1 Le signalement est la trace écrite et donc définitive, d’un processus d’ouverture, de recours au tiers dans un souci de protection d’un enfant ou d’un adolescent que l’on pense en danger (ou victime) dans sa famille ou dans son environnement et pour lequel les mesures d’aide psychologique et/ou de soutien éducatif se sont avérées insuffisantes ou impossibles à mettre en œuvre du fait de l’absence de coopération de l’entourage.
2 Du soignant, de l’éducateur, de l’enseignant au procureur, le signalement est un passage, un acte symbolique : il signe la sortie d’un contrat (tacite ou explicite), il rend public ce qui jusque-là était de l’ordre de l’intime par l’appel au judiciaire supposé disposer du pouvoir de faire cesser l’insupportable. La façon dont le signalement va être rédigé, les informations qu’il délivre ou qu’il ne délivre pas vont déterminer les réponses de la justice des mineurs. Les magistrats qui reçoivent ces signalements, massivement sollicités, peuvent s’irriter de la façon souvent maladroite, incomplète, inefficace ou inadaptée dont ils sont saisis. Beaucoup de signalements passeront d’ailleurs à la trappe (un tiers selon les procureurs rencontrés lors de débats et de formations sur ce sujet).
3 Qu’on adresse ou qu’on reçoive cet appel, il n’est pas inutile pour qu’il soit bien lancé et bien compris de repérer les conditions qui président à sa rédaction, lesquelles sont non seulement circonstancielles mais aussi psychiques et déterminées par les représentations et les mouvements affectifs suscités par la situation révélée.
4 Ce n’est jamais le cœur léger qu’un professionnel engagé auprès d’un enfant ou d’un adolescent se résout à faire un signalement. C’est toujours un acte qui mobilise des affects douloureux et contradictoires et demande un effort psychique pénible. En effet, cet écrit adressé à l’autorité judiciaire, sauf cas extrême d’urgence ou de passage à l’acte, ne surgit pas ex abrupto d’un simple constat de sévices. Il est le fruit d’une démarche qui a commencé avec le pressentiment de l’existence des sévices à partir d’une intuition ou d’un faisceau de signes pour aboutir à leur reconnaissance. Cette démarche allie à des degrés variables réflexion clinique et élaboration personnelle des affects. La nature des mauvais traitements, leur contexte, l’histoire personnelle du « signaleur », sa dynamique psychique, comme le contexte institutionnel dans lequel il évolue et la dynamique de groupe initiée par la découverte des sévices ne sont pas sans incidences sur la qualité et le contenu du signalement. Joue aussi la relation entre le professionnel et la famille. Comme le souligne Hervé Hamon (1996), l’acteur ou la victime des mauvais traitements ne choisit pas n’importe quel moment pour amener le professionnel qu’il rencontre à recourir au juge, ce qui permet d’ailleurs de penser le signalement comme une co-construction, souvent inconsciente, des protagonistes.
5 D’autres facteurs conditionnant le signalement tiennent à l’essence même de la maltraitance.
6 S’ils apparaissent dès la reconnaissance de possibles mauvais traitements et entravent celle-ci, ils resteront actifs jusqu’à l’envoi du signalement, y compris dans les aspects les plus concrets de cet envoi (je pense à l’acte manqué de tel professionnel qui, ayant emporté avec lui un signalement avait oublié de le poster). Ils conditionneront le contenu de celui-ci et la façon dont la suite sera préparée.
Affects et représentation à l’œuvre
7 La maltraitance fait scandale. En attestent la façon dont elle s’affiche dans les médias et le caractère passionnel des réactions qu’elle suscite. En réalisant l’interdit et en le déshumanisant, les situations de sévices dans leurs diverses formes ont un effet traumatique d’abord pour la victime, mais aussi pour le témoin, parce qu’elles viennent contredire les valeurs établies par la société et introjectées au cours du développement psychique de chacun : il n’y aura pas de répit à l’angoisse suscitée par la prise de conscience des sévices tant que le scandale n’aura pas cessé d’une manière ou d’une autre, que ce soit dans la réalité de la situation ou dans la réalité psychique (grâce au refoulement ou au déni, par exemple).
8 Ces mouvements qui accompagnent la reconnaissance de la réalité de la maltraitance, on les retrouve dans la démarche du signalement.
9 Les professionnels sont plus ou moins préparés à affronter ce type de situation, plus ou moins formés. Le pédopsychiatre ou le psychologue devrait être un peu armé : il a une expérience du fait psychique, a souvent fait une analyse personnelle et est en principe à même de reconnaître les sentiments qui l’animent ; mais il n’est pas à l’abri de la toute-puissance ou des préjugés idéologiques ou encore de l’entrée en résonance de ce à quoi il est confronté avec la part inanalysée de lui-même.
10 Tout un flux d’affects et d’émotions, de représentations conscientes et inconscientes se met en branle, sollicitant les aspects les plus archaïques de la personnalité, réactualisant les conflits qu’on croyait dépassés et ébranlant les refoulements les plus solides : fascination, vide, rejet, refus, colère, dégoût, angoisse, pitié surgissent devant ce qui renvoie selon les cas à la fusion, la transgression, l’inceste, le sado-masochisme, la scène primitive, l’imago maternelle archaïque, la pulsion de mort, bref tout ce qui effraie, tout ce qui est interdit.
11 L’étymologie du mot grec skandalon signifie obstacle sur un chemin de pierre sur laquelle on bute. Il y a quelque chose de profondément dérangeant et angoissant à penser la mauvaise mère, le mauvais père ou les mauvais parents, à réveiller les démons endormis. Au cours de notre développement, nous avons tous eu à faire, avec plus ou moins de bonheur, ce travail qui passe au début par l’identification projective pour traiter le mauvais attribué à l’extérieur pour constituer un bon objet interne, puis par l’ambivalence de la position dépressive.
12 Si l’on poursuit cette image du skandalon, dans le chemin de la relation engagée avec l’enfant, qu’elle soit éducative, d’enseignement, soignante ou psychothérapique, la maltraitance, cette pierre d’achoppement, dérange. Deux stratégies s’offrent alors au professionnel : passer son chemin, éviter l’obstacle, l’ignorer en quelque sorte – ce qui mobilise des mécanismes classiques de méconnaissance –, ou au contraire le prendre à bras-le-corps, l’affronter pour le faire disparaître. Activisme ou passivité, deux options extrêmes entre lesquelles vont osciller ou se fourvoyer les professionnels confrontés à ce type de situation : elles renvoient au couple actif/passif ici sollicité puisque l’une des dimensions majeures à l’œuvre dans la maltraitance est la dynamique sado-masochiste précisément appuyée sur ce couple d’opposés.
13 Dans l’un et l’autre cas il s’agit de la même finalité : faire que ce qui a été entrevu n’existe plus, voire n’ait jamais existé. L’effet sidérant impensable peut susciter une sorte de paralysie, alimentée par la peur de mal faire et reposant sur la procrastination qui consiste à toujours reporter à plus tard ce qui devrait être fait maintenant. La mise en scène de la maltraitance peut entraîner une sorte de médusation (Élisabeth About) qui ne repose pas seulement sur le spectacle mais aussi sur les confidences, sur les mots employés par les protagonistes : comme l’écrit Jean-Luc Viaux, « ce n’est pas seulement l’effraction corporelle qui forme événement traumatique : l’agresseur menace et opère par la parole un autre type d’effraction dans l’espace de pensée du sujet victime, en brouillant notamment les repères élémentaires du vrai et du faux ». Ceci vaut également pour le professionnel, à un moindre degré certes mais de façon tout de même patente dans certaines rencontres
14 Cette passivité qui le gagne devant l’insupportable ne peut se justifier au yeux du surmoi et de l’image de soi du professionnel que par des mécanismes – allant du refoulement à la forclusion en passant par le déni – visant à banaliser ou à exclure la maltraitance du champ des représentations. D’une certaine façon, ces défenses se rapprochent de celles utilisées par la victime pour maintenir le lien avec l’agresseur lorsque celui-ci est un objet indispensable comme un parent, notamment l’identification à l’agresseur. Celle-ci, décrite par Anna Freud, permet de garder le lien avec l’objet au prix d’un clivage de ce dernier et de soi-même. On en trouve un exemple dans le syndrome de Stockholm où l’otage prend fait et cause pour son agresseur. Dans l’esprit de l’enfant maltraité, « si le parent me tape, c’est avec raison sur un méchant enfant qui est moi et pourtant n’est pas moi, et sur lequel, dans l’identification à l’agresseur, je vais taper aussi », d’où les conduites auto-vulnérantes et masochistes.
15 L’activisme résulte de l’urgence à maîtriser ce qui échappe à l’entendement, au pensable, dans le registre d’une identification à l’agressé, mais en projetant sur l’enfant ses propres réactions de révolte. Celles-ci sont presque toujours très éloignées des sentiments de l’enfant qui ne peut tenir des positions de rejet de l’objet aussi élaborées. Responsable de la précipitation, des attitudes de prestance (Zorro) et des passages à l’acte, l’activisme s’alimente du sadisme inconscient envers les familles, voire de l’enfant, dont l’intérêt, avec les meilleurs sentiments du monde, peut être mis de côté au profit d’une cause, d’un idéal ou d’une idéologie. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
La question du secret
16 Dans les débats avec des professionnels de l’enfance lors de formations sur le signalement, la question du secret surgit de façon récurrente. Cette problématique, qui concerne à la fois l’intime et le public, est paradigmatique de la dynamique relationnelle victime-agresseur.
17 Chacun sait que les mauvais traitements et la mise en danger de la sécurité ou de la moralité d’un mineur de quinze ans constituent une dérogation au secret médical et de façon plus générale au secret professionnel (articles 226-13 et 226-14 du Code pénal) et que si l’entrave à la saisine de la justice ou à l’obligation de dénoncer ou de porter secours est condamnable (articles 434-1 et 434-3), les personnes astreintes au secret sont exceptées de ces dispositions. La décision du signalement est donc laissée à la conscience de ces personnes et à leur appréciation du risque de danger. Cependant l’article 223-6 qui réprime la non-assistance à personne en péril est applicable aux personnes soumises au secret. Le cadre réglementaire est donc subtil. Pour leur part, les médecins reçoivent les mises en garde du conseil de l’ordre contre les signalements abusifs ou interprétatifs, en particulier dans les cas de divorce conflictuels ; dans cette même occurrence, ils doivent savoir que des accusations de plus en plus fréquentes d’abus reposent sur la manipulation du psychiatre. Enfin, l’importance croissante du contradictoire et la possibilité d’accès direct au contenu du signalement alimentent, chez les professionnels la crainte des réactions. Cela permet de comprendre que le secret ne sera pas levé à la légère. Les propos seront bien pesés, ce cadre réglementaire constituant une sorte de bornage tout à fait légitime de ce qui peut être dévoilé.
18 Mais le secret n’est pas seulement professionnel, il concerne ici presque toujours la dynamique familiale. Les familles maltraitantes sont souvent des familles à secret – c’est évident dans les situations d’abus sexuels intrafamiliaux –, que ce secret concerne les sévices ou ce qui, consciemment ou inconsciemment, les suscite (par exemple, un secret des origines). Le secret est d’ailleurs souvent transgénérationnel, le cadavre dans le placard ayant instauré dans la famille un équilibre maléfique.
19 Les sévices s’exercent généralement dans l’intimité. La victime et son entourage, témoin ou complice, sont muselés explicitement ou implicitement et lorsqu’ils se libèrent de cette emprise, c’est encore fréquemment sous le sceau du secret qu’ils livrent leurs confidences au professionnel, emprisonnant celui-ci dans la dynamique familiale. Paradoxalement, on pourrait avancer que l’aveu peut être une ultime façon de retirer au professionnel son caractère d’exogénéïté par rapport à un système fermé qui ne supporte aucun apport extérieur et secrète sa propre loi.
20 La révélation des mauvais traitements par l’enfant lui-même au cours d’une psychothérapie pose un problème délicat. Le thérapeute se trouve partagé entre le souci de respecter le contrat initial de confidentialité, de maintenir son cadre, et celui de faire cesser l’inacceptable, c’est-à-dire d’intervenir dans la réalité. Lorsqu’il n’y a pas d’urgence, cela peut se travailler avec l’enfant pour qu’il comprenne la nécessité pour le thérapeute de ne pas en rester là. Le risque pour ce dernier serait de s’enfermer dans un faux-semblant pérennisant les sévices à son insu, l’enfant ayant compris, devant l’inefficacité de ses dires, qu’il ne servait à rien d’évoquer ce qu’il subissait.
L’institution bousculée
21 Cette connaissance brûlante demande donc à être partagée. Les professionnels de première ligne, enseignants, éducateurs, puéricultrices, assistants sociaux ou soignants, sont rarement seuls ; ils évoluent le plus souvent au sein d’une équipe. Ce n’est pas seulement leur personnalité, leur inconscient, leur idéologie et leur culture qui va colorer le signalement, c’est aussi celle de l’institution et la dynamique du groupe qui la constitue au gré des pactes et des alliances inconscientes, des positions idéologiques de la nécessité de préserver l’unité du groupe, de la capacité à dépasser les clivages que ce genre d’annonce ne manque pas de susciter. Mais aussi la circulation de la parole permise dans l’institution, de l’éthique de chacun et de celle du groupe, de celle du chef et de ses positions idéologiques et morales.
22 Le groupe en tant que système est bousculé par ce type d’événement qui peut parfois le mettre en crise ou le rendre fou. Il est par ailleurs fortement recommandé dans ce genre de situation de pouvoir s’appuyer sur une équipe, le fait de pouvoir partager ses intuitions cliniques, ses sentiments avec d’autres plus à distance permettant de garder le recul nécessaire à une action raisonnée.
23 L’institution joue en principe un rôle de garde-fou à l’égard de celui ou ceux qui sont en poste plus avancé. Il arrive qu’elle ne joue pas ce rôle et que, comme gagnée par la violence dé-symbolisante de la situation (Berdj Papazian), elle s’englue dans une cascade de démissions et de délégations de responsabilités, diluant la violence du message et le teintant de langue de bois, chacun se préoccupant davantage de ne pas se mettre en situation de se voir reprocher quelque manquement réglementaire plutôt que de l’intérêt de l’enfant. Cette attitude, bien connue des professionnels, est à l’origine des « signalements parapluie », et des passages de « patates chaudes ».
24 Ailleurs, l’institution comme gagnée d’une folie collective s’empare dans la confusion et la précipitation de ce qui aurait demandé à être plus élaboré. Le « secret » transmis d’un membre à un autre devient alors un secret de polichinelle, débordant sur d’autres services, cette diffusion laissant croire que le problème a été traité alors que, dans les faits, rien n’a changé et que l’autorité compétente n’a pas été saisie. Ceci est particulièrement le cas lorsque la maltraitance est le fait d’un membre appartenant à l’institution.
25 La plainte récurrente des professionnels de première ligne vis-à-vis de la justice des mineurs est de ne pas être tenus au courant. Mais combien d’entre eux prennent-ils la peine de téléphoner pour connaître la suite de leur signalement ? Il est vrai que joindre le greffe du juge tient souvent du parcours du combattant et que les tribunaux auraient fort à faire en matière d’accueil et d’accès !
26 L’impréparation ne permet pas de parer aux ruptures. Sachant que sauf cas d’extrême urgence, compte tenu de l’encombrement des tribunaux pour enfants et des services d’aemo, la réponse au signalement n’aura pas lieu avant quelques semaines voire quelques mois, les professionnels qui signalent doivent anticiper ce temps suspendu qui suit le signalement en prenant le maximum de garanties pour l’enfant, en dressant des garde-fous et en prévoyant des espaces de parole et d’attention où il pourra être entendu et pris en compte : par exemple, en prévenant le cmp, le médecin scolaire, un membre fiable de la famille, voire en hospitalisant l’enfant, en repérant sur quel(s) membre(s) de l’entourage on peut s’appuyer. Il faut prévoir des rencontres avec l’enfant et sa famille en sachant que les rendez-vous ne seront pas toujours honorés. Il faut donc penser à des relais plus neutres et moins inquiétants pour la famille. Cela nécessite un esprit de réseau, d’où l’importance pour les acteurs de faire confiance à l’autre alors que ce type de situation est propice aux clivages de tous ordres qui en sont même une caractéristique.
27 Le signalement n’est pas une fin en soi : c’est une étape, avec un amont et un aval, une étape cruciale qui signe un passage dans un autre champ, ce qui ne signifie pas pour autant que le champ thérapeutique – ou éducatif ou autre –, si le signalement émane de soignants, doive être déserté. Le signalement ne doit pas être conçu comme une façon de se débarrasser d’un encombrant fardeau, il doit être un engagement supplémentaire du soignant auprès de l’enfant et de sa famille, qui implique une attention supplémentaire : ils doivent, chaque fois qu’ils ne le refusent pas, pouvoir continuer à recourir à lui.
28 La précipitation qui conduit à l’abus de signalements à l’autorité judiciaire relevé par les tribunaux ces dernières années, comme la rédaction de signalements inutilisables en l’état par le juge, relève de tout ce que j’ai souligné ici, mais aussi en grande partie de l’inexpérience de leurs auteurs, des dysfonctionnements institutionnels et de la fréquente méconnaissance du fonctionnement de la justice et de ses contraintes de la part d’acteurs qui y recourent occasionnellement.
29 Cela n’est pas irrémédiable. Les formations doivent se développer, notamment pour les enseignants. Par ailleurs, il importe que dans toutes les institutions accueillant des enfants et des adolescents existent des personnes ressources bien au fait de ces questions, et que se multiplient un peu partout les occasions de rencontres entre professionnels de champs d’intervention différents.
Bibliographie
- Hamon, H. 1966. « Du signalement : trois propositions de lecture », dans Droits de l’enfance et de la famille, Le Signalement, n° 44 (2).
- Papazian, B. 1992. « Quelques considérations psychanalytiques à propos de nos interventions en cas de mauvais traitement chez l’enfant », dans Neuropsychiatrie de l’enfance, 40 (7).
- Viaux, J.-L. 2000. « Stratégie du sujet abuseur et formation de l’impensable », dans Neuropsychiatrie enfance adolescence, éditions Elzevier sas, 48, p. 343-350.
Mots-clés éditeurs : mouvements affectifs, 'enfance, Signalement, é, institution, secret professionnel, clivage, secret
Date de mise en ligne : 01/09/2005
https://doi.org/10.3917/ep.023.0037