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Article de revue

Enfants des rues en Thaïlande

Pages 153 à 160

Notes

  • [1]
    Le terme « farang » signifie étranger. Il se retrouve dans la langue khmère sous la forme « barang ». Les deux termes désignent en fait un nez long : les Occidentaux sont surtout reconnaissables par leur nez, plus que par leur couleur de peau. Pour un Thaï, tout farang est forcément riche.
English version

1 Un des bâtiments est flambant neuf. Plus d’une centaine de filles l’ont rejoint, tandis que l’autre édifice abrite déjà depuis deux ans une centaine de garçons. Le terrain sur lequel sont établies ces maisons est vaste. Il comporte une large pelouse verdoyante, une aile de bureaux, de grands préaux, un terrain de sport.

2 Nous sommes en Thaïlande, à deux heures de route de Bangkok, en bordure de la station balnéaire de Pattaya. L’établissement constitue l’un des cinq centres fondés par des religieux rédemptoristes, connus sous le nom général d’orphelinat de Pattaya. Ici, c’est la « Maison des enfants des rues » (street children), un peu à l’écart de la ville. À Pattaya même, il existe quatre autres maisons. La première, la plus ancienne, recueille des orphelins au sens propre du terme. La deuxième, des enfants sourds en rattrapage scolaire avant de pouvoir intégrer des écoles publiques spécialisées. La troisième, des adolescents et jeunes handicapés physiques qui reçoivent une formation professionnelle et sont conduits, par un bureau d’emploi, jusqu’à leur première embauche. La quatrième, des enfants et des jeunes aveugles, et des polyhandicapés.

3 La Maison des enfants des rues reçoit donc aujourd’hui un peu plus de deux cents street children. De récents travaux lui permettent d’en accueillir quasiment le double, signe que les rédemptoristes s’attendent à une accélération du phénomène des enfants des rues.

Des enfants en rupture

4 L’histoire de chacun de ces enfants est particulière, mais toutes s’articulent autour de traumatismes qui se ressemblent.

5 Preah avait été confiée à sa grand-mère par ses parents partis à l’autre bout de la Thaïlande sur un chantier de construction. La grand-mère était tombée malade, les parents s’étaient séparés, chacun avait « refait sa vie », oubliant le fruit de leur première union. Preah s’est retrouvée dans les rues de Pattaya à mendier. Un travailleur social de l’orphelinat l’a remarquée, l’a emmenée au centre avant qu’un proxénète ne la récupère. Preah a tout juste 8 ans.

6 Nook, pour sa part, est une sorte de vedette locale. Il a servi de sujet à un petit film tourné à Pattaya et à Bangkok pour attirer l’attention du public sur le sort des enfants des rues. Quand j’ai rencontré Nook la première fois, il devait avoir 10 ans et demi au plus et en paraissait 8 à peine : les Thaïs font et feront toute leur vie plus jeunes que les Européens du même âge.

7 Il était sagement assis sous un préau de la Maison des enfants des rues. Vêtu d’un polo vert propre, imitation Lacoste, il faisait très enfant sage. Il me raconta son histoire, une histoire déjà longue. Sa voix était étonnamment grave tandis qu’il me parlait, alors qu’un peu plus tard, je l’entendis jouer et crier, avec une voix retrouvant naturellement les aigus. À moi, il parlait d’une voix monocorde, sans émotion particulière. À écouter ce ton si distancié, je me demandai s’il avait appris une leçon – à tort, car il conserva le même avec l’interprète qui lui posait les questions me venant à l’esprit et qu’il n’avait pu connaître avant notre rencontre.

8 Ses parents avaient vendu de la drogue et avaient été mis en prison pour un temps, et sa grand-mère, chez qui il avait été recueilli, était morte. Livré à lui-même, il avait vécu près de deux ans sous un pont à Bangkok. Sa mère, sortie de prison, était venue le rechercher, mais son nouveau mari s’était mis à le battre. Il s’était enfui…

9 « Mon beau-père avait recommencé à me torturer, alors je suis parti pour retrouver mes amis de la gare de Bangkok. Nous avons partagé de la colle, je suis allé avec des riches étrangers, ils m’ont donné de l’argent. Avec mes amis, nous dormions dans des wagons abandonnés. »

10 Les éducateurs de la Maison, qui circulent régulièrement dans les rues obscures de Pattaya ou dans les quartiers de la gare de Bangkok, l’avaient repéré et lui avaient proposé de venir au centre. Il les avait suivis, et c’est environ deux mois après son arrivée que je l’avais rencontré. Puis, un jour, il disparut sans prévenir.

11 Les éducateurs de la Maison des rues partirent à sa recherche, d’abord dans les endroits glauques de Pattaya, puis à Bangkok. Leur connaissance du terrain leur permit assez vite d’apprendre que Nook se trouvait encore à proximité de la gare de Bangkok. Ils le découvrirent avec une bande de jeunes garçons âgés de 8 à 15 ans, plus ou moins cornaqués par un homme d’une trentaine d’années.

12 L’enfant sage que j’avais rencontré quelques mois auparavant à la Maison des street children avait changé d’apparence. Son short beige et son polo vert avaient cédé la place à un autre uniforme : un long tee-shirt blanc trois fois trop grand pour lui, blanc mais devenu gris de saleté, descendant largement au-dessous d’un short en toile bleu. Il marchait pieds nus. Toutes les trois ou quatre minutes, il remontait l’encolure du tee-shirt au-dessus de son nez, puis la redescendait : il sniffait à chaque fois une dose de colle contenue dans un sac en plastique blanc, maladroitement dissimulé sous le tee-shirt.

13 Sur ce trottoir, il jouait au caïd parmi les autres enfants, tous habillés de la même façon, tous munis de la poche de colle. La voix éraillée, proche de la rupture, il nous posa ses conditions pour son retour à Pattaya. « Je ne pars pas si Kahn ne vient pas avec nous. » « Il faut emmener Dam, absolument ! » Dam était l’homme qui semblait leur servir de proxénète.

14 Trois fois, il descendit de la plateforme du pick-up des travailleurs sociaux, leur présentant à chaque fois une condition nouvelle. Finalement, les éducateurs promirent de revenir le lendemain chercher les autres enfants qui désireraient être accueillis à la Maison de Pattaya. La plupart de ceux qui devaient rester à Bangkok se mirent à pleurer, déclarant que cette promesse était un mensonge pour se débarrasser d’eux, jusqu’au moment où Nook, d’une voix convaincue, déclara : « Papa ne ment jamais, Papa ne ment jamais ! » Papa était le surnom du responsable des travailleurs sociaux.

15 Devant cette garantie, les enfants pour lesquels il n’y avait pas de place dans le véhicule se calmèrent. Le pick-up démarra pour reconduire Nook et quatre de ses camarades à la Maison des enfants des rues…

Tout sauf l’enfermement

16 Quand je revins six mois plus tard en Thaïlande, je demandai à revoir Nook. Une animatrice du centre me répondit qu’il était reparti un mois auparavant. Je lui demandai : « Avez-vous pu savoir où il est ? Quand allez-vous le rechercher ? »

17 Elle me répondit : « Oui, nous le savons, toujours au même endroit, dans ces wagons désaffectés. Mais nous n’allons pas y retourner tout de suite. Il faut qu’il ait en lui la volonté de revenir, sinon cela ne sert à rien. Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne devons pas faire tout. Nous pouvons être apitoyés par sa situation, mais nous devons nous empêcher de faire, à chaque fois, tout le chemin. »

18 Le principe et le contrat qui lient les enfants à la Maison est clair : ils peuvent partir quand ils veulent. On essaiera de les en dissuader certes, mais on ne les en empêchera pas.

19 La raison évoquée est simple : ces enfants et ces jeunes sont déjà enfermés dans un passé, des traumatismes, des dérives, ils ont été victimes d’adultes prédateurs (pédophiles de toutes nationalités) ; ils nouent avec leurs proxénètes des relations de protection si complexes et si semblables au syndrome de Stockholm qu’il serait vain et cruel de vouloir, pour les aider à sortir de ces enfermements, leur imposer une autre prison, même dorée. Avoir traîné dans les rues développe le sentiment d’insécurité déjà si présent en eux, mais pousse à refuser toute contrainte non acceptée.

20 « Vous comprenez, ajouta un autre animateur, l’adulte, pour ces enfants, est vu comme celui qui a abusé, abuse ou abusera d’eux, soit par la violence, soit par l’argent, soit en fournissant une drogue… Toujours, donc, par la contrainte. Il y a comme une équivalence directe dans leur psychisme entre adulte, contrainte, souffrance, destruction… Nous devons absolument rompre cette équivalence si nous voulons qu’ils nous fassent confiance. Quand cette confiance est établie, nous constatons qu’elle ne suffit pas pour contrarier leur dépendance à l’égard de la vie des rues, de la colle, de la prostitution, même pour certains d’entre eux. Non, cette confiance ne suffit pas, mais elle reste un repère fixe, peut-être le seul repère dans leur existence chaotique. Nous misons sur le fait qu’un jour ils voudront revenir vers ce point de référence. »

21 La Maison des enfants des rues est en effet constituée comme un lieu ouvert, et cela à plusieurs titres.

22 La plupart des enfants sont scolarisés dans les écoles du voisinage. Les plus jeunes y sont accompagnés, mais les plus grands s’y rendent le matin et en reviennent le soir, seuls ou en petits groupes, sans encadrement. Ils peuvent donc profiter tous les jours d’une occasion pour s’enfuir. Le risque de cette liberté, bien réel, est cependant amoindri par une mesure dont les enfants n’ont pas conscience. La Maison des enfants des rues est maintenant située à une certaine distance de Pattaya, loin donc des rues dites chaudes de cette station balnéaire qui a la réputation d’être l’un des plus vastes bordels à ciel ouvert d’Asie. Auparavant, le centre était en ville. Dès qu’il a été possible de l’éloigner, cela a été entrepris afin que les enfants ne soient pas sollicités, devant leurs portes, par la vie qu’on essaie de leur faire abandonner.

23 Ensuite, autant que leur âge et leur état le permettent, on essaie de responsabiliser les enfants. Sans qu’ils puissent prétendre s’autogérer totalement, eux et la maison, ils participent à son organisation, à certains des services indispensables à son fonctionnement comme le ménage, le soin donné aux plus jeunes, la réalisation de petits objets d’artisanat qui seront vendus…

24 Il leur est donné un peu d’argent de poche, pour pouvoir acheter quelques friandises à ces multiples et minuscules boutiques qui sont la marque des rues de Thaïlande et de l’Asie en général. Là encore, on pourrait arguer que cet argent pourrait aussi servir à acheter de la colle à sniffer, mais les éducateurs ont la conviction que de toute façon l’enfant qui voudra sa ration de colle saura la trouver, avec ou sans argent de poche remis par le centre.

Cadre et autorité

25 Ces trois marques concrètes d’ouverture, de refus de l’enfermement, rendent compte de l’état d’esprit du personnel d’encadrement, de leur manière d’être et de faire. L’exercice de l’autorité à la Maison des rues n’a pas grand-chose à voir avec celle que l’on pourrait trouver dans un collège français, de la part de professeurs ou de conseillers d’éducation. Ceci pour deux raisons. La première d’ordre culturel, la seconde d’ordre pédagogique.

26 La culture thaïe est faite de codes de conduite particuliers. Marquer de l’impatience est une des pires grossièretés qui soient, à peine dépassée sur l’échelle de gravité par le fait d’élever la voix. Si vous êtes un adulte, ne soyez jamais le premier à saluer un enfant ou un homme plus jeune que vous, vous le mettriez dans l’embarras car vous lui signifieriez qu’il n’a pas su vous saluer avec suffisamment de rapidité.

27 De la même façon, le salut thaï, les deux mains jointes à hauteur de la poitrine, du menton ou du nez, correspond à une subtile expression des différences sociales. Plus le salut des deux mains jointes se fait haut, plus vous recevez une marque de considération de la part de celui qui vous salue.

28 Dans le même ordre d’idée, prendre la parole dans une réunion pour proposer une initiative alors que le responsable en titre n’a pas encore donné son avis ou ses orientations sera ressenti comme particulièrement offensant. Ces attitudes profondément ancrées, et d’autres encore, comme le respect à l’égard des personnes âgées, ou la solidarité obligée avec les parents quels que soient les fautes ou les crimes qu’ils aient pu commettre à votre encontre, manifestent que l’autorité n’est pas un problème en Thaïlande, dans le sens où elle ne serait pas acceptée. Les enfants sont visiblement heureux de porter l’uniforme de tous les élèves, la chemise blanche et le short bleu ou la jupe de la même couleur. Ils n’ont aucun mal à se mettre en rangs, bien au contraire, car cela leur confère un sentiment d’appartenance dont ils ont besoin. Si les classes sont d’habitude joyeuses, on y travaille avec concentration : l’idée même d’un chahut y est impossible.

29 Sur le plan pédagogique, les éducateurs vont être considérés comme des pères ou des frères aînés supplémentaires, ou comme les pères que les enfants n’ont pas connus. Une très grande familiarité existe entre les enfants et le personnel du centre. Il suffit de voir l’un d’eux revenir le soir pour constater qu’un groupe d’enfants se précipite pour lui faire la fête, lui prendre la main, lui raconter toutes sortes d’histoires.

30 La pédagogie repose donc sur l’accueil et la mise à disposition d’un cadre de vie, très peu sur un enseignement formel ou un système de commandement. Ceci n’est guère étonnant puisque le but de la Maison des enfants des rues est avant tout de fournir une sécurité à des enfants qui en ont été totalement privés dans les années où ils en avaient le plus besoin.

31 Sécurité du logement qui, même simple à nos yeux d’Européens, représente un confort incroyable pour ces enfants dont certains vivaient entassés dans des masures branlantes, privées bien sûr d’électricité et d’eau.

32 Sécurité de la nourriture ensuite : la plupart ne savaient pas avant d’arriver ici ce que c’était d’avoir un repas complet par jour. Il est bien rare qu’un nouvel enfant arrivant au centre ne présente pas la chevelure rousse clairsemée, signe assuré de la malnutrition – le roux étant la caractéristique d’un manque de protéines.

33 Sécurité et intégrité physiques ensuite : les enfants savent qu’à la Maison des rues, ils ne sont ni battus, ni violés, ni vendus…

34 En général, quand les enfants ne sont pas trop atteints, quand ils ne sont pas trop enfoncés dans l’accoutumance à la drogue, ce cadre de sécurité leur permet de recouvrer lentement une joie de vivre, des capacités intellectuelles, la santé physique. Seuls ceux, comme Nook, qui ont été happés trop jeunes dans la rue ou y sont restés longtemps posent des problèmes parfois insurmontables de retour à l’équilibre.

Pas de suivi psychologique

35 Très peu d’enfants tels que Nook sont suivis par des psychothérapeutes professionnels. Comme je m’en étonnais auprès d’éducateurs, je sentis très vite une gêne qui ne s’expliqua pas par des mots – toujours la pudeur thaïe – mais dont je pus progressivement deviner les raisons.

36 Les techniques de soin psy sont loin d’appartenir à la culture thaïe ou bouddhique. Pour les rares personnes qui les connaissent, ne serait-ce que vaguement, ce sont des techniques, voire des travers, propres à l’Occident. L’équilibre mental à l’occidentale est finalement assez éloigné de la sérénité et de la sagesse bouddhiques. Le premier repose sur un travail d’investigation intérieure personnel avec comme objectif de trouver son propre chemin. Les secondes s’obtiennent par un acquiescement à un ordre global qui dépasse chacun mais hors duquel personne ne peut vivre durablement.

37 Cette différence culturelle ne suffit cependant pas à m’empêcher de penser que de nombreux enfants en détresse accueillis à la Maison des street children ou qui s’en enfuient relèvent d’un accompagnement psychologique durable.

38 Cette méfiance à l’égard de la psychologie ouvre des perspectives qui méritent d’être analysées plus à fond. Bien que peu versé dans le domaine des techniques psychologiques, j’ai le sentiment que la société thaïe, auparavant, n’avait pas besoin de cet arsenal thérapeutique, comme si j’avais l’idée que ses fonctionnements internes étaient suffisamment solides pour, en général, assurer une atmosphère d’équilibre à ses membres. Il me semble que ce sont les atteintes à ces fonctionnements traditionnels qui ont déstabilisé la société au point de créer de plus en plus de situations de déchirements. Car il ne faut pas se leurrer, ces nombreuses situations individuelles des enfants des rues sont le résultat de modifications sociétales avant d’être la juxtaposition de destins et de drames personnels.

39 Une de ces premières atteintes est sûrement ce que je nomme la « pauvreté migrante ». Sous cette expression un peu barbare se cache une réalité prosaïque. Il y a plus de cinquante ans, les gens étaient pauvres mais ils étaient pauvres là où ils étaient. Tandis qu’aujourd’hui, ils ont l’idée qu’ailleurs il y a plus d’argent, et ils se déplacent vers ces lieux sans aucune préparation, en laissant leurs enfants, en se séparant de leur conjoint. Ils arrivent dans quelque centre urbain où ils consentent à exercer des métiers qu’ils n’auraient jamais acceptés là où ils habitaient, avec l’idée d’en tirer un profit rapide.

40 L’histoire de la plupart des prostituées et prostitués de Pattaya illustre bien ce phénomène. La ville compte environ deux-cent mille habitants. Sur ce nombre, plus de vingt mille sont des prostituées, et plus de trois mille des prostitués. Ils viennent en grand nombre du nord de la Thaïlande, de la région Isan, voisine du Laos. Les parents de ces jeunes ont besoin d’eux deux fois par an, une fois pour la plantation du riz, une autre fois pour sa récolte. Entre-temps, ils ont du mal à les nourrir, mais surtout ils espèrent qu’en descendant vers Pattaya ou Bangkok, ils trouveront un travail qui leur permettra d’envoyer de l’argent toutes les semaines. Pour quelques rares jeunes se débrouillant en anglais et ayant suivi une scolarité normale, qui seront employés dans les hôtels et restaurants, beaucoup se retrouveront dans les gogos bars où un riche farang [1] leur paiera une passe entre 600 et 1 000 bahts, soit entre 12 et 20 euros, l’équivalent de quatre jours du produit intérieur brut par habitant. Les parents, en général, n’ignorent pas quel genre de travail leur enfant pourra trouver, mais ils préfèrent le déni, auquel se prêtent d’ailleurs les enfants qui leur envoient fidèlement une partie non négligeable de ce qu’ils gagnent.

41 La deuxième atteinte, après celle de la pauvreté migrante, fut provoquée par la guerre du Vietnam. La Thaïlande accueillit plusieurs bases américaines et servit de centre de repos et de détente pour les GIs envoyés un temps loin du front. En fait de repos et de détente, il s’agissait bien de ceux du guerrier. Un dollar abondant et généreux, des hommes côtoyant la mort chaque jour dans un combat dont la légitimité leur apparaissait de plus en plus incertaine suffirent à faire de Bangkok et de Pattaya, jusqu’ici simples et très petits villages de pêcheurs, les métropoles du sexe. Le fameux tourisme sexuel commença à ce moment-là, devint une industrie resplendissante qui déstabilisa et continue de déstabiliser une société en proposant à ses couches les plus pauvres un argent qui ne cherchait qu’à se dépenser.

Soigner

42 Le phénomène des street children, en croissance continue, est donc le résultat de destructions sociétales dues à des influences extérieures.

43 La pédophilie est moins visible aujourd’hui qu’il y a dix ans. On m’a raconté qu’à cette époque, des scènes pédophiles se déroulaient au vu de tout le monde, sur la plage principale de Pattaya, sans que quiconque ne réagisse. Plus souterraine, elle est maintenant sous la totale emprise des maffias, et elle continue d’attirer Occidentaux et Asiatiques en grand nombre. Cette organisation maffieuse du phénomène rend sa prévention très difficile : les travailleurs sociaux prennent des risques physiques à tenter de sauver des enfants. Il leur arrive d’être les cibles de menaces voire de quelques balles perdues.

44 Devenue moins visible, la pédophilie n’est donc pas comptabilisée. Mais il n’y a pas besoin de l’ajouter au nombre de prostitués et prostituées majeurs, bien visibles eux, pour se rendre compte que lorsque plus d’un dixième de la population d’une ville se prostitue, ce sont à la fois des soins individuels et des soins collectifs qu’il faut imaginer.

45 Les soins individuels commencent par des actions de base : apprendre aux jeunes à respecter leur vie. La première application pratique est de les convaincre de refuser toute passe avec un homme n’acceptant pas d’utiliser un préservatif. Ce qui nous paraît évidence est loin d’être acquis, car d’une part ces jeunes n’attendent plus grand-chose de la vie et ne sont pas prêts et prêtes à protéger la leur, et d’autre part la passe sans préservatif est mieux payée que celle avec préservatif.

46 Second type de soin : former à un métier, ce qui implique un travail complexe qui commence par l’identification des niches d’emploi, continue par la formation elle-même, se poursuit par un accompagnement soutenu, et se prolonge par l’aide à l’obtention d’un emploi avec un salaire raisonnable. On se trouve là à la jointure entre le soin individuel (la formation) et le soin collectif (le marché de l’emploi et la croissance économique du pays). Pour vivre à peu près décemment à Pattaya, il faut 6 000 bahts par mois : un tel salaire ne court pas les rues, alors qu’il ne représente, pour une prostituée, que six à huit clients.

47 Troisième type de soin, celui-là pratiquement hors de portée : rendre les enfants autonomes par rapport à leurs familles. Si beaucoup d’enfants des rues mendient et se prostituent pour se payer de la colle ou tout simplement se nourrir, ils le font aussi comme soutiens de famille. La responsabilité à l’égard des parents et des frères et sœurs plus jeunes, voire de la famille élargie, constitue une valeur non discutable : il faut envoyer de l’argent à ceux qui sont restés dans la province d’origine.

48 Cette loi prend des allures paradoxales quand on sait que les familles thaïes sont de plus en plus nombreuses à connaître les phénomènes occidentaux de décomposition et de recomposition. Si le lien affectif se détruit de plus en plus, il semble que, pour l’instant, le lien financier perdure. Toutes les tentatives des travailleurs sociaux pour alléger cette pression financière que les familles font peser sur les enfants semblent pour l’instant vouées à l’échec. Seule une hausse progressive du niveau de vie des régions les plus pauvres du pays pourra corriger cet enfermement.

49 En effet, ici comme ailleurs, c’est la pauvreté qui crée le terreau favorable à ces situations dramatiques. L’action à l’égard des enfants des rues ne peut, du coup, qu’être double : psychologique et économique.


Date de mise en ligne : 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/ep.031.0153

Notes

  • [1]
    Le terme « farang » signifie étranger. Il se retrouve dans la langue khmère sous la forme « barang ». Les deux termes désignent en fait un nez long : les Occidentaux sont surtout reconnaissables par leur nez, plus que par leur couleur de peau. Pour un Thaï, tout farang est forcément riche.

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