1 Dans le cadre des consultations en pédopsychiatrie, il est fréquent de rencontrer, malgré l’importance de leurs difficultés, des enfants qui ne ressentent aucune motivation pour comprendre ce qui se passe en eux par un quelconque travail de remémoration, voire de reconstruction, d’un passé plus ou moins fraîchement refoulé. Ils se sentent davantage concernés par les situations actuelles, les expériences pénibles tels les peurs, les frustrations, les échecs, auxquels ils se trouvent confrontés. Face à ces souffrances, les enfants ont le plus souvent tendance à mettre en place des défenses de caractère, et trouvent dans le comportement un moyen de réguler, tant bien que mal, leur économie libidinale.
2 Quand ces mécanismes sont assez bien intégrés au moi, ils ne sont pas ressentis comme étrangers, et la souffrance est tenue pour venir du dehors : c’est une des raisons pour lesquelles l’approche psychothérapique individuelle est si souvent difficile, d’autant plus que, dans ce cas, l’adulte est mis à distance et souvent réduit à sa fonction surmoïque.
3 Confrontés à ce fonctionnement, nous avons constaté que ces enfants apparaissent moins défendus en groupe, les autres enfants étant investis sur un mode narcissique, constitutif d’un véritable moi auxiliaire. En l’occurrence, ils acceptent plus facilement de la part de leurs pairs, des commentaires sur leur façon d’être, et ce qui, en d’autres lieux, serait intolérable devient ici acceptable. Il est frappant de constater, surtout à l’âge de la latence, une curiosité, un intérêt manifeste pour ce qui se passe chez les autres. C’est une des raisons pour lesquelles, il devient opérant d’amener les enfants à s’intéresser au fonctionnement interne du groupe. Chaque participant y renvoie aux autres, par un effet de miroir, l’image de sa façon d’être, ce qui le conduit en retour, par le jeu des identifications, à s’interroger sur ses manifestations latentes et, par ce biais, dans un second temps, sur son propre fonctionnement psychique.
4 Cette expérience interpersonnelle, tout en mobilisant de l’anxiété qui, jusqu’alors, avait été évitée par la mise en acte et l’inhibition intellectuelle, permet aussi de l’atténuer en montrant que les mêmes difficultés existent chez les autres enfants, ce qui a pour conséquence de diminuer la culpabilité due aux contraintes du surmoi. Elle aide ainsi à remettre en question les systèmes défensifs habituels, puisque l’étayage narcissique rendra cette déstabilisation moins dangereuse.
5 Ce cadre offre, par ailleurs, la possibilité d’analyser des effets de la rencontre d’un adulte et d’un groupe d’enfants.
Le groupe psychothérapique à l’âge de la latence
6 La dynamique psychique, à cette période, s’appuie principalement sur deux mouvements qui consistent, l’un à maintenir refoulés les désirs oedipiens, l’autre à opérer une restauration narcissique. Il s’effectue alors un retrait de la libido objectale au profit de la libido narcissique. Cela explique les difficultés rencontrées à cet âge en psychothérapie individuelle, puisque l’enfant va se défendre de cette démarche de l’adulte qu’il ressent comme intrusive, séductrice ou persécutive : il va mobiliser toute son énergie pour neutraliser son thérapeute par des jeux ou des dessins stéréotypés, des exercices scolaires, etc. En revanche, le groupe offre la possibilité de défenses dynamiques en ne mobilisant pas d’emblée la problématique œdipienne. Et, lorsqu’il est investi comme objet libidinal, en proposant de nouvelles représentations, il devient un lieu de restauration narcissique. Ce mouvement va faciliter la mise en place de nouveaux contre-investissements, tels que les apprentissages. En effet, les difficultés scolaires sont bien souvent le motif de consultation à cette époque de la vie de l’enfant, où l’inhibition représente la symptomatologie « névrotique » par excellence, qu’elle se traduise par des difficultés intellectuelles, ou par une carence fantasmatique.
7 Le psychothérapeute va aider les enfants à transformer la crainte, face à une situation nouvelle, en plaisir de la découverte. Dans ses interventions, il ramène tout le matériel à l’ici-et-maintenant de la situation groupale, tout en invitant à partager son désir de comprendre cette expérience commune. L’absence d’intervention au niveau individuel, visant l’abord direct des conflits de l’enfant, lui épargne ainsi une remise en question trop radicale. Le fait de renvoyer au groupe, sous forme de sollicitations, voire de questions, oriente les enfants vers une tâche commune et suscite le travail associatif.
8 L’adulte, au-delà de sa fonction surmoïque, est investi par certains sur un mode contraphobique, tandis que pour d’autres il l’est en tant que bon objet, détenteur des qualités dont le moi de chacun se sent privé. C’est l’amorce d’un transfert narcissique idéalisant, mobilisant les objets internes tout-puissants que sont les imagos parentales idéalisées. Cela est d’autant plus net que le thérapeute, en exposant le protocole, se désigne comme support d’une imago phallique énonciatrice des limites, et garant de la loi.
La rencontre identificatoire
9 Ainsi, au cours de la troisième séance d’un groupe d’enfants de 8 à 10 ans, jusque-là assez silencieux, le psychothérapeute les engage à essayer de comprendre ensemble ce qui ce passe. Après un long silence, un des enfants parle des vacances : l’échange s’oriente alors sur les voyages à l’étranger et la difficulté de communiquer avec des gens qui ne parlent pas la même langue. Il leur est fait la remarque que c’est peut-être comme ici. Ivan, faisant référence aux entretiens individuels qui ont précédé le début du groupe, pense qu’il est plus facile de parler quand on est deux : les idées viennent plus facilement ! Nathalie, de son côté, note que ce n’est pas facile avec les grandes personnes. Son institutrice demande un travail en groupe, mais la punit parce qu’elle parle avec sa voisine. Après un court silence, Ivan : « Je pense qu’on se parle plus facilement quand on se connaît bien ! » Le thérapeute : « Et pour se connaître ? » Christelle : « Il faut se parler. »
10 Eric, s’adressant à l’adulte : « Vous avez dit qu’entre nous, on peut se dire des secrets, mais parmi nous quelqu’un peut en parler à ses parents et ceux-ci peuvent alors en parler à leurs amis. » Nouveau silence. Nathalie : « Pour me retrouver avec mes voisines, on a fait un trou dans le grillage : mon père m’a punie en me disant que ça m’apprendrait à réfléchir avant de faire des bêtises. » Tous restent perplexes, le thérapeute tente une remarque : « Ici, on pourrait avoir peur de dire des bêtises, et craindre que je me fâche comme un papa sévère. » Ivan : « Je ne pense pas que vous soyez méchant. Je vous fais confiance. Mais il y a des gens dont je me méfie. À l’école, je faisais confiance et je me suis fait attaquer, heureusement que mon père m’a appris à me défendre. » Un peu plus tard, il est émis l’idée que, quand les enfants se connaîtront mieux, il pourrait y avoir non seulement des disputes mais aussi de la bagarre. Le thérapeute suggère alors que ce sont peut-être des idées pareilles qui empêchent de se parler librement. Ivan s’écrie : « Je pense que vous n’encouragerez pas la bagarre, que vous êtes plutôt là pour essayer de rassembler les morceaux, pour faire que le groupe s’entende bien, parce que s’il y a de la bagarre toutes les cinq minutes, c’est pas la peine qu’il y ait un groupe ! »
11 Cette séquence est suffisamment claire et pourrait se passer de commentaires, tout y est dit des inquiétudes mobilisées par la situation groupale, un seul recours, idéalisé, le thérapeute. L’adulte dangereux est ailleurs. Les interventions orientent donc les enfants vers un fonctionnement collectif, récusant en quelque sorte ce qui serait de l’ordre d’un travail personnalisé. Cette attitude a pour effet d’atténuer, de mettre à distance ce qui serait de l’ordre d’un transfert érotique.
12 Cependant, l’absence de réponse individuelle est ressentie comme frustrante par les enfants. Le psychothérapeute ne va pas répondre aux espérances mises en lui : il semble refuser de partager la toute-puissance dont il est investi, avec chacun des enfants, comme s’il laissait entrevoir l’espoir qu’il pourrait la partager avec tous.
13 Ainsi voyons-nous progressivement apparaître chez les enfants un fantasme commun : il existerait un groupe imaginaire, différent de la juxtaposition des individus, que seul le psychothérapeute aurait le pouvoir de mettre en place. Mais, devant l’attitude de cet adulte qui n’occupe pas la traditionnelle position surmoïque que les enfants prêtent aux grandes personnes, nous voyons progressivement nos petits patients tenter de prendre en charge eux-mêmes l’organisation du groupe. Le fantasme d’un groupe organisé dans un cadre stable est fréquemment exprimé : tous les enfants dans une voiture, sur un bateau, etc.
14 Ce fantasme suscite en fait beaucoup d’inquiétude, comme si les enfants, au fur et à mesure qu’ils investissent positivement le groupe, réalisaient qu’il n’est pas possible de fonctionner avec cet adulte perçu maintenant comme séducteur et dangereux. L’idéalisation du psychothérapeute laisse progressivement la place à un transfert négatif plus objectalisé et, à l’inverse, le groupe ressenti comme lieu d’étayage devient le moyen pour les enfants de se protéger de l’adulte.
15 Cependant, les enfants vont éprouver cette mise à distance comme une menace : l’exclusion du psychothérapeute pourrait signifier la mort du groupe. Cela va susciter de la culpabilité mais aussi des fantasmes d’abandon.
16 Très vite, en fait, va se poser le problème de la réunification du groupe. Cela va être facilité par le ressenti du thérapeute. En effet, c’est peut-être parce qu’il est mis en situation d’éprouver à son tour ce sentiment d’impuissance propre à l’enfant confronté à l’adulte, qu’il cesse progressivement d’être perçu comme dangereux. Sa fonction surmoïque étant comme mise entre parenthèses, la possibilité d’un rapprochement devient envisageable.
17 Nous voyons ici l’importance, pour le psychothérapeute, de l’élaboration de son contre-transfert. En effet, sa capacité à s’identifier aux enfants est ainsi particulièrement interpellée. C’est là que nous pouvons parler d’une véritable rencontre identificatoire. Ce mouvement, pensons-nous, sollicite chez les enfants un transfert apparemment désexualisé du fait de ses composantes narcissiques, que nous pourrons désigner comme un transfert de type fraternel. Il est bien évident qu’à ce moment, le risque, de la part de l’adulte, serait qu’il adopte une attitude ludique, régressive, qu’il « fasse l’enfant », comme pour hâter son intégration. Il est important, ici plus qu’ailleurs, qu’il sache rester le garant du cadre et qu’il se maintienne à cette place bien particulière qui consiste à être tout à la fois dans le groupe et hors du groupe, comme celui qui peut faire des liens et donner sens.
18 Cela est d’autant plus important que nous voyons, pour célébrer l’unité enfin trouvée, se développer un moment de jubilation élationnelle que nous apparentons à ce que Didier Anzieu a nommé « l’illusion groupale » (1971). Cet état, que nous pouvons considérer comme un moyen de lutte collective contre l’angoisse de castration et la dépression, permet par ailleurs l’investissement du groupe en tant qu’objet porteur de gratifications narcissiques, détenteur de la toute-puissance enfin retrouvée.
19 Cette fois, nous pouvons parler de transfert sur le groupe, fantasmé comme une mère généreuse omnipotente, qui va donner à tous, de façon égale. Les thèmes qui sont abordés mettent en évidence que les fantasmes d’indifférenciation, niant à la fois la différence des générations et la différence des sexes, sont prévalants. Cette phase est essentielle car elle va donner au psychothérapeute l’occasion de favoriser l’élaboration de cette fantasmatique, grâce au travail interprétatif.
L’adulte reconnu dans sa fonction paternelle
20 L’exemple clinique suivant illustre de façon exceptionnelle le passage du thérapeute par des positions successives qui lui permettent en fin de compte d’être reconnu dans sa fonction paternelle différenciatrice. Bien entendu, ces différents mouvements se déroulent habituellement d’une manière moins linéaire et sur une bien plus longue durée.
21 Depuis des semaines, les enfants ont adopté un mode de fonctionnement particulier. Les garçons sont d’un côté, les filles de l’autre. Les garçons s’agitent, organisent des compétitions et occupent l’espace, les filles se parlent à voix basse, assises contre un mur. Les séances ressemblent plus à une cour de récréation qu’à un groupe thérapeutique. Le thérapeute se trouve en retrait, se limitant à un rôle d’observateur attentif, mais non impliqué dans le fonctionnement groupal. Malgré ce déroulement particulier, les séances sont investies très positivement. Les enfants ne manquent pratiquement pas. Les parents, de leur côté, se montrent satisfaits de leur évolution. Pour le thérapeute, la situation semble bloquée. Il se ressent comme inutile, exclu du groupe des enfants, et curieusement, il se souvient combien, petit, il se sentait triste et abandonné quand les adultes lui disaient : « Ce n’est pas pour les enfants ! » Il en est là de ses pensées, quand les enfants lui proposent de participer au jeu de l’alphabet, assis en rond, chacun devant citer une lettre. Une place est faite dans le cercle et, cette fois, il « joue le jeu ». Celui-ci s’interrompt rapidement, et les garçons en viennent à se porter sur les épaules, et se laissent tomber sur ses genoux. Tous rient beaucoup. À la fin de la séance, ils affichent à son égard une grande familiarité, le tutoient, lui tapent sur le ventre, lui tordent les doigts en le saluant. Cette fois il n’y a plus de distance. Il a alors l’impression de perdre son statut d’adulte. Un instant, il craint d’être débordé par le groupe, mais tout compte fait, la situation n’est pas désagréable, l’enfant qui est en lui s’y retrouve. Surtout, quelque chose a bougé : les échanges sont redevenus possibles.
22 À la séance suivante, filles et garçons communiquent et parlent dans la plus parfaite indifférenciation.
23 Le thérapeute est à nouveau sollicité. L’excitation gagnant de plus en plus, il leur propose, sur un mode ludique, de réfléchir à une idée qu’il vient d’avoir. Contrairement à ce qui se passait jusqu’ici dans ce groupe, les enfants, très intéressés, viennent s’asseoir autour de lui. Il leur propose alors, comme s’il allait partager un secret avec eux, l’idée que de faire de l’adulte un copain est le moyen d’imaginer que tout le monde a le même âge, et qu’il n’y a donc aucune différence entre enfant et adulte. Les enfants protestent en affirmant qu’ils savent bien qu’il y a une différence. Le thérapeute acquiesce, mais il suggère que parfois on sait, mais qu’on peut faire comme si on ne savait pas. Ce serait là un moyen de chasser les idées désagréables et difficilement supportables, comme celle d’être plus petit et plus faible qu’un adulte, ou bien de ne pouvoir se marier et avoir des enfants car on est trop jeune. C’est aussi pour cela qu’on aimerait parfois penser que filles et garçons, c’est la même chose. Cette fois, chacun se sent concerné, la discussion s’instaure à un autre niveau, plusieurs enfants vont évoquer leurs parents, et en particulier leur père, ses capacités, et les prouesses dont il est capable.
24 Il est essentiel de pointer aux enfants que ce temps d’illusion collective a bien pour but d’annuler la différence des générations et, par là, de nier leur impuissance infantile. Ce type d’approche conduit ainsi à l’élaboration collective de l’angoisse de castration. La sexualité est abordée sur un autre mode, comme si le renoncement à la toute-puissance infantile rendait acceptable la puissance du thérapeute. Pour exemple : au cours d’un échange sur les relations avec les filles, Boris remarque qu’ils sont trop jeunes pour parler mariage, et Damien sur-enchérit, en notant que leur zizi est trop petit et qu’il faudra attendre dix-huit ans pour en reparler !
25 Ainsi, par le biais du travail interprétatif, et par un mouvement de désexualisation du surmoi, le psychothérapeute retrouve sa place, il cesse d’être perçu comme dangereux et peut être reconnu comme bienveillant et protecteur. De son côté, le groupe, en tant que bon objet contenant, devient lui aussi le lieu d’une aide possible.
Être un adulte différenciateur
26 Nous avons montré, dans ses grandes lignes, l’évolution de la place de l’adulte en fonction des différents moments de la vie du groupe. Partant d’une position surmoïque, où il est l’énonciateur de la loi mais aussi le rassembleur idéalisé, détenteur de la toute-puissance projetée, il peut, par l’élaboration de la phase d’illusion groupale où les différences sont niées, montrer la différence, tout en faisant partie du groupe. Cela permet de garder, malgré tout, cette fonction différenciatrice, en restant un adulte ayant la capacité de s’identifier à des enfants. Etre le père tout en se laissant happer, en se donnant à prendre sans perdre sa fonction et se laisser détrôner. Être un adulte différenciateur, c’est à la fois être capable de faire référence à l’enfant qui est en soi, pouvoir être un des membres du groupe, et rester le psychothérapeute, suffisamment à distance pour être celui qui peut donner sens.
Bibliographie
Bibliographie
- Privat, P. ; Chapellier, J.-B. 1987. « De la constitution d’un espace thérapeutique groupal », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 7-8, p. 7-28.