Couverture de EP_034

Article de revue

Trois et plus

Aspects psychologiques de la réduction embryonnaire

Pages 50 à 59

Notes

  • [1]
    inserm, umr s 149, ifr 69 Recherches épidémiologiques en santé périnatale et santé des femmes, Villejuif, F-94807 France ; université Pierre et Marie Curie-Paris VI, Paris, F-75012 France.
  • [2]
    Publications des deux auteurs en rapport avec le thème :
    Publications communes :
    Garel, M. ; Chavanne [Charlemaine] É. ; Blondel, B. 1994. « Devenir des mères de triplés deux ans après l’accouchement », Résultats d’une étude longitudinale, Contracept. Fertil. Sex., 22, p. 414-417.
    Garel, M. ; Chavanne [Charlemaine] É. ; Blondel, B. 1994. « Suivi à deux ans d’une cohorte de triplés : développement des enfants et relations mères-enfants », Arch. Pédiatr., 1, p. 806-812.
    Chavanne [Charlemaine] É. ; Garel, M. 2002. « Un soutien psychologique pour les mères d’enfants multiples dès la grossesse ? », Médecine et enfance, 22, p. 570-578.
    Publications de Micheline Garel :
    Garel, M. 1991. « Problèmes psychologiques et sociaux posés par la naissance de triplés », Contracept. Fertil. Sex., 19, p. 306-310.
    Garel, M. ; Blondel, B. ; Lelong, N. ; Papin, C. ; Bonenfant, S. ; Kaminski, M. 1992. « Réactions dépressives après une fausse couche », Contracept. Fertil. Sex., 20, p. 75-81.
    Garel, M. ; Blondel, B. 1992. « Assessment at one year of the psychological consequences of having triplets », Hum. Reprod., 7, p. 729-732.
    Garel, M. ; Blondel, B. ; Lelong, N. ; Bonenfant, S. ; Kaminski, M. 1994. « Long-term consequences of miscarriage : the depressive disorders and the following pregnancy », J. Reprod. Inf. Psychol., 12, p. 233-240.
    Garel, M. ; Salobir, C. ; Blondel, B. 1997. « Psychological consequences of having triplets. A four-year follow-up study », Fertil. Steril., 6, p. 1162-1165.
    Garel, M. ; Salobir, C. ; Lelong, N. ; Blondel, B. 2000. « Les mères de triplés et leurs enfants. Évolution de 4 à 7 ans après la naissance », Gynécol. Obstet. Fertil., 28, p. 792-797.
    Garel, M. ; Cahen, F. ; Gaudebout, P. ; Dommergues, M. ; Goujard, J. ; Dumez, Y. 2001. « Opinion des couples après une interruption médicale de grossesse », Gynécol. Obstet. Fertil., 29, p. 358-370.
    Garel, M. ; Salobir, C. ; Lelong, N. ; Blondel, B. 2001. « Development and behaviour of 7-year old triplets », Acta Paediatr Scand, 90, p. 539-540.
    Garel, M. ; Legrand, H. 2005. L’attente et la perte du bébé à naître, Paris, Albin Michel.
    Publications de Élise Charlemaine :
    Chavanne [Charlemaine] É. 1999. « Une consultation pour enfants multiples », Revue Enfances&Psy, n° 9, Toulouse, érès.
    Charlemaine, É. 2006. « Impact psychologique de la gémellité sur les mères et leurs enfants. Entretiens de la petite enfance », Expansion, formation et éditions.

1Nous remercions vivement Béatrice Blondel, chercheur à l’unité inserm 149, pour ses commentaires sur des versions antérieures du manuscrit.

2Les réductions embryonnaires (re) sont des interventions pratiquées au cours du premier trimestre sur des grossesses multiples de trois ou plus de trois embryons. Leur but est la suppression d’un ou plusieurs embryons dans l’espoir de permettre à la grossesse de se poursuivre et d’éviter les complications médicales, sociales et psychologiques liées aux grossesses multiples. Dans la majorité des cas l’objectif est l’obtention d’une grossesse gémellaire plutôt que celle d’une grossesse unique. Le risque majeur de la re est l’avortement de la totalité des embryons, même si ce risque a beaucoup baissé grâce au perfectionnement de la technique.

3Dans les réductions embryonnaires le conflit psychique semble se nouer autour du fait que la vie et la mort sont réunies dans un même temps et dans un même espace. La future mère est confrontée à des annonces brutales en cascade : choc d’apprendre qu’elle n’est plus stérile, choc de se savoir enceinte, choc de porter plusieurs embryons, choc de la décision de la re qui implique qu’elle donne son consentement pour donner la mort alors qu’elle est dans un mouvement pour donner la vie. Et si l’intervention allait provoquer la mort de tous ? Comment se sentir mère en se réjouissant de la grossesse tout en pleurant ceux qui n’existent plus et comment va se nouer la relation aux enfants « survivants » ?

4Les aspects psychologiques de la re ont fait l’objet de relativement peu d’études. Dans cet article, nous allons faire la synthèse des publications depuis la prise de décision jusqu’aux années qui suivent la naissance [2]. Toutes les études ont été publiées à la même période, au milieu des années 1990, après l’augmentation spectaculaire des grossesses multiples et la diffusion de la re. Dans ce travail ont été inclus les résultats d’une étude que nous avons réalisée entre 1992 et 1995 et les témoignages recueillis à cette occasion (M. Garel). Cette synthèse est illustrée par des observations cliniques publiées par des psychologues psychanalystes et par trois résumés d’observations de l’une de nous (E. Charlemaine), qui est psychologue clinicienne dans une consultation d’enfants multiples.

La prise de décision

5Dans la majorité des cas, la décision d’avorter alors qu’on a tant lutté pour obtenir la grossesse met les femmes, les couples, dans une situation paradoxale : « On se bat contre son problème de stérilité et puis quinze jours après on va avorter. Enfin c’est ce que j’ai vécu. Avorter d’un enfant c’est complètement contradictoire. C’est une contradiction qui est dure à assimiler au départ. » La culpabilité est au premier plan : « Une vie c’est une vie et je me sentais coupable d’avoir à l’enlever. » McKinney (1995) considère que l’intervention accentue et met au jour des conflits qui seraient restés inconscients pendant la grossesse, et en particulier l’ambivalence à l’égard de la grossesse, qui pourrait expliquer l’intensité des sentiments de culpabilité. La crainte de la fausse couche est envahissante et la prise en compte de ce risque est source d’angoisse. Les femmes évoquent aussi le dilemme qui consiste à éliminer des embryons pour permettre aux autres de vivre. Le diagnostic de grossesse multiple et la décision de re renforcent chez ces femmes déjà fragilisées par leur vécu de stérilité, les sentiments d’anormalité, d’infériorité. La réduction embryonnaire (re) confirme le fait que le corps dysfonctionne. « Si j’avais été une femme normale, je n’aurais pas eu besoin de traitements et encore moins d’une réduction embryonnaire. » Elle peut aussi être vécue comme une injustice de plus dans un parcours marqué d’épreuves. Flis-Trèves (1993) observe que cette grossesse peut alors être vécue comme « le fruit de la faute, faute d’avoir transgressé l’interdit de la stérilité » et « la multiplicité signerait l’excès du désir ».

6La plupart des études observent que, malgré les conflits psychiques soulevés par la prise de décision, les femmes admettent que pour elles la décision allait de soi : « Cette décision a été raisonnable mais cruelle. » La raison s’exprime sans émotion apparente, dans un discours neutre et technique : « C’était juste une étape à passer », et la re faisait partie du processus de la fiv (fécondation in vitro) : « J’avais l’impression d’être sur un tapis roulant qu’on ne peut arrêter. La réduction embryonnaire c’est un obstacle de plus avant d’atteindre la ligne d’arrivée. » Elles reprennent alors les arguments donnés par le corps médical en faveur de la re qui permet de réduire les risques médicaux pour la mère et les enfants à naître et d’éviter après la naissance le stress d’élever des enfants multiples : « On ne se battait pas pour ça, on se bat pour avoir des relations intéressantes, privilégiées. J’avais peur de faire de l’élevage et pas de l’éducation », sans omettre les problèmes financiers : « Déjà avec deux ça pose problème, trois non ! Financièrement parlant et matériellement ça devient trop dur. »

L’intervention

7La plupart des études décrivent une souffrance psychique au moment de l’intervention qui se manifeste sous forme de tristesse, de dépression et de culpabilité. Les femmes utilisent des termes comme « avouer », « se sentir pire ». La peur de perdre les autres embryons est au premier plan : « J’ai peur que ça capote à cause du troisième qu’on a supprimé, j’ai trop peur de tout perdre. » Les mères emploient les termes de « meurtre », « viser », « tuer » en parlant de l’intervention. Le malaise en évoquant l’intervention peut aussi se traduire par une euphorie excessive ou à l’opposé par un silence ou par un discours distancié et neutre. Le geste semble banalisé : « Je crois que c’est une échographie puis une ponction, comme une ponction d’ovocytes ? » Des termes à connotation plus affective font rarement irruption : « Ils prélèvent un bébé par voie basse, sous écho. » L’anesthésie générale paraît indispensable pour ne pas voir, ne pas être témoin, ne pas entendre. Dans notre étude, seule une femme a voulu surveiller qu’on ne lui enlevait « pas tout ».

Après l’intervention

8L’anxiété s’apaise après l’intervention, mais les femmes expriment selon les cas des sentiments de tristesse, des affects dépressifs, de la fatigue. Des questions récurrentes portent sur le choix des embryons éliminés : était-ce le plus accessible ? Le plus petit ? La culpabilité d’avoir sacrifié des embryons pour que les autres vivent est toujours présente : « Quelque part il reste les deux autres. C’est sûr que c’est surtout un problème de conscience. Il y a quelque chose que je n’ai pas intégré là-dessus. Même si la décision a été prise, même si je ne le regrette pas, je ne suis pas tout à fait sûre quand même, au fond de moi, d’être en paix. » Cependant, reprenant le discours médical, un soulagement est à nouveau exprimé à propos des complications médicales redoutées et des difficultés qu’aurait posées une grossesse de triplés ou plus : « Une grossesse de triplés ce doit être l’horreur. Je ne sais pas comment elles font. Enfin a priori elles ne vont pas jusqu’au bout. »

Les conséquences à plus long terme

La grossesse

9Peu d’études se sont penchées sur le vécu de la grossesse après une re. Dans notre étude nous avons observé que dans les premiers mois les femmes sont inquiètes et considèrent leur grossesse comme à risque. « Il y a toujours quelque chose qui plane, je préfère rester tranquille et les garder. » Quelques-unes se sentent valorisées par le fait que la grossesse avance, ce qu’elles vivent comme une réparation. Flis-Trèves a constaté que certaines se mettent « entre parenthèses, installant une dépression homéostatique qui vise surtout le calme ». La tristesse semble s’estomper à la fin de la grossesse et les mères sont préoccupées par les complications médicales de la grossesse et de l’accouchement gémellaire. Elles expriment aussi des inquiétudes pour la santé des futurs bébés.

Après la naissance et dans les années qui suivent

10Les émotions négatives liées à la réduction embryonnaire (re) réapparaissent après l’accouchement. Elles s’expriment sous forme de sentiments de culpabilité et de douleur morale liée à la perte des embryons éliminés. La présence des enfants rappelle ceux qui manquent. « Quand j’ai vu leur tête je me suis dit : “Mais si j’avais encore les deux autres quel aurait été leur physique ? À qui ils ressembleraient ?” » « Quand je vois les deux je me dis qu’il y en avait trois. » Ces réactions seraient plus vives plusieurs mois après l’accouchement que juste après la naissance. Les mères s’inquiètent alors pour les enfants, craignent qu’il leur arrive quelque chose. D’après McKinney, elles ont des fantasmes de représailles et un besoin de se faire pardonner. Certaines se demandent que dire de la re aux enfants plus tard.

11Dans les enquêtes, la souffrance psychique liée à la re semble s’apaiser avec le temps. À un an, un tiers des femmes de notre étude évoquent des sentiments de tristesse et de culpabilité à propos de la réduction. À deux ans, ces affects ne sont plus rapportés par la majorité des mères. Comparées aux mères de triplés les mères du groupe re ont moins de troubles anxio-dépressifs. Schreiner-Engel (1995) note que seule une minorité des mères ont des troubles persistants et que, même si la re et l’élimination des embryons reste un événement triste, présent à leur mémoire, les mères n’y pensent que rarement. Dans la plupart des publications, les symptômes dépressifs après re sont légers et les regrets extrêmement rares. Les parents peuvent se dire soulagés de ne pas avoir trois ou plus de trois enfants à élever en même temps : « J’y pense une fois de temps en temps quand vraiment c’est le coup de grâce et qu’ils (les jumeaux) m’ont épuisée toute la journée. Je me demande comment j’aurais fait avec trois » (Kanhai, 1994). Des recherches sur la morbidité psychiatrique montrent que même si la re est une procédure qui génère une importante détresse psychique, elle ne présenterait pas de risque accru pour la santé mentale.

Le développement des enfants et les relations mère-enfants

12Les conséquences à plus long terme restent très peu connues. Elles semblent varier selon la méthodologie utilisée et les populations étudiées. Nous avons comparé les mères qui avaient eu une re avec des mères de triplés. Deux ans après la re, les premières exprimaient moins de difficultés relationnelles avec leurs enfants (Garel, 1997). Des psychologues en revanche ont rapporté des troubles chez des enfants nés après une réduction embryonnaire. McKinney parle de patientes qui s’imaginent que les enfants restants « savent » forcément qu’il y a eu re, ce qui engendre des troubles dans la relation que la mère noue avec ses enfants et dans le développement affectif de ces derniers. S. Missonnier (1995) rapporte l’histoire d’Auguste, un triplé, « spectateur direct d’une réduction embryonnaire », selon l’expression de l’auteur, dont les terreurs nocturnes faisaient état d’une belette qui venait lui mordre les pieds la nuit. Les séances ont permis de faire des liens avec la perte tenue secrète d’un quatrième enfant par réduction embryonnaire. D’autres observations rapportées par l’une d’entre nous (É. Charlemaine) à la fin de l’article illustrent également quelles peuvent être les traces laissées par la re dans le psychisme des parents et leurs conséquences sur les relations avec les enfants et leur développement affectif.

Le rôle de certains facteurs

13Nous avons observé que la force du lien qui unit le couple permettrait de mieux traverser l’épreuve. Par ailleurs, au sein des couples, les femmes rapportent davantage de difficultés à accepter la re que leurs conjoints. Les conditions dans lesquelles le geste est accompli comptent aussi. L’attitude du médecin et de l’équipe s’avère essentielle pour aider à prendre la décision, atténuer la souffrance et les sentiments de culpabilité. La responsabilité de l’acte partagée avec le médecin facilite l’intégration psychique du geste. Les mères qui ont vu les images échographiques des embryons avant ou pendant la re semblent plus affectées. « Mon grand tort c’est d’avoir regardé l’écho parce que j’ai vu quatre petits cœurs battre. Je n’y arrive plus, je n’accepte pas ma décision. » L’entourage est un élément de soutien important lorsque la femme parvient à parler de la réduction embryonnaire. Nous avons aussi observé que lorsque la réduction à deux est suivie de la perte spontanée d’un des deux embryons restants, l’anxiété maternelle et la surprotection à l’égard de l’enfant unique sont plus importantes que celles qu’elle manifeste à l’égard de jumeaux.

Commentaires

14Les études sur les aspects psychologiques de la re ont souvent noté que les mères avaient tendance à positiver leur expérience en exprimant peu d’émotions, reprenant à leur compte des arguments médicaux, rationnels, pour justifier leur décision. Il est difficile de savoir si ces réponses reflètent l’intégration psychique de la procédure ou si elles correspondent à des processus défensifs transitoires pour se protéger de l’anxiété et des affects négatifs. Un auteur (McKinney) écrit que dans son étude « l’anticipation, l’intellectualisation, la répression, le déni et l’isolation de l’affect sont les processus défensifs les plus largement utilisés ». Cela explique peut-être pourquoi la plupart des femmes semblent avoir surmonté la procédure. Une autre explication possible serait l’extrême résistance psychique de ces patientes qui sont en traitement de l’infertilité, et leur capacité à « aller jusqu’au bout » pour obtenir une grossesse.

15Ce que montrent ces études c’est la nécessité d’avoir un suivi à plus long terme de ces enfants et de leurs familles. Les observations rapportées par les psychologues nous permettent d’entrevoir des effets néfastes durables de cette intervention et ses conséquences. On peut penser que la simultanéité de la perte des embryons éliminés et du projet tourné vers la vie peut provoquer le refoulement massif des affects dépressifs inhérents et nécessaires à la guérison. Les sentiments de culpabilité et l’anxiété concernant les embryons supprimés montrent l’intensité de ce refoulement. Plus les parents ont refoulé leurs émotions lors de la re, plus le risque de conflit avec les enfants survivants est grand. Par exemple, les conflits inévitables entre parents et enfants existant dans toute famille peuvent raviver des sentiments de culpabilité sur le choix de l’embryon, de telle façon que l’enfant perdu sera idéalisé et fantasmé par les parents comme « meilleur » que les enfants survivants. La culpabilité associée à de tels fantasmes peut ainsi avoir de graves conséquences sur l’attitude des parents et sur le développement des « survivants ».

16D’autres questions se posent également. Par exemple, en faisant référence au « syndrome du survivant coupable », E. Bryan (2002) émet l’hypothèse que chaque survivant peut avoir le sentiment que sa propre vie a été obtenue aux dépens d’un frère ou d’une sœur et en éprouver une culpabilité durable. De plus, lors de la re, la perte pour la mère n’est pas celle d’un objet distinct d’elle mais l’amputation d’une part d’elle-même pendant le processus de différenciation de l’objet. Des descriptions classiques du travail de deuil ne sont donc pas adaptées à cette situation où c’est un objet partiel interne qui disparaît. Le deuil peut être compliqué ou suspendu et la mère peut souffrir ensuite d’un deuil pathologique. L’entourage familial, les soignants et notre société, qui n’offre aucun rituel, accentuent ce phénomène. Toutes les publications insistent sur la nécessité d’un soutien psychologique avant et après la re. Des interventions encourageant l’implication et la narrativité des parents sont nécessaires. Elles peuvent être conduites par des soignants travaillant en amp (assistance médicale à la procréation) : médecins, infirmières, psychologues ou psychiatres. D. Britt (2001) a publié des recommandations intéressantes pour la formation et la pratique des échographistes à la communication médecin-patiente dans ces situations particulièrement délicates.

Conclusion

17La réduction embryonnaire provoque une souffrance psychique dont les traces resurgissent parfois bien après l’accouchement. La majorité des patientes semblent cependant l’accepter pour réaliser leur désir de fonder une famille. Pour une minorité, les séquelles psychologiques restent lourdes. La re ne devrait pas être considérée comme une partie acceptable du protocole des traitements d’amp et la prévention des grossesses multiples doit rester prioritaire.


Trois illustrations cliniques (par Élise Charlemaine)

À propos d’un « encryptage » consécutif à une réduction embryonnaire

J’ai rencontré une mère de jumeaux – deux garçons dizygotes âgés de presque 5 ans – adressée par la pédiatre auprès de laquelle avait été évoquée spontanément et avec une grande douleur la réduction embryonnaire qu’elle avait subie durant sa grossesse obtenue par fiv (fécondation in vitro). C’est avec des sanglots qu’elle raconte : « Le médecin m’a dit que je n’avais pas le choix, qu’il fallait faire la réduction embryonnaire. Il me l’a imposée. Du coup, je ne me suis même pas posé de questions, il ne m’est pas venu à l’idée que j’aurais pu participer à cette décision… Sur le moment, c’était un soulagement qu’on me dise ce qu’il fallait faire, mais ensuite c’était pire, surtout quand je me suis rendu compte qu’en fait j’avais le choix, puisqu’il y a bien des triplés qui naissent… Toute ma vie je penserai à ce bébé. Je l’appelle par son prénom. Je suis sûre que c’était un garçon et qu’il aurait ressemblé aux autres. J’ai vu ses petits bras à l’échographie. J’ai vu les trois à l’échographie… Je revis toujours cette réduction embryonnaire [elle cite le jour et l’heure à laquelle elle a eu lieu]. J’étais endormie. Au réveil le médecin m’a dit que mes deux garçons étaient l’un sur l’autre, ils se protégeaient. Il a fallu piquer celui qui était tout seul… Après la réduction embryonnaire, j’ai eu des contractions. J’ai dû faire une échographie en urgence. J’ai revu les trois. Deux avaient le cœur qui battait, l’autre était mort. J’ai eu l’impression d’être un assassin. Après la naissance, je voulais tout de suite un autre enfant pour le remplacer… Je suis hantée par cet enfant. » À présent, elle n’envisage plus une nouvelle grossesse et ne sait quelle décision prendre pour les embryons surnuméraires congelés : « Je ne peux pas les détruire, c’est comme si je répétais la réduction embryonnaire… C’est moins pire… parce qu’ils n’ont pas été dans mon ventre et que j’arrive à les voir plus comme des cellules que comme des enfants, mais c’est dur quand même. » Elle s’interroge aussi sur la façon de parler à ses fils de la réduction embryonnaire : « J’aimerais le leur dire parce que j’y pense tout le temps à leur “frère” et c’est comme si c’était un secret. Ça me soulagerait moi de leur dire, mais peut-être ça ne serait pas bien pour eux. » L’un des objectifs du travail psychologique que j’ai proposé à cette femme était de l’aider, avant d’en parler à ses enfants, à faire le deuil de cet embryon qui, s’il avait le statut d’enfant dans ses représentations, n’avait jamais vécu.

Une grossesse postréduction embryonnaire ou le retour du fantôme…

Une mère de jumelles âgées de cinq ans a souhaité me rencontrer, alors qu’elle était de nouveau enceinte, pour évoquer la réduction embryonnaire subie lors de sa première grossesse : « Depuis que je suis enceinte, je pense à ce troisième qui aurait dû naître, mais comment parler d’un fantôme, de quelqu’un qui n’est pas né, pour lequel il n’y a pas eu d’enterrement, ni de tombe. Je ne sais pas quoi en dire, je ne sais pas… J’ai eu des fausses couches avant, ce n’était pas de ma faute. Là c’est quand même moi qui ai décidé, même si le médecin m’y a poussée. Je me suis sentie responsable et coupable. Je n’ai jamais eu ce pouvoir de vie et de mort entre mes mains… J’ai eu du mal à prendre la décision, j’avais peur de me détester. Après ça, j’ai eu du mal à m’installer dans la grossesse… Heureusement, j’ai eu assez tôt des contractions. Ça m’a aidée à accepter, j’ai pensé qu’avec trois je n’y serais pas arrivée, ils seraient nés trop prématurés. C’était un mal nécessaire… Quand mes filles sont nées, j’ai été libérée. J’y ai vu un sens car elles allaient bien, elles avaient un bon poids. Peut-être que j’ai eu envie d’une autre grossesse pour remplacer celui-là. » J’ai proposé un suivi à cette femme afin de lui permettre de donner à son enfant à naître une place autre que celle de remplacement de l’embryon mort lors de la réduction embryonnaire.

Les retentissements d’une séparation à l’école

Des parents de jumeaux dizygotes, âgés de trois ans et demi, sont venus consulter avec leurs fils pour avoir mon avis sur une éventuelle scolarisation, en seconde année de maternelle, dans deux classes différentes d’un même établissement. Cette séparation, appréhendée par les parents, était souhaitée par l’institutrice, qui trouvait qu’ils restaient toujours ensemble et ne s’intégraient pas bien dans la classe de ce fait. Le père disait : « Ils sont inséparables… Ils se protègent… Ils sont heureux ensemble. »
Au cours de l’entretien, les parents ont évoqué l’accouchement prématuré et traumatique puis l’hospitalisation des enfants, de trois mois pour l’un, de cinq mois pour l’autre, qu’ils ont vécus dans une angoisse terrible. Ils ont craint pour la vie de leurs fils puis, jusqu’à ce que ceux-ci atteignent deux ans, ils ont eu très peur des séquelles liées à cette prématurité. « Toute maladie physique ou tout retard dans les apprentissages nous ramenaient à la prématurité », disait le père. Il ajoutait : « C’est moins présent aujourd’hui, mais une certaine inquiétude subsiste toujours. » C’est lorsque je leur ai parlé de l’association pour les parents d’enfants multiples que j’ai ressenti chez les parents, et particulièrement chez le père, un malaise. Il m’a répondu brusquement qu’il n’avait jamais voulu y adhérer, que cette association du reste n’était pas spécifique aux jumeaux, qu’il y avait aussi des triplés et des quadruplés, que les difficultés n’étaient certainement pas les mêmes. La mère est alors intervenue pour dire qu’ils avaient attendu des quadruplés et avaient opté pour une réduction embryonnaire. Elle a ajouté : « C’est un acte grave. On ne pourra jamais le dire aux enfants. » Pourtant, ces propos ont eu lieu en leur présence…
Quelques entretiens psychologiques ont permis aux parents d’évoquer leur culpabilité liée à la réduction embryonnaire [« C’est nous qui avons choisi pour eux », « Je me demande s’il leur reste une mémoire de la présence des deux autres », « Ça aurait fait une belle bande à quatre, peut-être qu’ils nous en voudront s’ils le savent »], puis de reconnaître leur propre angoisse face à toute nouvelle séparation qu’ils imposeraient à leurs fils [« On leur a imposé de n’être que deux, alors ce n’est pas facile de les séparer », « Quand l’un est resté à l’hôpital alors que l’autre était à la maison, on s’est dit que ça devait être trop dur pour eux d’être tout seuls alors qu’ils auraient dû être quatre », « Au fond, ça nous rassure qu’ils soient toujours tous les deux »], et enfin de commencer à instaurer des relations plus individuelles avec chacun en vue d’une scolarisation dans des classes différentes pour favoriser leur autonomie.

Bibliographie

  • Britt, D. et coll. 2001. « Bonding and coping with loss : examining the construction of an intervention for multifetal pregnancy reduction procedures », Fetal Diagnosis and Therapy, 16, p. 158-165.
  • Bryan, E. 2002. « Loss in higher multiple pregnancy and multifetal pregnancy reduction », Twin Research, 5, p. 169-174.
  • Flis-Trèves, M. 1993. « Que sont les “autres” devenus ? Réflexions sur la réduction embryonnaire et la grossesse multiple », Revue française de psychanalyse, 4, p. 1247-1253.
  • Garel, M. et coll. 1995. « Effets psychologiques des réductions embryonnaires. De la prise de décision à 4 mois après l’accouchement », Journal de gynécologie obstétrique et biologie de la reproduction, 24, p. 119-126.
  • Garel, M. et coll. 1997. « Psychological reactions after multifetal pregnancy reduction: a 2-year follow-up study », Human Reproduction, 12, p. 617-622.
  • Kanhai, H.H. et coll. 1994. « Follow-up of pregnancies, infants, and families after multifetal pregnancy reduction », Fertility and Sterility, 62, p. 955-959.
  • McKinney, M. ; Downey, J. ; Timor-Tritsch, I. 1995. « The psychological effects of multifetal pregnancy reduction », Fertility and Sterility, 64, p. 51-61.
  • Missonnier, S. 1995. « Mon père m’a accouché. Métamorphoses et initiations périnatales », Champ psychosomatique, 2/3, p. 73-87.
  • Nantermoz, F. et coll. 1991. « Implications psychologiques de la réduction embryonnaire sur grossesse multiple : réflexions préliminaires », Neuropsychiatrie de l’enfant, 39, p. 594-597.
  • Schreiner-Engel, P. et coll. 1995. « First-trimester multifetal pregnancy reduction : Acute and persistent psychologic reactions », American Journal of Obstetrics and Gynecology, 172, p. 541-547.

Mots-clés éditeurs : mères-enfants, psychologie, réduction embryonnaire

Date de mise en ligne : 01/03/2007

https://doi.org/10.3917/ep.034.0050

Notes

  • [1]
    inserm, umr s 149, ifr 69 Recherches épidémiologiques en santé périnatale et santé des femmes, Villejuif, F-94807 France ; université Pierre et Marie Curie-Paris VI, Paris, F-75012 France.
  • [2]
    Publications des deux auteurs en rapport avec le thème :
    Publications communes :
    Garel, M. ; Chavanne [Charlemaine] É. ; Blondel, B. 1994. « Devenir des mères de triplés deux ans après l’accouchement », Résultats d’une étude longitudinale, Contracept. Fertil. Sex., 22, p. 414-417.
    Garel, M. ; Chavanne [Charlemaine] É. ; Blondel, B. 1994. « Suivi à deux ans d’une cohorte de triplés : développement des enfants et relations mères-enfants », Arch. Pédiatr., 1, p. 806-812.
    Chavanne [Charlemaine] É. ; Garel, M. 2002. « Un soutien psychologique pour les mères d’enfants multiples dès la grossesse ? », Médecine et enfance, 22, p. 570-578.
    Publications de Micheline Garel :
    Garel, M. 1991. « Problèmes psychologiques et sociaux posés par la naissance de triplés », Contracept. Fertil. Sex., 19, p. 306-310.
    Garel, M. ; Blondel, B. ; Lelong, N. ; Papin, C. ; Bonenfant, S. ; Kaminski, M. 1992. « Réactions dépressives après une fausse couche », Contracept. Fertil. Sex., 20, p. 75-81.
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    Publications de Élise Charlemaine :
    Chavanne [Charlemaine] É. 1999. « Une consultation pour enfants multiples », Revue Enfances&Psy, n° 9, Toulouse, érès.
    Charlemaine, É. 2006. « Impact psychologique de la gémellité sur les mères et leurs enfants. Entretiens de la petite enfance », Expansion, formation et éditions.

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