Couverture de EP_026

Article de revue

Une variante sur la métamorphose pubertaire

Un adolescent qui fait mouche

Pages 29 à 42

English version
« La puissance des mouches : elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. »
Pascal, Pensées, VI.

1 La mouche est un de nos familiers : elle partage l’intimité de nos foyers, en souille les surfaces, et à l’occasion, son bourdonnement peut devenir assourdissant. Elle est également associée à la putréfaction et à la mort : elle se rassasie des matières organiques en décomposition et pond des œufs microscopiques desquels jailliront des centaines d’asticots ; cette éclosion mystérieuse a autrefois été le support de la notion de génération spontanée. Son aptitude à se délecter des cadavres lui vaut la faveur des médecins légistes dont elle est devenue l’assistante précieuse en leur permettant d’évaluer la date, voire les circonstances, de la mort. La mouche du vinaigre, la drosophile, quant à elle, a fait les choux gras de générations de généticiens qui ont étudié ses capacités de mutation. Cet insecte a priori inoffensif est parfois vecteur de maladies parasitaires très invalidantes (mouche tsé-tsé et mouche filaire, entre autres), et les humains n’hésitent pas à s’en débarrasser ; il est aussi la proie facile des araignées qui le transforment en cocon et des plantes carnivores ou autres amanites tue-mouches.

2 La mouche constitue le pivot entre un intérieur domestiqué et familier – la maison – et une nature environnante restée en partie sauvage, qui recouvre ses droits dès que l’occasion lui en est donnée. Ainsi, son apparence banale, anodine et sa petitesse recouvrent des aspects plus inquiétants – charognard porteur de maladies – que l’objectif du microscope et du cinéaste vont s’évertuer à révéler en les magnifiant, comme celui de son association avec Belzébuth – étymologiquement « prince des Démons » ou « maître des mouches » – dans la fiction. Une alchimie satanique va transformer l’innocente créature en emblème du mal : dans les films d’horreur, la présence des mouches est l’indice de celle du diable et renvoie à la métamorphose des innocents en d’horribles prédateurs assoiffés de sang, les vampires, par exemple. La mouche devient alors la figure de l’alien, non pas extraterrestre, mais l’autre de nous-mêmes : le Mister Hyde du bon docteur Jekyll.

3 J’ai montré ailleurs (Moisseeff, 2001, 2002, 2003, 2004, 2005) que dans nombre de séries ou de films américains destinés aux adolescents, la puberté est dépeinte comme une phase de mutation dangereuse pouvant conduire les jeunes gens à être possédés par les forces du mal ou à régresser à un stade infrahumain. Ces productions se référent à des théories scientifiques ayant trait aux mécanismes de l’ontogenèse – le développement de l’individu – et de la phylogenèse – l’origine des espèces et leur filiation. Elles les popularisent et les simplifient en offrant une synthèse imagée.

4 Selon la perspective évolutionniste, l’ordre chronologique d’apparition des espèces va des plus simples (les plus anciennes) aux plus complexes (les plus récentes), la dernière étant censée, dans la conception populaire la plus commune, être l’espèce humaine. Le génome de chaque individu contiendrait, telle une poupée gigogne, les différents stades ayant précédé l’apparition de l’être humain. Les aléas du développement personnel, et notamment ceux de la phase pubertaire, seraient susceptibles de faire régresser l’individu à un stade antérieur à l’espèce humaine, laissant resurgir ce qui subsiste de plus archaïque en lui au travers de ses gènes. Écoutons Bolk (1961), le père de la théorie de la néoténie, selon laquelle la particularité de la morphologie du corps humain – absence de pigmentation et de pelage, boîte crânienne ovoïde contenant un gros cerveau, visage d’aspect juvénile – serait la résultante de l’apparition chez l’homme d’un facteur inhibant la différenciation des structures morphologiques de telle sorte qu’elles n’évoluent pas vers un stade adulte achevé comme chez les autres animaux : « Nous portons en nous la possibilité d’évolution de plusieurs caractères corporels de nos ancêtres, sous une forme réprimée. Pour que persiste cette latence, une constance qualitative des hormones qui circulent dans notre sang est une condition indispensable. Que se produit-il alors [lorsque] la production hormonale normale est perturbée dans un sens quelconque ? […] Des particularités qui avaient disparu pendant la genèse humaine reparaissent de nouveau » (c’est moi qui souligne).

5 Dans cette perspective, la phase pubertaire apparaît comme un facteur majeur de déséquilibre hormonal susceptible de favoriser l’expression d’un phénotype plus archaïque, plus animal, notamment chez le garçon : son corps se recouvre d’une pilosité disgracieuse qui évoque le caractère hirsute des animaux sauvages ; sa musculature et les os de son visage se renforcent ; sa voix devient grave, rauque. Ce changement morphologique indique la transformation interne induite par la testostérone, également censée rendre l’adolescent plus agressif et le pousser à assouvir ses pulsions sexuelles. Ne dit-on pas alors qu’il mue ? Or la mue renvoie à la transformation radicale subie par d’autres animaux dits « inférieurs », tels que les insectes, au moment où ils accèdent à leur fonction reproductrice : la larve devenue chrysalide se métamorphose en adulte reproducteur.

6 Les caractéristiques pubertaires masculines permettent de les concevoir comme les indices d’une régression partielle à un stade phylogénétique antérieur, généralement contrôlée et de courte durée, mais qui, sous l’impact de certaines circonstances externes, pourrait être plus poussée. Le risque d’involution auquel la puberté expose les jeunes gens va alors pouvoir être symbolisé par l’image d’une métamorphose animale : le garçon dont le corps est submergé par ses hormones devient un hybride, mi-homme, mi-bête. C’est sous cet angle que j’ai analysé la figure du loup-garou dans certains films américains (Moisseeff, 2004a). Je vais ici tenter d’explorer la figure de l’adolescent qui se mue en mouche.

L’enfant et la mouche

7 L’échange de matériel génétique entre une mouche et un scientifique effectuant des recherches sur la téléportation a fait l’objet d’un film inaugural, La mouche de Neumann (1958), auquel ont fait suite d’autres films : La mouche de Cronenberg (1986), suivi de La mouche II de Walas (1989). Dans les deux premiers films, les scientifiques usent de leur corps comme « lieu » d’expérimentation sans en mesurer les conséquences, et finissent par demander à la femme de leur vie de les achever pour tuer la bête qu’ils ont générée en eux. Le héros de Cronenberg est un adolescent attardé, totalement happé par la force qui l’investit soudain : son corps jusque-là resté imberbe se couvre de poils drus et on pourrait dire qu’il se sent pousser des ailes. Dans La mouche II, le fils de l’expérimentateur va voir les gènes « mouche » dont il a hérités en ligne paternelle s’éveiller au moment où il devient pubère et perd sa virginité. La place qui m’est impartie ne me permet malheureusement pas de pousser plus avant l’analyse. Je me contenterai de suggérer que l’utilisation très fréquente de la mouche dans les laboratoires de génétique, liée à son haut pouvoir de mutation et à la facilité d’observation de ses chromosomes, a certainement inspiré l’imaginaire des scénaristes. Mais la relation homme/animal/machine leur a aussi permis d’explorer les ressorts de la relation homme/femme et des différences qui les habitent quant à leur capacité respective d’engendrer d’autres êtres qu’eux-mêmes (Haraway, 1990 ; Braidotti, 2002).

8 C’est sur l’ambiguïté de la nature de l’animal mouche, objet de mon préambule, que je voudrais revenir. Familière, anodine, petite, sans grande conséquence et cependant apte à inspirer une grande tirade à l’austère philosophe Pascal…, elle vit avec nous sans trop attirer l’attention jusqu’au jour où elle nous devient insupportable. Ne retrouvons-nous pas là toute l’ambiguïté vécue par les parents lorsqu’ils voient l’enfant qu’ils ont élevé se transformer en monstre ? Le petit être affectueux devient un quasi-étranger, un alien qu’ils ne comprennent plus, notamment à l’adolescence. Et dans l’imaginaire collectif de notre temps, les enfants que l’on regarde avec tant de sollicitude et d’inquiétude face aux multiples dangers qui les guettent, aux prédateurs que sont les adultes pédophiles ou malveillants, lorsqu’ils deviennent adolescents, sont soudain perçus comme des prédateurs potentiels pour les adultes et les femmes de tous âges. Dans l’imaginaire, l’adolescent masculin condense à la fois la figure de la proie – il est victime de ses pulsions, de son inexpérience, de la force qui le submerge et dont il ne sait que faire – et celle du prédateur : l’arme de ses faiblesses est la vengeance et la violence qui ont le pouvoir de le faire régresser vers la bestialité. C’est le thème même du roman de William Golding, Sa Majesté-des-Mouches, qui continue, depuis sa première parution en 1954, d’être lu par des générations de garçons.

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« Ladybug 2 »
LaDawn Bowling
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9 À la suite d’un accident d’avion, une bande de garçons de 6 à 12 ans se retrouvent échoués seuls, sans adultes, sans nourriture, sur une île déserte. Après avoir tenté de s’organiser pour se nourrir et essayé d’attirer l’attention d’un avion ou d’un bateau qui passerait au large, ils tombent vite dans une sauvagerie qui va les conduire à vénérer la tête sanguinolente auréolée de mouches – Sa Majesté-des-Mouches – du premier cochon sauvage qu’ils tuent pour se nourrir. Puis, du cochon à leurs congénères, il n’y aura plus qu’un pas qu’ils franchiront assez vite. Lorsqu’ils seront enfin récupérés par des officiers de marine, ils conserveront la mémoire de leurs méfaits et seront dans un état pitoyable. Comme le dit l’auteur dans sa notice bibliographique : « L’ennemi n’est pas au-dehors, mais en dedans. » Gageons que les adolescents en savent quelque chose et que la fiction, si elle ne les rassure pas tout à fait, leur montre au moins que le malaise dont ils font l’expérience est partagé par d’autres.

10 Smallville et X-Files, deux séries très regardées par les adolescents, illustrent le symbolisme de la métamorphose de l’adolescent masculin mal dans sa peau, surprotégé par une mère qui l’élève seule, sans père, en insecte prédateur.

Superman, la maman, le fils, la jeune fille et les insectes

11 Smallville est une série qui retrace l’adolescence de Superman, alias Clark Kent, un enfant recueilli bébé par un couple stérile d’agriculteurs : il a atterri à Smallville, une petite ville provinciale américaine, dans un mini-vaisseau spatial en provenance de la planète Krypton qui s’est désintégrée. Son arrivée s’est effectuée en même temps que s’abattaient une multitude de météorites d’un vert fluorescent qui, depuis lors, provoquent de nombreux phénomènes bizarres, rajeunissant les vieillards qui sont à proximité, conférant des pouvoirs à d’autres ou entraînant des mutations génétiques. Clark a des superpouvoirs qui se développent depuis qu’il est devenu adolescent et qui lui permettent de sauver de nombreuses vies en diverses occasions.

12 L’épisode intitulé « La métamorphose », où il est brièvement fait référence à l’œuvre de Kafka, relate l’étrange transformation d’un adolescent peu sociable, Greg, qui vit seul avec sa mère depuis que ses parents ont divorcé, il y a de nombreuses années. Tout comme Clark, il est amoureux de Lana, qu’il a filmée en cachette et chez qui il va déposer subrepticement une boîte de laquelle vont s’échapper de beaux papillons. Son hobby consiste en effet à recueillir des insectes qui remplissent sa chambre. Sa mère le dispute sans arrêt. Elle trouve qu’il a changé et qu’il a maintenant des habitudes dégoûtantes. Après s’être disputé avec elle, il a un accident de voiture ; les lucioles fluorescentes qu’il transportait s’échappent et l’attaquent. On l’entend hurler dans la nuit et on croit comprendre qu’il a été transformé en cocon.

13 Lana, la jeune fille dont il est amoureux, a un petit ami, Whitney, dont il est jaloux, et il fait en sorte que celui-ci ait un accident de voiture. Whitney s’en sort miraculeusement grâce à l’intervention de Clark. Dans la chambre de Greg règne une chaleur tropicale et il y a de nombreux cocons. Sa mère l’interpelle alors qu’il est nu :

14 « Mais enfin qu’est-ce que tu as dans le cerveau ?

15 – Au moins deux millions d’intelligence et d’instinct. La nature va suivre son cours. D’abord je vais me nourrir, ensuite muer et enfin copuler !

16 – Tu as besoin d’aide.

17 – Tu sais que les insectes ont de drôles de mœurs ! Je connais une araignée fascinante. En fait, après son éclosion, elle dévore sa mère. »

18 Et de la bouche de Greg sort quelque chose qui transforme sa mère en cocon.

19 Quelque temps plus tard, alors que Greg est sous la douche, il se met à muer et s’arrache des lambeaux de peau. Il tente sans succès de tuer Clark et son père ; ces derniers retrouvent de la bave verte sur le plafond de la grange où Greg s’était caché. Chloé, la jeune fille qui édite le journal du collège, trouve des informations sur une tribu amazonienne dont les membres acquièrent les qualités des insectes qui les ont piqués. Elle échafaude une théorie. Les insectes que Greg a attrapés, et qui l’ont abondamment piqué, ont été contaminés par les météorites. Du coup, il est devenu une espèce d’homme-insecte : les toxines ont provoqué sa mutation. « Il faut espérer, dit-elle, que chez ce clone de Kafka, l’accouplement ne sera pas la prochaine phase. » Les adolescents font une descente chez Greg. Non seulement ils trouvent la maison en piteux état alors qu’ils savent combien la mère de Greg est maniaque, mais ils découvrent celle-ci morte dans le cocon géant où son fils l’a piégée.

20 Greg enlève Lana après avoir estourbi Whitney et la transforme en chrysalide, dans une cabane en forêt où il conservait ses insectes et où il s’apprête à l’inséminer. Clark s’interpose :

21 « Je sais ce qui t’es arrivé.

22 – Alors tu sais que je suis libre maintenant.

23 – Non tu n’es pas libre, tu es l’esclave de tes instincts.

24 – Je n’ai aucune contrainte, Clark. Je mange ce que je veux, je vais où je veux et je prends ce que je veux. »

25 Ils se battent. Greg semble un moment avoir le dessus : « C’est fini pour toi, Clark. Tu ne peux rien faire contre la nature. Ce sont les forts qui survivent. » Quelque chose tombe sur Greg et son corps se pulvérise en des milliers d’insectes. Whitney arrive à temps pour libérer Lana du sarcophage-cocon où elle reposait endormie, tel le prince charmant délivrant sa belle.

La variante du Seigneur des mouches dans X-Files

26 Dans la série X-Files, un détective, Fox Mulder, et une femme médecin légiste, Dana Scully, sont affectés aux affaires non classées du fbi ; ils sont ultérieurement rejoints par deux autres détectives, John Doggett et Monica Reyes. Comme dans Smallville, il y est question d’extraterrestres aux superpouvoirs, manière d’évoquer notre méconnaissance des espaces infinis dans lesquels nous sommes immergés et de la nature des êtres inquiétants qui les peuplent, au travers des éternelles questions métaphysiques – d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? –, questions que sont amenés à se poser de façon particulièrement aiguë les adolescents. Ces séries leur en offrent une formulation plus adaptée aux bouleversements pubertaires qu’ils vivent : par quoi ou par qui sommes-nous manipulés à notre insu ? C’est ce qu’illustre remarquablement l’épisode intitulé « Le Seigneur des mouches ».

27 Des lycéens ont créé un jeu, « Le débile show », au cours duquel ils s’enregistrent en train de faire les acrobaties les plus absurdes qu’ils puissent inventer, entourés d’une foule d’admirateurs enthousiastes. Bill est leur héros. Muni d’un casque rouge, il s’élance dans un caddie vers un tremplin d’où il est censé retomber sain et sauf. Malheureusement, l’expérience tourne mal : Bill ne se relève pas de sa chute et lorsque son amie, Natalie, se précipite et lui retire son casque, il est mort ; la moitié de son visage est totalement aplatie. Le médecin légiste du comté fait appel aux spécialistes du fbi pour élucider le mystère de ce décès. Et lorsque l’agent Monica Reyes soulève l’une des paupières qui semblait remuer, des centaines de mouches s’en échappent : elles ont dévoré les tissus à l’intérieur de son crâne. Or, comme l’explique un entomologiste appelé à la rescousse, le docteur Bronzino, il s’agit pourtant d’une variété des plus communes, parfaitement inoffensive. Et hormis l’hypothèse émise par l’agent Doggett – la cervelle de ces lycéens stupides est du fromage –, rien ne peut expliquer l’étrange voracité de celles qui ont participé au festin, sinon le fait que toutes, sans exception, sont des femelles, laissant subodorer un facteur déclenchant d’ordre hormonal. Les détectives se voient donc contraints de poursuivre leur enquête dans l’enceinte du lycée.

28 Ils y repèrent un garçon étrange, Dylan Lokensgard, fils de madame le proviseur, qui l’élève seule depuis que son père a disparu, il y a déjà plusieurs années. Dylan est amoureux de Natalie, la petite amie de Bill. Enfants, ils avaient pour habitude de jouer ensemble. Puis Natalie s’est éloignée et le jeune homme est devenu le bouc émissaire des fiers-à-bras du lycée responsables du « Débile show ». Il est maladroit, bien peu séduisant, et sa mère tend à le surprotéger et à le houspiller sans arrêt. Il refuse de manger les repas qu’elle lui prépare, passe des heures allongé sur son lit à regarder la photo de Natalie en écoutant la musique des Pink Floyd à fond, tandis que les mouches couvrent la fenêtre de sa chambre. Nous comprendrons bien vite que le seigneur des mouches, celui qui commande ces femelles voraces, c’est lui. Il va jusqu’à leur faire inscrire les mots « Roi des débiles » sur le bas du dos d’un ami du défunt Bill qu’il exècre. Sa mère essaie de le prévenir du danger qu’il court à vouloir se rapprocher de Natalie :

29 « Il faut que tu évites de la voir. Tu n’as rien à attendre d’elle. Elle ne te causera que des ennuis. […] À votre âge, tout est très différent. Il faut que je t’explique certaines choses, chéri. Le corps évolue sans cesse. Des changements sont en train de s’opérer en toi.

30 – Tu ne comprends rien. Tais-toi, je n’ai pas envie de t’écouter. Tu répètes tout le temps la même chose. Au moins papa, lui, il savait me comprendre.

31 – C’est seulement pour ton bien tout ce que je fais, Dylan ! »

32 L’entomologiste explique que les phéromones produites par les insectes sont un stimulant qui les amène à participer à la pollinisation des fleurs. Il a créé un détecteur qui permet d’en repérer la présence ; à son grand étonnement, il est ainsi amené à constater leur présence en très grande quantité dans la sueur de Dylan à partir d’un mouchoir que celui-ci a utilisé pour s’éponger alors qu’il était interrogé :

33 « Un garçon qui sécrète des phéromones d’insecte ? C’est impossible, absurde […] Un garçon est un garçon et un insecte est un insecte. On ne peut avoir les deux à la fois.

34 – Attendez, ce gosse est en pleine puberté. Pourquoi ne pas imaginer que le processus chimique se soit déréglé dans son corps ? Il produirait alors des hormones ayant la faculté d’attirer les insectes. »

35 Peu de temps après, Natalie est irrésistiblement attirée par Dylan. Elle lui rend visite la nuit et l’embrasse passionnément. Mais lorsqu’elle tente de recommencer, elle a la bouche en sang : « Ta langue, ta bouche, t’es pas normal, Dylan ! » Elle s’enfuit. Trois copains de Bill ont compris que Dylan était responsable de sa mort. Prêts à en découdre, ils viennent lui demander des explications. Dylan leur dévoile alors l’orifice buccal de mouche que recouvrent ses lèvres et à partir duquel il projette sur eux des filaments qui les transforment en cocon. L’entomologiste qui essayait de faire des relevés de phéromones dans la maison des Lokensgard se trouve nez à nez avec la mère qui, à son tour, le transforme en sarcophage-cocon. Dylan projette de s’enfuir avec Natalie mais sa mère l’en empêche. C’est le couple mère-fils qui quittera pour toujours la ville, tandis que Scully dicte son rapport : « Quatre autres cadavres ont été trouvés dans le grenier des Lokensgard, dont celui de Michael, le père de Dylan, porté disparu depuis longtemps. Il n’y a aucun doute que, comme les autres, il a été tué par la mère de Dylan. Le docteur Bronzino a établi qu’elle n’était ni une femme ni un insecte, mais une créature à mi-chemin entre les deux, une aberration biologique. Elle n’est pas parvenue à cacher tout au long de sa vie ce qui la distinguait du reste de l’humanité. Malgré la soif ardente de Dylan de s’adapter au monde normal, de se faire accepter, d’aimer et d’être aimé, il n’a pas pu maîtriser les forces qui commandaient son comportement. Notre envie de choisir ce que nous voulons être peut se heurter à l’identité que nous confèrent les données biologiques. Un combat qui n’a qu’une issue possible. Mais il y a des forces que ces impératifs n’arriveront jamais à dominer : les émois de notre âme, les mystères du désir. Et il demeurera une vérité toute simple : à cœur qui aime, rien d’impossible. »

36 Alors que Natalie est dans son lit, des centaines de lucioles inscrivent sur la voûte étoilée du ciel nocturne les mots « I love you », que Natalie lit avec émotion par la fenêtre de sa chambre.

Identité, mémoire et adn

37 Hacking (1995) a suggéré que l’apparition, à la fin du xixe siècle, des disciplines étudiant la mémoire a probablement représenté, pour la science, une façon de se réapproprier l’idée de l’âme. De fait, d’un point de vue philosophique, la mémoire est l’un des critères essentiels qui fondent l’identité personnelle. L’importance prise par la génétique et la perspective évolutionniste, tant dans les sciences proprement dites que dans les savoirs populaires, a permis le développement d’une véritable mystique de l’adn (Nelkin et Lindee, 1994) : nos gènes sont censés recéler la mémoire de nos ancêtres et déterminer ce que nous sommes autant que ce que nous deviendrons.

38 Dans la cosmologie occidentale contemporaine, les forces biologiques tendent à se substituer à la notion de divinité : elles constituent une forme de transcendance interne au sujet, porteuse d’une intentionnalité propre en partie indéchiffrable, et qui est symboliquement représentée par l’hélice d’adn. D’où l’intérêt et les sommes investies pour « déchiffrer » le génome humain et celui des êtres inférieurs, accompagnés d’une ferveur similaire à celle qui, autrefois, animait les mystiques tentant de déchiffrer le message divin contenu dans les Écritures et censé receler le mystère de l’origine de l’humanité, de la vie et son devenir. Dans tous les cas de figure, nous ne serions que les véhicules d’une puissance qui se jouerait de nous : elle pourrait nous élever vers des cimes insoupçonnées ou nous faire chuter du côté d’une bestialité que nous croyions avoir dépassée. Comme le dit Golding, l’ennemi n’est pas au-dehors mais en dedans : c’est la biologie elle-même, et elle semble reprendre ses droits lorsque l’enfant est en passe de devenir adulte, à la puberté, quand ses hormones inondent son corps, lui faisant miroiter une liberté là où réapparaît la force de ses instincts ataviques.

39 Si les adolescents ont une véritable appétence pour ces films, c’est qu’ils leur fournissent des images reflétant l’expérience qu’ils vivent à l’intérieur d’eux-mêmes. En outre, l’idéologie qui les sous-tend est loin d’être aussi vide qu’on le pense généralement. Ces films composent ensemble une véritable mythologie qui inculque aux jeunes les éléments essentiels de la religion scientifique, à laquelle elle les initie bien mieux que ne le font les cours de sciences de la vie ou de philosophie. Avant de s’en réjouir ou de le déplorer, les adultes auraient intérêt à y regarder d’un peu plus près pour évaluer l’idéologie véhiculée à leur insu.

Gare à la mouche !

40 On me permettra de m’arrêter, pour conclure, sur la morale particulière des deux dernières histoires que j’ai choisi de présenter ici : un garçon ayant atteint l’âge de la puberté encourt le risque, si sa relation avec sa mère n’est pas médiatisée par une présence masculine, de régresser, d’involuer, au lieu d’atteindre la plénitude de sa masculinité ; un univers domestique essentiellement maternel se transforme en prison, le cocon protecteur devient sarcophage où le destin du jeune homme et ses pulsions sont scellés, le rejetant hors de la société des humains. Chez les Aranda, un groupe aborigène australien dont j’ai analysé les initiations masculines (Moisseeff, 1995), une mère et son fils sont désignés par un terme qui signifie « couple », « paire », « ne faisant qu’un ». On reconnaît ainsi la complémentarité de leurs identités sexuelles : une mère et son fils constituent ensemble une entité bisexuée qui, si elle se refermait sur elle-même, serait susceptible de devenir autosuffisante sur le plan de la reproduction et de s’exclure de la société et de la culture. On considère donc qu’il est crucial de les inciter à se séparer, et la collectivité masculine va jouer le rôle de médiateur entre la mère et le garçon.

41 Autrefois, on séparait les garçons de leur mère dès avant la puberté : ils étaient invités à camper loin des femmes et des enfants plus jeunes, par petits groupes de pairs qui devaient se nourrir par eux-mêmes. Puis ils franchissaient bon nombre d’étapes initiatiques censées les transformer physiquement et spirituellement, afin qu’ils deviennent des hommes véritables, aptes à avoir des relations sexuelles et à devenir pères, puis initiateurs d’autres garçons. À l’inverse, le maintien d’une intimité physique entre la mère et son fils au-delà d’un certain âge était censé entacher sa capacité à devenir un homme adulte. Par ailleurs, le garçon devait rétribuer chacun de ses initiateurs en gibier qu’il lui fallait lui-même chasser. Si la première fonction des parents, notamment celle de la mère, est de nourrir son enfant, lorsque celui-ci est à même de subvenir à ses besoins fondamentaux, il lui revient de nourrir à son tour ceux qui assurent son apprentissage, son initiation à sa vie d’homme accompli. À cet égard, il est intéressant de repérer le besoin ressenti par les deux adolescents-insectes de nos récits de se nourrir par eux-mêmes en refusant la nourriture maternelle.

42 Le premier rôle des parents renvoie à une fonction globale de nourrissage (alimentaire, socialisant et affectif) qu’ils ont à assumer à l’égard d’un enfant inapte à subvenir à ses propres besoins fondamentaux. Dans les représentations culturelles traditionnelles, ce rôle est associé à la mère, qui poursuit le nourrissage assumé par le corps lors de la grossesse. La fonction nourricière maternelle est perçue à la fois comme fondamentale, car vitale pour le jeune enfant, et dangereuse, car renvoyant à l’aspect englobant de la maternité : la grossesse renvoie à la captation du corps de l’enfant dans le corps de sa mère, c’est-à-dire à une fusion physique originelle qui confine à l’indifférenciation. Le maintien d’une relation intime avec la mère au-delà de l’enfance proprement dite est perçu comme une entrave à l’autonomisation de son enfant. C’est pourquoi, dans maintes sociétés, la fonction nourricière maternelle doit cesser aux alentours de la puberté (Moisseeff, 2004b).

43 Au cours des rites de puberté, on oppose à la relation mère-enfant une relation de type novice-initiateurs, qui permet d’insérer des tiers médiateurs. À l’inverse, le fait pour la mère de continuer à assumer une fonction nourricière alors que son enfant devient mature sur les plans physique et sexuel renvoie à une logique incestueuse. En enjoignant les parents d’abandonner leur rôle nourricier, la société souligne que le rôle parental n’est pas réductible à la fonction nourricière, mais qu’il est subordonné à un ordre supérieur, social et culturel.

44 Dans un tel univers culturel, la plus belle démonstration de l’autonomie, de l’accès à une identité propre, repose sur l’aptitude à engendrer ses propres enfants. L’intimité d’une mère avec son fils pubère fait craindre qu’elle accapare sa fonction procréatrice. De ce point de vue, il paraît essentiel de maintenir la distinction des rôles et des espaces masculins et féminins, maternels et paternels. C’est pourquoi les hommes – collectivement et non pas à titre de père isolé – doivent séparer les fils de leur mère d’une façon beaucoup plus radicale qu’ils n’ont à le faire pour les filles.

45 Dans notre culture, l’accouchement est censé opérer une coupure suffisante pour que l’enfant, dès la naissance, soit perçu comme une personne à part entière. Tout se passe comme si les responsabilités parentales pouvaient se borner à la seule fonction nourricière. Mais les films pour adolescents semblent vouloir nous rappeler que, pour que la métamorphose pubertaire des jeunes gens du sexe mâle se déroule dans les meilleures conditions possibles, il faut qu’ils soient sevrés à temps du giron maternel.

46 D’autres œuvres de science-fiction et d’horreur suggèrent que la partie de la femme soumise aux forces génésiques – son utérus – est, comme le pouce du panda, le reliquat d’un stade antérieur de l’humanité. De ce point de vue, le rôle de la femme dans la reproduction exprimerait la persistance de sa part animale, la distinguant de l’homme qui, lui, est dépourvu de cet appendice primitif. Écrivains et scénaristes symbolisent là encore l’accession de la femme à sa fonction reproductrice, sa transformation en mère, par une métamorphose analogue à celles sur lesquelles nous nous sommes penchés : la femme, une fois possédée par les forces génésiques, prend les traits d’une femelle d’une autre espèce dont le paradigme est l’insecte, la reine pondeuse, révélant ainsi sa vraie nature de monstre archaïque dangereux et mortifère. Rien de plus facile alors que d’extrapoler : une mère est une créature à mi-chemin entre l’humain et l’insecte, et lorsqu’elle s’approprie le fils pubère qu’elle a engendré après avoir éliminé le géniteur, telle la veuve noire ou la mante religieuse, sa nature insectoïde déteint sur l’identité de son fils ; celui-ci devient un moucheron maintenu prisonnier dans la toile qu’elle lui a tissée pour continuer à le gaver… La métamorphose de l’adolescent en mouche n’est rien d’autre que la métaphore d’un accouchement inversé.

47 Tel est pris qui croyait prendre. De fait, une mouche n’est pas une araignée : elle est plutôt la proie de celle qui la transforme en cocon-sarcophage. L’inversion de la relation entre prédateur et proie, par l’intermédiaire d’une créature de fiction qui condense les figures de la mouche et de l’araignée, n’en est que plus évocatrice d’une maman qui réabsorbe en son sein l’alter ego sexuel qu’elle a autrefois sécrété. Ainsi, même dans l’épisode de Smallville où le fils est censé avoir incorporé sa mère en l’ingérant en partie, les insectes qui finissent par jaillir de son corps en le pulvérisant symbolisent également la réémergence victorieuse des forces génésiques maternelles : nous sommes conduits à assister à l’éclosion de ce qu’ont généré les vers ayant pourri le fruit. Le prédateur et la proie, tels la mère et le fils, l’araignée et la mouche, ne font plus qu’un.

48 Qu’on reconnaisse au moins la créativité de nos nouveaux initiateurs de jeunes garçons : « Gare à l’insecte qui sommeille en vos mères ! », telle est la mise en garde que leur susurrent visuellement les studios d’Hollywood.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bolk, L. 1961. « Le problème de la genèse humaine », Revue française de psychanalyse, tome XXV, n° 2, p. 243-279.
  • Braidotti, R. 2002. Metamorphoses. Towards a Materialist Theory of Becoming, Malden, Blackwell Publishers Inc.
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Mots-clés éditeurs : édias, é, mythologie, étamorphose, Mouche

https://doi.org/10.3917/ep.026.0029

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