1 Les villes, aujourd’hui plus qu’hier, sont peuplées de gens d’origines diverses. Les causes des mouvements migratoires à l’origine de ce mélange de population sont multiples et complexes. Dans nos consultations psy, cette réalité nous confronte à des bébés, des enfants, des adolescents et leurs parents venus d’ailleurs. La culture des parents de ces enfants est différente de la culture des autochtones français, alors que cette culture française évolue elle-même avec le temps et les contacts avec d’autres façons de faire, soutenues par d’autres représentations. Pour ces enfants appelés à être métis, le passage d’une culture à l’autre ne peut être immédiat sous peine de souffrances et de déviations. Ce passage correspond à un processus long et coûteux psychiquement ; il résiste aux injonctions légales. Le psy est le témoin des ratés de ce processus. Il soigne mieux ces patients en situation transculturelle s’il ne cède pas à la tentation d’un universalisme immédiat qui correspond à un circuit court ne faisant pas la place adéquate aux différences, y compris celles des représentations.
2 Poser la question de la place du « transculturel » dans la consultation psy revient à interroger notre compréhension de l’universalité psychique et renvoie à la responsabilité du psychiatre pour l’autre. La réponse à une telle question demande beaucoup de prudence pour éviter de tomber dans l’idéologie, et un décentrage pour penser l’altérité. L’universalité psychique signifie que, d’un point de vue épistémologique, toutes les productions humaines se valent ; c’est-à-dire que d’une culture à l’autre, nos différences ont le même statut et que toutes les représentations doivent être mises sur le même plan. Peut-on définir précisément la place de la représentation dans la consultation psy ?
3 Mais justement, quel compte tenir de la culture des migrants dans la demande et le soin ? Comment prendre en compte la migration des parents comme donnée spécifique pouvant rendre compte de la difficulté des enfants dits de « deuxième génération » ?
4 Pour mieux comprendre comment les représentations culturelles sont transmises d’une génération à l’autre, il suffirait de comparer deux récits de naissance dans des cultures aussi différentes que la Savoie et le Sud Togo d’aujourd’hui. Nous verrions comment, dans chaque culture, on pense la nature du bébé, les précautions qu’il faut prendre pour sa bonne santé et sa croissance. En Savoie, la nature est une menace ; il faut préparer le nouveau-né à l’affronter. Au Sud Togo, ce sont les esprits invisibles qui menacent le bébé ; il faut tout faire dès avant la naissance pour le protéger de ces mauvais esprits, et c’est tout le clan qui est impliqué.
5 La naissance d’un bébé ici et ailleurs n’est pas seulement l’accouchement. Elle est également toutes les représentations du groupe culturel sur le monde et le sens de l’existence qui en découle. Ces représentations influent largement sur la prise en charge médicale et sociale de l’enfant. De même, dans certaines sociétés dites « traditionnelles », les rites de passage sont toujours actifs et permettent d’atténuer le choc de la rencontre du jeune avec les adultes en donnant du sens aux changements, et en permettant que la discontinuité nécessaire ne soit pas vécue par l’enfant comme une contradiction.
6 En situation migratoire, cette transmission ne peut pas se faire comme dans la culture d’origine des parents, et la fonction parentale est en péril parce qu’elle ne se nourrit plus du groupe. C’est alors que l’enfant puis l’adolescent vivent la rencontre avec le monde d’accueil d’une part, et celle avec le monde des adultes d’autre part, de manière traumatique, et que ce traumatisme renvoie au difficultés conscientes ou inconscientes du voyage migratoire des parents. Nous n’entrerons pas dans le détail des rites d’initiation comme l’avait proposé Van Gennep en 1909. Nous voulons simplement montrer que les difficultés scolaires des enfants de migrants et leurs hospitalisations répétées – précédées de manifestations non identifiées comme des souffrances par les adultes, soignants ou enseignants – ont quelque chose à voir directement avec la migration des parents.
7 Tout adolescent se pose la question de son identité, de sa filiation et de ses appartenances ; et ce questionnement va avec un besoin de reconnaissance, reconnaissance de sa différence. Ce questionnement identitaire conduit les adolescents dans les consultations psy en raison de difficultés mal définies par manque de représentation, et ces difficultés constituent toujours des souffrances, sans que l’on puisse identifier une psychopathologie précise. Or, il existe un risque spécifique dans la consultation psy, celui représenté par une sorte d’universalisme immédiat qui empêche cette reconnaissance lorsqu’il s’agit d’un adolescent dont les parents ont une culture différente de celle du pays d’accueil. La conséquence de cette non reconnaissance peut se traduire par un échec massif du processus psychique d’adolescence et la constitution d’une psychopathologie lourde. Ces échecs massifs se voient également dans le domaine scolaire, évidemment.
Les conséquences de la migration sur l’enfant et la famille
8 Dans le sillage de M. Mead qui montra que certains modes d’élevage se trouvaient en porte-à-faux avec les buts sociaux recherchés et surtout avec les besoins des enfants, G. Devereux a beaucoup contribué à établir que la manière dont on pense la nature de l’enfant, ses besoins, ses attentes, ses maladies et les modalités de soin est largement déterminée par la société à laquelle on appartient. Les travaux de psychologie transculturelle d’Hélène Stork, à partir de son expérience de terrain en banlieue parisienne, s’appuient sur deux postulats de base, à savoir :
- « les conceptions que les adultes d’une société donnée ont du développement et de la santé du jeune enfant influent sur leur comportement et sur le type de soins qu’ils donnent à celui-ci » ;
- « les styles d’interactions ainsi déterminés entre les adultes et les jeunes enfants influent sur le développement et la socialisation de ces derniers ».
9 Nathan et Moro posent la migration des parents comme un facteur de vulnérabilité de l’enfant. Grandir en situation migratoire comporterait un risque spécifique pour la structuration psychique. La migration des parents en serait une donnée interne et externe spécifique par l’introduction d’une rupture brutale, en entraînant une perte du cadre culturel et de sa fonction d’étayage.
10 On ne peut pas parler du « transculturel » comme s’il s’agissait d’une proportion. Un bébé, un enfant, un adolescent, se trouve en situation transculturelle parce que la famille ou une partie de la famille a quitté un pays où l’on parle une langue et où il existe des manières de faire spécifiques, pour vivre dans un autre pays où il existe aussi une culture différente de celle du pays d’origine.
11 Les conséquences de ce déplacement physique dans l’espace que constitue le voyage migratoire sur l’enfant ne sont pas les mêmes selon que cet enfant est né dans le pays d’accueil ou a lui-même, petit, fait le voyage avec ses parents ou d’autres adultes qui les remplacent. Les manifestations cliniques varient aussi en fonction de l’âge : bébé, enfant d’âge scolaire, adolescent.
12 Ces conséquences se manifestent essentiellement dans deux domaines, comme l’indiquent les principales études :
- le domaine du soin ; les enfants de migrants sont surreprésentés dans les consultations, et le taux d’hospitalisation est significativement plus élevé ;
- le domaine scolaire ; les enfants de migrants ont davantage de difficultés scolaires que les autochtones.
13 Par exemple, il faut être prudent et ne pas établir des liens de causalité simples et directs entre migration et difficultés manifestes : on observe aussi des « réussites » spectaculaires qui ont aussi quelque chose à voir avec le voyage migratoire et la situation transculturelle. C’est pourquoi il est préférable de parler de vulnérabilité des enfants de migrants qui appartiennent alors à un groupe à risque ; nous entendons vulnérabilité psychologique, et qui dit vulnérabilité doit penser résistance ou résilience pour certains auteurs.
14 Une donnée rend encore plus délicate l’approche des questions autour des populations migrantes en France : c’est la « résistance à opérer des distinctions entre les enfants selon leur origine, par crainte de stigmatisation » (Giraud, 2004). Mais de nombreuses données empiriques et des enquêtes aboutissent à des constatations convergentes et montrent bien que ces enfants rencontrent des difficultés spécifiques (Moro, 1998).
15 Les conditions socio-économiques défavorables dans lesquelles vivent le plus souvent ces enfants sont un facteur aggravant, mais on sait maintenant que ces deux facteurs, niveau social défavorisé et situation transculturelle, s’ajoutent et se renforcent, alors même qu’ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre (Moro, 1988).
16 La population qui nous intéresse dans cet exposé est celle des enfants de migrants ; ceux que l’on appelle « de deuxième génération ». Leurs parents sont nés dans leur pays d’origine et y ont grandi ; eux sont nés en France et vont grandir et rester en France avec d’autres enfants français. Ils mangeront français, apprendront à parler le français, ils joueront avec des enfants français, puis ils iront à l’école pour acquérir un savoir. Leur monde est français. Mais ils ne naissent pas « nus », sans culture. Ils viennent au monde avec une culture. Ce monde dans lequel leurs parents vivent, avec leurs croyances, leurs peurs, leurs souffrances mais aussi leurs joies, leurs attentes… Pour les parents migrants, le monde du pays d’accueil est un nouveau monde. Les repères ne sont pas les mêmes. Les croyances changent, et ils ne partagent pas d’emblée la manière des autochtones de se représenter le monde, d’interpréter la maladie et de concevoir les modalités de soin, la question de la mort… Car nous avons tendance à considérer nos représentations comme universelles, et celle des autres civilisations dites « traditionnelles » comme primitives ou non évoluées ; comme s’il existait une évolution logique des représentations de ces cultures vers la nôtre avec le temps.
17 D’autres enfants ont accompagné leurs parents lors de la migration. Ils sont nés et ont commencé leur vie au pays. Ils ont été avec d’autres enfants et d’autres adultes là-bas. Ils ont appris de leurs parents des vérités sur les choses. Ces liens seront rompus ici, de même qu’ici les vérités seront différentes. La migration (qui contient une dimension d’exil) n’est pas un voyage comme les autres. Dans une même culture, les déplacements ont aussi pour conséquences la rupture de liens et la découverte d’autres manières, mais les retours sont possibles sans douleur, et la réalité externe reste sensiblement la même.
Difficultés du voyage migratoire
18 Dans un remarquable article intitulé « Voyage suspendu, voyages impossibles », publié dans la revue L’autre, Élisabeth Do [1] écrit : « Le voyage migratoire, contrairement aux rites de passage bien codifiés et cernés des sociétés traditionnelles, laisse incertaine la définition de sa dernière étape, d’agrégation, d’acquisition d’une nouvelle identité. Étape cependant indispensable, sans laquelle il ne peut se conclure, faute de quoi le voyageur reste prisonnier du voyage, dans un entre-deux lui interdisant d’autres voyages ». Ces voyages impossibles seraient alors symptômes d’errance et, pour en sortir, le voyageur serait sommé d’assumer une transformation : faire le deuil et renoncer à une terre, à un temps et à un état.
19 Il y a dette dont le règlement suppose la reconnaissance et la représentation [2] d’un débiteur suffisamment bon pour être satisfait. Les enjeux sont complexes, où s’intriquent le processus d’une psychopathologie intime et des problématiques identitaires culturelles.
20 Ces familles ne sont jamais entières, elles sont amputées d’un ou plusieurs de leurs membres restés au pays, en route ou morts. À chaque membre de la famille manque une partie, pas forcément un bras ou une jambe, mais une part d’existence et de projets interrompus dans la nécessité de partir pour survivre. Les raisons qui poussent ces familles à la migration sont toujours douloureuses et complexes.
21 D’autres situations de migration ne semblent pas, du moins en apparence, associées à une souffrance. Or toute migration, comme le souligne M.R. Moro, voulue ou forcée, est « un acte courageux qui engage la vie de l’individu et entraîne des modifications dans l’ensemble de l’histoire familiale. » La migration a une valeur existentielle et représente un « acte complexe, ambigu, profondément humain. » Elle contient une dimension potentiellement traumatique au sens psychanalytique ; ce trauma va induire de nécessaires réaménagements défensifs, adaptatifs ou structurants. Ce trauma a plusieurs dimensions dont celle de la perte du cadre culturel interne à partir duquel était codée la réalité externe.
22 Dans ces situations, le récit n’est pas d’emblée fluide et se construit progressivement. Les places et le rôle respectifs des parents et des enfants sont bouleversés. Les parents n’ont pas été à l’école en France, ce sont leurs enfants qui nouent les premiers des relations de jeux et qui, scolarisés, ouvrent la voie pour toute la famille dans ce nouveau monde. L’enfant de migrants protège ses parents de la violence du choc de la rencontre avec le monde du dehors ; ce rôle de guide pour ses parents fait qu’il se sent différent d’eux et est regardé par eux comme tel. Cette situation peut aboutir à une inversion des rôles parents-enfants.
23 Les parents qui font le voyage renoncent à eux-mêmes pour que vivent leurs enfants. Ils se dépriment souvent ; en même temps, ils sont les piliers qui soutiendront la construction passive, lente et complexe d’un métissage auquel sont nécessairement appelés leurs enfants sous peine de demeurer dans un clivage qui ne permet pas aux mondes de la maison et du dehors de se rencontrer.
24 La mère migrante perd l’assurance qu’elle avait acquise dans la stabilité du cadre externe et transmet à son enfant une perception instable du monde, ce qui peut générer angoisse et insécurité. Or la réalité de l’enfant se construit à partir de l’enveloppe externe fabriquée par la mère à travers les premières relations mère-enfant. Cette enveloppe est constituée par les soins, les actes corporels et sensoriels, les actes de langage. La conséquence est une dysharmonie des interactions mère-enfant et la pathologie psychosomatique de l’enfant. D’autres moments ont été repérés comme périodes de vulnérabilité. Le moment des grands apprentissages (écriture, lecture, calcul) et l’adolescence. La mère migrante se trouve dans la situation complexe d’avoir à intérioriser les valeurs de la société d’accueil en même temps qu’elle transmet les valeurs traditionnelles.
25 Le père migrant n’est pas un père comme les autres. Il ne peut pas transmettre à ses enfants ce qu’il a reçu de ses propres parents parce que son expérience perd de son sens en situation transculturelle.
26 Privé de rite de passage, l’adolescent en situation transculturelle est en quête de sens et a du mal à s’inscrire dans l’histoire de sa famille et à être dans sa généalogie. Au moment de trouver un partenaire sexuel, lui reviendra de manière lancinante la question de sa filiation et de ses affiliations, surtout si ce partenaire appartient à un autre groupe culturel que celui de ses parents. À qui je ressemble ? Qui est comme moi ? À qui ressembleront mes enfants ? L’enfant de migrants est comme ses parents ; il est aussi comme ses copains français, et il est en même temps différent : c’est un métis.
En clinique
27 En clinique, nous voyons ces enfants en situation d’échec scolaire. Il n’est pas rare qu’adolescents, ils expriment leur souffrance sous des formes multiples : tentatives de suicide, crise d’angoisse, bouffées d’allure délirante. Parfois, ce sont des passages à l’acte délictueux ou encore des attaques du corps. Cette violence renvoie à la violence des rites de passage et à leurs stigmates sur le corps ; mais dans les rites, le traumatisme psychique est « organisé » et il y a un adulte, lui même initié, qui transmet le sens. Certains auteurs ont décrit une recherche de traumatisme ou besoin traumatophilique, peut-être à des fins structurantes (Guillaumin, 1985), chez les adolescents en situation transculturelle. Cette traumatophilie va avec une appétence pour les agents métamorphosiques (drogue, techniques théâtrales, constitutions de néo-groupes…) qui permettent de changer d’identité, fût-ce de façon illusoire et transitoire. Ailleurs, ce sont des manifestations somatiques, maux de tête, maux de ventre, troubles de la marche…
28 En situation transculturelle, la fonction conférée aux aînés de donner du sens fait défaut, d’où une quantité d’angoisse importante (peur de devenir fou, angoisse de mort).
29 Nous rencontrons ces adolescents angoissés dans nos consultations, surtout au décours d’un voyage au pays lorsque ces voyages sont possibles. Dans ces situations de crises, les soignants, et en premier lieu le psy, ont une double responsabilité : celle de reconnaître que l’enfant de migrants à une culture, une langue, qu’il faut valoriser, même quand les parents, dans un souci de mieux préparer l’enfant à la rencontre avec le nouveau monde, ont fait le choix de ne pas la transmettre. Il s’agit de s’abstenir de toute décision qui pourrait constituer une nouvelle rupture ou aggraver le conflit de loyauté.
30 Ces moments de crises permettent aux parents de revenir sur la réalité de la migration et d’élaborer avec nous leurs propres difficultés. Il faut les accueillir et permettre cette élaboration nécessaire pour la santé de l’enfant et de ses parents.
31 Ces adolescents, quand ils ne sont pas trop souffrants, rêvent la nuit. Leurs rêves, comme les autres formations de l’inconscient (les actes manqués, les symptômes…), empruntent aux formes culturelles.
32 Deux adolescents de 17 ans, un garçon dont les parents sont d’origine vietnamienne et une fille dont les parents sont venus d’Algérie, tous deux en difficultés scolaires, m’ont confié au cours de consultations leurs rêves. Dans les deux cas, il s’agit de mariage organisé par la famille ; dans ces mariages, les mères jouent un rôle important, souvent dans la cuisine. Le moment critique vient quand il faut embrasser le conjoint. Là, ils fuient. Ce dernier est souvent de la même culture que les parents du patient, mais il n’y a pratiquement aucun attribut qui le distingue, à part le sexe (garçon pour l’un, fille pour l’autre). La scène a lieu dans un gymnase, et les mariés sont dans la cage (dans les buts). À la question : « Comment étiez-vous habillés ? », la réponse est identique : « En habits traditionnels et, ce qui est bizarre, c’est que les habits, je les avais déjà sur moi ! »
33 Une adolescente de 17 ans, d’origine algérienne, rêve que le jour, secrétaire, elle est mince, en tailleur et talons aiguilles, et que le soir, à la maison, elle se retrouve avec plaisir en tenue traditionnelle, avec un foulard, et qu’alors elle devient plutôt ronde, avec une poitrine opulente, et qu’elle est entourée de beaucoup d’enfants à qui elle chante des berceuses en arabe. Nous la nommerons Fadia. Fadia présentait un trouble du comportement alimentaire de type boulimie. Elle aimait faire la cuisine et faisait volontiers des gâteaux pour tous les jeunes de la maison d’enfants dans laquelle elle était provisoirement placée, après des « violences » subies de la part de ses frères qui ne voulaient pas qu’elle vive « comme une française » (cela signifie sortir, avoir des relations avec des garçons). C’est pour cette raison qu’elle avait sollicité l’assistante sociale : pour quitter la maison. Un signalement avait été fait, et le juge avait prononcé le placement. Le père de Fadia était reparti au pays après la retraite. Fadia ne le voyait pas souvent ; ses trois frères et sa mère étaient restés avec elle en France. L’aîné s’était marié selon la tradition avec une cousine éloignée venue pour cela d’Algérie. Le second a épousé une française ; c’est la belle-sœur que Fadia préfère. Le dernier n’est pas marié et vit avec sa mère.
34 L’éducatrice de la maison d’enfants a pris le premier rendez-vous de consultation psy avec nous parce que Fadia était triste et avait des idées suicidaires. Elle avait des crises de boulimie sans vomissement. Pendant les entretiens, Fadia parlait beaucoup de sa famille ; elle disait aussi qu’elle ne tombait amoureuse que des Thomas, Nicolas, Pierre… Elle n’aimait pas les garçons d’origine maghrébine. Mais elle se trouvait dans une sorte de contradiction. Elle était angoissée.
35 Nous pensons que, par la demande de placement, Fadia a mis en scène son clivage. La séparation a apporté une réponse réelle à un questionnement fantasmatique avec un risque d’aggravation de l’angoisse. La vulnérabilité spécifique de ces adolescents est liée au clivage ; c’est pourquoi il faut être très nuancé dans la réponse à apporter à ce type de demande. D’un point de vue thérapeutique, il convient de lutter contre ce clivage en faisant une place importante aux représentations culturelles (nous y avons accès ici par les rêves de Fadia), et de favoriser la multiplicité des hypothèses ainsi que la recherche d’un lieu de médiation.
36 Fadia a été hospitalisée parce qu’elle avait beaucoup d’idées suicidaires. Elle « préférait mourir » que choisir entre ses deux appartenances. Dans le service, nous avons un atelier cuisine, et Fadia a pu faire un couscous selon une recette de sa mère. Ce couscous a été apprécié. Fadia allait mieux, mais elle a fait plusieurs tentatives de fugue. Fadia est prise dans une compulsion de répétition et ne peut établir un lien thérapeutique sans le mettre aussitôt en péril dans une tentation de répétition du traumatisme de la rencontre avec le monde, et ce malgré le cadre thérapeutique souple que nous lui avons proposé. Cette souplesse est une solution qui s’oppose au clivage. Pourtant, après plusieurs rencontres avec la famille (il est utile de faire une place à la famille élargie et d’accepter les hypothèses culturelles : mauvais sort, djinn…), Fadia a pu quitter le service et a conservé un lien avec l’équipe, qui a ainsi pris la place de l’initiateur au monde nouveau et a proposé à Fadia un espace transitionnel.
37 Nous ne savons pas si Fadia se mariera avec un Thomas, un Nicolas ou un Pierre mais nous espérons qu’elle fera sa vie avec un garçon qu’elle aimera. Il pourra aussi s’appeler Omar…
38 C’est comme cela que se présentent les enfants nés de parents migrants ; la consultation psy est éminemment le lieu où se construit le sens, le seul recours avant que ne s’installe durablement la pathologie. Au fond, ce n’est pas tant l’expression de la psychopathologie qui change que la place qu’elle occupe dans l’économie psychique de ces patients structurés sur un clivage.
Bibliographie
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- Guillaumin, J. 1985. « Besoin de traumatisme et adolescence. Hypothèse psychanalytique sur une dimension cachée de l’instinct de vie », Adolescence, 3, 1, p. 127-137.
- Jeammet, P. ; Corcos, M. 2001. « Évolution des problématiques à l’adolescence », dans L’émergence de la dépendance et ses aménagements, Paris, Doin.
- Moro, M.R. 2002. « Enfants d’ici venus d’ailleurs », dans Naître et grandir en France, Paris, Syros/La Découverte (republié en poche en 2004 chez Hachette).
- Moro, M.R. 2001. « L’adolescent de famille migrante », dans P. Ferrari et C. Epelbaum, Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Flammarion, coll. « Médecine sciences », p. 250-261 et 430-435.
- Moro, M.R.1998. Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants, Paris, Dunod.
- Moro, M.R. 1994. Parents en exil. Psychopathologie et migrations, Paris, puf, coll. « Fil rouge » (republié en 2002).
- Moro, M.R.; De La Noeq ; Mouchenick , Y. (sous la direction de). 2004. Manuel de psychiatrie transculturelle. Travail clinique, travail social, Grenoble, La pensée sauvage.
- « Cultures, médiations », enfance&psy , Toulouse, érès, n° 6, 1999.
- « Cliniques, cultures et sociétés », L’autre, vol. 6, n° 1, p. 33-42, 2005.
- Winnicott, DW. 1979. « Le monde à petite dose », dans L’enfant et sa famille, Paris, Payot.
Mots-clés éditeurs : culture, trauma, angoisse, parents, migration, clivage, enfants
Date de mise en ligne : 01/03/2006
https://doi.org/10.3917/ep.030.0110