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Article de revue

L’erreur et la vie : Foucault lecteur de Canguilhem

Commentaire d’un texte donné au baccalauréat scientifique 2017

Pages 21 à 43

Notes

  • [1]
    On the Normal and the Pathological, Boston, D. Reidel, 1978, p. IX-XX, with an introduction by Michel Foucault. Pour la version française : « Introduction par Michel Foucault » in M. Foucault, Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 429-442.
  • [2]
    Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1988.
  • [3]
    Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx » in Nietzsche. Cahiers de Royaumont, t. VI, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 183-2000.
  • [4]
    Entendons par explication l’activité de clarification du sens et de la démarche argumentative, et par commentaire l’ajout d’une mise en perspective historique, doctrinale et éventuellement critique du texte.
  • [5]
    M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 441.
  • [6]
    Foucault, « La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1595.
  • [7]
    Dans une version un peu remaniée de sa préface, Foucault écrit qu’« il y a dans la connaissance de la vie des phénomènes qui la tiennent à distance de toute la connaissance qui peut se référer aux domaines physico-chimique ; c’est qu’elle n’a pu trouver le principe de son développement que dans l’interrogation sur les phénomènes pathologiques » (« La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 1591).
  • [8]
    C’est aussi, au-delà de Bichat, ce qui ressort de la théorie physiologique de Claude Bernard et de Walter Cannon. Ce dernier, que Canguilhem cite dans Le Normal et le pathologique, a forgé le terme « homéostasie ».
  • [9]
    Le problème « de la spécificité de la maladie et du seuil qu’elle marque parmi tous les êtres naturels », écrit Foucault, « ne veut pas dire que le vitalisme soit vrai, lui qui a fait circuler tant d’images et perpétué tant de mythes. » (Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1592). Mais c’est en tout cas un bon « indicateur théorique des problèmes à résoudre », et un « indicateur critique des réductions à éviter » (id.).
  • [10]
    Sur cette distinction, voir M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 145-172.
  • [11]
    Que la régionalisation de l’ontologie scientifique mette en pièce le mono-déterminisme de Pierre-Simon Laplace, c’est un point entériné par Foucault, que Bachelard avait établi notamment dans L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 216 sq.
  • [12]
    Foucault insiste sur cet aspect endogène, mais cette erreur biologique existe à d’autres niveaux : cytologique, si l’on songe aux erreurs de fonctionnement du « crossing-over » des chromosomes, ou encore écosystémique, lorsque les modifications apparaissent par épigénèse sous la pesée de facteurs physiques ou chimiques. Sur ces questions, on peut se reporter à P. Kourilsky, Les Artisans de l’hérédité, Paris, Odile Jacob, 1987.
  • [13]
    « Comme le dit A. Lwoff, létale ou non, une mutation génétique n’est pour le physicien ni plus ni moins que la substitution d’une base nucléique à une autre. Mais, dans cette différence, le biologiste, lui, reconnaît la marque de son propre objet. […]. Le biologiste a à saisir ce qui fait de la vie un objet spécifique de connaissance et par là même ce qui fait qu’il y a, au sein des vivants, et parce qu’ils sont vivants, des êtres susceptibles de connaître en fin de compte la vie elle-même. » (« La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1592).
  • [14]
    Pour une contestation intéressante de ce point, on peut lire par exemple les travaux de D’Arcy Wentworth Thomson. Outre Forme et croissance (Paris, Seuil, 2009), on peut se reporter à son article : « Some Difficulies of Darwinism », Nature, 50, 1994.
  • [15]
    Foucault, « Introduction par Michel Foucault », Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 433.
  • [16]
    Foucault le rappelle : Canguilhem, « lui-même si “rationaliste”, est un philosophe de l’erreur ; je veux dire que c’est à partir de l’erreur qu’il pose les problèmes philosophiques, disons plus exactement le problème de la vérité et de la vie. » (Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1594).
  • [17]
    Cela n’est certes pas si évident qu’il y paraît, surtout si l’on songe aux confusions suscitées par un autre sujet de baccalauréat, il y a quelques années : « la vérité a-t-elle une histoire ? ». L’un des enjeux consistait, pour les candidats, à distinguer l’idéal de vérité absolue du concept relatif de vérité.
  • [18]
    Voir sur ce point le chapitre intitulé « Un nouveau concept en pathologie : l’erreur » dans les Nouveaux essais sur le normal et le pathologique (intégrés à Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966), où Canguilhem explique que l’erreur biochimique héréditaire n’est plus une simple métaphore, mais a acquis « la solidité d’une analogie » (p. 208). « La tentation serait assez forte de dénoncer ici une confusion entre la pensée et la nature, de se récrier qu’on prête à la nature les démarches de la pensée, que l’erreur est le propre du jugement […]. Mais on ne doit pas oublier que la théorie de l’information ne se divise pas, et qu’elle concerne aussi bien la connaissance elle-même que ses objets, la matière ou la vie. En ce sens, connaître, c’est s’informer, apprendre à déchiffrer ou à décoder. Il n’y a donc pas de différence entre l’erreur de la vie et l’erreur de la pensée, entre l’erreur de l’information informante et l’erreur de l’information informée » (Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 209).
  • [19]
    Voir déjà ce qu’écrivait et disait par exemple Antonin Artaud dans Les Malades et les médecins, et en particulier la formule d’Aliénation et magie noire : « Je dis que la folie est un coup monté / et que sans la médecine elle n’aurait pas existé ». Après tout, on trouve encore aujourd’hui des médecins pour nous expliquer que l’homosexualité ou le fétichisme sont des « pathologies » ou des « perversions » (ce sont d’ailleurs des considérations qui sont inscrites dans l’ADN de la sexologie de Krafft-Ebing).
  • [20]
    Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 205.
  • [21]
    C’est ce qui fait dire à Nietzsche que toute volonté de vérité est une volonté de puissance qui s’orne des apparats de la dialectique et de la démonstration pour mieux s’imposer comme telle. Platon est ainsi tout comme Socrate, suggère malicieusement Nietzsche, un sophiste qui a réussi – sophiste d’autant plus fourbe qu’il ne s’assumait pas comme tel.
  • [22]
    Le Normal et la pathologique, op. cit., p. 110. Sur l’errance vitale et sociale chez Canguilhem, cf. G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, p. 89-98, qui fait le parallèle entre Foucault et Canguilhem, en montrant aussi ce qui les distingue.
  • [23]
    Voir sur ce point Canguilhem, « Le concept et la vie » in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1969, p. 364.
  • [24]
    Foucault, « La vie : l’expérience et la science », art. cité, p. 1593. Cette déclaration est importante, car si l’on veut s’appuyer sur l’exemple de la trisomie, par exemple, pour éclairer le propos de Foucault, c’est au prix d’un contresens sur la portée de son analyse, le risque étant de reconduire, moyennant cet exemple, la charge pathologique et sociologique normative qu’il charrie avec lui.
  • [25]
    Voir Patrick Tort (dir.), Misère de la sociobiologie, Paris, PUF, 1985.
  • [26]
    On trouvera le texte dans les Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit. Dans « La vie : l’expérience et la science », Foucault rappelle ainsi que, chez Canguilhem, le concept est « l’un des modes de cette information que tout vivant prélève sur son milieu et par laquelle inversement il structure son milieu » (art. cité, p. 1593).
  • [27]
    Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral in Œuvres philosophiques complètes, t. I, vol. 2, Paris, Gallimard, 1977, p. 277.
  • [28]
    Nietzsche, Ibid., p. 278.
  • [29]
    Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 441 et 1594.
  • [30]
    Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, op. cit., p. 278-279.
  • [31]
    « La vie : l’expérience et la science », art. cit., p. 1593. Bergson en conviendrait, de toute manière, même s’il est vrai qu’il a eu tendance à durcir l’opposition entre les concepts rigides de l’entendement scientifique et ce qu’il appelle assez tardivement des « concepts fluides » produits par les artistes du langage et les (bons) philosophes.
  • [32]
    Qu’on nous permette de renvoyer le lecteur, sur ce point, au travail de Jean-Claude Pariente, Le Langage et l’individuel, Paris, Armand Colin, 1973. Voir en particulier le premier chapitre.
  • [33]
    Dans la seconde version de ce texte, celle de 1985 refondue pour un numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Canguilhem, Foucault supprime « destiné finalement à » (Dits et écrits, t. II, p. 1593).
  • [34]
    C’est encore un aspect qui n’avait pas échappé à Nietzsche. Voir Par-delà bien et mal, § 22 et surtout Crépuscule des idoles, « La morale comme contre-nature », § 5.
  • [35]
    Que l’adaptation soit elle-même une catégorie normative et non descriptive est certes une évidence, mais qui mérite d’être rappelée, à l’heure où Barbara Stiegler vient d’en proposer une généalogie politique remarquable dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.
  • [36]
    Cité par G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, op. cit., p. 95, note 2.
  • [37]
    Fragments posthumes, fin 1870, 6 [3] (in Œuvres philosophiques complètes, t. I, vol. 1, op. cit., p. 254). Le philosophe quant à lui semble tenir à la fois du scientifique et de l’artiste, dans la mesure où il produit un jugement unique sur l’existence en ayant sous les yeux « tous les voiles et toutes les illusions de l’art » (Fragments posthumes, hiver 1872-1873, 19 [5] in Œuvres philosophiques complètes, t. II, vol. 1, op. cit., p. 174).
  • [38]
    Nietzsche, Généalogie de la morale, II, § 12, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF, 2002, p. 88-89.
  • [39]
    Voir Foucault, Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 441 et 1594.
  • [40]
    Voir pour plus de détail, l’article de Barbara Stiegler, « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne » in B. Binoche et A. Sorosina (dir.), Les Historicités de Nietzsche, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 197-217.

1Au baccalauréat scientifique 2017, le texte donné aux candidats était un extrait de l’introduction de Michel Foucault à la traduction anglaise du livre de Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique[1]. Le présent article a pour ambition de mettre en évidence les enjeux et la portée de ce texte pour montrer que Foucault tient un propos à la fois profond et substantiel. Comme il l’avait lui-même écrit dans un texte célèbre de la préface à Naissance de la clinique, la vocation du commentaire est de déplier un sens enroulé dans la sémantique parcheminée du texte, et partant de faire venir à la lumière les replis et les non-dits, de donner surrection aux invaginations du sens. S’il est acquis que le travail de l’explication – qui rejoint en ce sens le concept foucaldien de commentaire – réside au moins en partie dans ce travail d’élucidation, de clarification, et pour ainsi dire de « défrisage », alors le texte de Foucault est tout à fait indiqué comme lieu privilégié pour cet exercice. Derrière ses dehors baroques qui dérogent à l’esthétique classique de l’argumentation, il serait erroné de ne voir de la part de son auteur qu’une désinvolture posturale. Bien plutôt s’agit-il, nous semble-t-il, d’un parti pris d’écriture qui conçoit le propos philosophique comme une forme de mise en pli, comme dans la conception philosophique du baroque que défend Deleuze dans son étude sur Leibniz [2]. Cette réplétion du sens permet de dire en quelques phrases des choses que d’autres – comme y prétendaient les aphorismes de Nietzsche – ne disent parfois pas même en un livre. Compacité n’est pas opacité : le propos qui suit n’a d’autre prétention que de faire apparaître la structure argumentative, les présupposés, les implicites et les implications de la thèse de Foucault – vérifiant la thèse qu’il avançait déjà dans « Nietzsche, Freud, Marx [3] », selon laquelle nous ne faisons jamais, philosophes, professeurs ou historiens de la philosophie, que de commenter des commentaires, parce que le logos est sans origine autre qu’un logos portant lui-même irréductiblement sur un autre logos.

2Voici donc le texte de Foucault dans le découpage qui était le sien lors de l’épreuve du baccalauréat. Sans viser l’exhaustivité, nous en produisons par la suite l’explication, avec – si l’on tient à la distinction – quelques éléments de commentaire [4].

3

À la limite, la vie, c’est ce qui est capable d’erreur. Et c’est peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale qu’il faut demander compte du fait que la question de l’anomalie traverse de part en part toute la biologie. À elle aussi qu’il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs qu’elle induit. À elle qu’il faut demander compte de cette mutation singulière, de cette « erreur héréditaire », qui fait que la vie a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant voué à « errer » et destiné finalement à l’« erreur ». Et si on admet que le concept, c’est la réponse que la vie elle-même donne à cet aléa, il faut convenir que l’erreur est à la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire. L’opposition du vrai et du faux, les valeurs qu’on prête à l’un et à l’autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela même n’est peut-être que la réponse la plus tardive à cette possibilité d’erreur intrinsèque à la vie. Si l’histoire des sciences est discontinue, c’est-à-dire si on ne peut l’analyser que comme une série de « corrections », comme une distribution nouvelle du vrai et du faux qui ne libère jamais enfin et pour toujours la vérité, c’est que, là encore, l’« erreur » constitue non pas l’oubli ou le retard d’une vérité, mais la dimension propre à la vie des hommes et au temps de l’espèce. [5]

4Il paraît intuitif de tenir l’erreur pour digne de réprobation. Et pour cause : c’est elle qui nous empêche d’accéder au vrai. Or, dans ce texte écrit pour introduire à l’édition américaine du livre de Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Foucault s’emploie en un sens à réhabiliter l’erreur. Ce n’est sans doute pas ici que réside l’originalité de sa thèse, dans la mesure où il apparaît que, depuis Platon, l’erreur est un levier dialectique essentiel pour penser la pédagogie et le parcours, parfois tourmenté et méandreux, qui doit conduire vers la vérité. Là où la thèse de Foucault est peut-être plus provocatrice, c’est qu’elle va jusqu’à contester la partition du vrai et du faux que présuppose l’apologie dialecticienne de l’erreur comme moyen pour atteindre une fin plus noble qu’elle.

5D’une part, Foucault déplace le plan conceptuel traditionnellement gnoséologique où la partition du vrai et du faux paraît opératoire, pour l’appliquer non plus au jugement, mais au fonctionnement de l’évolution des formes vivantes. D’autre part, il renverse l’ordre chronologique et hiérarchique traditionnel, qui veut que le philosophein, la tension vers la vérité, précède et préside aux faux pas commis lors de sa recherche, puisqu’il fait de l’erreur le premier moteur, si l’on peut dire, de l’activité vitale, jusqu’à lui assigner le rôle de levier heuristique permettant de comprendre ce qui fait que la vie est vivante, c’est-à-dire inscrite dans un devenir aux changements imprévisibles. La vérité de la vie, ce serait l’erreur : voilà la thèse foucaldienne, formulée volontairement ici sous la forme d’un paradoxe qui n’a de la contradiction, bien entendu, que l’apparence.

6En effet, Foucault entend montrer que l’erreur n’est pas le contraire de la vérité, mais toujours le nom que l’on donne à un écart relatif à une norme, appelée quant à elle « vérité », lors même qu’elle est susceptible de changer. Voilà ce qui invite à se demander si « toute la théorie du sujet ne doit pas être reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde, s’enracine dans les « erreurs » de la vie » [6]. La thèse de Foucault prend ici toute sa dimension, dans la mesure où, non content d’avoir transféré à la biologie de l’évolution les concepts de la théorie de la connaissance, il effectue le geste inverse pour reconstituer, à partir de la biologie de l’évolution, la généalogie des concepts prétendument anhistoriques (le vrai et le faux) que la gnoséologie philosophique convoquait avec déférence.

7Par suite, il paraît fécond d’élargir la compréhension de l’erreur jusqu’à l’associer à toute forme d’écart relatif à un type de normativité, ce qui amène à considérer que l’erreur est le corrélat fondamental de l’errance vitale. Envisagée ainsi dans le cadre du processus qui la conduit à ébranler les normes, à tel point qu’elle fait rétrospectivement paraître faux ce qui était auparavant tenu pour vrai, l’erreur cesse alors d’être intrinsèquement une insuffisance ou une déficience, intellectuelle ou opératoire, pour révéler toute sa portée. D’une part, l’erreur est le vaccin par lequel la « vérité » aux prétentions anhistoriques guérit de sa vanité. D’autre part, et surtout, une fois redéfinie sous sa perspective fonctionnelle comme le fondement historique de la connaissance biologique et de l’histoire des sciences, l’erreur cesse d’être réduite au négatif de la vérité, mais apparaît comme ce à partir de quoi la vérité prend sens comme concept historiquement fluctuant. Il est vrai qu’une thèse aussi radicale ne va pas sans poser un problème massif, dans la mesure où cette démythification apparemment historiciste de la vérité doit se prémunir à la fois contre le relativisme – toujours peu ou prou suspect d’auto-contradiction –, et contre l’inflationnisme qui irait jusqu’à dissoudre l’histoire dans l’évolution et l’évolution dans l’errance vitale. En somme, on est fondé à poser à Foucault la question suivante : comment le concept d’erreur peut-il fournir un levier explicatif de l’évolution et de l’histoire sans finir, en expliquant toute chose, par ne plus rien expliquer du tout ?

8Pour nous répondre, Foucault montre d’abord quelle légitimité il y a à parler d’erreur à propos de l’évolution biologique, en vertu de l’errance vitale qu’il est légitime de dire erratique à la lumière de la théorie de l’information et des acquis du néodarwinisme, si bien que l’erreur vitale fournit le ressort explicatif de l’histoire humaine, et de l’histoire des sciences en particulier, à la lumière d’une conception évolutionniste de la connaissance.

La vie, temporalité erratique

Pourquoi « à la limite ? »

9Il est tentant de voir dans la nuance foucaldienne initiale – « à la limite » – une précaution d’écriture qui limiterait la portée, et surtout la dimension éventuellement polémique de sa thèse, comme pour ne pas choquer trop viscéralement le lecteur qui se scandaliserait à l’idée que « la vie, c’est ce qui est capable d’erreur ». Mais à bien y regarder, quitte à proposer une quasi-définition de la vie aussi hétérodoxe, autant l’assumer résolument. Une lectio difficilior exigerait d’aller y regarder d’un peu plus près, sans quoi cette apparente circonspection aura tôt fait d’apparaître comme une marque de frilosité, captatio benevolentiae qui chercherait à se prémunir contre des objections qui ne tarderont pas à pleuvoir. (Il faut mesurer au surplus la portée subversive d’un tel texte, destiné en 1978 à un public américain certes versé pour une part dans la French theory, mais sensibilisé également aux philosophies analytiques parfois peu amènes envers les Lyotard, Deleuze, Althusser et Foucault).

10Si donc on peut dire que la vie est « à la limite » ce qui est capable d’erreur, c’est pour une raison plus circonstanciée philosophiquement : il ne s’agit pas ici de proposer une définition ontologique de la vie, qui déterminerait ses propriétés substantielles. Certes, cette limitation signale aussi que la définition proposée n’est pas exclusive d’autres déterminations de la vie, et l’on constate que Foucault ne se place pas sur le plan strictement biologique pour donner une caractérisation de la vie. Bien plutôt y a-t-il lieu d’insister sur un trait spécifique qui distingue son mode d’opérativité de celui qui caractérise le monde inerte. La vie n’est pas une région assignable de l’ontologie, dans la mesure où elle est ce qui fait exister la matière dans un monde qui n’est pas soumis au temps des choses inertes, mais régi par des temporalités distinctes (l’évolution et l’histoire, on aura naturellement à y revenir). « La vie » n’est pas un être ou une substance, mais un certain mode du devenir, celui où la scansion rythmique verrouillée du temps physique, avec ses cycles et ses lois immuables, ne se referme pas sur lui-même en vertu de rapports constants qui font de ce monde inerte un monde de la répétition des cas identiques [7].

11Le devenir physique, qui est en somme le devenir de la phusis qui avait déjà fasciné Héraclite, est un devenir sans véritable changement, puisque c’est la même substance qui s’y trouve affectée incessamment des mêmes modifications : le devenir cosmique, qu’il soit celui d’Héraclite ou de la physique classique, est un perpétuel revenir, en vertu des lois qui président à son battement régulier et à ses lois anhistoriques. Raison pour laquelle, d’ailleurs, Héraclite pas plus que la physique mécaniste (celle des iatromécaniciens galiléens de l’Accademia del Cimento, qui voulaient assimiler le vivant à ses fonctions, et ces fonctions à des fonctions mécaniques) ne parviennent à penser la vie, sinon en la réglant sur les rythmes répétitifs du devenir mécanique : les rythmes biologiques, chez Héraclite, sont censés se mouler sur la structure éternellement réglée par la mesure des battements du cosmos. La phusis héraclitéenne, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est aucunement attentive à l’effectivité de la croissance (phusis) et encore moins aux effets de jaillissement imprévisibles et hasardeux qui arrachent les vivants au monde inerte, les faisant advenir à une temporalité irréductible au temps sans événement de la physique.

12La biologie, chez les Anciens comme chez les Modernes, se trouve ainsi subsumée sous (voire résolument réduite à) la physique. On pourrait arguer de la découverte des lois relatives à l’entropie, qui démantèlent la conception hellénique du cosmos. Il n’en resterait pas moins vrai, comme l’avait déjà vu Bichat, que la vie est l’antithèse de l’entropie, si l’on nous permet de réduire cette dernière, ici, à l’irréversibilité attenante à la dissipation tendancielle de l’énergie. C’est en tout cas une manière de comprendre sa définition canonique de la vie comme « ensemble des fonctions qui résistent à la mort », la mort étant comprise comme le retour au monde inerte. C’est que l’inertie travaille sans relâche à ébranler l’équilibre homéostatique que maintient la vie péniblement en reconstituant sans cesse le capital énergétique et en maintenant les dispositifs morphologiques que les lois de l’inertie s’ingénient à lui soutirer [8]. La vie apparaît ainsi, du point de vue de la physique, comme une monstruosité qui s’opiniâtre à produire en pure perte des organismes néguentropiques infiniment moins pérennes que les constellations de ces espaces infinis qui effraient les pascaliens que nous sommes parfois.

13Par voie de conséquence, pour penser la spécificité de la vie, il faut se rendre attentifs à ce qu’elle signifie relativement au monde physique : là où il y a vie, il y a temporalité, et non simplement temps métrique, temps de la quantification qui est un temps spatialisé. Non qu’il faille bergsoniser inutilement (et même à contresens) Foucault : il faut simplement voir que ce qui fait que la vie est vivante, c’est qu’elle est inscrite dans une temporalité distincte, et même, s’il faut aller jusqu’au bout de la thèse foucaldienne, il faut dire que la vie est cette temporalité distincte, cette temporalité qui ouvre le cycle de la répétition physique à un temps imprévisible, celui qu’il faut bien appeler le temps de l’historicité (biologique, éthologique, écologique, culturelle – cela importe peu, pour le moment du moins), et certes pas celui de la « création continue d’imprévisible nouveauté » chère à Bergson.

14Cette historicité, néanmoins, ne doit pas être une facilité que l’on se donne, comme si l’on posait comme acquise l’extranéation de la vie à partir de la matière, ou comme Hegel celle de l’Esprit relativement au temps sans histoire de la nature. L’historicité de la vie n’est pas – Foucault l’a rappelé au passage, quelques pages auparavant, en désolidarisant son approche de la vie et de l’histoire de l’entreprise phénoménologique – l’ouverture de l’être au temps en fonction d’un projet : aucune eschatologie, aucune téléologie, aucune « historialité » ne sont de nature à rendre compte du jaillissement de la vie à partir de la matière inerte. Foucault n’est pas Bergson (et encore moins Stahl, Barthez ou Teilhard de Chardin [9]). Mais n’est-il pas au moins un peu Nietzsche ? On le verra par la suite.

15Voilà donc le point essentiel. Comment la vie survient-elle dans le monde inerte, comment fait-elle saillie en son sein ? Point n’est besoin de chercher ici une genèse conjecturale, du moment que l’on peut exhiber un procédé de la vie qui nous renseigne assez adéquatement sur son mode d’advenue. Il ne s’agit pas ici de son avènement originaire : attendu que la vie n’a pas fait saillie à partir d’elle-même, et n’est pas causa sui, ce qui intéresse Foucault n’est pas ce qu’il y a avant la vie, mais ce qui en elle est proprement vital. C’est donc l’avènement principiel, au sens de l’archè qui donne son principe à l’archéologie du savoir, qu’il va s’agir de débusquer : en matière d’évolution, l’archéologie qui exhume les principes ou la généalogie qui repère les provenances [10] sont heuristiquement plus fécondes que la recherche, la plupart du temps chimérique, d’une origine factuelle. Voilà pourquoi, si l’on anticipe un peu sur la suite, la vie possède l’aptitude à l’erreur comme « éventualité fondamentale » plutôt que comme « donnée », dans la mesure où il paraît extrêmement hardi de prétendre trouver le lieu et l’explication de cette aptitude en scrutant la vie elle-même avec les instruments d’observation du biologiste : fondamentalement, l’ouverture erratique de la vie à des mutations qui l’orientent dans des directions évolutives nouvelles est toujours une éventualité, mais celle-ci est imprévisible – ou du moins, si l’on veut être déterministe jusqu’au bout des ongles, il faut bien reconnaître que l’ensemble des paramètres qui favorisent jusqu’à la rendre effective une erreur de transcription ou une mutation, ne sont pas déductibles des seuls paramètres physiologiques, biochimiques ou morphologiques, mais à la croisée de trop nombreuses déterminations relevant de régions différentes de la réalité pour qu’elles puissent faire l’objet d’une étude scientifiquement unifiée [11].

16Disons donc que la vie est ce qui produit de l’erreur, au sens où elle seule a cette capacité : le vivant est ce qui est capable de mourir, jusqu’à se donner à lui-même la mort, tandis que la matière inerte ne peut être que ce qu’elle est.

17La vie est donc moins une faculté qu’une disponibilité au non-identique : ses fonctionnaires copistes, quand ils ne sont pas tout bonnement incompétents, sont faillibles. Elle est donc l’ouverture erratique, et certainement pas la répétition hiératique, qui du temps cloisonné de l’éternité inerte (l’aiôn cher à Héraclite) conduit à l’événementialité hasardeuse, sporadique et inexplicable de l’erreur. C’est la raison pour laquelle l’erreur n’est pas le négatif de la normativité biologique – et c’est bien là toute la force de la thèse foucaldienne, dans le prolongement des travaux de Canguilhem –, mais bien la capacité propre du vivant, en tant qu’il est une singularité relativement aux objets inertes, qui sont tous substituables les uns aux autres. Le vivant, au contraire, est producteur d’individuation, et il faut rendre justice à l’erreur de fournir au moins un levier heuristique essentiel dans cette opération. ADN et ARN, messages chimiques, codes et transmissions – tout l’héritage canguilhemien de la théorie de l’information de Shannon et Weaver –, sont encore les agents de sécurité du monde mécanique : ils veillent au grain pour que l’encodage et le décodage des propriétés vitales soit assuré avec une perfection digne d’une photocopieuse. Leur activité, en principe, est strictement mécanique. Ils pourraient passer pour les veilleurs de nuit du mécanisme universel, de ce point de vue, n’était le petit grain de poussière intempestif qui vient se loger dans les rouages de cette rigoureuse mécanique : un petit hasard biochimique, une seule erreur de transcription qui brouille le paramétrage prédéfini de la réplication d’une séquence d’ADN, et c’est toute la machine qui en pâtit [12]. Sans ces erreurs de transcription erratiques, il y a tout lieu de penser que la vie n’aurait aucune spécificité temporelle relativement au monde physique [13] ; disons en tout cas que ses formes n’évolueraient pas [14].

De quoi l’erreur est-elle comptable ?

18Une fois ceci posé, on peut « demander des comptes » à l’erreur, non plus dans le sens où il s’agirait de lui imputer la responsabilité de nos errements, mais tout au contraire dans la mesure où rendre des comptes signifierait désormais rendre raison de certaines réalités temporelles que la Raison des Lumières a longtemps ignorées, aveugle qu’elle était à la portée heuristique de l’erreur. Retard de la vérité, impuissance de la raison : la mauvaise presse illégitimement faite à l’erreur par la raison suffisante mérite d’être dénoncée, à l’heure où la raison raisonnable a fait amende honorable de son outrecuidance. Il n’est guère étonnant, à ce titre, de voir Foucault procéder à une rapide généalogie de l’histoire des sciences dans son rapport avec l’histoire du concept de « raison », dans les pages qui précèdent ce texte, de façon à constater que le rationalisme des Canguilhem, des Cavaillès, Koyré et Bachelard, est sans commune mesure avec celui des Lumières positivistes, à l’imitation de ce qui a eu lieu du côté de l’école de Francfort. La révolution dans l’épistémologie du xxe siècle tient à une historicisation de la rationalité qui invite la raison à étudier ses propres moutures historiques – « une raison, par conséquent, qui n’a d’effet d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même » [15].

19Sans anticiper sur la suite du texte, il faut comprendre que la position de Foucault, en réhabilitant l’erreur, ne consiste en aucune façon à mener une croisade contre la tradition rationaliste [16]. Elle consiste bien plutôt à se situer dans l’histoire de la raison pour rappeler qu’il y eut une raison altière qui pensait pouvoir juger l’erreur dans un rapport d’extériorité à elle, sans avoir préalablement rendu raison de cette extériorité postulée. L’historicisation de la raison et la décolonisation de son empire opérées par l’histoire des sciences et ce qu’il est convenu d’appeler la théorie critique nous ont appris à ramener la raison à elle-même : les fâcheuses conséquences politiques du rationalisme (celui qui se donne de grands « R ») ont montré que cette raison pouvait déraisonner. Cela ne revient pas à dire que « c’est la faute à Voltaire » ou à Descartes. Cela consiste à rappeler que les fondations du savoir rationnel ne sont pas elles-mêmes rationnelles : la Raison n’est pas sortie tout armée de la Nature, mais se trouve subsumée sous une historicité biologique et culturelle, ce qui signifie qu’elle prend racine dans une histoire qui l’empêche irréductiblement d’être une raison pure.

20Il faut donc réviser ce que l’on croyait savoir sur l’origine des connaissances, l’essence de la vie et la nature de la vérité, ou tout au moins interroger les partitions rigides qu’un cartésianisme scolaire a propagé plus ou moins insidieusement comme une cartographie normative de la réalité (à plus forte raison chez nous autres, professeurs de philosophie) : si en logique binaire, le vrai et le faux sont des contraires, il en va autrement si l’on s’intéresse à la réalité en devenir et à l’histoire des concepts, à laquelle les concepts de vérité et de raison n’échappent pas [17].

21Ce dont l’erreur permet de rendre compte, précisément, c’est de la fluctuation du rapport entre vérité et erreur, et en somme de l’historicité de la vérité, en tant qu’elle n’est pas envisagée ici comme un état de fait ou un rapport (entre une proposition/un jugement et une réalité), mais en tant que norme. Une fois que l’on a compris que l’erreur était une mise en défaut de la norme du vrai et de ses différentes modalités d’expression sous d’autres noms (santé, justice, beauté – autant d’expressions de l’éclat du Vrai identifié au Bien), on peut comprendre que l’erreur constitue un concept-pivot très instructif pour comprendre la vie sous plusieurs de ses aspects.

221. Tout d’abord, l’erreur est comptable de la connaissance de la vie, si l’on prend au sérieux la proposition foucaldienne selon laquelle « c’est peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale », l’erreur, « qu’il faut demander compte du fait que la question de l’anomalie traverse de part en part toute la biologie. » En effet, L’erreur est un concept opératoire pour interroger le fonctionnement et la connaissance de la vie, dans la mesure où elle est au principe de ce qui est considéré comme son dysfonctionnement. C’est ce qui autorise Foucault à dire que, en matière de biologie, on assimile la vérité au fonctionnement normal, et l’erreur à l’anomalie de fonctionnement. Foucault songe naturellement ici à la thèse centrale du livre dont il rédige l’introduction : le Normal et le pathologique montre, entre autres choses, que la normalité n’est pas un état physiologiquement définissable, mais relève en fait de discours normatifs biologiquement dominants dans une conjoncture épistémologique donnée. Par ailleurs, Canguilhem établit que les normes ne sont pas seulement humaines, mais bel et bien créées par l’expérience des vivants eux-mêmes : il existe une normativité vitale non-discursive, selon Canguilhem, philosophème biologique qui mérite d’être rappelé à l’encontre de ceux qui considèrent l’expression « erreur biologique » comme un anthropomorphisme [18]. Par conséquent, explique Canguilhem, on appelle pathologique non pas un état ontologiquement mauvais ou intrinsèquement dysfonctionnel de l’organisme, mais un ensemble de comportements ou de propriétés physiologiques qui n’entrent pas dans la norme du normal en question. Le « fou », le « malade », celui que l’on appelle « anormal », n’est pas le même individu dans l’espace et le temps : ce sont des catégories du biopouvoir médical [19].

23En somme, la vie repose sur une axiologie de la santé qui ne dit pas son nom, mais qui commande historiquement la partition du normal et du pathologique, de la santé et de la maladie, via différents régimes de normativité : physiologique, comportemental, psychologique et même environnemental dans les considérations hygiénistes sur la salubrité. Mais ce qui est le plus intéressant, aux yeux de Foucault en tout cas – et sans doute aussi de Canguilhem, mais peu importe ici –, c’est que cette normativité ne s’impose pas en vertu d’une légitimité intrinsèque, mais tantôt avec fracas, tantôt avec force manipulations discursives. En effet, ce n’est pas du dedans de sa propre ligne d’étiage normative que la vie trouve son principe de légitimation, bien au contraire : c’est à partir d’un bouc émissaire, en vertu d’une intelligence machiavélienne qui commande, pour assurer son règne, de détourner son regard d’elle pour le porter sur des formes maladives, perverties, criminelles, détonantes, dégénérées, insalubres – la liste des épithètes est longue, et elle fluctue historiquement de manière significative, dans la mesure où ici plus qu’ailleurs se vérifie la maxime spinoziste : omnis determinatio negatio est.

24La vie fonde sa positivité sur une négation logée en son dedans même, raison pour laquelle, faute de pouvoir appréhender la vie en tant que telle, la biologie n’a pu la circonscrire qu’en tournant autour, justement : en dégageant son nomos à partir des anomalies qu’elle croyait déceler dans ses modes de fonctionnement. « C’est par leurs écarts, écrit Canguilhem, qu’on reconnaît les normes » [20]. Si donc l’anomalie traverse de part en part la constitution du savoir biologique et fait de ce savoir, en réalité, le masque d’un biopouvoir, c’est parce que la biologie est quant à son fondement une discipline qui n’a pas pour fin la vérité, mais la discipline. Ce n’est pas un simple jeu de mots, sous la plume de Foucault : la spécialisation des savoirs disciplinaires ne vise pas autre chose, à l’époque moderne, qu’à discipliner les corps vivants au moyen du savoir qui porte sur ces corps mêmes.

25Voilà ce que nous avons tous tendance à oublier – et qui, plus que quiconque, sinon les philosophes, si l’on en croit Nietzsche ? –, lorsque nous nous disons « chercheurs de vérité », comme si notre volonté de vérité n’était pas celle d’un vivant qui ne cherche le vrai que parce qu’il recherche autre chose : l’accroissement du sentiment de puissance, de vitalité, d’intensité. Foucault, lui, n’a pas oublié les avertissements de Nietzsche : c’est un non-sens anthropologique, et c’est même un contresens des plus délétères faits sur la vie elle-même, que de croire à la possibilité d’une recherche désintéressée du vrai. Le vrai ne saurait être le Souverain Bien, tant qu’il ne nous sert à rien : le vrai a toujours été un remarquable outil de manipulation au service d’autre chose que lui-même [21].

26Ce que permet d’établir désormais cette digression, c’est que Foucault n’utilise pas le terme « erreur » de manière lâche et imprécise pour se rendre irréfutable. « Erreur » ici, ne s’oppose pas à « vérité » sur un plan logique, mais sur un plan historique : la « vérité » pour Foucault est la norme de ce qui doit être pensé et de la manière dont cela doit l’être dans une conjoncture historique donnée. De ce point de vue il y a une norme du vrai en biologie, la santé, une norme du vrai en droit, la justice, pour une simple raison, c’est que la vérité n’est pas un être, mais une valeur qui se distribue à tout ce qui vaut de susciter l’assentiment – et l’on concédera qu’en ce sens, elle n’est pas loin de s’identifier à sa définition décevante du Théétète, en tant que droite opinion. Après tout (au moment où Foucault rédige ce texte, cela fait presque dix ans que Marcel Détienne l’a établi, en 1969, dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque), il y a bien, avant l’invention de la vérité logique, celle que délivre le logos au siècle de Périclès, une vérité toute différente, celle des « maîtres de vérité » qui tiennent de leur seule autorité aristocratique la dignité d’être crus, puisque seuls ils sont habilités à dévoiler ce qui doit être pensé et fait : alètheia est la vérité archaïque de ce qui doit être arraché à l’oubli pour être inscrit dans des corps politiques à grand renfort de mnémotechniques, comme l’avait déjà souligné Nietzsche au début de la seconde dissertation de la Généalogie de la morale.

272. Si l’on nous accorde qu’il est désormais établi que l’erreur est comptable de la connaissance de la vie, c’est en vertu du fait, qui n’intervient explicitement que maintenant, mais qui était déjà présupposé auparavant, qu’elle est d’abord et avant tout comptable de son évolution, dans la mesure où c’est « à elle aussi qu’il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs qu’elle induit. »

28Si l’erreur est la déviation relative à la norme du vrai (comme la faute est l’anomalie de la norme du bien, ou le mensonge l’anomalie de la norme du dire-vrai), cette norme ne cesse de fluctuer, ce qui brouille les frontières du vrai et du faux jusqu’à les rendre poreuses : l’opposition logique du vrai et du faux, du normal et du pathologique, est soluble dans l’évolution biologique. En effet, ce qui découle de la théorie de la sélection naturelle, c’est que toute normalité est en réalité une ancienne anomalie, toute « vérité » une ancienne « erreur », avec les guillemets de rigueur qui ne sont pas ceux de la maladresse, mais du soupçon généalogique nietzschéen, qui font « trembler » les prétentions anhistoriques des hypostases métaphysiques. La dynamique évolutionniste fait aisément comprendre que ce que nous tenons pour « naturel », « vrai », « normal », est en réalité le produit d’un long processus de naturalisation de certaines propriétés inauguralement dirimantes. Il n’est de ce point de vue pas plus « normal » d’être bipède, de posséder un pouce préhensile et d’être doué de logos qu’il n’est anormal d’être bossu, transsexuel ou daltonien. L’anomalie, c’est simplement la dénomination d’un pool de population qui possède une propriété, ou à qui fait défaut une propriété que possèdent une majorité d’individus d’une espèce à un moment donné de son évolution, en vertu de considérations normatives sur ce qu’est un phénotype « adapté » ou « inapte », considérations qui se veulent faire passer pour descriptives.

29De ce point de vue, l’anomalie n’est que le nom d’une mutation qui pourrait après tout, dans certaines circonstances écologiques différentes, se révéler essentielle au point de devenir la norme nouvelle. Le « monstre », c’est celui que les individus adaptés à une conjoncture écologique donnée montrent du doigt pour signifier qu’il déroge à la règle, mais la règle n’a pour elle que la force du nombre et/ou des normes.

30Or, ce qui fait que les mutations sont des erreurs précieuses, c’est qu’elles garantissent à la vie la possibilité d’une adaptation aux imprévus de l’évolution des écosystèmes et des pressions sélectives. Le sort des espèces en dépend, à telle enseigne que les déviants et les monstres assurent la potentielle relève de l’espèce (moyennant quelque inflexion de son type) tout entière, et sont peut-être les législateurs de demain – au royaume des aveugles…

31L’erreur est donc un levier heuristique très instructif pour comprendre l’évolution de la vie, tandis que la vérité, ici, renvoie à la pérennisation d’un type de vie en passe de se standardiser jusqu’à ce que tous les individus d’une espèce s’identifient. Si la vie était ainsi un fonctionnaire de vérité, elle se scléroserait dans ses formes jusqu’à n’être plus qu’à elle-même son propre fossile : elle serait la mémoire de son type présent, éternellement vrai. Autant dire, enfin, qu’elle ne serait tout simplement plus la vie. Et voilà où Foucault retrouve dans toute sa profondeur la thèse de Nietzsche : la vie est par vocation le jaillissement dionysiaque de la puissance qui crée en détruisant les formes répétées jusqu’à la nausée par Apollon ; elle refond sans cesse ce qu’elle a fondu dans son creuset, et elle a à cet effet besoin d’errer, de s’écarter des normes en vigueur – même si une « norme en vigueur » est, pour la vie, un oxymore : il est de l’essence de toute norme d’être obsolescente et moribonde. Malgré ce nietzschéisme souterrain que Canguilhem pour sa part ne serait peut-être pas disposé à endosser, Foucault n’extrapole pas au-delà de la lettre et de l’esprit de ce qu’écrit Canguilhem, puisque ce dernier définit le vivant par la capacité à s’écarter des normes normalisées pour refaire de la norme nouvelle avec les anciennes, ce qu’il appelle la « labilité », vitale ou sociale, du vivant [22].

323. Parvenu à ce point, Foucault porte le dernier coup de fleuret, et va jusqu’à rendre enfin la vie comptable du passage de l’évolution à l’histoire, en montrant comment l’historicité humaine n’échappe pas à la logique mutationniste qu’il décrit, à compter du fait que « la vie a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant voué à “errer” et destiné finalement à l’“erreur” ».

33C’est ici qu’intervient le geste philosophique le plus lourd de conséquences de Foucault – il n’est, certes, pas le premier à l’accomplir, en suivant Canguilhem, car il n’ignore pas que là résidait toute l’entreprise de Nietzsche, mais il est peut-être le premier à le prendre véritablement au sérieux pour en tirer les conséquences historiques et politiques nécessaires. Ce geste consiste à défendre l’idée que, quelles que soient les différences de l’une à l’autre, l’évolution et l’histoire sont toutes les deux déterminées dans leur dynamique par l’erreur, qui constitue en quelque manière une catégorie transcendantale de l’historicité, que celle-ci soit donc biologique ou culturelle.

34On pourrait s’étonner de l’audace avec laquelle Foucault procède à un « glissement » de l’évolution vers l’histoire, voire rabattre cavalièrement sa thèse sur celle de l’évolutionnisme social d’un Herbert Spencer. Mais l’opération de Foucault ne consiste pas à dissoudre l’histoire dans l’évolution, pas plus qu’elle ne consiste à nier la spécificité de l’histoire relativement à l’évolution. Pourtant, il semble assumer la thèse moniste selon laquelle l’erreur est la condition de possibilité de l’historicité à tous les niveaux organiques, jusqu’à assurer qu’elle se vérifie à plus forte raison si l’on regarde l’histoire humaine, puisque celle-ci consiste en une accélération du temps biologique, lorsque l’évolution en vient à produire par erreur un vivant capable de s’emparer des rythmes de l’évolution pour les rationaliser en fonction de ses besoins propres, et dans la mesure, certes, de ses capacités instrumentales et intellectuelles. C’est cela qu’il s’agit désormais de comprendre : comment l’évolution fait émerger un être qui n’est plus le dépositaire passif, mais l’acteur de sa propre erreur/errance. De Platon à Darwin, les philosophes sont restés interdits devant un tel mystère : si chaque chose est à sa place en vertu du « lieu propre » auquel la nature la destine en vertu de sa perfection téléologique, en suivant pour le moment Aristote, on ne peut qu’être étonné – à moins justement de dire que l’homme est un animal rationnel et politique par destination naturelle – de ce que la nature a laissé l’un de ses rejetons faire l’école buissonnière. Avec l’homme en effet, nous sommes face « à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant voué à “errer” et destiné finalement à l’“erreur” ». Le diagnostic est excitant, et n’est pas une simple recherche de l’effet. D’ailleurs, Foucault ne se lance pas ici dans une robinsonnade philosophique, mais situe explicitement son propos au sein d’une longue tradition, lorsqu’il rappelle que l’errance vitale est une forme de sérendipité pour la vie : en n’étant pas là où il devrait être, le vivant ne dispose pas de la bonne information, mais peut aussi en trouver de nouvelles [23].

35Que l’être vivant humain ne soit « jamais tout à fait à sa place », c’était déjà ce que certains Grecs – ceux qui n’admettaient pas l’autorité théologique de l’argument finaliste – avaient pressenti. Ce n’est pas un hasard si c’est par le truchement d’un sophiste, et certainement pas par la bouche de Socrate, que Platon évoque le mythe de Prométhée et d’Épiméthée. Bornons-nous à remarquer que, parce qu’ils assimilent l’histoire et le devenir à une décadence ontologique, Platon et Aristote se sont efforcés de résorber l’anomalie que représente le statut existentiel spécifique de l’homme au sein du cosmos (et des êtres vivants en particulier), raison pour laquelle ils s’efforcent de l’intégrer dans une théologie et une cosmologie qui lui assignent une place précise, ce qui a pour office de maquiller la monstruosité que représente son existence.

36Or, ce qui fascine au contraire Protagoras, c’est précisément que l’homme n’est jamais tout à fait à sa place et erre comme les spectres sans sépultures dans le monde des vivants, après qu’Épiméthée (celui dont le savoir a toujours un train de retard) a distribué toutes les propriétés phénotypiques qui spécifient les vivants. Reste un animal sans qualité, l’homme, qui faute de posséder à même soi les instruments de son adaptation au monde extérieur est obligé de ruser, de bricoler, par essais et erreurs, tâtonnements multiples, d’atermoyer et d’anticiper en s’arrachant à l’immanence du présent irréfléchi, grâce à la mètis (la ruse) de Prométhée (celui qui anticipe, pro-mètheus), qui arrache aux dieux le feu sacré dont la maîtrise signe la séparation d’avec tous les autres animaux.

37Voilà pourquoi, même fixé en un territoire, l’homme ne tient pour ainsi dire pas en place : faute d’être assigné à résidence par l’instinct, il est lui-même à l’initiative de ses comportements, de ses valeurs, de ses institutions, c’est-à-dire de sa propre histoire, qui l’arrache au temps sans changement de la vie instinctive, sans l’arracher pour autant au temps de l’évolution. Au contraire, l’histoire n’est qu’une forme de rationalisation de ce qui dans l’évolution est déjà de l’histoire en puissance : l’histoire accélère les changements évolutifs en exploitant la puissance transfiguratrice de l’erreur. Les sociétés fortement normalisatrices, au contraire, se tiennent à contre-courant de cette histoire, en luttant activement contre les puissances de l’erreur et les facteurs de subversion, mais une telle lutte doit savoir repenser ses moyens en fonction des types de menaces, ce qui fait que ces sociétés de tradition sont en fait tout aussi historiques que les autres, et certainement pas, donc, « sans histoire ».

38Il est vrai qu’un problème important reste irrésolu ici, auquel Foucault fait référence de manière assez allusive : comment l’évolution a-t-elle produit un être chez qui errer n’est plus un rare hasard, mais un état normal et presque constitutif ? De Platon à Kant en passant par Pic de la Mirandole, un tel problème paraissait historiquement insoluble. Raison pour laquelle c’est le mythe, chez Platon, et l’interprétation du mythe de la chute, dans les Conjectures sur le début de l’histoire humaine de Kant, qui confèrent un étai philosophique à l’idée que l’homme est un être désanimalisé. Mais depuis Herbert Spencer et Darwin, contemporains de la naissance de l’anthropologie, la question s’est posée avec une véritable inquiétude, au moment où la naturalisation la plus radicale de l’homme était en passe d’être accomplie.

39Foucault se débarrasse du problème en évoquant le processus par lequel l’hérédité de l’erreur aboutit à un vivant destiné à errer. Non qu’il soit incapable de le résoudre : c’est un dossier d’une complexité immense. Son but ici consiste seulement à suggérer que l’homme est un être chez qui l’erreur n’est plus l’exception, mais la règle, de sorte que l’histoire est l’expression la plus intense de la vitalité, s’il est vrai que la vitalité de la vie tient à ce qu’elle fait des erreurs et tâtonne pour se faire protéiforme.

40Il est pourtant essentiel de donner quelques éléments qui, sans le résoudre, donnent à penser que ce problème de l’anthropogénèse n’est pas un mystère, mais une anomalie qui n’est pas plus anomale, finalement, que l’existence de n’importe quelle autre espèce, sinon dans la mesure où, par contraste, il semble que seule la temporalité humaine soit proprement historique, là où les autres vivants ne sont pas – ou exceptionnellement, si l’on interprète un peu hâtivement les acquis de la primatologie contemporaine – à l’initiative de leur propre historicité, cette dernière tenant seulement aux aléas des mutations évolutives : « au niveau le plus fondamental de la vie, les jeux du code et du décodage laissent place à un aléa qui, avant d’être maladie, déficit ou monstruosité, est quelque chose comme une perturbation dans le système informatif, quelque chose comme une “méprise” » [24].

41On peut ici, pour colmater une brèche du propos foucaldien, rappeler la solution – intéressante mais guère décisive – de Darwin, telle que la reconstitue en tout cas Patrick Tort. En vertu d’un matérialisme anthropologique conséquent, Tort entend montrer que la naissance de la civilisation humaine, c’est-à-dire en somme de l’histoire, est parfaitement compréhensible à partir de l’évolution darwinienne, ce qui n’implique aucunement de souscrire à la thèse sociobiologiste d’un E. O. Wilson, qui soutient que tous les comportements humains, aujourd’hui encore, sont entièrement réductibles à la logique évolutionniste [25]. Au contraire, ainsi que Darwin lui-même l’établit contre la thèse continuiste et réductionniste d’Herbert Spencer – douze ans après la parution de L’Origine des espèces, dans La Filiation de l’homme (1871) – l’apparition de l’histoire humaine à partir de l’évolution n’enlève rien au fait que, une fois survenue, cette histoire n’obéit plus à l’évolution, ou du moins ne lui obéit plus seulement, ce qui est l’essentiel. Chez l’homme, explique Darwin, les instincts moraux, c’est-à-dire ceux qui poussent à protéger les autres et à adopter des comportements « altruistes », ont été sélectionnés dans la mesure où l’entraide constituait un facteur de survie essentiel. Si bien que la sélection naturelle, qui d’ordinaire sélectionne des compétiteurs égoïstes dans la lutte pour la survie et la reproduction, a sélectionné des individus moraux qui s’opposent à la logique de la concurrence pour la survie en protégeant les faibles et en soignant les malades, ce qui autorise finalement à dire que, en vertu même des lois de la sélection naturelle, l’évolution a aboli la loi de la sélection naturelle chez l’homme. D’où cette existence paradoxale, celle d’une espèce qui n’obéit plus aux mêmes lois que les autres, mais s’arrache à la rigidité de l’instinct à mesure que cette émancipation va de pair avec une optimisation de ses conditions de vie. Ce qui donc était une erreur – la mutation qui faisait adopter originairement à certains individus des comportements altruistes – devient en réalité dans le contexte de l’anthropogénèse « une erreur héréditaire », dans la mesure où ces comportements sont sélectionnés et transmis.

En vertu de ses errements, la vérité a une histoire

Le concept est la réponse de la vie à sa propre errance

42C’est là la solution de Darwin, assurément mâtinée d’axiologie chrétienne, celle-là même qui s’est sécularisée dans sa vision du monde de la vie. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle Foucault ne sacrifierait pas à cette anthropologie évolutionniste teintée de progressisme victorien et surtout ralliée au gradualisme, ce qui empêche de penser la possibilité de ruptures dans l’évolution. Ce qui intéresse Foucault, ce ne sont évidemment pas les instincts sociaux – quoi de plus normatif que ces « instincts sociaux », d’ailleurs ? Darwin réinjecte dans l’évolution une axiologie subreptice qui, téléologiquement, entend y retrouver un progrès moral.

43Le plus intéressant, pour Foucault, ce ne sont pas les dispositions héréditaires à la socialisation, qui sont loin d’illustrer le fait que l’humanité est une diaspora biologique vouée à l’errance ; ce sont les enjeux attenants aux origines de la connaissance. On reconnaît ici, derrière Foucault lecteur de l’article de Canguilhem sur « Le concept et la vie » [26] – texte où Canguilhem explique que la connaissance est une recherche qui vient de l’errance du vivant, du fait précisément qu’il n’est jamais parfaitement à sa place – le lecteur de Nietzsche, dont Foucault connaît désormais presque par cœur le petit texte de 1873, Vérité et mensonge au sens extra-moral, qui s’ouvre sur une considération grandiose qui a marqué durablement Foucault, en forme de fable destinée à fournir une version alternative et plus piquante du mythe de Prométhée :

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Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir.
Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. [27]

45Dans ce texte, on l’oublie trop souvent, Nietzsche réagit déjà aux appropriations philosophiques du darwinisme dans les philosophies allemandes de l’histoire, qui se rengorgent de pouvoir donner des bases pseudoscientifiques à leur métaphysique du progrès (le principal intéressé étant ici Eduard von Hartmann). Quelques lignes plus loin, Nietzsche ironise en effet sur la prétendue supériorité qu’est censée conférer à l’homme sa faculté de connaissance :

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Il est remarquable que l’intellect soit responsable de cette situation, lui qui pourtant n’a été donné que pour servir précisément d’auxiliaire aux êtres les plus défavorisés, les plus vulnérables et les plus éphémères, afin de les maintenir en vie l’espace d’une minute […]. En tant que moyen de conservation de l’individu, l’intellect déploie l’essentiel de ses forces dans la dissimulation car elle est le moyen de conservation des individus plus faibles et moins robustes, dans la mesure où il leur est impossible d’affronter une lutte pour l’existence munis de cornes ou d’une mâchoire acérée de carnassier. C’est chez l’homme que cet art de la dissimulation atteint son point culminant : l’illusion, la flagornerie, le mensonge et la tromperie, la calomnie, l’ostentation, le fait de parer sa vie d’un éclat d’emprunt et de porter le masque, le voile de la convention [voilà le genre de possible glose philosophique autour de la « pudeur » offerte par Zeus auquel nous pensions tout à l’heure], le fait de jouer la comédie devant les autres et devant soi-même […] sont chez lui à tel point la règle et la loi qu’il n’est presque rien de plus inconcevable que l’apparition chez les hommes d’un instinct de vérité honnête et pur. [28]

47Voilà ce que Foucault a en tête au moment où il annonce, avec une concision qui tutoie il est vrai la désinvolture, que le concept n’est jamais qu’une réponse donnée par la vie aux aléas de l’évolution, ce qui devrait achever de nous convaincre que « l’erreur est à la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire. » Si le lecteur veut bien ne pas nous tenir rigueur du sadisme qu’il peut y avoir à prétendre éclairer Foucault par Nietzsche, qu’il nous accorde pour le moment que ce n’est qu’à ce prix que l’on comprendra dans toute sa force la thèse selon laquelle le concept est une réponse de la vie à l’errance aléatoire des mutations héréditaires. Mais il faut ici un peu de patience – Nietzsche et Foucault valent bien cette peine.

48Nietzsche nous assure que ce sont les faibles qui ont « inventé » la connaissance : « Nietzsche disait de la vérité que c’était le plus profond mensonge », ajoute Foucault dans le paragraphe qui succède au texte que nous commentons [29]. Plus exactement, dans le monde épiméthéen où chaque animal dispose d’un atout majeur pour agir, l’homme est cet éternel enfant néoténique qui reste toute sa vie un têtard. Qu’est-ce alors que la connaissance, sinon le palliatif mutagène qui porte remède aux insuffisances physiques de l’homme dans le bellum omnium contra omnes ? En effet, faute de pouvoir transformer effectivement le monde par une action immédiate en son sein, l’homme capable de survivre est celui qui est le plus rapide pour s’y repérer : cela exige, ainsi que le rappellera Nietzsche, cette fois dans le § 111 du Gai Savoir, un appareil perceptif extrêmement grossier. Il faut pouvoir identifier très rapidement des objets semblables par leur fonctionnalité et leurs effets, en dépit de leurs différences ; il faut être capable de ne pas voir le mouvement et le devenir, pour identifier plus vite les éléments de la réalité et la stabiliser de façon à la cartographier très efficacement. On repère ainsi les instruments utiles, les cachettes et la nourriture.

49Et voilà d’où vont provenir les concepts à partir du schématisme de l’entendement. Concevoir, c’est former des lieux communs mnémotechniques utiles, exactement comme les anciens rhéteurs, pour se souvenir plus vite et se donner un double discursif de la réalité qui permet d’élaborer plus rapidement des stratégies d’action en son sein. Cette cartographie mentale, exactement comme celles que les généraux réunis étalent sur la table pour préparer la guerre, est une arme défensive qui est le résultat d’une simplification, autrement dit d’une falsification de la réalité. Le concept caviarde le réel, qui est trop riche et trop fluant, pour en proposer une modélisation pragmatique. Foucault n’invente donc rien, en disant que le concept est une réponse de la vie humaine à l’aléa qui a fait d’elle une vie d’erreur et d’errance. Pour remédier à son errance, l’homme cherche à fixer le plus possible la réalité pour inscrire son action – ou plutôt, en l’occurrence, sa réaction – en son sein. Voilà pourquoi il aime et aspire à la sédentarité, aux concepts rigides, à la métaphysique et aux vérités éternelles : il veut l’être et non le devenir, il valorise l’intellect, en somme, et non le corps : « la nature ne lui dissimule-t-elle pas la plupart des choses, même en ce qui concerne son propre corps, afin de le retenir prisonnier d’une conscience fière et trompeuse, à l’écart des replis de ses intestins, à l’écart du cours précipité du sang dans ses veines et du jeu complexe des vibrations de ses fibres ? » [30].

50Nous avons l’art, écrit fameusement Nietzsche en 1872, pour ne pas mourir de la vérité, précisément parce que la vérité, c’est que le monde est un flux ininterrompu, un chaos informe de forces (Dionysos), qui nous mettraient en pièces si nous devions nous y frotter frontalement. Nous élevons sur le fleuve héraclitéen des passerelles, des forgeries artistiques, projections de belles formes destinées à rendre le monde habitable. Les concepts sont de telles forgeries : non pas des vérités, mais tout au contraire, des normes de schématisation pratiques qui relèvent d’un besoin de falsifier la réalité pour la rendre vivable. La connaissance, c’est ainsi la découpe de formes arrêtées dans le monde, et le concept est le produit de ce travail de sélection et de carottage des informations utiles pour préparer l’action, ainsi que Nietzsche l’explique dans d’autres textes plus tardifs d’une patine sinon bergsonienne, en tout cas pragmatiste.

51Que l’erreur soit alors « à la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire » devrait paraître désormais moins oraculaire, en ce sens que la pensée est radicalement erronée, pour la simple et bonne raison qu’elle n’est pas la création d’entités purement intellectuelles, mais une création de la vie qui doit répondre à des problèmes d’adaptation évolutive. L’appareil cognitif est donc l’ensemble des réponses involontaires données, par mutations successives, aux conjonctures évolutives où l’homme apparaissait d’abord comme un animal errant. L’errance intellectuelle rachète son errance physique, en ce sens : elle rédime, et elle remédie à la chute du paradis, puisqu’elle ouvre l’existence humaine à une invention incessante de formes intellectuelles nouvelles, là où l’ignorance paradisiaque condamnait Adam et Ève à un bonheur sans histoire – bonheur sans événement qui est à peu de chose près l’image la plus aboutie de ce que serait l’accomplissement du nihilisme, ainsi que le défend par ailleurs Nietzsche. Freud le redira avec Goethe : rien n’est plus ennuyeux qu’une série de beaux jours. Et Foucault ici, à mots couverts, suggère que la Vérité, comme paradigme de l’éternité, est d’un ennui mortel, parce qu’elle signifie la mort.

52Du point de vue de l’histoire des concepts, l’erreur n’est donc pas le fruit d’un mauvais fonctionnement de l’intellect, c’est le ressort de toute forme de création de concepts par l’intellect, car les concepts sont des momifications de la réalité. L’homme de science, de ce point de vue, est toujours en retard sur la réalité, c’est toujours un archéologue qui fossilise la réalité de la vie au moment même où il s’apprête à en prendre connaissance – même si, avec Canguilhem et contre Bergson, Foucault rappelle tout de même que « Former des concepts, c’est une manière de vivre et non de tuer la vie ; c’est une façon de vivre dans une relative mobilité et non pas une tentative pour immobiliser la vie » [31]. C’est qu’il y a concepts et concepts : il y a les métaphores mortes dans le langage, qui ne sont plus que des schèmes fossiles, et il y a la philosophie comme création de concepts vivants. La place manque, hélas, pour consacrer à ce philosophème le développement qu’il mérite [32].

Excursus : y a-t-il des erreurs plus souhaitables que d’autres ?

53Il y aurait lieu, à partir de là, de se demander à quel titre ce destin ou cette vocation sont des fatalités – Foucault n’étant pas réputé spécialement pour son déterminisme. Ici, il faut encore fournir un effort pour être foucaldien, au moins le temps d’une explication avec Foucault, avant de s’engouffrer dans des critiques faciles de la terminologie paronomastique qui stipule que l’homme est voué à l’erreur et destiné à l’errance [33]. Il faut bien se garder de confondre ce qui est transcendantal et ce qui est donné, et Foucault, qui a manqué de peu d’écrire que l’erreur était une donnée, a bien fait de se reprendre : l’homme ne peut pas ne pas errer, et la connaissance ne peut pas ne pas être une erreur. La double négation importe : elle signifie que la vérité est un idéal de l’imagination né des aspirations les plus chimériques des scientifiques et des logiciens – c’est leur éternel féminin à eux : les positivistes sont des romantiques empêchés. Elle ne signifie pas en revanche que tout soit erroné au même titre. Les caricaturistes de Foucault (ou même de Nietzsche) font gorges chaudes du prétendu relativisme historico-culturel que l’archéologie du savoir du premier et la généalogie du second seraient censées faire prospérer.

54La question de savoir si et comment Foucault tranche le problème de la valeur relative des erreurs – c’est-à-dire des concepts et des matrices conceptuelles qui distribuent l’ordre du vrai et du faux, du bon et du mauvais – déborde, et de beaucoup, le cadre du présent texte, mais on ne saurait l’éluder tout à fait, dans la mesure où ce qu’entreprend de faire ici Foucault tombe sous le coup de sa propre généalogie de la vérité en tant qu’elle est soluble dans l’erreur. Il faut en prendre son parti : l’échafaudage conceptuel que met en place Foucault ici comme ailleurs est aussi un certain rapport entre des erreurs.

55Est-ce bien grave ou même rédhibitoire ? Ceux qui considèrent la reductio ad absurdum comme l’alpha et l’oméga de la réfutation philosophique exhibent souvent avec une satisfaction triomphale ce genre de prétendue contradiction performative, qu’ils repèrent dans tous les discours qui mettent en cause la norme absolue du vrai (sophistes, sceptiques, « maîtres du soupçon »). C’était déjà le cas d’Aristote contre Héraclite, au livre gamma de la Métaphysique, même si Aristote savait bien qu’en réalité, la logique est fondamentalement incomplète, si bien qu’il se résolvait à une pragmatique réfutation d’Héraclite par l’insulte : ne pas accepter les principes de la logique, c’est se condamner à n’être pas compréhensible par les autres humains, donc à sortir de la politique et partant, puisque l’homme est un animal politique, à n’être plus finalement qu’un animal (Aristote dit même, dans un registre plus floral : plus qu’une plante, condamnée à n’avoir d’âme que végétative).

56Mais c’est là une mésentente :

57– D’une part, si l’on veut prendre Foucault à son propre piège, on peut difficilement le faire en agitant les armes normatives qu’il conteste (mais Foucault avait-il suspecté l’avènement de ce biopouvoir logiciste ?), comme le font les prêtres de la pensée critique, qui s’ingénient à débusquer dans tous les discours des paralogismes du titre nobiliaire desquels la simple mention est censée faire office de réfutation (« paralogisme naturaliste ! »), ce en quoi ils sont eux-mêmes en proie à deux de leurs sophismes préférés, le recours à la critique argumentative comme argument d’autorité, et par voie de conséquence la contradiction performative, puisque leurs outils critiques sont devenus l’arsenal d’une dogmatique qui confine à la police de la pensée.

58– D’autre part, Foucault est le premier à assumer le caractère historique, donc conjoncturel – avec l’inscription vitale et l’errance que cela implique – de son propre discours. Mais si le concept, et le concept philosophique en particulier, est une réponse que la forme humaine de la vie apporte à ses problèmes d’adaptation au monde, alors il est clair qu’il y a des concepts plus salutaires que d’autres, dont on peut mesurer l’efficace sur les formes de vie qui partagent ces concepts [34]. La vertu des élaborations conceptuelles propres à la démarche généalogique, qui fait sa supériorité sur les concepts qu’elle passe en revue, c’est qu’elle transforme des concepts pratico-inertes (reçus passivement comme critères normatifs) en concepts théorico-actifs (rendus plastiques et appropriables par les sujets assujettis auparavant par eux, et désormais susceptibles de devenirs des sujets émancipés). L’historicisation des concepts nous porte ainsi à regarder derrière nous pour mieux faire advenir l’histoire future, et faire l’histoire de manière active, et non plus réactive. Si la vitalité est ainsi l’individuation par laquelle une forme de vie se singularise jusqu’à n’être plus une adaptation aléatoire à des conditions environnementales, mais une vie plastique capable de transformer son environnement pour le rendre adapté à ses propres aspirations, alors la philosophie historique que pratique Foucault a toutes les chances de contribuer à cette revitalisation du savoir. (Rien n’assure de manière définitive que ce soit une bonne chose ; c’est en tout cas un processus que Foucault, en tant qu’il est le représentant d’une forme de vie, souhaite valoriser).

Toute puissance normative est l’expression d’un biopouvoir

59À partir de là, on peut désemmêler un peu plus facilement la fin du texte. Foucault peut désormais extraire les concepts de vérité et d’erreur du milieu aseptisé où l’on pensait que personne ne viendrait les interroger, en utilisant contre eux, comme dit Nietzsche, « le marteau de la connaissance historique ». Cette exfiltration est désormais rendue possible, et autorise à soutenir que « l’opposition du vrai et du faux, les valeurs qu’on prête à l’un et à l’autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela même n’est peut-être que la réponse la plus tardive à cette possibilité d’erreur intrinsèque à la vie ».

60Il est désormais acquis que le vrai et le faux ne décrivent pas un rapport objectif de congruence ou de non-congruence entre l’appareil de connaissance et l’objet de la connaissance, mais correspondent à une partition axiologique entre des discours recevables et valables, et d’autres non valables, dans la mesure où il entre une dimension évaluative dans les notions de vrai et faux, qui témoigne de ce que le jugement de connaissance est toujours peu ou prou un jugement moral. Il est bon que le scientifique recherche et dise le « vrai », ce qui historiquement peut tantôt vouloir dire qu’il conforte les préjugés scientifiques partagés par la communauté, consolidant ainsi la « science normale », tantôt qu’il se lève en faux contre elle. Notre époque par exemple se complaît à faire des portraits élogieux des génies maudits en leur temps, surtout quand ces génies ont imposé des théories qui font désormais partie de notre norme du vrai. L’évolutionnisme darwinien en fait partie, si bien que les contestations du modèle néodarwinien ont eu la tâche difficile, et même lorsqu’elles conservent l’essentiel pour ne modifier le darwinisme qu’en certains de ses aspects, par fidélité d’ailleurs envers Darwin, il arrive qu’elles soient victimes de caricatures. Que l’on songe par exemple à la théorie des équilibres ponctués de Stephen Jay Gould, qui a mis longtemps à s’acclimater – à s’adapter, pour ainsi dire [35]. Que la vérité soit une valeur, et que par conséquent elle exprime non pas une relation ou une quantification objective, mais des intérêts vitaux, c’est ce que l’on vérifie en étudiant les milieux de la production du savoir scientifique, qui sont des viviers où le bellum omnium contra omnes apparaît parfois avec une crudité saisissante.

61Si Foucault a « glissé » de l’erreur vitale comme errance à la fausseté du jugement, de la normativité de la vie qui se copie elle-même à la norme du vrai, ce n’est donc pas parce qu’il considère que tout est dans tout, mais en vertu de la continuité qu’il a fait valoir entre l’errance vitale et l’erreur conceptuelle. Est dit « faux » tout ce qui contrevient à une norme de vérité précaire et dont les contours fluctuent historiquement. Preuve en est le fait qu’il ait fallu attendre la fin du xixe siècle pour que l’on commence à se demander si la volonté de vérité est vraiment une bonne chose ! C’est encore à Nietzsche que nous songeons ici : il veut dire par là que la recherche de la vérité impersonnelle est vraiment une mauvaise chose, dans la mesure où c’est une recherche qui omet de reconnaître que ce qu’elle appelle « vérité » n’est ni impersonnel, ni désintéressé. Il n’y a aucun sens à rechercher quelque chose qui ne serait pas valorisé, puisque pour chercher la vérité, il faut bien avoir des motifs, des motivations et des mobiles ! Quand Nietzsche recourt au terme « véritable » ou « vraiment », c’est pour débusquer les valorisations ou des dévalorisations que dissimulent les tenants de l’objectivité scientifique. Nietzsche lui aussi valorise une forme de la vérité, à savoir la vérité qui reconnaît son enracinement évaluatif : c’est ce qu’il appelle la probité (Redlichkeit). La vérité (historique) sur la vérité comme idéal, c’est qu’elle ne tient jamais debout, parce qu’elle n’existe qu’à partir des individus qui la valorisent et l’imposent.

62Voilà pourquoi le partage du vrai et du faux est en dernière analyse attenant, selon Foucault, à un mode de gouvernement biopolitique, qui participe des « effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions » contribuent à produire en valorisant ou non telle ou telle discipline, en lui octroyant ou non tel ou tel titre nobiliaire. Tout comme dans le monde de Darwin, il y a à travers les individus et les chapelles des luttes pour la survie et la propagation des représentations et des doctrines, l’épidémiologie des concepts, pour être étudiée, doit tenir compte des modes d’organisation politique de la recherche, des publications, et du contrôle éventuel que l’État ou n’importe quelle autre autorité exercent sur elles. Ce que cela signifie en dernière analyse, c’est que la partition du vrai et du faux est surdéterminée par une conception du bien : ou bien le vrai est identifié au Bien, et nous avons affaire à une biopolitique d’État où les philosophes-scientifiques sont les rois, comme c’est le cas chez Platon (ce qui n’est pas spécialement préférable, tant s’en faut, aux autres formes de gouvernement, où le Vrai est subsumé sous le Bien) ; ou bien le vrai est inféodé à une conception du bien qui donne plus d’importance au bien dire qu’au dire rationnel, comme c’est le cas dans la démocratie athénienne gangrenée selon Platon par les sophistes ; ou bien encore le vrai est sous la tutelle d’une conception du bien qui donne le primat à une partition religieuse du monde qui lie le vrai au pur et le faux à l’impur, auquel cas ce n’est pas le « bien dire », et encore moins le « dire rationnel », qui prime, mais le « dire sain(t) ». Il n’y a pas, en droit, de conception du « vrai » qui soit plus « vraie » qu’une autre – ce qui supposerait de disposer d’un critère transhistorique et transculturel du vrai qui ne soit pas assujetti à des conditions biopolitiques. Mais il y a tout de même des critères axiologiques qui permettent de mesurer la valeur d’un biopouvoir en fonction des formes de vie qu’il valorise ou déprécie, voire détruit. Plus grande est la promotion des formes de vie les plus multiples et les plus individuées – celles chez qui la capacité d’errer n’est pas empêchée – plus intense la vitalité de l’ensemble et de chacune en particulier, s’il est vrai que la vie, en tant qu’elle sécrète les valeurs, est proprement inestimable. Mais c’est là la solution de Nietzsche, et peut-être pas tout à fait celle de Foucault (« Il n’y a pas, aujourd’hui, de philosophie moins normative que celle de Foucault, plus étrangère à la distinction du normal et du pathologique », écrivait Canguilhem [36]) – qui resterait en détail à établir, ce qui ne saurait le moins du monde être fait sur la base de ce seul texte.

« Vrai » et « faux » indiquent un ordre de distribution normatif des discours et des pratiques, mais ne renvoient à aucun état de fait anhistorique

63Nous ne sommes pas encore tout à fait au bout de nos peines. Puisque l’exhibition du socle biopolitique et de l’axiologie larvée dans la partition du vrai et du faux n’était que le réquisit d’une analyse relative à l’histoire de la vérité scientifique, il faut en tirer toutes les conséquences. Voilà pourquoi Foucault achève sa réflexion par des considérations épistémologiques relatives au type d’historicité qui préside à l’histoire des sciences – une question très prégnante dans l’épistémologie française, de Bachelard à Canguilhem. La défense et illustration de la théorie de Nietzsche relative à l’origine des concepts n’a-t-elle été qu’une digression ? Nous sommes passés de l’erreur vitale à l’erreur évolutive, et de l’erreur évolutive à l’erreur dans l’histoire humaine, pour faire valoir l’enracinement biologique de la distribution politique du vrai et du faux. Reste une dernière étape, importante : examiner les conséquences de cette heuristique de l’erreur du point de vue de l’histoire des sciences, désormais réduite à son plus simple principe, et présentée comme « une série de « corrections », comme une distribution nouvelle du vrai et du faux qui ne libère jamais enfin et pour toujours la vérité ».

64Ici, il faut se rendre attentif au fait que Foucault, sous couvert de nietzschéisme, entend se situer dans le débat qui a cristallisé autour de la dynamique historique des sciences, de Bachelard (1938 : La Formation de l’esprit scientifique) à Koyré (1957 : Du Monde clos à l’univers infini) et de Popper (1935 : La Logique de la découverte scientifique) à Thomas Kuhn (1962 : La Structure des révolutions scientifiques).

65C’est en scientifiques et historiens des sciences que parlent la plupart d’entre eux, et chacun à sa manière a fait valoir les discontinuités dans l’histoire des sciences, par exemple au moment où l’on se libère d’un obstacle épistémologique qui témoigne de ce que la science normative d’une époque a toujours des œillères qui l’empêchent d’appréhender un phénomène de manière authentiquement scientifique (Bachelard), ou lorsque, après plusieurs tentatives vouées à l’échec à cause des falsifications qu’elles ont subies, des conjectures nouvelles deviennent des théories révolutionnaires (ou quand des hasards dus au tâtonnement deviennent des découvertes où la sérendipité heuristique assume dans l’histoire le rôle tenu dans l’ordre de l’évolution par les mutations aléatoires) à mesure qu’elles remettent en cause des théories concurrentes en résistant aux tests destinés à éprouver leur validité (Popper).

66À tout prendre, Foucault est ici plus proche de Popper que de Bachelard, ce dernier se risquant parfois à considérer – selon une vieille habitude positiviste héritée de Léon Brunschvicg – que le vrai advient par élimination des scories, à mesure qu’on se libère des obstacles épistémologiques. Cela signifierait en somme que l’histoire des sciences est en progrès vers le vrai, via des ruptures qui font passer d’un état infantile de la science à son âge mûr. Ce n’est pas à ce genre de discontinuités – qui participent en réalité d’un mouvement continu d’avènement du Vrai – que songe Foucault, même s’il a bien conscience que des « corrections » ont lieu, qui permettent par exemple à la théorie de la relativité non pas de réfuter mais de subsumer et de raffiner le modèle newtonien, ou à la géométrie de Riemann et Lobatchevski d’ouvrir la géométrie euclidienne à des référentiels spatiaux qu’elle n’avait pas envisagés. C’est d’ailleurs assez malicieusement que Foucault met le terme « correction » entre guillemets, parce qu’il veut ici se désolidariser de l’idée souterrainement continuiste qui veut que ces amendements manifestent un progrès du savoir, où l’erreur libère le vrai. Le terme est entre guillemets dans la mesure où la « correction » est apparente et affichée comme telle par les discours des scientifiques, mais Foucault n’est aucunement disposé à leur accorder qu’ils ont amélioré les anciennes conceptions du vrai pour les rendre « plus vraies ». La conception discontinuiste de l’histoire des sciences qui est ici défendue admet certes l’idée que l’histoire des sciences serait mue par une série de ruptures, mais elle se refuse à considérer que celles-ci seraient inscrites dans un mouvement global de progrès – une thèse qui finalement ne déjuge la logique de la conception continuiste du progrès (celle de la préface au Traité du vide de Pascal) que pour mieux reconduire son axiologie.

67On comprend ainsi que l’idée normative de « correction » doit être prise cum grano salis : elle emporte avec elle l’idée d’une supériorité du correcteur sur le corrigé, alors qu’en réalité ceux-ci ne sont pas comparables à l’aune d’un même critère de vérité. Il n’y a aucun sens à dire qu’Edison, parce qu’il a changé de paradigme pour penser la lumière comme résistance à un courant électrique dans le vide, est plus dans le vrai que ceux qui s’éclairaient à la lampe à pétrole. Plus : il n’y a aucun sens à dire que la cosmologie de Copernic est plus vraie que la cosmologie médiévale latine, ou que la cosmologie d’Anaximène. Vouloir effectuer une comparaison entre les découvreurs et les inventeurs d’époques différentes, cela a tout lieu de conduire à un jugement biaisé, à la manière dont l’anthropologue ethnocentriste juge la valeur des cultures en fonction de sa propre morale.

68C’est pour cela que les « corrections » apportées aux anciennes conceptions, dans l’histoire des sciences, font changer la manière de modéliser la réalité – réalité qui de toute manière n’est rien d’autre que l’ensemble des modélisations qu’en a produit l’intellect humain à partir de certaines falsifications conceptuelles –, sans pour autant découvrir le voile qui la recouvre. Il y a cela une bonne raison : la réalité (la « vraie » réalité) n’est pas tapie sous un voile ; elle est ce voile lui-même, en tant que vaste étoffe de Pénélope dont chaque penseur et chaque scientifique défait quelque broderie çà et là pour coudre de manière nouvelle ou coudre par-dessus. C’est Nietzsche, encore lui, qui avait compris cela, en expliquant que la réalité n’est que l’ensemble des voiles que tissent les êtres vivants qui projettent à l’extérieur d’eux une image du monde qui est en réalité de leur propre cru. Si bien qu’en dernière analyse, l’histoire humaine apparaît comme l’ensemble des voiles d’illusion que tissent les génies (artistes, scientifiques, législateurs) pour les étendre sur le peuple, ainsi que l’établissaient déjà certains textes posthumes de 1870 :

69

Le génie a la faculté d’envelopper le monde dans un nouveau filet d’illusion : l’éducation du génie consiste à rendre nécessaire le filet d’illusions […]. L’action du génie consiste habituellement en ce qu’un nouveau filet d’illusions est jeté sur une masse, qui peut vivre dans ses mailles. Telle est l’influence magique du génie sur les degrés subalternes. Mais il y a en même temps une ligne qui monte vers le génie : elle lacère sans cesse les filets existants, jusqu’à ce qu’enfin, le génie étant atteint, une fin artistique supérieure soit atteinte. [37]

70On pourrait penser que le maillage du filet et la finesse de sa confection se raffinent avec le temps, comme il arrive d’ailleurs à certains scientifiques de le suggérer. Mais Nietzsche parle bien quant à lui d’un nouveau filet d’illusion sans commune mesure avec le précédent. Changeant de métaphore, dans la deuxième Considération inactuelle, il préférera suggérer que l’histoire est un palimpseste où chaque grand homme réécrit sur le précédent.

71Outre ces textes, dont on mesure souterrainement la parenté et la portée sur la pensée de Foucault, celui-ci songe ici peut-être en outre – là encore, c’est un texte essentiel qu’il connaît fort bien – à un passage de la Généalogie de la morale où Nietzsche aborde le « point de vue capital de la méthode historique » : le § 12 de la seconde dissertation. Nietzsche y explique que l’ensemble de l’histoire humaine n’est certainement pas l’histoire de sa volonté de vérité, mais l’histoire des volontés de puissance qui accaparent les évaluations tenues jusqu’alors pour des normes incontestables, de manière à redistribuer l’ordre du valable et du non-valable, du vrai et du faux, ce qui est exactement la thèse de Foucault, qui ne saurait être plus nietzschéen qu’à la fin de ce texte où il nous assure que les corrections successives, dans l’histoire des sciences, contribuent en réalité à « une distribution nouvelle du vrai et du faux qui ne libère jamais enfin et pour toujours la vérité », dans la mesure où ce qui apparaît désormais comme « erreur » ne l’est que dans le nouveau système de pensée, ce qui signifie également que notre actuelle vérité paraîtra erronée dans le cadre d’une épistémè ultérieure. « Vrai » et « faux » sont donc des jugements de valeur assignés par des volontés de puissance dominantes, en fonction du modèle de pensée (autrement dit de l’erreur) qu’elles s’efforcent elles-mêmes d’imposer :

72

Tout ce qui arrive dans le monde organique est un assujettissement, une domination et, inversement, tout assujettissement, toute domination est une réinterprétation, un réajustement, qui font nécessairement que le « sens » et la « fin » antérieurs sont obscurcis ou complètement effacés […] [T]outes les fins et toutes les utilités ne sont que des indices d’une volonté de puissance devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui lui a spontanément imposé le sens d’une fonction ; et toute l’histoire d’une « chose », d’un organe, d’un usage, peut ainsi constituer une chaîne incessante de signes, de réinterprétations et de réajustements, dont les causes n’ont pas nécessairement de rapport entre elles, et plutôt parfois se suivent et se succèdent d’une façon toute contingente. Le « développement » d’une chose, d’un usage, d’un organe, n’est dès lors rien moins que son progrès vers un but, et encore moins un progrès logique et bref obtenu avec le minimum d’énergie et de coût ; mais il est la succession de procès de domination qui s’y jouent, plus ou moins profonds, plus ou moins interdépendants, sans oublier les résistances qu’ils opposent toujours, les tentatives de transformation aux fins de défense et de réaction, ainsi que le résultat des réactions réussies [38].

73L’erreur est ainsi un changement de tropisme de la vie, c’est-à-dire de la volonté de puissance. Or, cette dernière est « le fait originaire de toute histoire » (Par-delà bien et mal, § 259) : l’évolution des organismes et l’histoire culturelle obéissent toutes deux à sa dynamique, et c’est donc en parfait nietzschéen que Foucault peut écrire que l’erreur est « la dimension propre à la vie des hommes et au temps des espèces ». L’erreur n’est donc pas « oubli » ou latence d’un avènement de l’alètheia, comme il arrive que les choses se présentent dans la veine heideggérienne, non plus que le « retard » ou le négatif historique du vrai, comme l’épistémologie positiviste, héritière sur ce point de Hegel, a tendance à le suggérer.

74Une ambiguïté demeure, et son exposition fera office de conclusion : quoique très nietzschéenne, la thèse défendue ici par Foucault prend encore explicitement appui sur Darwin, suggérant que le « temps de l’espèce » obéit à des mutations aléatoires graduelles, là où « la vie des hommes » est prise dans une historicité non pas graduelle, mais disruptive. C’est peut-être en ce point que réside une difficulté : pour éviter de verser dans une forme de monisme qui priverait l’histoire humaine de sa spécificité relativement à l’évolution biologique, Foucault semble considérer que la dynamique de l’erreur demeure différente dans un cas comme dans l’autre : la vie est rarement erratique dans l’évolution, et systématiquement erratique dans l’histoire. C’est que, à l’imitation de Canguilhem, Foucault se refuse à déduire l’histoire de la vie, au contraire de ce qui se faisait « au temps de l’évolutionnisme » [39].

75On ne sait toujours pas bien comment, à vrai dire, s’effectue le passage d’une temporalité à l’autre. Si bien que, fidèle à Darwin en biologie, Foucault serait plutôt saltationniste, à la manière d’Hugo de Vries ou plus tard Stephen Jay Gould, en ce qui concerne l’histoire humaine. Il n’y a certes pas à trancher un débat aussi vaste, mais une question mérite d’être posée : n’est-il pas plus cohérent, en application du principe d’économie occamien, ainsi que le revendique Nietzsche explicitement (par exemple dans le § 36 de Par-delà bien et mal), d’être résolument moniste, sans être pour autant réductionniste ? Si l’histoire humaine fonctionne par sauts et ruptures, lorsqu’une volonté de puissance transfigure ce que d’autres volontés de puissance avaient bâti, c’est qu’il en va semblablement dans le monde organique, et sur ce point l’on sait que Nietzsche prend résolument parti contre Darwin, pour soutenir que la vie n’est pas une réaction mécanique de tri sélectif et d’adaptation à des pressions extérieures, mais une appropriation de l’environnement. Darwin, aux yeux de Nietzsche, est encore un penseur qui mécanise la vie et ne parvient pas à la penser comme telle, dans la mesure où il réduit le vivant à un agent de réaction, et fait du « milieu » l’agent historique essentiel, le premier moteur de l’évolution et de l’histoire. C’est d’après Nietzsche une grave confusion de la cause et de l’effet – qu’il attribue surtout, en particulier, à Herbert Spencer, toujours dans le § 12 de la deuxième dissertation –, qui empêche de voir que la vie est nécessairement au principe des événements qu’elle provoque, sans quoi l’on aurait besoin, pour penser l’origine du devenir, d’un premier moteur immobile. Si bien que l’on peut certes reprocher à Nietzsche d’être « vitaliste », cela n’enlève rien au fait qu’il faut trancher l’alternative : ou bien penser que c’est la volonté de puissance qui transforme son environnement pour se l’approprier, ce qui revient à dire qu’il n’y a aucune spécificité de l’histoire humaine par rapport à l’évolution (sinon du point de vue rythmique) ; ou bien que les êtres vivants sont affectés par des modifications hasardeuses qui transforment de proche en proche leur phénotype spécifique, de sorte qu’ils ne sont aucunement à l’initiative de leur propre devenir. Mais en ce cas, on ne comprend plus comment peut apparaître un vivant capable de prendre en main son histoire. C’est là peut-être le point aveugle de ce texte, si ce n’est de la conception foucaldienne de l’histoire [40].


Date de mise en ligne : 15/04/2021

https://doi.org/10.3917/eph.702.0021

Notes

  • [1]
    On the Normal and the Pathological, Boston, D. Reidel, 1978, p. IX-XX, with an introduction by Michel Foucault. Pour la version française : « Introduction par Michel Foucault » in M. Foucault, Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 429-442.
  • [2]
    Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éd. de Minuit, 1988.
  • [3]
    Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx » in Nietzsche. Cahiers de Royaumont, t. VI, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 183-2000.
  • [4]
    Entendons par explication l’activité de clarification du sens et de la démarche argumentative, et par commentaire l’ajout d’une mise en perspective historique, doctrinale et éventuellement critique du texte.
  • [5]
    M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 441.
  • [6]
    Foucault, « La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1595.
  • [7]
    Dans une version un peu remaniée de sa préface, Foucault écrit qu’« il y a dans la connaissance de la vie des phénomènes qui la tiennent à distance de toute la connaissance qui peut se référer aux domaines physico-chimique ; c’est qu’elle n’a pu trouver le principe de son développement que dans l’interrogation sur les phénomènes pathologiques » (« La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 1591).
  • [8]
    C’est aussi, au-delà de Bichat, ce qui ressort de la théorie physiologique de Claude Bernard et de Walter Cannon. Ce dernier, que Canguilhem cite dans Le Normal et le pathologique, a forgé le terme « homéostasie ».
  • [9]
    Le problème « de la spécificité de la maladie et du seuil qu’elle marque parmi tous les êtres naturels », écrit Foucault, « ne veut pas dire que le vitalisme soit vrai, lui qui a fait circuler tant d’images et perpétué tant de mythes. » (Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1592). Mais c’est en tout cas un bon « indicateur théorique des problèmes à résoudre », et un « indicateur critique des réductions à éviter » (id.).
  • [10]
    Sur cette distinction, voir M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 145-172.
  • [11]
    Que la régionalisation de l’ontologie scientifique mette en pièce le mono-déterminisme de Pierre-Simon Laplace, c’est un point entériné par Foucault, que Bachelard avait établi notamment dans L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 216 sq.
  • [12]
    Foucault insiste sur cet aspect endogène, mais cette erreur biologique existe à d’autres niveaux : cytologique, si l’on songe aux erreurs de fonctionnement du « crossing-over » des chromosomes, ou encore écosystémique, lorsque les modifications apparaissent par épigénèse sous la pesée de facteurs physiques ou chimiques. Sur ces questions, on peut se reporter à P. Kourilsky, Les Artisans de l’hérédité, Paris, Odile Jacob, 1987.
  • [13]
    « Comme le dit A. Lwoff, létale ou non, une mutation génétique n’est pour le physicien ni plus ni moins que la substitution d’une base nucléique à une autre. Mais, dans cette différence, le biologiste, lui, reconnaît la marque de son propre objet. […]. Le biologiste a à saisir ce qui fait de la vie un objet spécifique de connaissance et par là même ce qui fait qu’il y a, au sein des vivants, et parce qu’ils sont vivants, des êtres susceptibles de connaître en fin de compte la vie elle-même. » (« La vie : l’expérience et la science » in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1592).
  • [14]
    Pour une contestation intéressante de ce point, on peut lire par exemple les travaux de D’Arcy Wentworth Thomson. Outre Forme et croissance (Paris, Seuil, 2009), on peut se reporter à son article : « Some Difficulies of Darwinism », Nature, 50, 1994.
  • [15]
    Foucault, « Introduction par Michel Foucault », Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 433.
  • [16]
    Foucault le rappelle : Canguilhem, « lui-même si “rationaliste”, est un philosophe de l’erreur ; je veux dire que c’est à partir de l’erreur qu’il pose les problèmes philosophiques, disons plus exactement le problème de la vérité et de la vie. » (Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1594).
  • [17]
    Cela n’est certes pas si évident qu’il y paraît, surtout si l’on songe aux confusions suscitées par un autre sujet de baccalauréat, il y a quelques années : « la vérité a-t-elle une histoire ? ». L’un des enjeux consistait, pour les candidats, à distinguer l’idéal de vérité absolue du concept relatif de vérité.
  • [18]
    Voir sur ce point le chapitre intitulé « Un nouveau concept en pathologie : l’erreur » dans les Nouveaux essais sur le normal et le pathologique (intégrés à Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966), où Canguilhem explique que l’erreur biochimique héréditaire n’est plus une simple métaphore, mais a acquis « la solidité d’une analogie » (p. 208). « La tentation serait assez forte de dénoncer ici une confusion entre la pensée et la nature, de se récrier qu’on prête à la nature les démarches de la pensée, que l’erreur est le propre du jugement […]. Mais on ne doit pas oublier que la théorie de l’information ne se divise pas, et qu’elle concerne aussi bien la connaissance elle-même que ses objets, la matière ou la vie. En ce sens, connaître, c’est s’informer, apprendre à déchiffrer ou à décoder. Il n’y a donc pas de différence entre l’erreur de la vie et l’erreur de la pensée, entre l’erreur de l’information informante et l’erreur de l’information informée » (Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 209).
  • [19]
    Voir déjà ce qu’écrivait et disait par exemple Antonin Artaud dans Les Malades et les médecins, et en particulier la formule d’Aliénation et magie noire : « Je dis que la folie est un coup monté / et que sans la médecine elle n’aurait pas existé ». Après tout, on trouve encore aujourd’hui des médecins pour nous expliquer que l’homosexualité ou le fétichisme sont des « pathologies » ou des « perversions » (ce sont d’ailleurs des considérations qui sont inscrites dans l’ADN de la sexologie de Krafft-Ebing).
  • [20]
    Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 205.
  • [21]
    C’est ce qui fait dire à Nietzsche que toute volonté de vérité est une volonté de puissance qui s’orne des apparats de la dialectique et de la démonstration pour mieux s’imposer comme telle. Platon est ainsi tout comme Socrate, suggère malicieusement Nietzsche, un sophiste qui a réussi – sophiste d’autant plus fourbe qu’il ne s’assumait pas comme tel.
  • [22]
    Le Normal et la pathologique, op. cit., p. 110. Sur l’errance vitale et sociale chez Canguilhem, cf. G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, p. 89-98, qui fait le parallèle entre Foucault et Canguilhem, en montrant aussi ce qui les distingue.
  • [23]
    Voir sur ce point Canguilhem, « Le concept et la vie » in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1969, p. 364.
  • [24]
    Foucault, « La vie : l’expérience et la science », art. cité, p. 1593. Cette déclaration est importante, car si l’on veut s’appuyer sur l’exemple de la trisomie, par exemple, pour éclairer le propos de Foucault, c’est au prix d’un contresens sur la portée de son analyse, le risque étant de reconduire, moyennant cet exemple, la charge pathologique et sociologique normative qu’il charrie avec lui.
  • [25]
    Voir Patrick Tort (dir.), Misère de la sociobiologie, Paris, PUF, 1985.
  • [26]
    On trouvera le texte dans les Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit. Dans « La vie : l’expérience et la science », Foucault rappelle ainsi que, chez Canguilhem, le concept est « l’un des modes de cette information que tout vivant prélève sur son milieu et par laquelle inversement il structure son milieu » (art. cité, p. 1593).
  • [27]
    Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral in Œuvres philosophiques complètes, t. I, vol. 2, Paris, Gallimard, 1977, p. 277.
  • [28]
    Nietzsche, Ibid., p. 278.
  • [29]
    Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 441 et 1594.
  • [30]
    Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, op. cit., p. 278-279.
  • [31]
    « La vie : l’expérience et la science », art. cit., p. 1593. Bergson en conviendrait, de toute manière, même s’il est vrai qu’il a eu tendance à durcir l’opposition entre les concepts rigides de l’entendement scientifique et ce qu’il appelle assez tardivement des « concepts fluides » produits par les artistes du langage et les (bons) philosophes.
  • [32]
    Qu’on nous permette de renvoyer le lecteur, sur ce point, au travail de Jean-Claude Pariente, Le Langage et l’individuel, Paris, Armand Colin, 1973. Voir en particulier le premier chapitre.
  • [33]
    Dans la seconde version de ce texte, celle de 1985 refondue pour un numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Canguilhem, Foucault supprime « destiné finalement à » (Dits et écrits, t. II, p. 1593).
  • [34]
    C’est encore un aspect qui n’avait pas échappé à Nietzsche. Voir Par-delà bien et mal, § 22 et surtout Crépuscule des idoles, « La morale comme contre-nature », § 5.
  • [35]
    Que l’adaptation soit elle-même une catégorie normative et non descriptive est certes une évidence, mais qui mérite d’être rappelée, à l’heure où Barbara Stiegler vient d’en proposer une généalogie politique remarquable dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.
  • [36]
    Cité par G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, op. cit., p. 95, note 2.
  • [37]
    Fragments posthumes, fin 1870, 6 [3] (in Œuvres philosophiques complètes, t. I, vol. 1, op. cit., p. 254). Le philosophe quant à lui semble tenir à la fois du scientifique et de l’artiste, dans la mesure où il produit un jugement unique sur l’existence en ayant sous les yeux « tous les voiles et toutes les illusions de l’art » (Fragments posthumes, hiver 1872-1873, 19 [5] in Œuvres philosophiques complètes, t. II, vol. 1, op. cit., p. 174).
  • [38]
    Nietzsche, Généalogie de la morale, II, § 12, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF, 2002, p. 88-89.
  • [39]
    Voir Foucault, Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 441 et 1594.
  • [40]
    Voir pour plus de détail, l’article de Barbara Stiegler, « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne » in B. Binoche et A. Sorosina (dir.), Les Historicités de Nietzsche, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 197-217.

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