1 Atelier, chantier, ouvroir, les termes qui désignent les lieux collectifs d’écriture sont tous empruntés au monde du travail.
2 Selon le Dictionnaire étymologique de la langue française, « atelier » est un mot qui apparaît en 1332, dérivé de l’ancien français astelle « éclat de bois », puis « chantier où travaillent des charpentiers, des maçons » ; voir attelle.
3 Est-ce un hasard s’ils mettent à nu les procédés de fabrication littéraire ramenant au même niveau la fabrication d’un meuble, d’une pièce de lingerie, d’une maison ou celle d’un roman ?
Un peu d’histoire
4 Dès 1920, les surréalistes révolutionnent l’écriture. Ils découvrent l’écriture automatique par l’association libre des mots, des phrases. L’inconscient surgit dans la littérature, le rêve occupe une place centrale. Breton et ses amis inventent de multiples techniques : les papiers pliés qui produisent des énoncés tels que : « Le cadavre exquis boira le vin nouveau », les dessins pliés, les décalcomanies, les collages, les objets détournés… Magritte écrit sous un tableau représentant une pipe : « Cela n’est pas une pipe », et déclare qu’en aucun cas, « l’image n’est à confondre avec la chose représentée ».
5 Après la guerre, Raymond Queneau continue d’innover avec ses exercices de style : l’histoire banale d’un bonhomme chapeauté qui prend l’autobus pour se rendre à la gare est racontée de cent façons différentes (ampoulé, vulgaire, gustatif, onomatopées…). En 1960, il fonde avec un mathématicien l’Ouvroir de littérature potentielle. Partant du principe que la contrainte libère l’imaginaire, ils inventent des contraintes d’écriture alphabétiques ou sémantiques qui permettent de créer une infinité d’énoncés. Citons par exemple le lipogramme, ou disparition d’une lettre, que Georges Perec a utilisé pour écrire son roman La disparition (la lettre « e » n’y est jamais employée). Le « S+7 » consiste à remplacer chaque substantif par le septième mot suivant dans le dictionnaire : ainsi « la cigale et la fourmi » devient « la cimaise et la fraction ».
6 Dans les années post-68, Élisabeth Bing crée des ateliers d’écriture à visée psychanalytique. Elle s’intéresse avant tout au contenu des textes. Son livre Et je nageais jusqu’à la plage reste une référence dans ce domaine.
7 Aux courants littéraire et psychanalytique, s’est ajouté un courant formel représenté, par Jean Ricardou. Ce courant dit « social » crée des ateliers d’écriture dans tous les secteurs de la société : prisons, hôpitaux, cités défavorisées, Éducation nationale, entreprises, etc.
8 Hors de l’Hexagone, aux États- Unis, la littérature connaît aussi un vent de folie. À l’université de Missoula, le poète Richard Hugo invente les creative writing, mettant l’écriture à la portée de tous. Dans cette ville, le policier, le menuisier, le boulanger cachent souvent un écrivain.
Du côté de l’orthophonie
9 Claude Chassagny, un ancien instituteur devenu psychanalyste, formalise ses recherches dans la « pédagogie relationnelle du langage ». Rompant avec l’abord uniquement instrumental de la rééducation, il considère que la dyslexie est un symptôme. Écouter l’enfant, le réconcilier avec les mots… Claude Chassagny invente une technique de rééducation qu’il nomme la technique des associations. Le rééducateur et l’enfant associent des mots, partant pour une sorte de promenade linguistique sur la feuille de papier. Les mots sont des « pas » qui forment des « séries » amenant l’enfant à prendre la parole. L’orthographe est corrigée au fur et à mesure, par une technique de correction subtile qui garde le lien entre le fond et la forme. Pratiquée en rééducation individuelle, cette technique peut aussi s’adapter au travail en groupe.
10 En Belgique, Françoise Estienne met en place la « logothérapie de groupe » avec des adolescents en difficulté. Elle crée les « chantiers d’écriture » axés sur la lecture puis sur l’écriture de poèmes.
11 L’orthophonie se devait d’utiliser le formidable potentiel créé par les ateliers d’écriture. Ainsi, de manière encore non systématique, en fonction des expériences individuelles, s’ouvrent des ateliers d’écriture orthophoniques.
12 Les ateliers décrits ci-dessous se déroulent actuellement à l’Institut Claparède. Ils s’adressent à des enfants et des adolescents souffrant de dyslexie dysorthographie, associée ou non à des problèmes de comportement, etc. En général, une rééducation orthophonique a déjà été tentée sans succès, et de toute façon, elle est vécue comme infantilisante.
13 Ces ateliers permettent à des enfants qui ne supporteraient pas la relation duelle avec l’adulte de se retrouver en groupe, d’échanger entre eux, avec ce que cela comporte de complicité et de rivalité, et donc de risque. Leur but est de faire découvrir le plaisir d’écrire, de jouer avec les lettres et les mots, et ce faisant, d’exprimer ce qui était resté enfoui, oublié : les sentiments, l’imaginaire ou la pensée. Ils obligent à passer par le code commun représenté dans la langue par le graphisme, la ponctuation, l’orthographe, c’est-à-dire la phonétique et la syntaxe ainsi que l’usage.
14 Les blocages peuvent se situer au niveau de la forme comme au niveau du fond : impossibilité d’écrire, graphisme illisible, texte sans points ni virgules comme un bloc compact et indigeste, confusions de sons, oublis des pluriels, confusions d’homophones, etc.
15 Ils imposent des règles du jeu : tout le monde écrit, respecte des consignes, lit son texte à voix haute, s’abstient de faire des remarques désobligeantes. Par contre, une critique constructive, portant sur la forme et non pas sur le fond, est bien venue.
16 De son côté, l’orthophoniste se gardera de toute interprétation, quoiqu’elle (il) en pense, car bien sûr, le « matériel » produit est des plus riches.
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Ces ateliers proposent des incitateurs d’écriture qui varient
selon l’âge des participants et leur niveau : des jeux de lettres au jeux de
mots, des combinaisons de phrases aux différents types de récits. Voici
quelques exemples puisés dans le patrimoine littéraire :
- le lipogramme intervient au niveau de l’alphabet ;
- le jeu du dictionnaire, S+7, fait travailler les catégories (verbe, substantif, adjectif…) ;
- les papiers pliés font travailler la phrase et ses divers compléments ;
- l’histoire alternée amène au récit ;
- le poème, c’est rime et rythme.
18 La méthode d’écriture de Claude Chassagny est très intéressante en groupe, et les enfants associent et proposent des mots dans une ambiance d’émulation, différente de celle des séances individuelles, plus intimiste.
19 Enfin, il y a tous les exercices d’écriture que les enfants proposent spontanément, découvrant les possibilités infinies de la langue et le plaisir de se mettre à la place de l’adulte, ce qui ne leur arrive pas souvent.
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La lecture est au centre du dispositif :
- lecture d’un conte, d’une nouvelle, d’un mythe qui, par les thèmes abordés, donne à l’enfant matière à discourir, à écrire ;
- lecture de son propre texte et de celui de l’autre qui, là aussi, amène à dépasser la crainte d’être jugé et oblige à se confronter au code commun ;
- lecture des dictionnaires, en particulier du dictionnaire étymologique, pour découvrir que les mots ont une histoire et même une famille.
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Les époques de grands bouleversements sociaux ont toujours
correspondu à de grandes innovations littéraires. Les poètes et les écrivains
ont trouvé les mots pour dire la difficulté et le bonheur d’être homme. Ce
n’est pas par hasard que, sautant par-dessus les années, ils parlent
directement aux enfants en difficulté, leur offrant les mots, ou mieux, les
systèmes pour dire leur révolte et bien d’autres choses. Ils parlent aussi aux
grandes personnes, pas si grandes…
A noir, E blanc, I rouge, U vert,
O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos
naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches
éclatantes…