Notes
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[1]
Le fameux « rapt des enfants » par les institutions et les professionnels est sans aucun doute largement mythique. Pourtant le thème a beaucoup servi et il sert aujourd’hui encore à nous persuader que toute famille voudrait par essence rester maître ou propriétaire de ses enfants, contre les institutions de toutes sortes. La réalité de cette relation est certainement plus ambivalente que le laisse croire cette représentation, ne serait-ce que pour de simples raisons pragmatiques.
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[2]
M. Della Sudda, « Servir Dieu et la Patrie », La Ligue patriotique des Françaises et la Ligue des femmes françaises. Une activité politique féminine de masse avant le droit au suffrage (1902-1933), dea, ehess/ ens, inédit, 2002.
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[3]
Pour le Code civil, la famille n’est pas une personne morale.
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[4]
Parmi les références importantes, on trouve le dogme de l’Immaculée Conception (1854), le modèle de la Sainte famille de Nazareth, et surtout les enseignements de l’encyclique sociale Rerum Novarum de Léon XIII en 1891.
-
[5]
J. Viollet (abbé) (1945 ?), « Souvenirs et impressions d’apostolat (1901-1945), manuscrit inédit, à paraître. Voir aussi R. Talmy (1962), Histoire du mouvement familial (1896-1939), Paris, uncaf, 2 tomes, préface du Dr Montsaingeon.
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[6]
Voir A. Ohayon (1999), « L’École des parents ou l’éducation des enfants éclairée par la psychologie et la psychanalyse », dans L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Paris, La Découverte, p. 184-189. De la même auteure, voir aussi « L’éducation des parents : histoire d’une illusion », La lettre du grape, n° 41, septembre 2000, éd. érès.
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[7]
À Lyon, c’est l’association des parents d’enfants inadaptables (alperi) ; à Carcassonne, Les Hirondelles ; à Paris, Les Papillons blancs, etc. En 1960, par fédération au sommet de multiples initiatives locales, se constitue l’union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés (unapei), qui sera reconnue d’utilité publique dès 1963.
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[8]
Voir à ce sujet P. Guyot, « Le rôle des grandes associations de personnes handicapées dans l’élaboration de la loi d’orientation de 1975 »
-
[9]
Le statut et les prérogatives des mouvements familiaux sont exorbitants par rapport au droit commun. Ils sont fixés par le code de l’action sociale et des familles. Voir M. Chauvière, V. Bussat, 2000.
-
[10]
M. Chauvière, D. Fablet, « L’instituteur et l’éducateur spécialisés. D’une différenciation historique à une coopération difficile », Revue française de pédagogie (numéro spécial : Situation de handicaps et institution scolaire), 134, 2001, p. 71-85.
-
[11]
M. Chauvière, « Usages et significations contradictoires de la “relation de service” dans le secteur social ».
-
[12]
Le patronat français affiche désormais ses intentions sans retenue, comme le prouve la note du medef du 1er juillet 2002, « Marché unique, acteurs pluriels : pour de nouvelles règles du jeu ». On y découvre notamment trois principes visant directement l’action sociale : « Principe n° 3 : Intégrer le secteur social dans le secteur marchand » ; « Principe 4 : Solvabiliser la demande en matière d’action sociale plutôt que de subventionner l’offre » ; « Principe 5 : Donner au secteur caritatif les moyens de son développement ». On ne peut être plus clair !
-
[13]
Voir notamment à ce sujet, R. Lourau (1970). L’analyse institutionnelle, Paris, Minuit (rééd : 1976 et 1981).
1 La problématique du parent comme acteur à part entière dans l’action publique se développe explicitement depuis plusieurs années. Le contexte qui la porte est notamment marqué par un déclin relatif des approches cliniques qui tenaient souvent l’expérience parentale en lisière, la montée en force du modèle économique de la prestation de service et son corollaire le droit des usagers, une controverse normative relayée par les médias sur les nouvelles familles et les bonnes conditions de la socialisation des enfants et puis, last but not least, par un engagement des pouvoirs publics sur le thème de la responsabilisation des parents, non seulement au plan éducatif privé mais aussi au plan des régulations sociétales publiques, ce qui est relativement nouveau.
2 Pour autant, la question du rôle social des familles et, par voie de conséquence, des parents, n’est pas une invention récente. Depuis longtemps, les familles bourgeoises – autant que les familles populaires ou rurales d’ailleurs –, sont plus ou moins partie prenante dans les développements des politiques sociales, spécialement quand elles concernent leurs enfants, de l’école aux loisirs, des prises en charge temporaires aux traitements plus spécialisés. Chacune selon ses moyens, il est vrai, mais aussi parfois de manière concertée, au nom de telle ou telle cause particulière : celle des familles nombreuses au début du xxe siècle, celle des personnes handicapées plus près de nous [1].
3 Dans cette perspective, je m’efforcerai de reconstituer quelques configurations ou matrices historiques liant la mobilisation des familles et les processus d’institutionnalisation puis de professionnalisation éducative, avant d’envisager leurs transformations contemporaines sous l’effet du tournant néo-libéral.
Réformisme républicain et institutions
4 Au terme du long xixe siècle marqué par différentes crises politiques et sociales mais aussi par l’incertitude des savoirs et des modes d’action, l’intervention sociale en direction de l’enfance est riche de deux expériences matricielles : la philanthropie et la mutualité ; elles préfigurent, qui les modes d’action professionnels, qui les thèses de l’auto-développement. Au début du xxe siècle, le solidarisme d’un Léon Bourgeois est une sorte de philanthropisme d’État, encore paternaliste mais transformé par les conceptions de la citoyenneté républicaine. C’est ainsi que sont valorisées les notions de droit à l’assistance, de droit à la protection, de droit à l’instruction, dans la continuité de la Révolution française. Les familles [3] sont encore peu organisées et peu actives dans la défense de leurs intérêts propres. La question de la place de la famille dans l’organisation sociale est pendante depuis les premières mesures de laïcisation. La plupart des dispositions législatives et réglementaires de la IIIe République naissante relèvent d’une philosophie pleinement individualiste, de l’école au droit des mineurs de 1912. C’est le souci de la natalité, plus que le droit des familles qui sera en réalité à l’origine des premières lois d’assistance aux familles nombreuses nécessiteuses (1913 et suivantes).
5 C’est dans ce contexte que vont s’imposer de nouvelles institutions. L’école, bien évidemment, universaliste, civilisatrice et dominatrice, mais aussi l’assurance, seconde institution fleuron de l’État-providence. Ce sont là en effet deux formes de gestion de masse de la question sociale, par-delà les individualités et a fortiori les solidarités familiales ou de corps.
6 L’école est à n’en pas douter l’expérience la plus importante (Chauvière, 2001). Le principe de l’école n’est pas en cause. Même les mouvements catholiques les plus conservateurs, comme la Ligue patriotique des Françaises (Della Sudda, 2002) [2] défendaient au début du xxe siècle la nécessité de l’école mais, il est vrai, avec une préférence marquée pour l’école libre contre l’école publique. Ce sont plutôt les rapports entre autorité paternelle et autorité des maîtres qui font problème, s’agissant notamment de la source de cette autorité. L’école est en effet l’une des toutes premières formes de socialisation d’un service public éducatif, aux limites de la responsabilité des parents-géniteurs. Selon la conception laïque la plus radicale, la déresponsabilisation des parents est même l’une des conditions de l’égalisation théorique des chances de leurs enfants. Ce qui peut expliquer les difficultés chroniques des groupes de parents à se positionner dans l’école, n’y pouvant guère peser ni sur les programmes, ni sur la vie en classe. Le fonctionnement de l’enseignement catholique primaire en va tout autrement, du moins à l’origine. À l’échelon paroissial, tout se passe comme si les maîtres de l’enseignement privé détenaient leur mission et leur légitimité des parents, par délégation, et non de l’État, par mandat, dans le respect évidemment de l’obligation scolaire et des programmes nationaux. Cette fiction se retrouvera un demi-siècle plus tard dans le champ médico-social, s’agissant des associations de parents d’enfants inadaptés (unapei, Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés).
7 Dans le même esprit, la « notion d’intérêt de l’enfant » n’est pas associée aux enjeux de la scolarisation mais aux politiques de protection, notamment dans les orientations de la loi de 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés (Chauvière et al., 1996). Puis ce critère marquera les décrets-lois de 1935 sur l’assistance éducative et surtout en 1958 le dispositif de protection judiciaire des mineurs (aemo, action éducative en milieu ouvert). L’intérêt de l’enfant est par définition opposable à la puissance paternelle, aujourd’hui à l’autorité parentale, même si le magistrat qui en décide doit désormais s’efforcer d’associer la famille à la mesure.
Familles organisées et enjeux éducatifs
8 Au début du xxe siècle, se renforce également une intervention sociale beaucoup plus locale (paroissiale et municipale) encore et souvent philanthropique, si ce n’est caritative. S’y retrouvent la bienfaisance privée et les bureaux d’assistance, les associations à vocation sociale (après la loi de 1901) et progressivement toute une cohorte d’intervenants sociaux, dont certains vont se professionnaliser. Ce secteur reste entre les mains des cléricaux, n’étaient quelques modestes groupements laïcs et républicains qui lui servent d’appoint voire de caution. C’est dans ces conditions que certaines familles vont commencer à s’organiser (Chauvière, 2000). Mais pas n’importe lesquelles, ni n’importe comment. C’est pourquoi il faut dire ici quelques mots des relations que les catholiques entretiennent avec la question de la famille. Malgré leurs différences, traditionnalistes et sociaux sont opposés à l’œuvre civile et laïque de la Révolution française qu’ils accusent notamment d’individualisme. Tous voient naturellement dans la famille, sacramentalisée par le mariage depuis le concile de Trente (1545), la source même de toute autorité sociale, dans le prolongement naturel de la charité [4], une alternative au tout État (selon le principe thomiste de subsidiarité), et plus concrètement un argument essentiel par rapport à l’école.
9 Parmi les mouvements familiaux naissants, on trouve par exemple des associations catholiques de chefs de famille. Fondées dès octobre 1905 par quelques prêtres pour contrôler les faits et gestes des instituteurs et forcer l’école publique à respecter le « principe de neutralité » de la loi de 1882, elles deviennent rapidement un instrument diocésain de soutien et de développement de l’enseignement privé, conçu comme un droit des parents opposable à l’enseignement dit officiel et à financer selon un principe de proportionnalité des moyens. C’est l’origine de la principale fédération de parents d’élèves de l’enseignement libre catholique, mais c’est aussi l’une des matrices d’action éducative et sociale, au nom de l’enfant.
10 Un autre groupe d’acteurs est constitué par les diverses ligues de familles nombreuses et notamment la Ligue populaire des pères et mères de familles nombreuses du capitaine Simon Maire à partir de 1908. Ce développement est certainement plus « matérialiste » bien qu’également très lié au monde catholique. Il fait franchir au combat familial un pas décisif dans le sens de la revendication publique. Contre la propagande néo-malthusienne, les ligues tendent en effet à devenir de véritables « syndicats d’intérêts ». D’ailleurs pour elles, la famille est « créancière de la nation », ce qui suffit à fonder toutes sortes de revendications en matière fiscale, de logement, d’allocations, de bourses pour les enfants etc. C’est là une autre innovation et une seconde matrice qui lie les « intérêts matériels et moraux » des familles. L’unaf (Union nationale des Associations familiales) et les udaf (Unions départementales des Associations familiales) incarnent aujourd’hui très officiellement cette problématique.
11 Il faut enfin dire quelques mots d’une autre façon de faire inspirée par un prêtre atypique, l’abbé Jean Viollet. Ni groupe de pression, ni stratégie accrochée à l’école privée, ni organisation vouée à la défense matérielle exclusive des familles nombreuses, le projet est ici d’éducation et d’animation en direction des familles ouvrières ou populaires.
12 « Il fallait commencer par donner aux familles le sens de leur solidarité commune par la création d’associations familiales qui ne se contenteraient pas d’obtenir des modifications dans la législation mais qui prendraient l’initiative de créer par elles-mêmes et dans leur propre sein, avec le concours de l’État et du législateur, les œuvres de protection, de prévoyance et de solidarité familiales [5]. » La famille devient ici une petite souveraineté opposable aux différentes puissances économiques aussi bien qu’étatiques. Dans la première moitié du xxe siècle, Jean Viollet s’impose comme figure de proue de la mobilisation familiale la plus autonome, la moins politique tout en étant fort civique, auto-référencée et caractérisée d’abord par l’entraide et des services. Cette philosophie s’appuie sur des références mutualistes, mais elle ouvre aussi à l’intervention éducative et sociale. Au reste, sur ces bases familialistes, l’abbé Viollet va lui-même fonder tout un mouvement dédié à « l’assistance éducative », ouvrir plusieurs écoles de service social et même créer des centres de préparation au mariage (chrétien). C’est là une troisième matrice impliquant tout un appareillage d’institutions, de services, de professionnels, et d’expertises plus ou moins savantes.
L’essor des institutions et des professions spécialisées
13 Au milieu du xxe siècle, l’idée qu’il puisse exister des professionnels de la famille n’est pas en vogue. Dans quelques mouvements familiaux, il arrive qu’on pense formation, conseil, préparation, mais cette orientation reste faible en comparaison de la demande d’une reconnaissance politique de la famille et des familles comme acteurs à part entière. Dès lors, les professionnels ne seront longtemps que des juristes spécialisés, certains fonctionnaires des administrations concernées (État-civil et allocations familiales), parfois relayés par des travailleurs sociaux (service social ou enseignement ménager, par exemple), non sans effets normatifs sur les modes de vie. Dans ce tableau, l’École de Parents créée en 1930 par Mme Vérine fait quelque peu figure d’exception. Avant la Seconde Guerre mondiale, c’est l’une des seules interfaces relativement dégagées de l’emprise catholique qui se propose de mettre à disposition des parents les savoirs issus des sciences psychologiques, mais dans une perspective qui reste, malgré tout, plus normative qu’analytique [6].
14 L’apparition d’une politique dite de l’enfance inadaptée a une portée plus large. Elle ne se fait ni à la demande des parents, ni avec eux. Les projets rééducatifs qui aboutissent au cours des années 1940 se nourrissent plutôt d’un tableau déplorable des responsabilités familiales et de considérations sociales en matière d’ordre public, dans l’approche de la délinquance et des enfants dits en « danger moral ». L’explication qui s’impose est de type médico-social, renvoyant aux marges les expertises scolaires ou judiciaires. Ce déploiement institue en réalité une nouvelle scène éducative, là où dominait l’hégémonisme scolaire. L’éducabilité de tout enfant, même réputé perverti par de mauvaises conditions familiales de prise en charge, impose des méthodes plus psychopédagogiques et surtout adaptées à chacun, c’est-à-dire plus cliniques (Chauvière, 1987). Petit à petit, mais il faudra tout de même plusieurs décennies pour cela, les parents stigmatisés pour leurs défauts d’éducation, vont paradoxalement y retrouver sinon le rôle central du demandeur d’aide, du moins une place mieux reconnue et qu’il serait souhaitable de consolider, dans l’intérêt de l’enfant.
15 Tout autre est le mode de construction du secteur de l’enfance, qu’on dira handicapée, après 1975. Excepté quelques groupements de professionnels de l’Éducation nationale comme, par exemple l’Association pour le placement et l’aide aux jeunes handicapés (apajh), on y trouve le plus souvent des associations mobilisant des parents dont les enfants souffrent d’une difficulté motrice, d’une déficience intellectuelle ou d’invalidités de différentes origines, et qui protestent collectivement contre une offre publique insuffisante [7]. C’est donc, dès l’origine, une posture d’usager actif qui associe à la défense et à la représentation des familles et de leurs enfants en difficulté, la création et la gestion de structures de prise en charge adaptées, ainsi que le partenariat avec l’administration publique (Plans, préparation des lois de 1975 [8]…). À ce jour, nous sommes encore dans ce type de configuration caractérisé par la présence de puissants groupes d’intérêts, dont un bon nombre se réclament explicitement de la famille et des intérêts familiaux [9].
16 Dans ces conditions, outre des créations d’équipements et de services qui, à l’époque, font rarement place aux familles (sauf à en être gestionnaires elles-mêmes), un nouvel éducateur de l’enfance s’impose, à côté et en concurrence avec les parents mais aussi l’instituteur, quand bien même ce dernier est-il lui-même devenu spécialisé pour les classes de perfectionnement [10]. C’est l’éducateur spécialisé, et toute la gamme des professions éducatives (moniteur-éducateur, aide médico-pédagogique, éducateur de jeunes enfants, animateurs socio-éducatifs ou socioculturels, etc.). Un tel métier, aujourd’hui déployé dans toutes sortes d’institutions, publiques (Éducation surveillée) ou privées, voire familiales, recèle néanmoins une sorte de paradoxe. L’éducateur est normalement défini par la mission rééducative ou préventive qui lui est confiée et pourtant, il devient fréquemment un médiateur entre les parents et les institutions, par défaut d’une totale indépendance de ces familles qu’on dit alors « suivies ». Il contribue ainsi à dénoyauter le parent de la gangue familiale.
L’individualisation parentale et la société de service
17 Depuis la réforme du droit de la famille, au début des années soixante-dix, consacrant le déclin de la puissance paternelle au profit de l’autorité parentale, la responsabilisation individuelle des parents à l’égard de leurs enfants n’a plus cessé d’être affirmée. Y compris à l’endroit du parent qui refuse d’en assumer toutes les conséquences financières et sociales après séparation. La nouvelle conception du divorce porte (et est portée par) ce réarmement parental. Imposer comme nouvelle norme la coresponsabilité parentale, par-delà la rupture des liens conjugaux, fait du parent un acteur à part entière, même s’il n’est pas encore une catégorie juridique.
18 Pourtant à cette positivité du parent générique, c’est-à-dire de tout parent, il faut aujourd’hui opposer une rhétorique de la « démission parentale » qui ne cesse de s’amplifier, comme pour trouver une explication facile à médiatiser aux incivilités et autres comportements anti-sociaux des jeunes, dans le déni des implications socio-éducatives du contexte économique.
19 En réalité, derrière ces mouvements de façade, se joue une autre transformation, beaucoup plus en profondeur et d’ordre avant tout économique, qui pèse directement sur les configurations familles/institutions/professions. C’est le glissement progressif vers la société de services, jusque dans les domaines éducatifs et sociaux qui avaient été bâti hors de ces références [11]. Dans ces nouvelles conditions, les matrices historiques qui organisaient les relations des différents acteurs autour de l’enfant se déforment et certaines se transforment. Deux lignes un peu contradictoires émergent : d’une part, la logique du droit des usagers dans lequel tout naturellement les parents trouvent quelques légitimités additionnelles pour agir et, d’autre part, l’utilitarisme comme critère princeps de management des offres de service, qui porte évidemment en lui-même le risque de quelques conséquences drastiques ou de normes étrangères imposées à l’activité elle-même.
20 Ainsi en est-il de la rénovation de la loi sur les institutions sociales et médico-sociales de juin 1975, adoptée en janvier 2002, après cinq ans de concertation. Reconnaître officiellement les droits des usagers constitue indéniablement une avancée démocratique formelle, importante pour les personnes accueillies et pour ceux et celles qui les représentent, et c’est aussi une obligation éthique pour tout le secteur social. Mais cette loi ne s’adresse qu’à un usager individuel contrairement à la loi de mars 2002 sur les droits des malades qui fait place aux droits collectifs et donc aux associations.
21 En outre on peut craindre que ce mode de légitimation par l’aval ne serve à dédouaner les pouvoirs publics de leur responsabilité politique et ne soit, en réalité, que le cheval de Troie de la marchandisation à bas bruit des établissements et des services. Le client solvable n’est jamais bien loin derrière cet usager tellement valorisé ! Le secteur de l’aide à domicile pour les personnes âgées dépendantes montre la voie dans laquelle le medef voudrait bien pouvoir convertir tout le social, sauf l’extrême caritatif [12].
22 Enfin, en hésitant entre l’allégement et le renforcement de la tutelle de l’État sur les établissements et services, en ne faisant que réorganiser par la magie des schémas et des contrats les mécanismes d’ajustement entre une administration qui doute et un secteur social affaibli, on peut se demander si cette loi est taillée pour contrer le mouvement général de dépréciation et de clientélisation, ou si, au contraire, elle l’accompagne. L’arsenal évaluatif prévu par le texte, qui vise la qualité des services comme performance réalisée, concentre évidemment tous ces problèmes.
La relation éducative peut-elle devenir un produit ?
23 Ces notations soulignent tout d’abord l’intérêt de dépasser l’argument téléologique de la naturalité de l’autorité des géniteurs, a fortiori de leur droit de propriété sur l’enfant, bien qu’il fasse retour aujourd’hui dans le modèle de la relation de service. Quelle que soit la configuration examinée, le fonctionnement des légitimités éducatives autour de l’enfant-sujet montre en effet qu’il n’est pas nécessaire, au plan heuristique, d’imaginer que les parents sont les uniques premiers responsables de l’enfant, pas plus qu’il n’est utile d’opposer frontalement les parents et les professionnels, comme si les institutions pouvaient être considérées comme un cadre neutre. Toute la tradition de l’analyse institutionnelle en pédagogie comme en thérapie nous a pourtant appris à les considérer autrement [13].
24 En réalité, le système est circulaire depuis longtemps, depuis en tout cas que d’autres acteurs que les seuls parents se mêlent de l’éducation de la génération montante, avec ou sans le mandat de ceux-ci. Ce qui remonte à fort loin. Dans cette circularité, la légitimité à éduquer l’enfant qui est là, par lui-même d’abord (c’est-à-dire comme sujet) circule dans un sens autant que dans l’autre et le tiers n’y est jamais défini à l’avance. Ce peut-être aussi bien l’institution, que le professionnel, que les parents eux-mêmes, et encore faudrait-il, à cet égard, continuer de différencier le père et la mère. Ceci étant, cette circularité historique est depuis peu télescopée par les prétentions du marché à tirer quelques profits dans ces domaines protégés et à y imposer ses modes de management du produit, de son coût de production et de ses qualités intrinsèques, quand la tradition qualitative y était beaucoup plus relationnelle ou processuelle. La relation éducative peut-elle devenir une relation de service, voire un simple produit ? C’est bien difficile à croire.
25 Faut-il aller vers la co-éducation, ce qui impliquerait une pacification harmonieuse des rapports sociaux autour de l’enfant ? L’examen historique des configurations d’acteurs et leurs transformations en cours montre qu’il y a là en réalité une belle aporie, ne serait-ce que parce qu’hier comme aujourd’hui, tout enfant est destiné à échapper rapidement à ses maîtres, rendant ainsi dérisoire une partie de leurs stratégies de concurrence et de coopération à son sujet ; à moins qu’on ne veuille le conserver dans l’état d’enfance plus longtemps qu’il n’est commun, pour d’obscures raisons pas toujours vertueuses.
26 Finalement, c’est toujours celui qui est physiquement là, dans l’ici et maintenant de l’enfant, pour le meilleur comme pour le pire, qui devient son éducateur. Les clercs le savent depuis toujours (les vicaires catholiques à l’époque des patronages comme certains imams de banlieue, aujourd’hui). N’est pas éducateur celui qui organise les dispositifs d’action, qui régule les droits d’accès ou qui évalue les performances et les rend publiques ; à ce petit jeu-là qu’impose tout enfant, c’est en réalité chacun son tour, dans le désordre du quotidien. L’un des métiers impossibles disait un auteur. Heureusement les enfants grandissent, quoi qu’on fasse !
Bibliographie
- Barral, C. ; Paterson, F. ; Sticker, H.-J. ; Chauvière M. (dir.). 2000. L’institution du handicap. Le rôle des associations, Rennes, pur, p. 253-278.
- Chauvière, M. 1987. Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, Paris, Les éditions ouvrières (2e édition complétée, première édition 1980).
- Chauvière, M. 2001. « La famille, l’école et les autres. Des conflits de légitimité », Informations sociales, n° 93, p. 66-77. (Éducations : souci partagé, pratiques dispersées.)
- Chauvière, M. ; Lenoël P. ; Pierre, E. (dir.). 1996. Protéger l’enfant. Raison juridique et pratiques socio-judiciaires (xixe-xxe siècles), Rennes, pur.
- Chauvière, M. 2000. « Mobilisation familiale et intérêts familiaux », dans Chauvière Michel, Sassier Monique et al. (dir.), Les implicites de la politique familiale. Approches historiques, juridiques et politiques, Paris, Dunod, p. 75-86.
- Chauvière, M. ; Bussat, V. 2000. Famille et codification. Le périmètre du familial dans la production des normes, Paris, La Documentation française, coll. « Perspectives de la Justice ».
- Chauvière, M. ; Plaisance, E. (ed.),. 2000. L’école face aux handicaps. Éducation spécialisée ou éducation intégrative ?, Paris, Presses Universitaires de France (Collection Biennale de l’éducation et de la formation).
- Rouban, L. (dir.). 2000. Le service public en devenir, Paris, L’Harmattan, 2000.
Mots-clés éditeurs : relation de service, familles, professionnels, parents, qualité, concurrence, institutions
Date de mise en ligne : 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/ep.021.0013Notes
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Le fameux « rapt des enfants » par les institutions et les professionnels est sans aucun doute largement mythique. Pourtant le thème a beaucoup servi et il sert aujourd’hui encore à nous persuader que toute famille voudrait par essence rester maître ou propriétaire de ses enfants, contre les institutions de toutes sortes. La réalité de cette relation est certainement plus ambivalente que le laisse croire cette représentation, ne serait-ce que pour de simples raisons pragmatiques.
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[2]
M. Della Sudda, « Servir Dieu et la Patrie », La Ligue patriotique des Françaises et la Ligue des femmes françaises. Une activité politique féminine de masse avant le droit au suffrage (1902-1933), dea, ehess/ ens, inédit, 2002.
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Pour le Code civil, la famille n’est pas une personne morale.
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[4]
Parmi les références importantes, on trouve le dogme de l’Immaculée Conception (1854), le modèle de la Sainte famille de Nazareth, et surtout les enseignements de l’encyclique sociale Rerum Novarum de Léon XIII en 1891.
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[5]
J. Viollet (abbé) (1945 ?), « Souvenirs et impressions d’apostolat (1901-1945), manuscrit inédit, à paraître. Voir aussi R. Talmy (1962), Histoire du mouvement familial (1896-1939), Paris, uncaf, 2 tomes, préface du Dr Montsaingeon.
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[6]
Voir A. Ohayon (1999), « L’École des parents ou l’éducation des enfants éclairée par la psychologie et la psychanalyse », dans L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Paris, La Découverte, p. 184-189. De la même auteure, voir aussi « L’éducation des parents : histoire d’une illusion », La lettre du grape, n° 41, septembre 2000, éd. érès.
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[7]
À Lyon, c’est l’association des parents d’enfants inadaptables (alperi) ; à Carcassonne, Les Hirondelles ; à Paris, Les Papillons blancs, etc. En 1960, par fédération au sommet de multiples initiatives locales, se constitue l’union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés (unapei), qui sera reconnue d’utilité publique dès 1963.
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[8]
Voir à ce sujet P. Guyot, « Le rôle des grandes associations de personnes handicapées dans l’élaboration de la loi d’orientation de 1975 »
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Le statut et les prérogatives des mouvements familiaux sont exorbitants par rapport au droit commun. Ils sont fixés par le code de l’action sociale et des familles. Voir M. Chauvière, V. Bussat, 2000.
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[10]
M. Chauvière, D. Fablet, « L’instituteur et l’éducateur spécialisés. D’une différenciation historique à une coopération difficile », Revue française de pédagogie (numéro spécial : Situation de handicaps et institution scolaire), 134, 2001, p. 71-85.
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M. Chauvière, « Usages et significations contradictoires de la “relation de service” dans le secteur social ».
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Le patronat français affiche désormais ses intentions sans retenue, comme le prouve la note du medef du 1er juillet 2002, « Marché unique, acteurs pluriels : pour de nouvelles règles du jeu ». On y découvre notamment trois principes visant directement l’action sociale : « Principe n° 3 : Intégrer le secteur social dans le secteur marchand » ; « Principe 4 : Solvabiliser la demande en matière d’action sociale plutôt que de subventionner l’offre » ; « Principe 5 : Donner au secteur caritatif les moyens de son développement ». On ne peut être plus clair !
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Voir notamment à ce sujet, R. Lourau (1970). L’analyse institutionnelle, Paris, Minuit (rééd : 1976 et 1981).