1 Comment aider un élève aux prises avec un « blocage » en mathématiques ?
2 Faut-il lui proposer une série d’exercices bâtis sur le même modèle ? Répéter les explications qu’il n’a pas saisies ? Souvent, le remède sera pire que le mal : l’élève, toujours en difficulté, se dégoûtera un peu plus de cette discipline. Tenter de « remplir » un élève des connaissances qui lui manquent revient à nier le caractère subjectif de son problème.
3 Un travail en profondeur apparaît plus judicieux, mais aussi plus difficile à mener : il s’agit de faire des mathématiques, non d’entreprendre une psychothérapie. Le jeu prend ici toute son importance.
4 Car c’est précisément son absence qui caractérise le « blocage » : celui-ci signe une paralysie, un défaut d’articulation entre un concept mathématique et la pensée du sujet. L’élève ne s’autorise pas à observer la notion travaillée, à se l’approprier, à la tourner et la retourner à son gré – à jouer avec elle. Il s’y agrippe, ne prend aucune distance : il ne laisse pas de jeu.
5 Ainsi, jouer permet parfois d’assouplir l’articulation bloquée, impliquant profondément le sujet dans sa propre démarche, sans pour autant le contraindre à s’analyser, ou à s’exposer plus qu’il ne le souhaite.
6 Je reçois Déborah, 12 ans, dans le cadre d’un travail individuel portant sur ses difficultés en mathématiques. Lorsque je lui demande de définir des angles « adjacents », elle s’empresse de tracer un dessin : deux angles, qui, effectivement, ont un côté commun et le même sommet. Le côté du premier angle est horizontal, les autres montent au-dessus de cette ligne. Le sommet commun se trouve à gauche. Les deux angles sont en outre à peu près égaux.
7 « C’est ça ! », annonce-t-elle en désignant la page de son cahier.
8 Je demande des explications : je souhaiterais savoir précisément ce que Déborah place sous cette dénomination d’« angles adjacents ». Deux angles sont-ils adjacents pour elle dès qu’ils ont un côté commun et le même sommet, ainsi que le veut la définition ? Ou considère-t-elle comme indispensables d’autres particularités de son dessin (sommet placé à gauche, angles égaux en mesure, etc.) À moins qu’elle ne soit beaucoup moins exigeante, et se contente d’un sommet commun ? Les variations sont infinies, et l’imagination des élèves assez fructueuse pour inventer une multitude de notions fausses ou s’imposer des contraintes qui frisent la superstition.
9 « Quoi, ça ? Qu’est-ce qui fait que ces deux angles sont adjacents ? »
10 – Ben, ils sont comme ça. »
11 – Mais comment, comme ça ? »
12 Nous tournons en rond. Déborah établit une équivalence stricte entre son dessin, les gestes de la construction, et la notion d’angles adjacents. Elle ne comprend pas ce que j’attends d’elle.
13 Je souhaite aider Déborah à sortir de son dessin, à s’en éloigner, pour établir les principes généraux de la définition que nous travaillons. Mais comment lui permettre de concevoir une parole d’explication qui ne soit pas trop rivée au support visuel – une parole qui puisse s’en abstraire ?
14 Je pourrais fournir moi-même l’explication attendue : ce serait si simple. Une définition bien claire, ponctuée de « Tu comprends ? », « Tu as compris, c’est sûr ? », « C’est bien clair ? », questions lâches auxquelles l’élève répond invariablement, sur des tons diversement convaincus : « Oui, oui », soit par lassitude, soit parce qu’il pense sincèrement avoir compris, tant l’exposé a l’air simple, cohérent. Mais cette démarche produit généralement des effets illusoires, bien vite effacés.
15 Il faudrait que Déborah s’implique, se demande réellement ce qu’elle est en train de faire. Si je prolonge mes questions, je vais l’ennuyer irréversiblement, et elle ne voudra plus entendre parler du moindre angle. De plus, je risque, moi aussi, de me lasser, ce qui me mettra dans l’incapacité de travailler. Je choisis de changer de registre. Puisqu’un travail conventionnel ne porte aucun fruit, je vais sortir des sentiers battus.
16 Déborah n’est que peu inspirée par les angles adjacents, et mes tentatives pour obtenir des explications sur ce thème restent vaines. En revanche, elle bavarde fréquemment en classe et passe de longues heures au téléphone avec ses amies.
17 Qu’à cela ne tienne. Je me saisis d’un crayon qui traîne sur le bureau, et, prenant le rôle de la camarade de classe qui a manqué le cours, je le place sur mon oreille comme si je tenais un combiné téléphonique : « Allô, Déborah ? Peux-tu m’expliquer ce que ça veut dire des “angles adjacents” ? »
18 Je m’amuse de l’étonnement de Déborah, qui a l’air plutôt content. Elle croyait devoir passer encore une demi-heure laborieuse à s’acharner sur une obscure définition, qu’elle n’imaginait d’ailleurs pas comprendre davantage après nos efforts. Et voilà que je mets fin au supplice : je commence à jouer avec elle.
19 Passé le premier moment de surprise, Déborah se pique au jeu. Elle prend elle aussi un combiné téléphonique (un feutre), qu’elle applique sur son oreille pour me répondre, et commence à me fournir quelques explications encore vagues. Cependant, assez rapidement, elle tente de nouveau de remplacer la parole par l’exhibition de son dessin : « Il suffit de tracer un trait comme ça… »
20 Mais cette explication qui, formellement, est la même qu’au début prend cette fois une portée bien différente. En me montrant ses gestes et son dessin, Déborah n’est plus l’élève en difficulté, qui ne comprend pas mes instructions et essaie en vain de répondre convenablement, sentant à chaque tentative échouée tout le poids de ce qu’elle appelle sa « nullité ». Cette fois, elle est une adolescente qui joue. Elle a compris les règles du jeu que je propose (beaucoup mieux et bien plus agréablement que lorsqu’il s’agissait d’instructions pour un travail mathématique classique) : puisque je suis au téléphone, je ne peux rien voir de ce qu’elle me montre, ni son dessin ni ses gestes. Lorsqu’elle persiste à me montrer, Déborah ne donne pas une mauvaise réponse d’élève en échec : elle triche, teste les limites du jeu. Son refus d’expliquer n’est plus du registre du « pas compris », mais d’une opposition vivante et drôle. Elle me joue un bon tour !
21 Gardant mon « téléphone » à l’oreille, je ne désarme pas, et lui tourne ostensiblement le dos : « Ah, ce n’est vraiment pas de chance, mais mon visiophone est en panne. Je ne vois rien de ce que tu fais, et je ne comprends toujours pas. Alors je fais comment, moi, pour tracer des angles adjacents ? »
22 Je ne suis pas une très bonne élève, et je ne saisis rien à demi-mot. Lorsqu’il y a une ambiguïté dans les explications de Déborah, je comprends de travers. Bientôt, guidée et amusée par mes questions naïves, me rabrouant à l’occasion, à la façon d’un enseignant agacé par un mauvais élève, elle formule une définition parfaitement claire. Déborah cesse alors d’elle-même le jeu, et manifeste un soulagement évident. Elle sent que, cette fois, elle a vraiment compris ce que sont des angles adjacents.
23 Que s’est-il passé ? Le jeu recèle des richesses innombrables, qu’il est impossible de répertorier avec précision. Peut-être Déborah a-t-elle pu reconnaître ses propres inhibitions en me voyant les jouer, et ainsi les dépasser ? Peut-être s’est-elle plu à tenir le rôle du professeur intolérant, réglant ainsi quelques comptes au passage ? Peut-être les règles du jeu lui ont-elles permis de mettre en scène une situation plus proche de ses questionnements actuels, notamment en jouant sur les interdits, les limites ? Peut-être aussi, simplement, ce nouveau mode de relation entre nous, notre amusement commun, notre rire lui ont-il donné l’envie de s’impliquer dans notre réflexion, d’y être présente, active, vivante.
Mots-clés éditeurs : ématiques, édiation, édagogie, « blocage » scolaire, abstraction
Date de mise en ligne : 01/10/2005.
https://doi.org/10.3917/ep.015.0083