi-même cette puissance « J’aimerais être fort comme un monstre ! ». Ou ce sentiment de délivrance d’avoir jeté là sur une feuille quelque chose qui n’est pas soi et qu’on déteste et qui effraie, mais dont on est débarrassé. Ou la double satisfaction d’avoir à la fois contourné les « ordres » sans conséquence fâcheuse et de ne s’être pas trahi en produisant une image qui, pour ceux-là, ne peut être considérée que comme un reflet de soi.
12Parce que leurs œuvres sont « pratiques à utiliser », c’est-à-dire adaptables aux objectifs pédagogiques poursuivis en classe (technique, déformation, simplification, pouvoir d’évocation…), certains peintres sont voués à l’exploitation en maternelle : Paul Klee, Pieter Mondrian, Pablo Picasso… Et Giuseppe Arcimboldo ! Arcimboldo : les saisons, les fruits, les légumes ; autant de thèmes de travail en classe ; autant de motifs détournés pour parvenir au portrait. Il me semble qu’il existe, dans la représentation de l’animal, et particulièrement de l’animal mythique comme le loup, un principe « arcimboldesque » de l’autoportrait chez les enfants, chaque détail bestial servant de clé à l’introspection.
13Cependant, jamais « gueule » ne pourra être aussi effrayante que ces autoportraits « véritables », car stipulés comme tels, vivement tracés par de mêmes enfants à grands traits d’encre ou de peinture : ceux où disparaissent les boucles, les yeux ronds, la bouche en demi-lune et où l’on reconnaît, sous la surface « malhabilement » triturée du papier, la trace menaçante de dents indistinctes, de tempête sous le teint, de frayeur transparente
Couleurs et outils
14D’aucuns objecteront que le choix des couleurs (noir, rouge, blanc) et des outils (grosses brosses) induisait fatalement une dramatisation tant du sujet que de son traitement. À cette remarque je répondrai :
15– Pouvais-je fournir des petits pinceaux fins, pouvais-je proposer du rose, du vert ou du jaune pour représenter un mythe, certes, mais incarné sous l’aspect d’un canidé aux caractéristiques physiques spécifiques ?
16– Le noir, dominant dans cet exercice, apparaît chez certains enfants de cet âge comme leur couleur de prédilection, dépourvue de toute propriété affligeante.
17– Pour les autres, sensibles déjà aux contrastes, ils l’utilisent consciemment ou non pour faire « éclater » les autres tons.
18Enfin, je préciserai que la théâtralité est constante dans tous les domaines d’activité de ma pratique de la classe. J’ai donc la conviction que l’habitude qu’en ont les enfants favorise leur esprit critique et, dans le cas particulier de mes interventions au cours de cet exercice, leur sens de la distanciation.
Les animaux, les enfants, la fête
C’est la fête de fin d’année, les enfants de la maternelle chantent à tue-tête ; ils savent bien cette chanson, tout aussi bien que celle de la souris verte. Ils s’enivrent aussi de la chanson du touchant Francis Cabrel
Messieurs et Mesdames, notre spectacle va commencer !
« Un rhinocéros tente de faire un truc atroce, encore plus balèze, ce soir au trapèze, une bande de jeunes fous se rattrapent par les dents et ne mangent que les parents, ce sont les loups !
Et le dromadaire sur un fil en l’air !
Et les quatre gazelles dressées par un lion pas trop méchant…
Et le clown hippopotame déguisé en dame a peur des rats sur son fil
Si c’est vraiment super, tapez du pied par terre,
Si c’est réussi, on fait youpi,
Si on est content on fait tout en même temps ! »
Les petits de 5 ans sont heureux. Leurs parents gardent en mémoire les Bouglione, Amar, Gruss, Pinder. Ils sont là pour la fête même si, aujourd’hui, ils aiment le Cirque du soleil. Non le cirque n’est pas mort et les enfants l’adorent ! Une maman se rappelle avoir bien ri au Carré de Sylvia Montfort quand l’éléphante volait le sac à main de la dame et qu’Alexis le clown lui parlait gentiment : « Tofi, tu rends le sac à Madame ! », et ça marchait.
Les montreurs d’ours, la représentation de l’éléphant Fritz… La maîtresse d’école et les parents d’élèves ont fait découvrir aux petits tout un monde de chevaux, de chameaux, de zèbres, de lamas, des vaches et des ânes. Les animaux font leur entrée, avec du bruit et les pirouettes très amusantes des pachydermes ! À Tours, à Vincennes, au bois de Boulogne, à Massy, à Domont, au cirque, encore, encore, on ira !
Sur le podium, un grand du cours moyen de l’école primaire lit un texte. Le jeu consiste à trouver l’auteur :
« Le zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu ; il a la figure et les grâces du cheval, la légèreté du cerf, et la robe rayée de rubans noirs et blancs, disposés alternativement avec tant de régularité et de symétrie qu’il semble que la nature ait employé la règle et le compas pour le peindre. »
Qui est l’auteur ?
Un petit crie : « Un cheval en pyjama » !
– Faux ! Une autre description alors !
« La panthère a l’air féroce, l’œil inquiet, le regard cruel, les mouvements brusques et le cri semblable à celui d’un dogue en colère ; elle a même la voix plus forte et plus rauque que le chien irrité ; elle a la langue rude et très rouge, les dents fortes et pointues, les ongles aigus et dur, la peau belle, fauve et semée de taches noires arrondies en anneaux, ou réunies en forme de roses, le poil court, laque marquée de grandes taches noires au-dessus, et d’anneaux noirs et blancs vers l’extrémité. »
– La Fontaine !
– Non ! Une autre !
« Avec de très puissantes armes et une force prodigieuse de corps, l’hippopotame pourrait se rendre redoutable à tous les animaux ; mais il est naturellement doux, il est d’ailleurs si pesant et si lent à la course qu’il ne pourrait attraper aucun des quadrupèdes ; il nage plus vite qu’il ne court, il chasse le poisson et en fait sa proie ; il se plaît dans l’eau et y séjourne plus volontiers que sur la terre ; il fuit ordinairement lorsqu’on le chasse, mais si l’on vient à le blesser, il s’irrite, et se retournant avec fureur, se lance contre les barques, les saisit avec les dents, en enlève souvent des pièces et quelquefois les submerge. »
Un papa dit calmement : « C’est un texte de Buffon, je me souviens l’avoir fait en dictée à votre âge. »
Bravo, bravo ! Et « Voilà ce qui arriva ! » dit la directrice de l’école maternelle Louise-Michel qui avait la même réponse sur une feuille : « Monsieur Papa, vous avez gagné un livre de contes africains, que l’éditeur Albin Michel a offert à la coopérative ! Ce sont les Sagesses et malices de M’Bolo, le lièvre d’Afrique. »
Sous les applaudissements, le père ouvre le livre à la page 125 et lit à son fils :
« Un jour, M’Bolo, qui se reposait près du marigot se laissa surprendre par Pô, le caïman, qui voulut le manger.
Le lièvre lui dit en se moquant :
Je n’ai pas peur de toi, ta bouche est trop petite pour m’avaler d’un coup.
Pour lui prouver le contraire, Pô ouvrit grand la bouche et le lièvre en profita pour y caler un bâton l’empêchant de refermer sa mâchoire. Et M’Bolo put prendre ses pattes à son cou. »
« Les contes africains parlent d’animaux ! Oui et M’Bolo fanfaronne, il a beaucoup d’humour et de dérision, typiquement africains ! » explique Mariama, la maman de Kalou, la petite Malienne.
Elle ajoute : « Vous, en France, vos contes commencent toujours par “Il était une fois”, nous ils commencent par “Voilà ce qui arriva !”. On nomme le lieu, et on met des mots comme “conformément”, ou “précisément” puis on fait une introduction, des petits épisodes souvent au nombre de trois, une conclusion. Les contes sont faits pour développer la curiosité, la réflexion, le sens esthétique, l’imagination, la créativité et surtout ils permettent de mieux connaître notre culture, le milieu, la nature, l’alimentation, nos vêtements, comment on aime, on console, on vit et on meurt. Ah oui, les contes c’est toutes les relations sociales, les valeurs morales. »
Durant six minutes, le conte de Diallo Mamadou raconte l’histoire de Diabou N’Dao, qui était une toute petite fille qui habitait un village du Sénégal. Comme tous les enfants d’Afrique, elle aimait les gnioules.
Les gnioules ? Ce sont des toutes petites noix qui viennent de ces grands arbres d’Afrique qu’on appelle des palmiers. Elle en mange tant qu’elle n’entend pas que le lion rugit, elle dit : « Ce n’est pas un petit chat malade qui va m’empêcher de manger mes gnioules ! »
Un autre conte parle de Yého, le gros python boa. Il errait dans la forêt à la recherche, comme d’habitude, de quelques poules à avaler, il entendit des gens du village qui parlaient de Mariama et il voulut l’épouser. Mais, il savait qu’elle n’aimait pas ceux qui avaient des cicatrices, alors il emprunte le corps de baobab, au corps si lisse et si soyeux. Baobab lui prête son corps pour deux jours, et Yého se transforme en un beau jeune homme monté sur un magnifique cheval blanc. Le voilà déjà sur le chemin du village de Mariama.… Elle l’aima de suite. D’accord pour le mariage. Mais au bout de deux jours, il dut rendre le corps et devint le monstre python. Elle eut si peur qu’elle voulut s’enfuir, mais il lui montra le trou qui allait serrer ses mains. Comme elle pleurait, désespérée, il l’avala ! Heureusement, le petit frère de Mariama, qui avait tout vu, ouvrit le ventre du python et Mariama put retourner au village pour épouser un jeune homme brave, courageux, beau, généreux mais dont le corps était couvert de cicatrices.
Les enfants écoutent fascinés.
« Une dernière histoire africaine, dit la maman, avant de rentrer chez nous après cette belle fête ! Écoutez, écoutez ! »
« Voici donc ce qui arriva.
Lion et Tortue vivaient en bonne compagnie. Un jour qu’une terrible disette s’était abattue sur le pays, ils n’eurent plus rien à manger. Alors, ils se concertèrent et décidèrent de tuer leurs mères pour les manger. Aussitôt, ils traînèrent leurs vieilles mères au bord de la rivière en forêt… »
« Anansé l’araignée cherche un imbécile à berner car elle n’aimait pas se fatiguer à pêcher les crabes, les langoustes, les homards :
– Je cherche un imbécile
– Un grain de mil ?
– Un imbécile !
– Un crocodile ?
– Non, nigaud !
– Ah ! un magot ?
– Un imbécile, elle en tenait un, sourd comme un pot… »
Les enfants adorent les histoires d’animaux car ils se reconnaissent en eux et aiment les inventer, les dessiner !
Mots-clés éditeurs : autoportrait, gestes, répulsion, engagement, parole, représentation picturale
Date de mise en ligne : 01/06/2007
https://doi.org/10.3917/ep.035.0121