Notes
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[1]
Au sens où Freud parle du roman familial dans « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, traduction française.
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[2]
Selon la terminologie des ethnologues, c’est-à-dire que nous connaissons le plus souvent par l’intermédiaire des fables qui en sont la forme écrite.
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[3]
On peut penser en particulier à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
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[4]
Il en existe une version dans les Contes des frères Grimm, intitulée « Le conte du genévrier ».
1L’univers de l’enfant semble nécessairement lié à celui de l’animal, réel ou métaphorique. Quelle est notre part d’adulte, de parent, dans cette nécessité ? En effet, nous confions volontiers les enfants, dès leur naissance, aux pattes d’une cigogne... Nous pouvons les qualifier de « crevette », de « puce », de « chat » ou de « biquette ». Par ailleurs, nous nous adressons souvent à nos animaux domestiques comme à des petits enfants. Alors, que transmettons-nous aux enfants de notre propre rapport aux animaux ? Que reste-t-il en nous de nos expériences d’enfant avec les animaux ou plus symboliquement avec l’animal ?
2Ces questions prennent toute la dimension de la transmission psychique inconsciente, impliquée dès que nous abordons le domaine de l’enfance. Nous avons, avec l’enfant, une expérience commune, celle de la construction infantile de la vie psychique. Et notre vie d’adulte en est tributaire. Sur ce plan, les contes, comme les rêves, sont une voie royale pour accéder à l’infantile. Et, de fait, les animaux s’y taillent une place importante.
3Mais les contes sont œuvres de transmission, consciente et inconsciente. Même lorsque nous les adaptons à l’intention des enfants, nous y mettons le meilleur et le pire de nous-même, jeunes, moins jeunes, vieux. Regardons un peu les traces qu’ils ont laissées en nous, en lien avec l’animal. Immanquablement, saute à nos yeux ce bon vieux loup, aussi présent dans nos fantasmes qu’il est absent de nos contrées. Le Petit Chaperon rouge et son loup ne nous lâcheront-ils donc jamais? Non, car si nous racontons cette histoire à un enfant, nous transmettons ce qu’elle a été pour nous autrefois et les traces inconscientes qu’elle a laissées en nous. C’est pourquoi, d’un point de vue psychanalytique, il est délicat de parler du rapport de l’enfant à l’animal à travers les contes, car nous parlons toujours de nous-mêmes à notre insu, en croyant parler de l’enfant.
Du loup aux louves
4Suivons donc encore une fois pour nous-mêmes quelques-unes des traces de l’un des animaux les plus célèbres de nos contes : le loup (De la Genardière, 1996). La rencontre du loup et du Chaperon rouge a toujours des choses à nous apprendre. Prenons le titre du conte de Perrault, par exemple, Le Petit Chaperon rouge : il est devenu incontournable mais ne nomme pas le loup. Cependant, dans les collectes de tradition orale, ce titre n’est pas retenu. Il peut s’agir de La petite et le loup, La fille et le loup, Le loup et la petite fille, Le loup et l’enfant, Jeannette ou Fillon-Fillette (Delarue et Tenèze, 1976). En revanche, ce conte résonne peut-être à nos oreilles avec d’autres titres comme Le loup et l’agneau, La chèvre de Monsieur Seguin, et bien d’autres histoires racontées depuis avec le loup. Ce dont l’animal est porteur imaginairement apparaît ainsi à travers le souvenir de récits multiples et entrecroisés dans notre mémoire.
5Et cette fille, quel âge a-t-elle ? Si l’on a gardé le souvenir des illustrations de Gustave Doré, elle n’apparaît pas si petite à côté de son loup et elle a les yeux si grands ! Et puis les moralités de Perrault ne s’adressent-elles pas à des gens de cour ? Essayons de prendre conscience de l’âge que nous lui donnons, intérieurement. Peut-être nous sera-t-il difficile de le préciser. La figure de l’enfant dans les contes merveilleux est toujours en mouvement ; l’enfant grandit au fil des étapes qu’il traverse et au fil du récit. Et même dans les versions orales, on constate que l’indétermination de l’âge de la fille se prête tout à fait à cette mobilité.
6La confrontation du loup et de la fille est bien le moment phare de cette histoire et pourtant ces deux-là ne sont pas les seuls personnages du conte. D’autres se rencontrent à travers eux : la mère et la grand-mère. Alors, au-delà d’une mère qui met son enfant en danger en lui faisant traverser la forêt du loup et au-delà d’une enfant stupide qui ne voit pas la ruse de celui-ci déguisé en grand-mère, racontons l’histoire autrement. Par exemple : la curiosité du Petit Chaperon rouge pour le loup se serait peut-être éveillée malgré sa peur, elle aurait voulu en savoir plus sur ce curieux animal. La romancière Pierrette Fleutiaux nous en a donné une très belle interprétation avec sa nouvelle intitulée La femme de l’ogre (Fleutiaux, 1984). Mais oui, ce loup intriguant était peut-être autre chose qu’un simple animal. Par exemple, un séducteur mâle dont la petite fille aurait dû se méfier ?
7Sans doute, ce loup fait-il écho aujourd’hui à ces personnages qui remplissent les colonnes des faits divers et les émissions télévisées : pervers divers et notamment pédophiles. Ce Petit Chaperon rouge venu jusqu’à nous depuis la nuit des temps semble avoir la capacité de nous parler ainsi d’une des questions cruciales de notre société contemporaine : celle qui concerne les jeux de séduction entre adultes et enfants, et les violations d’interdits qu’ils provoquent parfois. Et pourtant, ce n’était certainement pas une préoccupation de nos ancêtres. Le monde de l’enfance y était perçu si différemment ! Et la vie sexuelle…
8Cependant, l’intermédiaire du loup permet de superposer différentes figures sur chaque personnage. Alors, allons au-delà de celle du séducteur, de l’homme face à la fillette, et rappelons-nous : chez la grand-mère, le conte met en présence non pas le loup et l’enfant mais une sorte de loup-grand-mère qu’interroge l’enfant : « Que tu as de grands yeux, grand-mère… » En fait, elle voit en ce personnage à la fois le loup et la grand-mère. Au fond, elle n’a aucun mal à voir sa grand-mère sous les traits du loup, même si elle en est troublée. Et juste avant, quand le loup est arrivé auprès de la grand-mère, c’est cette dernière qui n’a pas su voir en lui un loup au lieu de sa petite fille… Que de confusions générées par cet animal ! Confusions révélatrices de la vie fantasmatique des mères et des filles plutôt que de leur stupidité…
9Ce drôle de loup nous fait entendre à demi mots une histoire inquiétante entre une mère, sa fille et sa mère, livrées à des envies dévorantes dans un univers sans hommes. En effet, les chasseurs introduits par les frères Grimm n’interviennent qu’après coup, après que tout est consommé. Et, dans les versions orales, il n’est pas question d’hommes. La figure du séducteur s’efface ainsi à l’horizon fantasmatique maternel incestueux, dévorant-dévoré. Nous voici livrés, là, au sentiment d’inquiétante étrangeté dont Freud a parlé, dans lequel l’intime se retourne en étranger, le familier en menaçant, et qui fait vaciller le sentiment d’une sécurité et d’une intégrité psychiques (Freud, 1919).
10Dans ce texte, Freud dénie au conte merveilleux la capacité de nous soumettre à de tels éprouvés, contrairement, selon lui, au conte fantastique. En effet, ce dernier joue à l’intérieur du récit sur les glissements entre fiction et réalité pour troubler le lecteur, alors que le parti pris de fiction est énoncé clairement dans le conte merveilleux. Précisément, c’est là tout le paradoxe de celui-ci. Si, dans sa structure, tout semble fait pour rétablir par le dénouement les ordres perturbés, punir les méchants et permettre des mariages heureux, il n’en reste pas moins que le cours du récit livre les personnages, et donc les récepteurs du conte, à d’incessants va-et-vient entre le meilleur et le pire, au point de pouvoir ébranler bien des repères (sur les lois, les limites des capacités humaines, les places dans les générations, le monde).
11Sans doute s’agit-il, dans la remarque de Freud, d’une dénégation, d’une défense de sa part contre les traces laissées en lui par cet univers maternel infantile, processus défensif auquel nous convie largement le conte merveilleux en recouvrant sans cesse ce qu’il découvre des capacités fantasmatiques et pulsionnelles humaines. Cependant, la nécessité défensive de Freud ne l’a pas, pour autant, empêché de nous ouvrir certains accès à cet univers maternel infantile. Elle l’a même sans doute mis sur une voie que d’autres ont pu emprunter après lui.
Des intérieurs animaux
12Pour ma part, je me rappelle une expérience d’inquiétante étrangeté vécue grâce au conte merveilleux, alors que j’étais étudiante. Une enseignante s’était mise à nous raconter ces personnages qui crachent, en parlant, des serpents et des crapauds ou qui déversent, au contraire, des rivières de diamants et de perles. Ces « filles cracheuses » m’apparurent à la fois étranges et familières. Et de ce malaise mêlé de fascination naquit en moi le désir d’explorer les contes. Depuis, je ne les ai plus quittés.
13Je découvris bientôt le conte de Perrault Les fées (Perrault, 1697), qui nous parle singulièrement des frontières entre le monde humain et le monde minéral (diamants), le monde végétal (fleurs) et le monde animal (crapauds, serpents, etc.). Ses deux héroïnes, la belle et la laide, sont les filles d’une drôle de mère, telle que les contes en regorgent, qui aime l’une au détriment de l’autre. L’une après l’autre, les filles sont envoyées par la mère chercher de l’eau. Et la fée rencontrée au bord du puits va révéler, en quelque sorte, l’intimité de leur âme à travers celle de leur corps. En leur demandant de l’eau, la fée les amène à révéler, l’une après l’autre, leur nature profonde : l’une lui offre à boire, en réponse à sa demande, l’autre le lui refuse. La fée fait alors, à chacune, un don en conséquence. Les filles, à leur retour, ne peuvent plus cacher ce qu’elles sont : elles le crachent ! La bonne conduite de l’une et la mauvaise conduite de l’autre sont littéralement exposées à la vue de tous par ce que leurs paroles répandent successivement : des diamants ou des fleurs, pour l’une, des crapauds ou des vipères, pour l’autre, selon les versions.
14Le conte nous parle ainsi d’un dévoilement métaphorique de l’intérieur des corps, de l’intime, grâce au pouvoir d’une fée. Et dans ce dévoilement, cette « monstration », l’animalité est associée à la mauvaise fille. Animalité repoussante, suscitant l’effroi, et même animalité obscène, par opposition au monde végétal ou minéral, plutôt associé ici à la pureté et aux bienfaits de la nature.
15Du coup, les frontières entre le dedans et le dehors sont violées. Et les lecteurs de Perrault sont mis quasiment en position de voyeurs : nous voyons quelque chose que nous ne devrions pas voir ; nous sommes invités à transgresser un interdit. Nous pouvons alors penser cet interdit en référence à l’histoire sociale et culturelle, en particulier à celle de la médecine et de l’interdit d’ouverture des corps qui a longtemps prévalu ; ou encore à l’évolution de la notion de viol (Vigarello, 1998). On peut aussi l’envisager aujourd’hui d’un point de vue anthropologique, avec la question des limites nécessaires entre les corps pour qu’une vie en société soit possible ; ou bien d’un point de vue psychique, par rapport aux effets de toute effraction précoce dans l’intimité du sujet qui laisse chez lui des traces indélébiles et inconscientes.
16Ces associations auxquelles ouvre le conte ne sont pas tant interprétatives qu’indicatives de registres sur lesquels il travaille plus ou moins allusivement. Du coup, à la relecture, les effets de certaines images se renversent : les fleurs ou les diamants que crache la bonne fille deviennent tout aussi obscènes que les crapauds ou les serpents de l’autre. Il y aurait donc de l’obscénité dans les contes merveilleux ? Oui. Rappelons-nous l’étymologie de la « Merveille ». Le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, 1995) nous révèle ses profondeurs insoupçonnées : « merveilleux » vient en effet du latin mirabilia (choses admirables, étonnantes, miracles). C’est un dérivé de mirus (étonnant, étrange, merveilleux). Le sentiment d’inquiétante étrangeté de Freud n’est pas si loin… Mais l’étonnement contenu dans mirus pouvait même être lié à l’horreur au cours des xiie et xiiie siècles.
17Les fées de Perrault expose, comme savent le faire avec audace et subtilité bien des contes merveilleux, certaines de nos peurs venues du monde infantile qui concernent notamment notre intégrité corporelle, et sur la base de laquelle se constituent notre intégrité psychique et notre identité. Derrière une histoire de bonne ou de mauvaise conduite, est interrogé le statut du corps (entre animalité, végétalité, minéralité et humanité), sa constitution avec un dehors, un dedans et une peau-frontière (Anzieu, 1985), et avec la possibilité du dévoilement de son intimité, voire de son viol. Tout un jeu avec l’apparence est proposé à travers ces renversements d’images qui ne sont pas sans faire écho avec d’autres trouvailles des contes merveilleux dans le registre animal, passant de la peau de bête sous laquelle se cache Peau d’Âne aux métamorphoses de la Bête en un prince, aussitôt dérobé à la vue de sa Belle.
Animalité infantile ou féminine ?
18Le fait qu’il s’agisse, dans Les fées, de figures féminines donne à cette interrogation une autre portée, concernant le féminin maternel : « Qu’est-ce qui peut donc sortir du corps d’une femme ? », semble demander le conte. Le pouvoir des femmes de mettre des enfants au monde suscite, en effet, toutes sortes de projections, d’angoisses devant ce qui apparaît étranger et pourtant intime, dans un corps de mère, qui est un corps de femme à la fois. Celui-ci peut prendre en chacun de nous une vie fantasmatique foisonnante, même à notre insu. C’est tout le registre des fantasmes originaires qui est sollicité ici, avec les capacités déployées dans l’enfance pour élaborer des constructions « romanesques [1] » et aborder avec elles ces questions récurrentes, sans réponses satisfaisantes : « D’où viennent les enfants ? », « Qu’est-ce-que la différence des sexes ? », « Pourquoi meurt-on ? »
19Les contes ne tarissent pas de métaphores à ce sujet, en particulier des métaphores animales. On peut rappeler ici ces nombreuses situations où de jeunes femmes, reines, mal aimées de leur belle-mère et mal protégées par leur mari, se trouvent accusées en l’absence de celui-ci d’accoucher d’animaux ou de monstres, et suscitent ainsi une réaction d’horreur chez leur mari à son retour. Perrault, par exemple, raconte cela avec délices dans la Belle au bois dormant.
20Frayeur devant le corps féminin maternel, donc. Frayeur infantile qui reste tenace dans les fantasmes des adultes. On le sait par la psychanalyse, mais tout autant par les représentations proposées dans les mythes et les contes ou encore dans certaines créations individuelles. On peut se demander si la récurrence de cette mise en scène des déjections potentielles des femmes par les différents orifices de leur corps ne serait pas aussi une figuration fantasmatique de notre état de nouveau-né mis bas, expulsé hors du corps maternel à la naissance, dans un univers humide et chaud de déjections liquides diverses, de substances mêlées, où la sensation du merveilleux peut côtoyer celle du dégoûtant, où la vie peut apparaître d’abord rejetée d’un corps, comme un déchet (Delarue et Tenèze, 1976). Nous nous projetterions ainsi dans ces images en vipères et en pierres précieuses, oscillant entre une vision idyllique de notre être originel et une vision dégoûtante, dans laquelle certains animaux peuvent nous servir de miroir.
21Ce type d’exemple offert par les contes, et la réceptivité que nous pouvons avoir à leur égard, nous invite encore à ne pas séparer le rapport des enfants à l’animal de celui que nous leur transmettons, en tant qu’aînés, à travers nos façons de les accueillir depuis leur naissance et tout au long de leur développement : ces façons sont imprégnées d’images et de fantasmes issus de représentations collectives tout autant que d’élaborations subjectives (De la Genardière, 2005).
De l’effrayant au dégoûtant ou du grand au petit
22J’ai choisi ici de parler de contes où l’animalité se conjugue avec le féminin ou le maternel. Bien sûr, bien d’autres registres sont abordés dans ces récits : la force du dragon qu’il faut vaincre pour être un homme, la capacité du héros à supporter une métamorphose animale pour parvenir à un mariage heureux, sans compter cette ménagerie d’animaux secourables que nous font rencontrer les contes merveilleux ou ces combats éternels racontés dans les « contes d’animaux [2] ». J’ai voulu suivre plus particulièrement les traces du maternel infantile, du sexuel fantasmatique pour lequel le conte excelle à donner des métaphores partageables entre générations.
23En écho au conte Les fées, prenons un exemple de cette tendance, que nous avons dès l’enfance, à éprouver des sensations de dégoût pour certains petits animaux. Chacun peut avoir le souvenir de ses réactions devant tels escargots, crapauds, serpents ou araignées. Elles laissent parfois des traces vives dans nos sensations d’adultes. Et, dans un cabinet d’analyste, elles sont souvent évoquées à travers des souvenirs et des rêves.
24J’évoquerai juste une analysante qui, un jour, en évoquant en séance une situation désagréable vécue la veille, chercha tout à coup un mot pour qualifier le sentiment d’être soumis à l’autre, acculé, mis en danger par lui. Ce mot lui échappait. Elle raconta quand même son histoire et souligna le contraste entre l’ampleur des affects ressentis par elle et le caractère relativement banal de la situation racontée. Ce récit lui laissa une insatisfaction, un agacement qui lui semblait bizarre. À la séance suivante, elle dit combien ce mot manquant l’avait préoccupée : en effet, en continuant à le chercher après la séance, elle avait été dérangée par un autre mot venu à son esprit, « sans aucun rapport avec celui qu’elle cherchait ». Il est maintenant difficile à lâcher sur le divan : « C’est limace, c’est ridicule ! », dit-elle finalement en riant, un peu gênée. « En tout cas, cela m’a permis de retrouver le mot que je cherchais l’autre jour : c’était menace ! »
25Qu’est-ce que cette limace venait donc faire là ? L’analysante ne voyait pas du tout. Je lui proposai de laisser venir ses associations d’idées sur la limace, sans chercher à expliquer. Cela la transporta dans sa petite enfance, sur un passage en sous-bois qu’elle devait prendre souvent seule, plein de limaces… Elle eut du mal à en parler : « C’était l’horreur pour moi ! Mais il n’y avait personne à qui confier cette horreur. L’horreur de cette chose dégoûtante et rampante… J’en suis encore toute tremblante… » Ce souvenir, elle l’avait complètement oublié jusque-là. Et son irruption ouvrit alors, dans l’analyse, de nouveaux chemins fantasmatiques à explorer en lien avec la menace, et avec son rapport d’enfant à la sexualité et à la vie des corps en famille.
26Ce type d’animal suscite fréquemment, chez tout un chacun, des réactions mêlées de dégoût, d’effroi et de rires, plutôt « jaunes ». Bettelheim a attiré notre attention sur les éléments sexuels appelés par les affects éprouvés avec de tels animaux et racontés par les contes (Bettelheim, 1976). Mais, avant lui, Otto Rank a exploré le registre des angoisses infantiles liées notamment à la peur d’être pénétré par les petits animaux et ce que cette angoisse dit du fantasme de retour dans le ventre maternel (Rank, 1976). Petits animaux gluants qui pénètrent, contrairement à ceux du conte Les fées…
27Tout ce registre de l’infantile est présent dans les contes aussi bien que dans les rêves et les fantasmes des adultes. Dans l’exemple évoqué, c’est bien une adulte qui parle et se remémore, mais la psychanalyse la porte aux confins de l’infantile : à l’occasion d’une limace ressurgie dans l’oubli d’un mot, elle peut saisir de nouveaux liens entre des malaises actuels et des frayeurs passées.
28De l’horrible au dégoûtant, nous sommes passés, avec ces exemples, des animaux plutôt grands pour un enfant aux animaux petits, pas moins effrayants pour autant. Peut-être y a-t-il là aussi un élément important de notre rapport humain aux animaux : la possibilité de nous confronter, à travers eux, au grand et au petit, à l’inéluctablement grand et l’inéluctablement petit, tout autant qu’à ce qui peut grandir ou se rétrécir [3]. Et, avec eux, s’offre la possibilité de mesurer notre capacité de grandir avec des éprouvés parfois disproportionnés face à la taille de l’animal. Grâce aux contes, la frayeur peut se moduler depuis les figures de monstres les plus écrasants jusqu’aux vers de terre dérisoires, et la douceur prend aussi bien le pelage d’un ours enveloppant que la soie d’une délicate chenille. Les animaux racontés nous offrent ainsi la possibilité d’explorer dès l’enfance une gamme d’affects très diversifiée et de tisser des fantasmes qui font le lit de notre vie psychique ultérieure.
Des petits animaux-vérité
29Il est une forme d’animalité très présente aussi dans les contes, celle des animaux de vérité, parfois fruits d’une métamorphose. Dans Le Petit Chaperon rouge, par exemple, les versions orales racontent la présence d’un animal, souvent chatte ou oiseau, qui révèle l’horreur du conte au cœur du récit, laissée sous-jacente par l’écriture de Perrault : celle de la dévoration de la grand-mère par l’enfant. Horreur fantasmatique qui a demandé la médiation de la figure du loup pour être abordée. Mais l’animal de vérité apporte une deuxième médiation : l’animal sait et dit ce que l’autre, mi-humain mi-animal, cache : « Pue !… Salope !… qui mange la chair, qui boit le sang de sa grand ! » Le loup, hybride, ment à l’enfant sur ce que dit cette voix. Mais celle-ci se fait de nouveau entendre et la petite se sauve…
30Ici, deux animaux s’affrontent : l’un, sauvage, dévorateur, livré à ses instincts mais tout de même parlant et habité par la grand-mère ; l’autre, domestique et parlant, réintroduisant, par la crudité de sa parole et non plus de ses instincts, un interdit. Un grand face à un petit. Avec eux, la fille aura eu l’occasion de suivre d’abord la piste sauvage du loup puis de s’en dégager, grâce à la chatte, sur le dos de la grand-mère, en quelque sorte…
31Dans bien des contes merveilleux, des personnages d’adultes, des parents, vivent aussi aux limites de l’animalité, au sens où ils sont la proie de leurs propres pulsions. Ce ne sont pas seulement les frontières psychiques qui vacillent alors, mais celles de l’humanité et de ses lois sociales. Les enfants en payent souvent le prix. Dans le conte Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé, la mère, belle-mère criminelle et infanticide, a réussi à rendre le père cannibale, mais ce sont les enfants qui sauveront l’ordre humain et ses lois [4]. La petite sœur, qui a récupéré et enterré les os de son demi-frère sous l’arbre de la mère morte, permet à celui-ci de revivre sous forme d’oiseau, et de propager sa vérité à travers tout le village. L’oiseau se fait entendre ainsi de chacun jusqu’à la belle-mère elle-même, qui meurt littéralement du dévoilement de cette vérité. Ici, l’animal a partie liée avec l’enfant et les morts. Devant le risque qu’explosent les lois qui régissent les relations familiales et les liens entre générations, un animal est convoqué, l’oiseau, pas vraiment domestique mais plutôt associé dans l’imaginaire collectif à la pureté du ciel et à son élévation, comme dans les faire-part de naissance (De la Genardière, 2005).
32Rappelons-nous alors les héros mythologiques, dieux et demi-dieux, qui se livrent aux excès du cannibalisme et de l’inceste, et que la tradition écrite a peu à peu transformés. Ouranos, par exemple, dans la tradition grecque, ne voulait pas laisser ses enfants sortir de la mère, Gaia. Il fallut que son fils Kronos lui coupât les testicules pour que la séparation se fît. Mais Kronos ne sut pas non plus laisser vivre ses enfants : il les mangeait l’un après l’autre. Rhéa réussit pourtant à sauver son dernier fils, Zeus, grâce à une ruse que l’on retrouve dans les contes et particulièrement dans certaines variantes du Petit Chaperon rouge : au lieu de le livrer à Kronos, comme les enfants précédents, elle le remplaça par une pierre emmaillotée et le dévorateur fut berné…
33Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Quelque chose comme un loup berné ? Quand on sait qu’ensuite, Zeus fit rendre à son père tous les enfants mangés ! Voilà que la version Grimm du Petit Chaperon rouge revient à la mémoire, ou encore le conte Le loup et les sept chevreaux dans lequel ce que le loup a mangé doit être rendu… Et la pierre introduite dans le ventre du loup à la place des héroïnes mangées – la grand-mère et la petite fille – offre alors de nouvelles figures fantasmatiques de mères monstrueuses, louve cannibale transformée en louve porteuse de pierres…
34L’animal de vérité semble ainsi venir nous dire la leçon retenue de nos anciens, ce long et douloureux apprentissage de l’humanité, raconté déjà dans des récits mythiques, et toujours prêt à disparaître derrière des pulsions humaines destructrices. Il y aurait donc une continuité entre les personnages mythologiques et les animaux des contes : porteurs des pulsions destructrices, entre autres, à partir desquelles les humains ont à faire exister des lois, mais porteurs aussi de vérité. Les humains semblent interroger leur monde et leur propre évolution à travers ces récits où s’entrecroisent des figures humaines de fiction, des animaux de fiction, des personnages hybrides mi-dieux mi-hommes, mi-hommes mi-animaux, mi-dieux mi-animaux. Comme une façon de mettre en forme narrative ce qui nous échappe de la destinée humaine, et avec quoi il faut cependant vivre.
Une continuité depuis la nuit des temps
35Au plan de l’inconscient, l’infantile traverse les temps et s’inscrit aussi bien dans les productions psychiques subjectives que dans les contes et les mythes, transmis et traduits depuis toujours. En termes psychanalytiques nous pouvons parler de « matière fantasmo-mythique » pour évoquer ce fonds commun de représentations et de questions fondatrices de l’humanité, passant des mythes aux fantasmes et des fantasmes aux mythes (Valabrega, 2001). Celles-ci concernent les origines, la différence des sexes, la procréation, la succession des générations, la mort, l’interdit, et n’appellent pas de réponses closes.
36Interroger les rapports de l’enfant et de l’animal du point de vue de l’inconscient, c’est nécessairement rétablir une continuité entre les éprouvés d’enfant, les constructions psychiques infantiles faites à partir des pulsions et la vie psychique des adultes. Dans ce tissage, la part des représentations transmises à travers les récits collectifs reste fondamentale. Si nous n’en sommes plus à parler des « sauvages » ni à prendre les enfants pour des êtres intermédiaires venus du monde des morts ou d’un monde non humain, nous avons pourtant toujours et encore à travailler psychiquement avec ces représentations, à les mettre en mots, à les partager et à les transmettre (De la Genardière, 2005).
37Cette interrogation à la frontière de la phylogenèse et de l’ontogenèse a beaucoup préoccupé Freud (1929). Il a mis en parallèle l’enfant, le sauvage et l’adulte névrosé pour les relier à l’adulte normal et à l’homme civilisé. Il a mis en relief les origines de l’humanité et le processus civilisateur qu’on peut lire au fil de son évolution. Mais ce processus s’avère mis à mal par ce que l’histoire nous révèle de la barbarie humaine. D’un autre côté, la psychanalyse a bouleversé notre représentation de l’enfant et nous interdit désormais de nous en tenir à une vision linéaire de son développement vers une maturité supposée d’adulte.
38Les mythes et les contes en parlaient déjà, en particulier par l’intermédiaire des personnages animaux et des métamorphoses. Des processus défensifs mais aussi créateurs nous conduisent ainsi, depuis toujours, à donner tour à tour à nos débordements pulsionnels ou fantasmatiques les figures de l’enfant, de l’animal, du sauvage ou du névrosé, parfois se transformant l’une en l’autre. Ces figures sont exemplaires d’un parcours non linéaire à l’échelle aussi bien de l’humanité que du sujet, et nous pouvons cependant y lire des unes aux autres la continuité d’un processus jamais accompli.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu, D. 1985. Le moi-peau, Paris, Dunod.
- Bettelheim, B. 1976. Psychanalyse des contes de fées, Paris, Hachette pluriel.
- De La Genardière, C. 1996. Encore un conte ? Le Petit Chaperon rouge à l’usage des adultes, Paris, réédition L’Harmattan, collection « Écriture et transmission ».
- De La Genardière, C. 2000. Sept familles à abattre. Essai sur le jeu des sept familles, Paris, Le Seuil.
- De La Genardière, C. 2003. Parentés à la renverse, Paris, puf.
- De La Genardière, C. 2005. Faire-part d’enfances, Paris, Le Seuil.
- Delarue, P. ; Tenèze, M.L., 1976. Le conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose.
- Fleutiaux, P. 1984. Les métamorphoses de la reine, Paris, Folio, Gallimard.
- Freud, S. 1909. Névrose, psychose et perversion, traduction française, Paris, puf.
- Freud, S. 1919. L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduction française, Paris, Folio, Gallimard.
- Freud, S. 1929. Malaise dans la civilisation, traduction française, Paris, puf.
- Grimm, Frères, Contes, Paris, Flammarion.
- Perrault, C. 1999. Contes de ma mère l’Oye, Paris, Folio, Gallimard.
- Rank, O. 1976. Le traumatisme de la naissance, traduction française, Paris, Payot.
- Rey, A. (sous la direction de) 1995. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
- Valabrega, J.P. 2001. Les mythes conteurs de l’inconscient, Paris, Payot.
- Vigarello, G. 1998. Histoire du viol, xvie-xxe siècle, Paris, Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : matière fantasmo-mythique, infantile, inconscient, cannibalisme, conte merveilleux, animal
Mise en ligne 01/06/2007
https://doi.org/10.3917/ep.035.0090Notes
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Au sens où Freud parle du roman familial dans « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, traduction française.
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Selon la terminologie des ethnologues, c’est-à-dire que nous connaissons le plus souvent par l’intermédiaire des fables qui en sont la forme écrite.
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On peut penser en particulier à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
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Il en existe une version dans les Contes des frères Grimm, intitulée « Le conte du genévrier ».