Notes
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[1]
Que le lecteur me permette de le renvoyer, s’il souhaite explorer plus attentivement cette question touffue et difficile, à l’étude plus détaillée que je lui ai consacrée : A. Sorosina, Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
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[2]
Il va sans dire que nous n’en avons pas proposé ici une typologie exhaustive, laissant de côté notamment ses aspects cosmologique (la question de l’éternel retour), éthique (c’est-à-dire l’assimilation à venir de cette pensée par le surhumain) et politique (à savoir l’élevage culturel qu’une anthropotechnique prospective est appelée à mettre en place). Sur ces aspects de la pensée de Nietzsche, voir notamment B. Binoche et A. Sorosina (dir.), Les Historicités de Nietzsche, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.
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[3]
Fragments posthumes, été-automne 1884, 26 [390], trad. J. Launay in Œuvres philosophiques complètes, t. X, Paris, Gallimard, 1982, p. 281.
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[4]
Voir sur ce point le Fragment posthume de l’automne 1884, 25 [525].
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[5]
GM, préface, § 3, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF Flammarion, 2002.
-
[6]
Sur cet aspect fondamental de la pensée de Nietzsche, on peut se reporter à l’article de Scarlett Marton, « À la recherche d’un critère d’évaluation des évaluations : les notions de vie et de valeur chez Nietzsche », in C. Denat et P. Wotling, Les Hétérodoxies de Nietzsche : lectures du Crépuscule des idoles, Reims, Éditions de l’Épure, 2014, p. 321-342.
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[7]
Voir sur ce point le texte capital que constitue le § 27 du troisième traité. Cette ligne d’analyse fait partie de la problématique des « ombres de Dieu » qui survivent à son meurtre. Cf. Le Gai Savoir, § 108, 125, 343-344.
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[8]
Pour approfondir ce point, on peut lire les travaux d’Éric Blondel et de Patrick Wotling. Voir notamment, de ce dernier : « La culture comme problème : la redétermination nietzschéenne du questionnement philosophique », Nietzsche-Studien, 37, 2008, p. 1-50.
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[9]
Voir la description qu’en donne Bertrand Binoche dans Les Trois Sources de la philosophie de l’histoire, Paris, Hermann, 2013.
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[10]
Cette section est une version remaniée de certaines mises au point que nous avons proposées dans notre « Présentation » de Nietzsche, Sur l’invention de la morale. Généalogie de la morale, deuxième traité, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF, 2018, que je reprends avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
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[11]
Voir les « maximes supprimées » de La Rochefoucauld in J. Lafond (éd.), Moralistes du xviie siècle, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 179-180.
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[12]
Voir Mandeville, La Fable des abeilles, trad. L. Carrive, Paris, Vrin, 1991, p. 73 en particulier. Séduit par ce type de récit philosophique qu’il avait trouvé notamment chez Paul Rée, Nietzsche avait d’abord eu recours à cette explication historique, à l’époque d’Humain, trop humain, en faisant de l’oubli une force d’inertie capable d’ensevelir les origines réelles d’un phénomène culturel. Dans la Généalogie de la morale, il récuse l’irrationalité et la faiblesse de ce recours à l’oubli (I, § 3), en rappelant que l’oubli est une puissance biologique de digestion et non une érosion naturelle d’ordre physique ou géologique (II, § 1).
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[13]
Nietzsche, GM, I, § 1, « parties honteuses » en français dans le texte.
-
[14]
Mandeville, La Fable des abeilles, op. cit., p. 34. Nietzsche, à défaut sans doute d’avoir lu directement Mandeville, a découvert ses conceptions relatives à l’origine de la vertu morale dans le chapitre I du livre de William Lecky déjà évoqué. Mes analyses croisent ici celles de B. Binoche, « Do valor da história à história dos valores », Cadernos Nietzsche [online], 2014, vol.1, n. 34, p. 35-62, à qui j’emprunte la citation de Mandeville (section II.2 de l’art. cité).
-
[15]
Nietzsche, GM, I, § 1.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Nietzsche, GM, I, § 2.
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[18]
Nietzsche a abordé ce point, en particulier, dans le § 9 d’Aurore.
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[19]
Ibid.
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[20]
Voir GM, II, § 11 et surtout III, § 26, où la réfutation physiologique d’Ernest Renan connaît une virulence inégalée.
-
[21]
Herbert Spencer a développé sa philosophie de l’évolution avant même de prendre connaissance des travaux de Charles Darwin sur l’origine des espèces (1859) et la filiation de l’homme (1871), et il défend au demeurant une conception du processus de civilisation sensiblement différente de celle qui se dégage des écrits de Darwin.
-
[22]
Voir Par-delà bien et mal, § 20.
-
[23]
Même lorsqu’il s’aventure à différencier les individus, Darwin projette ses préjugés moraux dans son interprétation de l’anthropogénèse à partir des coalitions que forment les faibles pour devenir plus adaptés que les forts grâce aux instincts sociaux, si bien que les individus supérieurs aux autres quant à la puissance de transformation dépérissent à cause de leur égoïsme. C’est une des raisons pour lesquelles il faudrait selon Nietzsche protéger les forts contre les faibles, selon une formule demeurée célèbre. Voir par exemple sur ce point, pour s’en tenir aux textes publiés, HTH, § 224 ; GS, § 354 ; CId, « Incursions d’un inactuel », § 14. Le lecteur qui souhaiterait prolonger la réflexion à partir de là peut se reporter à l’article « Darwinisme » de Maria Cristina Fornari dans D. Astor (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Paris Robert Laffont, 2017, p. 218-222, où il trouvera des éléments bibliographiques.
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[24]
Il s’agit notamment du biologiste Wilhelm Roux, dont Nietzsche a lu de près La Lutte des parties dans l’organisme (Leipzig, Engelmann, 1881/Paris, Matériologiques, 2013 pour la trad. fr.). Cf. W. Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998 pour la trad. fr.
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[25]
À l’image d’Imo, la femelle macaque de l’île de Koshima, capable de laver et d’éplucher des pommes de terre. Ce sont les anthropologues japonais Kinji Imanishi, Masao Kawai et Syunzo Kawamura qui ont rendu compte de ces comportements sociaux en 1963. En quelques années, cette pratique s’était étendue à tous les jeunes singes de l’île, ce qui implique que l’apprentissage, au moins mimétique, n’est pas seulement horizontal (d’un individu à un autre), mais également vertical (de génération en génération). Sur la notion de culture animale, et sur celle des primates en particulier, on peut se reporter aux travaux de Frans de Waal et aux débats qui gravitent autour de son œuvre. Voir par exemple Quand les singes prennent le thé, Paris, Fayard, 2001 pour la trad. fr., et Primates et philosophes, Paris, Le Pommier, 2008 pour la trad. fr.
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[26]
Discuter ce point déborde le cadre de cet article, mais le lecteur peut se reporter au § 36 de Par-delà bien et mal.
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[27]
C’est bien ce que Nietzsche a retenu du livre de Wilhelm Roux évoqué ci-dessus.
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[28]
Le conditionnel est de rigueur, dans la mesure où l’extension de l’hypothèse de la volonté de puissance au monde inorganique doit impliquer que la thèse mécaniste est une simple « sémiotique » provisoirement utile par sa rigueur, mais dont il s’agit, une fois n’est pas coutume, de faire un usage stratégique ad hoc. Ce point a beau être âprement discuté par les commentateurs, certains textes de Nietzsche de 1888 laissent à notre avis peu de doutes sur la portée au mieux heuristique, didactique et pédagogique – et de toute façon prévisionnelle – de la grille d’interprétation mécaniste. Voir les Fragments posthumes, printemps 1888, 14 [79, 82, 117, 121-122], mais aussi déjà ceux de mai-juillet 1885, 35 [54-55], qui suggèrent que le temps mécanique est un temps sans devenir réel, c’est-à-dire sans temporalité.
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[29]
Les théories catastrophistes invoquent des extinctions massives pour en faire le levier explicatif des grandes transformations du monde vivant, comme c’est le cas par exemple de Walter Alvarez, qui a supposé qu’une météorite géante a détruit les dinosaures, ce qui permet d’expliquer l’extinction du Crétacé-Tertiaire, il y a environ 66 millions d’années.
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[30]
La téléologie ici est ou bien immanente à la vie des espèces, comme c’est le cas chez Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), ou bien considérée comme transcendante, c’est-à-dire située au-delà du monde sensible, comme le pensent les défenseurs de la théologie naturelle depuis William Paley (1743-1805) en particulier. La forme moderne de cette idée est la théorie du dessein intelligent par lequel Dieu ou une forme de divinité surnaturelle aurait créé le monde selon un plan de réalisation (du Bien, du Progrès, et ainsi de suite).
-
[31]
GM, II, § 12.
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[32]
Ibid.
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[33]
Ibid.
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[34]
Ibid.
1Le présent article a pour but d’introduire à la méthode généalogique de Nietzsche en examinant sa provenance généalogique, c’est-à-dire en appliquant à Nietzsche sa propre méthode : de quelle forme de vie la généalogie de Nietzsche provient-elle, et quelles formes discursives a-t-elle revêtues avant de s’intituler elle-même, en 1887, « généalogie » ? C’est cet examen de détail qui nous conduira à comprendre l’itinéraire de Nietzsche comme la recherche d’une manière alternative de pratiquer la philosophie de l’histoire [1]. C’est du reste ce même itinéraire que Nietzsche reconstitue dans la préface de la Généalogie de la morale, dont la première partie de cet article est en partie un commentaire. De ses questionnements théologiques d’enfance à ses considérations relatives à la « véritable histoire du christianisme » (Antéchrist, § 39), l’itinéraire de Nietzsche aura été marqué par une réflexion sur l’histoire des valeurs – corrélat des méditations relatives à la valeur de l’histoire, que nous laisserons ici de côté. Les différentes moutures du questionnement historique de Nietzsche [2] révèlent ainsi que la théologie et la philologie sont les ascendants de la « philosophie historique » intronisée par Humain, trop humain (1878). En précisant les enjeux typologiques et axiologiques de la généalogie, on observera qu’elle réalise et complète le programme de la « philosophie historique » (HTH, § 1-2).
2À cet effet, il faut passer de « l’invention de la généalogie » à « l’inventaire des généalogies », pour observer la spécificité de la méthode généalogique de Nietzsche relativement à ses concurrentes. Or, pour qui considère avec attention cet inventaire apparemment synchronique, qui permet à Nietzsche de prendre la relève de toutes les tentatives entreprises jusqu’alors, il apparaît que les généalogies de la morale de tradition britannique et écossaise sont en réalité des formes d’interrogation historique que Nietzsche avait partiellement épousées par le passé, et qu’il repousse désormais résolument. La seconde partie de cet article discute pied à pied ces formes ancestrales de généalogies, pour montrer pourquoi Nietzsche s’y est stratégiquement rallié, utilisant cette historical philosophy contre la Geschichtsphilosophie, et pour quelle raison, en même temps, il ne saurait s’en contenter. Si bien qu’il revient à la dernière partie de distinguer « l’inventivité de la généalogie » proprement nietzschéenne, en montrant, à partir d’une explication de GM, II, § 12, comment elle renverse l’axiologie de la « psychologie anglaise » telle qu’elle se manifeste dans le darwinisme et l’évolutionnisme de son temps.
3Invention, inventaire, inventivité : il s’agit, au-delà d’un jeu paronomastique sans doute facile, de jeter un éclairage original sur les enjeux attenant à cette nouvelle manière de philosopher.
L’invention de la généalogie
Théologie : Dieu, père du diable ?
4Dans la préface de la Généalogie de la morale, Nietzsche se livre à un exercice assez inhabituel pour un philosophe et retrace les grands moments de son cheminement intellectuel. La généalogie, « point de vue capital de la méthode historique » (II, § 12), est une méthode philosophique qui a mûri en lui depuis ses toutes premières réflexions de jeunesse. Dans la mesure où la généalogie prétend être la manière la plus honnête d’interroger l’histoire des valeurs, sa probité doit se vérifier dans un exercice d’auto-auscultation : la généalogie de la morale commence, dès la préface, par l’établissement de sa propre généalogie. Cela signifie que la généalogie de la morale n’a aucune prétention systématique à produire un discours absolu et incontestable, mais est une tentative pour interpréter l’histoire de la culture européenne à partir de la manière dont s’agencent les valeurs qu’elle a promues, en fonction des types de morale qui se sont affrontés en son sein.
5L’auteur exhibe ainsi l’itinéraire qui l’a conduit à suspecter que les valeurs ne sont pas des entités transcendantes, immuables et incontestables. Or, ce que le jeune Nietzsche observait déjà à l’âge de douze ou treize ans, c’est précisément que l’opposition du Bien et du Mal, à considérer qu’il s’agit de valeurs indépendantes l’une de l’autre, est essentiellement une croyance enracinée en nous par une éducation et une histoire marquées par le triomphe de la morale chrétienne. Nous croyons tous savoir ce qui est moral (Bien) et ce qui est immoral (Mal), mais sommes-nous vraiment capables de rendre compte rationnellement de cette croyance, qui repose sur un sentiment d’évidence ?
6Élevé dans la foi piétiste, qui accorde au sentiment du divin une évidence supérieure à toute démonstration rationnelle, le jeune Nietzsche ne peut pourtant s’empêcher de se demander d’où vient ce « Mal », attendu que Dieu est l’origine de toute chose. Il y a certes un principe concurrent en lutte avec la bonté divine, à savoir le diable, principe de division qui s’opiniâtre à défaire ce que Dieu a réalisé au mieux, qui s’ingénie à semer la discorde là où l’œuvre divine avait tout agencé pour la paix et la concorde. Son nom l’indique, le diable (dia-bolè, en grec : « jeté de part et d’autre ») est celui qui sépare, divise et oppose. Mais puisque Dieu crée et unit dans le Bien et que le diable divise, il faut bien que, chronologiquement, l’action de l’un et celle de l’autre se succèdent. Or, si « au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », ainsi que le stipule l’Évangile selon saint Jean (I, 1), c’est bel et bien que l’entreprise maligne du diable est intervenue ultérieurement. Toute la « philosophie historique » de Nietzsche, ainsi qu’il la nommera à partir de Humain, trop humain (§1-2), trouve son impulsion dans cette volonté de comprendre « comment quelque chose peut naître de son contraire » (HTH, § 1), et à ce stade il s’agit d’abord de comprendre comment le mal peut naître du bien. Quelques années avant d’écrire la Généalogie de la morale, Nietzsche était encore hanté par le souvenir de la solution juvénile qu’il avait apportée à ce problème :
Lorsque j’avais douze ans, je me suis inventé une étonnante Trinité : à savoir Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le diable. Ma conclusion était que Dieu, se pensant lui-même, créa la deuxième personne de La Trinité : mais que pour pouvoir se penser lui-même, il devait penser son contraire et donc le créer. – Ce furent mes débuts en philosophie. [3]
8Le ressort argumentatif du jeune Nietzsche semble être le suivant : pour pouvoir penser et créer un Fils qui lui ressemble, Dieu doit avoir aussi l’idée de ce qui diffère de lui au point de lui être opposé. Quoi qu’il en soit, ce que Nietzsche perçoit très tôt, c’est que l’existence historique des hommes, et l’existence temporelle de toute chose, signifie que la Création est nécessairement imparfaite, puisque seul est parfait ce à quoi il n’y a rien à ajouter ni à enlever. Le temps des créatures est aussi le temps du changement et des transformations, et c’est la raison pour laquelle Dieu, en créant le monde, a nécessairement créé un monde imparfait. Sa toute-puissance est telle qu’il a accepté que la création ne soit pas parfaitement à l’image de sa propre perfection. Toute création signifie ainsi, en même temps qu’une puissance de donner la vie, une puissance autrement plus étonnante de laisser advenir une vie qui croît en vertu de son propre principe, et dont le cours n’appartient plus tout à fait au créateur lui-même. Même les dieux s’ennuient de leur perfection, suggère parfois Nietzsche, si bien que, ne sachant plus comment tuer le temps, ils décident de le créer [4] – ce qui signifie renoncer au Bien absolu, dans la mesure où le temps modifie et adultère toute chose.
9Il s’agit là, bien sûr, d’un jeu de l’intellect, mais d’un jeu qui par son innocence même allait se révéler dévastateur. En effet, le problème du jeune Nietzsche demeure un problème théologique : ces réflexions sur l’origine du bien et du mal demeurent dans un cadre qui n’est pas encore historique, puisque c’est dans la perspective de la Genèse biblique que cette réflexion sur La Trinité se déploie. Par conséquent, « au-delà du monde » [5].
Philologie : de l’origine des valeurs à leur provenance
10Nietzsche a beau être encore un fervent croyant durant son adolescence, il disposait à partir de ce moment d’un mode d’interrogation critique qui se refusait à tenir les dogmes chrétiens pour révélés, mais s’efforçait au contraire de penser leur relation logique et hiérarchique. Or, en étudiant l’histoire, puis la philologie, Nietzsche en vient à comprendre « le préjugé moral » comme un phénomène distinct du « préjugé théologique ». Même si la religion dicte certaines valeurs, c’est surtout l’histoire qui permet d’examiner leurs relations conflictuelles. Tant et si bien d’ailleurs que l’on est fondé à se demander si les valeurs religieuses ne sont pas elles-mêmes une des formes que prend la morale au cours de l’histoire. L’histoire n’est plus envisagée par Nietzsche comme le conflit du Bien et du Mal, comme c’est le cas lorsqu’on en fait une lecture religieuse, c’est au contraire le conflit du Bien et du Mal qui est une manière particulière de penser le rapport entre les valeurs.
11La morale chrétienne se trouvant réduite à un phénomène historique parmi d’autres, on comprend que les différentes morales et les différentes valeurs proviennent de l’histoire. La question de Nietzsche, dès lors, n’est plus tant celle de « l’origine » des valeurs que celle des conditions qui président à l’avènement et à la promotion de telle ou telle valeur. Aussi faut-il se méfier, dans cette enquête historique, de notre propension à chercher à toute chose une origine (Ursprung) unique, là où un examen de détail révèle des filiations multiples.
12On pourrait songer que ces filiations historiques peuvent être de nature économique, artistique, religieuse, scientifique, et ainsi de suite, et réfléchir ensuite aux influences réciproques de ces différents champs de la culture pour éventuellement hiérarchiser leur importance. Mais ce que veut montrer Nietzsche, c’est que les valeurs, quel que soit leur champ de circulation privilégié (économie, art, religion, science), proviennent d’une seule et même source de valorisation, qui constitue le véritable terreau matriciel de tous les jugements de valeur. Ce que l’enquête généalogique dévoile, c’est que n’importe quelle forme de vie s’oriente dans le monde en fonction de certaines préférences – tel le tournesol dont la croissance et l’orientation sont dictées par la lumière. Lorsque ces préférences, dans l’histoire humaine, deviennent des conditions d’existence qui constituent le fondement et le but d’une lutte à travers laquelle elles cherchent à s’imposer, on parle alors de valeurs. Une valeur est donc l’expression d’une forme de vie (Lebensform) particulière – c’est-à-dire d’un type de volonté de puissance – qui veut s’épancher et s’imposer, et non pas seulement se conserver. C’est la vie qui est le fondement de l’évaluation.
Axiologie : la généalogie comme méthode d’évaluation des valeurs
13Si donc nos évaluations expriment des formes de vie particulières, y a-t-il lieu de considérer que certaines évaluations sont supérieures à d’autres ? En d’autres termes, peut-on sans tomber dans un cercle vicieux évaluer les différentes manières d’évaluer ? Voilà une des difficultés centrales de la Généalogie de la morale, qui n’est pas uniquement une genèse, c’est-à-dire une enquête descriptive sur la provenance des valeurs, mais également un instrument d’évaluation des évaluations, dès lors qu’est exhibée leur provenance. Comment Nietzsche peut-il prétendre évaluer les évaluations, alors même que chacune d’entre elles a pour étalon et critère une forme de vie singulière, ce qui suggère qu’il n’existe pas de valeur absolue, mais seulement des évaluations particulières ?
14Si les évaluations sont produites par des types de vie différents, c’est bien que la vie, selon Nietzsche, est ce qui évalue, sans être elle-même évaluable. La vie est de ce point de vue inestimable, au sens descriptif de ce terme : elle n’a pas de valeur car elle n’est pas une valeur. Mais parce que, sans elle, aucune valeur n’existerait, elle est inestimable, au sens évaluatif, cette fois : nous autres qui possédons la vie, comprenant que la valeur de toute chose dépend d’elle, ne pouvons l’évaluer autrement que comme ce qui est d’une valeur superlative telle qu’elle ne souffre aucune comparaison possible : la vie est inappréciable, parce que sans elle nous ne serions et surtout ne créerions rien [6].
15L’ambiguïté du concept de vie reconduit logiquement celle du concept de généalogie : la vie est à la fois un principe de compréhension génétique de l’évaluation et un principe d’évaluation généalogique de celle-ci – pour cette seule et unique raison que « la vie » n’est qu’une fiction méthodologique : il n’existe que différentes formes de vie, dont on peut néanmoins évaluer l’intensité. La généalogie examine donc les formes de vie qui sécrètent certaines valeurs plutôt que d’autres, et dans le même temps elle évalue le degré de vitalité de ces formes de vie. Tandis que certaines formes de vie promeuvent des valeurs où s’exprime une vitalité florissante et vigoureuse, d’autres formes de vie luttent pour imposer des valeurs dévitalisées. L’éventail des évaluations s’étire ainsi entre deux extrêmes, selon qu’elles proviennent de formes de vie où la vitalité décline ou augmente.
16Parvenu à ce point, il est légitime de se demander comment des formes de vie affaiblies peuvent subsister et triompher, attendu que la force l’emporte par principe sur la faiblesse. Mais il est d’emblée remarquable que la vitalité telle que Nietzsche l’envisage est d’abord le sentiment intérieur par lequel une forme de vie ressent sa propre prodigalité : sa puissance est un appétit de création et d’imposition de formes, une libération spontanée d’énergie en surplus qui n’a d’autre vocation que de se déverser. Nietzsche appelle volonté de puissance cette disposition d’un organisme à créer des formes en organisant et en hiérarchisant les énergies organiques – ce qui est tout le contraire d’une propension à détruire et à terrasser des adversaires. Ce sont au contraire les organismes dont la volonté de puissance reflue et se racornit qui sont saisis par la peur panique de s’anéantir : incapables d’unifier des forces organiques pour créer, ils ne font l’épreuve de leur puissance qu’en détruisant d’autres formes existantes. Faute d’éprouver leur puissance dans leur capacité d’agir à partir de leur force propre, ces organismes faibles réagissent face aux autres forces qui s’expriment. Ils contractent à cette fin des alliances avec d’autres êtres réactifs, de sorte que leur impuissance soit ressentie comme une puissance fédérale – une puissante coalition de réactivité destructrice, qui résiste à toute création individuelle. Là où les formes de vie intenses cherchent à se singulariser en créant, à se distancier des autres formes de vie pour rivaliser avec elles, les formes de vie déclinantes cherchent à s’uniformiser le plus possible pour faire front face à la vitalité créatrice qui ne cesse de leur signifier insolemment sa supériorité. Aussi en viennent-elles à défendre des valeurs contraires à la vie : nivellement, égalité, ressemblance, convenances, confort, conservation de soi, réactivité. Par association, les formes de vie faibles sont alors capables de dominer les fortes, soit qu’elles parviennent à les domestiquer pour qu’elles rentrent dans le rang de la médiocrité, soit que, n’y parvenant pas, elles entreprennent purement et simplement de les annihiler.
Typologie : morale de la force et morale de la faiblesse
17C’est cette lutte entre deux formes de vie que campe le premier traité de la généalogie, en approfondissant la typologie morale déjà élaborée par Nietzsche dans ses précédents ouvrages, Humain, trop humain (1878) puis Par-delà bien et mal (1886).
18D’un côté, les « faibles », à qui l’on doit la morale dualiste adoptée non seulement par les chrétiens, mais encore par tous ceux qui parmi les modernes se disent « athées ». Tous croient à l’opposition des valeurs, au bien et au mal, peu importe l’assise idéologique, religieuse, scientifique, philosophique. En effet, s’il est bien un point de la Révélation chrétienne que ne discutent pas les philosophes qui prétendent élaborer une science de la morale, c’est cette opposition frontale : la promotion de l’altruisme par exemple, chez Auguste Comte (1798-1857), qui est d’ailleurs le créateur du terme « altruisme », n’est jamais qu’un nouveau masque de la charité chrétienne, désormais reconvertie à la « religion de l’humanité » à laquelle doit aboutir son système de philosophie positive. Le point aveugle de toutes les critiques du christianisme réside en ceci que la critique athée s’est déployée contre la dogmatique chrétienne, c’est-à-dire contre les vérités révélées par les Écritures saintes et les conduites dictées par la liturgie et les autorités ecclésiastiques. Or, en se focalisant sur la dogmatique, cette critique a laissé intact l’appareil évaluatif du christianisme, c’est-à-dire son axiologie : l’idée selon laquelle le Bien et le Mal existent objectivement continue d’habiter les philosophies athées, en s’offrant de surcroît le luxe, désormais, d’une justification naturelle et non plus en se revendiquant d’une autorité surnaturelle [7]. Chez Platon comme chez les Pères de l’Église, chez Schopenhauer comme chez les penseurs annonçant avec fracas la venue d’un âge « scientifique » de l’humanité, on trouve en réalité une même forme de vie présidant à un type très particulier d’évaluation, qui pourtant en est venu à passer pour universel – et pour cause : il s’est arrogé le monopole de l’évaluation en muselant la « concurrence », en l’annihilant lorsque sa voix devenait trop inconvenante. Cette morale, c’est celle de l’opposition entre « bons » et « méchants ».
19Bien entendu, les faibles se rangent volontiers du côté des « bons », en interprétant la bonté comme l’attitude inoffensive de celui qui n’inflige aucune souffrance à autrui et fait preuve, autant que faire se peut, de charité ou d’altruisme. Mais à y regarder de plus près, comme l’analyse du § 13 le révèle, la bonté n’est pas une catégorie morale renvoyant à une attitude spontanée dont la méchanceté serait le revers ou le fruit du dépérissement : la bonté est un titre que s’octroie celui qui est incapable d’agir et qui subit une puissance supérieure à la sienne. Face au déferlement d’une volonté de puissance qui l’humilie en le renvoyant à son impuissance, le faible ne peut s’empêcher de projeter sa propre psychologie sur celle du fort, ce qui le conduit à imaginer que le fort a cherché délibérément à l’humilier par sa manifestation de puissance, parce qu’il aurait pu agir comme un faible, c’est-à-dire en réalité ne pas agir ou se contenter de réagir. Le faible ne comprend pas qu’une forme de vie active, différente de la sienne, puisse exister, ce qui le conduit à interpréter la force comme un pervertissement – si l’on nous permet de réactualiser ce mot suranné. Le fort aurait pu se retenir, se contenir. D’où le faible conclut qu’il aurait dû se retenir. Ce qui est contestable dans ce raisonnement, c’est l’idée que la contention qui empêche les pulsions vitales de s’exprimer est un pouvoir. En effet, c’est un pouvoir d’un genre bien particulier, puisque c’est un pouvoir réactif qui s’oppose à une puissance plus originaire, à savoir la vitalité. Prenant sa forme de vie pour critère d’évaluation, le faible ne peut qu’être conduit à juger bonnes la réaction et les puissances qui s’opposent à la vie, considérant au contraire comme méchant tout individu en qui cette vitalité s’exprime à un degré supérieur.
20De l’autre côté, les « forts » n’opposent pas les bons et les méchants, mais distinguent du bon et du mauvais – ce qui signifie qu’il s’agit de tendances et de composantes en lutte chez tout individu, à raison des fluctuations de la vitalité d’un organisme à travers le temps, par exemple. Il n’y a pas d’individu mauvais en soi ou bon en soi : simplement, ce qui est « mauvais », c’est l’état des formes de vie dominées par des puissances qui les affaiblissent, et ce qui est « bon », inversement, c’est l’intensification de la volonté de puissance. Celle-ci a lieu lorsque l’individu se commande à lui-même d’agir en conformité avec la puissance qu’il a accumulée, de façon à transformer cette énergie potentielle en énergie créatrice. Le faible se commande à lui-même d’obéir à des instances extérieures à lui (à commencer par la morale) ; le fort se commande à lui-même de dominer des instances extérieures à lui pour leur imprimer l’empreinte de son individualité. La « bonne » force est celle de l’individualité qui s’épanche en transformant ce qui est à sa portée pour lui assigner le sens d’une fonction au service de ses fins propres.
21Il importe d’insister sur le fait qu’une telle instrumentalisation nécessite un véritable art de se gouverner soi-même, condition sine qua non pour gouverner ce qui nous environne : la force est diamétralement opposée à la violence débridée d’instincts barbares, dans la mesure où elle suppose un long apprentissage de la maîtrise de soi, envisagée ici comme intégration hiérarchique des pulsions. Ces dernières sont des moyens pour créer, donc des énergies à canaliser. Les deux attitudes contradictoires, qui consistent respectivement à les refouler et à les laisser passer telles quelles sans les maîtriser, sont toutes deux « mauvaises » : la première aboutit à la destruction du « moi » au nom de l’abnégation au service de causes plus grandes, si bien qu’une société du refoulement serait parfaitement « morale », mais zombie – vivant de la mort de ses enfants ; la seconde aboutit à la sauvagerie du « droit du plus fort » (et c’est ici un simple critère de force physique, et non formatrice, qui domine), ou, dans notre modernité, à la barbarie de l’inculture : les valeurs économiques libérales, en s’emparant du champ culturel, l’ont dévasté, puisque le laisser-aller et le relâchement total détruit tout autant l’individu que son incarcération morale. Dans « l’individualisme », l’individu n’existe plus, n’étant plus unifié par un principe d’organisation : il n’est plus une forme de vie, puisque plus rien ne l’informe ; il devient un « jouir » perpétuel en s’éparpillant, entièrement dominé par ses pulsions. Les valeurs du « fort », ce qui fait sa noblesse, c’est de renvoyer dos à dos la morale et la jouissance, les valeurs civilisatrices et les valeurs hédoniques. Le fort déplace la problématique des valeurs du côté de la culture [8], que l’on pourrait en somme interpréter comme une manière de revitaliser la civilisation, en raccordant la force structurante de la convention à la puissance vitale des pulsions. La civilisation serait donc plutôt du côté du dressage (sur le court terme) et de la domestication (sur le long terme) – pour lesquels Nietzsche réserve le terme Zähmung – ; la culture aurait plus noblement la tâche d’élever – et en ce sens il s’agit d’un élevage à la fois zootechnique et culturel, Züchtung – un type d’homme supérieur, voire résolument surhumain, en ce sens qu’en lui l’humanité se serait approfondie jusqu’à s’élever au-dessus de sa forme anciennement grégaire.
L’inventaire des généalogies
Éthique : vérité historique versus probité généalogique
22Cette mise au point invite à observer qu’une typologie duelle permet à Nietzsche, dans le premier traité de la Généalogie de la morale, d’étirer le spectre des valeurs entre un type réactif – qui se considère comme le représentant de la bonté par contraste avec un « méchant » – et un type actif – qui s’efforce toujours de s’élever en se distinguant des autres, mais surtout en se défaisant de ses anciennes « peaux », comme un serpent qui n’en finit pas de faire sa mue.
23On ne s’étonnera donc pas si, ce faisant, la généalogie de ces deux types d’évaluation procède elle-même, ouvertement, à une hiérarchisation entre eux : il est évident que la généalogie nietzschéenne n’est pas une enquête historique qui prétendrait être objective, au sens où elle-même ne représenterait aucun point de vue évaluatif. Bien au contraire, en rappelant que chaque type exprime une forme de vie, l’une affaiblie, l’autre débordante de vitalité, la généalogie valorise la seconde, dans le temps même où elle prétend parler en son nom. En même temps qu’un discours philosophique portant sur les valeurs, la généalogie est un discours qui exprime une forme de vie particulière, à savoir la forme de vie noble.
24Il y aurait tout lieu, pour le lecteur cavalier, d’en tirer une conclusion hâtive, à savoir que la généalogie serait contradictoirement partisane, là où l’exigence de vérité demanderait de ne pas prendre parti. S’en tenir à cette interprétation serait le meilleur moyen de passer entièrement à côté des enjeux philosophiques de la Généalogie de la morale. En effet, l’idée selon laquelle il existerait, ou pourrait exister, des jugements objectifs exprimant une vérité impersonnelle est une croyance parfaitement illusoire. Et le problème n’est pas l’illusion ici, mais le fait qu’elle se dissimule hypocritement sous le masque de la vérité : ce sont toujours des intérêts particuliers qui cherchent à s’imposer derrière les prétentions d’un discours à représenter l’universel. Faute d’avoir assez de puissance pour s’imposer par elle-même, l’évaluation des faibles a besoin d’une ruse pour lutter contre une évaluation plus puissante : elle prétend ne pas être une perspective singulière, incarnant un nom propre, mais un point de vue impersonnel, représentant un nom commun – le « Peuple » ou « l’humanité », notamment. Ce stratagème de ralliement est extrêmement séduisant, et il l’est d’autant plus que, en prétendant ne parler au nom de personne, en laissant simplement la puissance du « vrai » s’exprimer, le faible parle ainsi au nom de tout le monde, c’est-à-dire de n’importe qui. En s’exilant de son propre discours, l’ego du faible laisse la place pour que l’ego d’un lecteur en mal de reconnaissance s’identifie à cette démarche fuyante. Il faut en prendre son parti :
- ou bien le lecteur de Nietzsche épouse trop férocement la perspective des faibles pour pouvoir adopter, au moins provisoirement, la perspective noble exposée et incarnée par l’auteur, auquel cas le discours de Nietzsche ne peut que lui apparaître comme l’expression intempestive d’une individualité. Dans ce cas, il rejettera la proposition de Nietzsche au motif qu’elle se contredit. Comment peut-on, de fait, à la fois soutenir qu’il existe vraiment des faibles et des forts et reconnaître que cette vérité est en réalité l’expression d’une perspective particulière, celle des forts ?
- ou bien le lecteur parvient à adopter la perspective généalogique, et il comprend que la prétention à la « vérité » est en réalité l’expression d’une forme de vie affaiblie, qui veut accéder à la puissance en dissimulant, à soi-même et aux autres, le lieu singulier d’où elle s’exprime. Dans ce cas, il envisage la possibilité qu’il n’existe aucun moyen de quitter le jeu conflictuel des évaluations qui luttent les unes contre (mais aussi avec) les autres pour s’imposer. Comment peut-on, de fait, prétendre que notre perspective sur les valeurs (l’opposition entre bons et méchants, bien et mal) est vraie, attendu qu’il existe une perspective antagoniste selon laquelle la vérité est une valeur inventée par les formes de vie affaiblies ?
25À bien y regarder, cette impasse entre la singularité d’une forme de vie (son intensité, mesurée à l’aune de l’épanouissement qu’elle produit en une vaste efflorescence d’actes et d’œuvres autour d’elle) et l’exigence de vérité du discours qui l’exhibe pour l’imposer est d’ordre logique. Cela signifie que l’objection de « contradiction » n’est valable qu’à condition d’accorder à la vérité logique une valeur supérieure à la cohérence éthique – cohérence qui consiste, pour une perspective donnée, à se dévoiler comme perspective, en rappelant que le discours qu’elle émet est une manière d’interpréter la réalité historique à partir d’une évaluation fondamentale de celle-ci. C’est cette conformité entre le discours et le type de vie qu’il incarne et défend que Nietzsche appelle probité. La droiture intellectuelle est d’abord et avant tout une droiture éthique : l’histoire des valeurs que propose Nietzsche a beau être étayée sur des matériaux en principe scientifiques, elle demeure une interprétation de l’histoire. En d’autres termes, la généalogie de la morale n’est pas une explication historique qui déterminerait des causes et des effets en soi, mais une description qui évalue des agents et des produits selon des critères qui ne sont pas dissimulés : est considéré comme « bon », dans cette histoire, tout ce qui exprime l’intensification de la vitalité et y contribue, en tant que condition de possibilité de tout épanouissement ; est décrite comme « mauvaise » toute forme de refrènement ou de dénégation de cette vitalité.
26Sans doute, ce faisant, Nietzsche prétend-il écrire une histoire vraie. Mais c’est au prix d’une réinterprétation radicale de la notion de vérité. Si dans l’Antéchrist, par exemple, Nietzsche prétend retracer « la véritable histoire du christianisme » (§ 39), c’est au moins en deux sens :
- d’une part, il s’agit enfin, véritablement, d’une histoire, dans la mesure où l’historien noble ne cherche plus à dissimuler les perspectives concurrentes à la sienne, mais à exhiber le lieu conflictuel où les formes de vie s’opposent. Jusqu’ici, les « histoires » que l’on se racontait les uns aux autres étaient plutôt des fables où rien ne se passait, rien n’avait cours : c’étaient des histoires sans lutte, sans devenir conflictuel ni suspense, dans la mesure où ce qui fait que l’histoire est historique, à savoir la pluralité des formes d’évaluation, était savamment tu par l’historien acquis pour son compte à la morale des faibles ;
- d’autre part, et par conséquent, il s’agit enfin d’une histoire véridique, qui n’a plus la prétention d’expliquer exhaustivement et objectivement tout ce qui a eu lieu exactement comme cela a eu lieu, mais de décrire, en fonction d’un point de vue assumé comme tel, le cours des événements en évaluant les forces en présence et les résultats de leur affrontement. Pour être véridique, il faut renoncer à chercher la vérité abstraite et impersonnelle, dans la mesure où il importe au contraire d’assumer le lieu d’où l’on parle : l’historien est historiquement situé, et ce site même décide du type d’évaluation qu’il va adopter.
Héraldique : ce que Nietzsche doit à « ces psychologues anglais »
27Voilà très précisément ce que n’ont pas reconnu jusqu’ici les historiens de la morale – et tout particulièrement les partisans de la natural history of morals [9]. On comprend que, par souci de probité, Nietzsche commence dès la première phrase du premier traité par se désolidariser d’eux – en s’attaquant d’abord aux « psychologues anglais » – pour mettre en évidence la singularité de son entreprise. Tout au long de la Généalogie de la morale, avec un soin méticuleux et une sorte de hantise d’être confondu avec eux, Nietzsche ne cessera d’entrecouper son analyse historique par des mises au point d’ordre historiographique. Ce n’est pas pour rien que la Généalogie de la morale a pour sous-titre : « un écrit polémique ». En effet, à compter du fait que l’histoire est tout entière produite devant nos yeux par un historien, il importe de faire incessamment des « mises au point » – au sens photographique de l’expression – pour rappeler au lecteur qu’il a affaire à un récit qui se veut d’autant plus probe qu’il se prétend moins mystificateur que ceux de ses concurrents. La véritable mystification, c’est donc celle par laquelle les historiens de la morale nous privent de notre capacité d’évaluer la valeur de leur vision du monde en souscrivant, et en nous faisant avec eux souscrire, au mythe de la vérité. Aussi peuvent-ils bien nous conter des fables en nous inoculant les valeurs attenantes à leur manière de fabuler. Il leur suffira d’estampiller du titre de « science » une histoire qui ne relève après tout que de leur cru pour que le tour soit joué. Qui songerait en effet à se méfier des atours d’un récit « scientifique », du moment qu’il vrombit d’un savoir assez austère et « factuel » pour paraître irréfutable ?
28Ces « psychologues anglais », Nietzsche les prend d’autant plus résolument pour cible qu’il leur avait d’abord accordé sa confiance, à l’époque où il s’était éloigné de l’enseignement pour élaborer sa propre philosophie (à partir, donc, de 1876). Plusieurs éléments méritent d’être rappelés pour comprendre les tenants et les aboutissants des critiques, à la fois insistantes et nuancées, que leur adresse la Généalogie de la morale : Nietzsche n’est jamais aussi rigoureux dans sa volonté de n’être confondu avec personne que lorsqu’il brûle ce qu’il a auparavant adoré.
29En 1877, Nietzsche s’était lié d’amitié avec le philosophe Paul Rée (1849-1901), qui bien qu’allemand appartient au type philosophique anglais, le seul que Rée, et Nietzsche lui-même à cette époque, jugeaient digne d’être étudié. C’est que la philosophie allemande, versée préférentiellement dans la métaphysique, est condamnée à ce titre même, s’il est vrai que métaphysique signifie abstraction et éloignement de la réalité empirique. Ce ralliement à la philosophie de langue anglaise, de la part de Nietzsche, participe d’une stratégie mûrement réfléchie. Elle ne devait être, comme le révèle l’attaque en règle que lui réserve notre auteur en 1887 (mais comme une analyse un peu précise des textes de 1877-1881 en témoignerait a fortiori), qu’une alliance provisoire.
30Quand certains optent pour une morale par provision, d’autres vont jusqu’à adopter des méthodes philosophiques par provision.
31De fait, il s’agit en l’occurrence d’une alliance contre un ennemi commun, à savoir « la philosophie métaphysique », que Nietzsche avait dans un premier temps épousée avec enthousiasme, en s’appropriant la philosophie de Schopenhauer. Mais c’était un enthousiasme non dénué d’ambiguïtés, dans la mesure où la philosophie métaphysique recherche un principe unique propre à expliquer l’ensemble du réel, ce en quoi elle implique de se détourner du devenir historique au profit d’une vérité essentielle située au-delà du champ de l’expérience sensible. Nietzsche a beau être encore schopenhauerien au début des années 1870, il est aussi, bon an mal an, philologue, ce qui le rend attentif à l’histoire et à sa complexité, qui apparaît telle qu’elle semble difficilement réductible à un principe métaphysique. Ainsi, dans la Deuxième considération inactuelle (1874), intitulée « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », il s’efforce de nuancer la position de Schopenhauer en critiquant non pas la science historique en tant que telle, mais une de ses formes en particulier – celle, hypertrophiée, qui « rampe » auprès des phénomènes sans chercher à mettre la connaissance historique au service de la vie. Tout se passe comme si, en polémiquant contre la théologie dissimulée de l’historiographie allemande (Leopold von Ranke (1795-1886), en particulier) et la « philosophie de l’histoire » (Geschichtsphilosophie) de Hegel (1770-1831) et Eduard von Hartmann (1842-1906), Nietzsche préparait alors le terrain pour penser à nouveaux frais les rapports entre l’histoire et la philosophie.
32Quatre ans plus tard, en 1878, c’est chose faite : dès le début d’Humain, trop humain, Nietzsche revendique, contre Schopenhauer et Wagner, une nouvelle méthode : « la philosophie historique ». Celle-ci s’inspire explicitement des moralistes français et des sciences de la nature (chimie, physique). Mais surtout, elle fait appel à des matériaux empiriques pour penser l’histoire de l’art, de la religion et de la morale. Nietzsche assiste à l’apparition de ce qui sera appelé, au tournant du xxe siècle, les « sciences de la culture », à commencer par les sciences de l’homme : au moment où paraît Humain, trop humain, l’anthropologie connaît sa première élaboration systématique, avec les travaux d’Edward Tylor (1832-1917, auteur de La Civilisation primitive, 1871), soutenue par la science préhistorique de John Lubbock (1834-1913 ; il publie Les Origines de la civilisation en 1871), ce qui donnera lieu à des spéculations relatives à l’histoire naturelle de la civilisation chez Walter Bagehot (1826-1877, auteur des Lois scientifiques du développement des nations, 1873), où la spéculation philosophique s’appuie désormais sur les sciences de l’évolution humaine.
33C’est cette « philosophie historique » qui met Nietzsche sur la voie de la recherche généalogique, dans la mesure où elle invite à comprendre les sentiments moraux, religieux et esthétiques comme des formes sublimées – c’est-à-dire détournées, devenues « volatiles » – d’énergies physiologiques plus primitives et matérielles : les hautes productions de la culture ont en réalité un substrat et un fondement naturel. Là où la métaphysique séparait radicalement les productions de l’esprit de l’activité du corps, la philosophie historique colmate la fêlure par laquelle les philosophes métaphysiciens maintenaient la distinction entre le monde de l’esprit et le monde matériel. À cet effet, elle reconstitue la genèse des choses contraires, en examinant les processus qui permettent de comprendre l’émergence des productions culturelles à partir de l’évolution naturelle. L’histoire humaine est alors reconnectée à l’histoire naturelle, là où la « philosophie de l’histoire » se contentait de « l’homme » comme de quelque chose de donné, sans penser son enracinement dans la nature. C’est contre ce préjugé idéaliste, qui confère aux idées et aux produits de l’esprit une supériorité axiologique sur toute chose, jusqu’à considérer l’ordre de la matière comme un produit de l’esprit, que s’élèvent de concert Nietzsche et Paul Rée. Ce dernier avait publié en 1877, un an donc avant la publication d’Humain, trop humain, un traité philosophique sur L’Origine des sentiments moraux, qui tirait profit des matériaux et de la méthode que les philosophes britanniques et écossais de tradition empiriste avaient élaboré contre la philosophie idéaliste.
34Les « psychologues anglais » renvoient ainsi d’emblée, dès l’ouverture de la Généalogie de la morale, aux derniers représentants (John Stuart Mill, mais surtout Herbert Spencer) de cette tradition de pensée qui s’est efforcée, dès le xviiie siècle, d’élaborer une conception historique de la culture, à la fois scientifique et philosophique. C’est notamment le cas de l’anthropologie philosophique de Hume, qui n’écrit pas impunément un Traité de la nature humaine et une Histoire naturelle de la religion. De sorte que l’historien de la philosophie William Hartpole Lecky (1838-1903) caractérisait l’esprit de la philosophie morale de langue anglaise – celle en tout cas de l’Enlightenment écossais, car il existe évidemment aussi à cette époque, dans le monde anglophone, des approches métaphysiques et théologiques – en les qualifiant d’« Histoire naturelle de la morale ». C’est là du reste le titre du premier chapitre de son Histoire de la théorie morale européenne depuis Auguste jusqu’à Charlemagne (1869), un texte que Nietzsche a annoté copieusement et avec ardeur, jusqu’à reprendre à son compte cette « Histoire naturelle de la morale », qui donne son titre à la cinquième section de Par-delà bien et mal (1886).
35C’est dire que dans la Généalogie de la morale, qui entend éclairer et approfondir le propos de Par-delà bien et mal, Nietzsche tient absolument à corriger l’image malencontreuse que risque de se faire de lui le lecteur de l’œuvre de 1886, s’il est abusé par la filiation que ce titre de section laisse il est vrai supposer.
Critique : pourquoi Nietzsche ne peut plus suivre « ces psychologues anglais »
36Il est donc temps, en gardant à l’esprit tout ce qu’il leur doit, de se pencher sur ce qui motive Nietzsche à préserver aussi jalousement sa généalogie de toute compromission avec les autres histoires de la morale que la sienne [10]. Parmi les chefs d’accusation, il faut en retenir deux en particulier : d’une part, les historiens anglais incarnent une forme de vie pessimiste qui trahit leur foi résiduelle dans la morale chrétienne ; d’autre part, ils ne sont pas des historiens au sens authentique de ce terme, dans la mesure où la totalité de leur reconstitution historique est viciée par une projection inconséquente de leur propre forme de vie dans l’image qu’ils se font de la mentalité des origines.
371. Nietzsche stigmatise d’emblée l’entreprise généalogique de ses concurrents anglais comme l’expression d’une forme de vie pessimiste, qui n’est pas parvenue à faire le deuil de la morale chrétienne. Tant et si bien qu’elle continue à véhiculer les valeurs chrétiennes, tout en constatant que, à l’époque de la « mort de Dieu », celles-ci entrent en crise. Le fait est, du reste, que ces généalogistes sont les premiers à avoir précipité cette crise. Nietzsche sait pertinemment en effet que la généalogie anglaise a un précédent historique dans la psychologie des moralistes français comme La Rochefoucauld, ce dernier établissant le fondement égoïste de nos actes prétendument moraux en montrant comment les mobiles égoïstes s’ingénient à se dissimuler derrière les actes de bravoure, de bienveillance et d’altruisme apparemment les plus désintéressés. L’amour-propre connaît bien des avatars et bien des masques, à tel point qu’il est en réalité l’ingrédient qui entre dans la composition de tous nos comportements – « Il est tous les contraires » [11], conclut La Rochefoucauld. Nietzsche avait salué, dans Humain, trop humain (§ 36), cette démarche qui suivait les métamorphoses de l’amour-propre dans la conduite morale à la manière dont le chimiste examine la sublimation d’un réactif.
38Cette méthode psychologique, appliquée aux phénomènes sociaux, allait s’intituler « généalogie » chez Bernard Mandeville, qui stipule que le libre concours des intérêts privés fait émerger un ordre social fonctionnel, raison pour laquelle les philosophes du libéralisme, d’Adam Smith à Friedrich von Hayek, allaient se réclamer de lui dans le cadre de leur propre généalogie philosophique. Mandeville était en effet l’un des premiers philosophes, sinon le premier, à établir que les « conduites morales » socialement valorisées proviennent à l’origine d’actions motivées par l’utilité, même si les partenaires sociaux oublient finalement cette motivation intéressée, en vertu de l’érosion naturelle que le temps fait subir à la mémoire des origines [12]. Renversant alors la fonction idéologique traditionnelle de la généalogie, qui constitue à ennoblir une chose ou un individu en se revendiquant de sa filiation, Mandeville caractérise très précisément la généalogie philosophique comme une entreprise dont la tâche « consiste à mettre en avant la partie honteuse de notre monde intérieur » [13] :
La tâche de sa philosophie est juste le contraire de celle du bureau des armoiries ; car là on travaille sans cesse à découvrir sans cesse de hautes et illustres généalogies à des gens bas et obscurs, et votre auteur est toujours à rechercher et à inventer des origines viles et méprisables à des actions dignes et honorables. [14]
40Loin d’embrasser cette perspective, Nietzsche observe que la prétention de la généalogie à en remontrer à nos prétentions morales en les rabaissant n’est jamais que le symétrique de l’idéologie nobiliaire, qui vise au contraire à exhausser la valeur d’une chose en faisant valoir la grandeur de ses origines. Dans un cas comme dans l’autre, l’existence objective du bien et du mal est présupposée et parfaitement intacte : les généalogistes anglais continuent de croire à la morale, même si c’est pour regretter, en fin de compte, que celle-ci ne soit qu’un écran de fumée. En effet, les moralistes français tout comme les psychologues anglais déplorent que nos prétentions affichées à agir moralement dissimulent un fond d’immoralité égoïste. Autant dire qu’ils ne parviennent pas à faire le deuil de la morale (chrétienne, s’entend) : en exhumant le fondement égoïste de tous nos comportements policés, les généalogistes anglais ont raison sur le diagnostic ; mais leur tort réside dans l’évaluation, désabusée et pessimiste, du résultat de leur enquête. Ces penseurs réalistes – jusqu’au « réalisme » de Paul Rée – sont de ce point de vue « des idéalistes déçus » [15] de constater que toutes les valeurs se ramènent en fait historiquement à un seul type de motif, intéressé et utilitaire. Attachés qu’ils sont encore au « Bien » en soi, ils ne peuvent que se sentir trahis par lui, lorsqu’ils l’ont percé à jour – à l’observation la plus fine, le Bien trahit des motifs qui eux ne sont pas bons : il trahit son ascendance immorale. Ce que suggère Nietzsche, c’est qu’il faut encore croire à la morale pour regretter ainsi son impureté. Mystifiés par leur croyance à l’existence séparée du bien et du mal, les historiens anglais continuent encore d’être tenus en respect par leur amour du « Bien », même après qu’ils ont montré que celui-ci était un leurre.
41Nietzsche leur accorde pourtant le bénéfice du doute, dans la mesure où il n’oublie pas ce qu’il faut de courage, de générosité et de fierté, pour « tenir en lisière leur cœur comme leur douleur » [16] devant des vérités aussi pénibles que celle-ci : le « bien », loin d’être l’opposé métaphysique du « mal », est en réalité un mal qui s’est oublié comme tel, mais qui survit tout de même dans les comportements moraux, sous une forme désormais bienséante. Il n’en reste pas moins vrai que le bon historien, parvenu à ce point, aurait dû tirer la conséquence ultime de son enquête : si « bien » et « mal » sont historiquement corrélés, cela signifie, en solde de tout compte, qu’ils sont relatifs. Autant dire que la valeur (ou la non-valeur) qui leur est attribuée ne leur est pas inhérente, mais tient à une manière historiquement située, ainsi qu’à une forme de vie généalogiquement détectable, d’interpréter la nature humaine.
422. C’est donc que, outre leur forme de vie ambiguë de chrétiens athées, qui savent que les valeurs chrétiennes sont bâties sur du sable, mais ne parviennent pas à se résoudre à cette amère vérité, ou précisément du fait même de cette ambiguïté, ces historiens sont victimes d’un biais d’interprétation déplorable. En épousant l’idée selon laquelle ce sont les conduites altruistes qui ont été qualifiées à l’origine de « bonnes » par ceux qui en bénéficiaient, tandis qu’ont été appelées « mauvaises » les conduites égoïstes de ceux qui étaient lésés par elles, ces penseurs anglais sont victimes d’une erreur grossière : celle qui consiste à projeter dans leur image de la moralité des origines leur manière contemporaine d’évaluer – qui n’est du reste pas autre chose qu’une version laïcisée de la morale chrétienne. C’est sur ce point fondamental que « l’esprit historique lui-même leur fait défaut », de sorte qu’ils pensent « d’une manière essentiellement anhistorique » [17]. En effet, ils supposent qu’il n’existe qu’une seule manière – parce que la seule valable – d’évaluer, celle qui taxe d’« utile » une conduite extérieure qui est profitable à un autre individu, et de « nuisible » une conduite contraire à ses intérêts. Nietzsche ne nie aucunement que certains individus évaluent ainsi le bien et le mal en réagissant aux comportements d’autrui. Mais non content de nier que cette manière de poser des valeurs soit la seule existante, et à plus forte raison la seule ayant existé, il ajoute que l’instauration inaugurale des valeurs procède d’une manière diamétralement opposée à celle qu’invoquent ces penseurs anglais, dont on comprend qu’ils renvoient d’abord et avant tout, dans le § 2 du premier traité, aux utilitaristes, qui stipulent notamment que la qualité morale d’une action doit être référée à son utilité pour d’autres personnes que son auteur.
43Il ne s’agit pas pour Nietzsche d’opposer simplement une hypothèse à une autre, dans la mesure où l’on peut avancer de manière probante que l’évaluation utilitaire correspond déjà à un état avancé de la société, qui n’apparaît que dans des conjonctures historiques très particulières, pour s’épanouir pleinement, on le devine, dans la société victorienne et « populacière » du xixe siècle, à l’âge des « idées modernes » sur l’égalité démocratique. Le schéma utilitariste de l’évaluation correspond à un individu abstrait, interchangeable, dans le cadre d’une société qui est prête à accorder une valeur à peu près égale à tous ses membres. Ce n’est bien entendu le cas ni toujours, ni partout, et surtout, certainement pas dans les sociétés archaïques – pour ne rien dire des formations sociales préhistoriques, où l’individu lui-même n’existe tout simplement pas en tant qu’individu [18] –, qui sont des sociétés fortement hiérarchisées. À l’origine, il y a tout lieu de penser que les sociétés archaïques étaient dominées par une caste de seigneurs, qui ont appelé « bon » tout ce qui est conforme à leur puissance et à la norme comportementale de leur propre noblesse, et « mauvais » tout ce qui se trouvait en dessous d’eux. Non qu’il s’agisse, donc, d’un « mal » absolu : « mauvais » caractérise, dans la morale des seigneurs, ce qui est moins bon que soi. La morale des seigneurs est ainsi une morale où rien ne tire de soi-même sa valeur. Il n’y a pas de bien et de mal en soi, la valeur de chaque chose étant évaluée relativement à sa place dans la hiérarchie sociale. La mesure de la valeur y est ainsi différentielle : mesurer sa valeur, c’est toujours se mesurer à d’autres valeurs, inférieures, supérieures ou concurrentes. C’est cela, le « sentiment [ou pathos] de la distance » [19].
44En somme, les psychologues anglais commettent une faute d’interprétation radicale, en projetant dans l’origine la forme de vie et d’évaluation qui prédomine à l’âge des masses, où l’individu souverain des anciennes aristocraties de seigneurs n’existe plus que comme individu grégaire, mû par « l’instinct du troupeau ». Cet hysteron-proteron, qui aboutit à une confusion de l’ordre historique consistant à inverser l’antérieur et le postérieur, jusqu’à lire l’intégralité de l’histoire antérieure en fonction des catégories de valeur plus tardives, fausse l’« histoire naturelle de la morale » jusqu’à la priver de la qualité dont elle se prévaut : celle d’être, tout simplement, une histoire.
L’inventivité généalogique
Méthode et évolution : l’activité de la vie
45À un tel règlement de comptes avec les généalogistes anglais – digérés, en quelque sorte, dans l’histoire généalogique que Nietzsche effectue de sa propre méthode généalogique – doit faire suite l’exposé d’une méthode qui serait quant à elle irréprochable. Cette « méthode appropriée » est indiquée, mais rien qu’indiquée, au § 4 du premier traité, par des considérations étymologiques. Le moment attendu de son exposition se trouve en réalité reporté in medias res, en plein milieu de la Généalogie de la morale, dans un moment charnière du deuxième traité (§ 12) où Nietzsche s’arrête assez longuement sur le « point de vue capital de la méthode historique ». L’éclaircissement de la méthode généalogique nietzschéenne ne trouve alors plus le motif de sa singularisation dans une confrontation avec la constellation des empiristes, des psychologues et des généalogistes anglais prise en bloc, mais dans un duel – en quoi l’on n’en finit pas de vérifier que la généalogie est bel et bien une méthode polémique, en vertu du fait qu’une volonté de puissance y est à l’œuvre, pour renverser des valeurs adverses à celles qu’elle veut imposer.
46C’est peut-être le duel le plus important, sur le plan méthodologique. D’autres attaques en règles interviennent pour congédier des historiens comme Dühring ou Renan, mais à un niveau moins fondamental que celui abordé ici. Même si les ressorts argumentatifs de Nietzsche – des attaques ad hominem qui trouvent leur justification sur le plan psychophysiologique [20] – sont à peu de chose près les mêmes, ce n’est qu’en se confrontant à Herbert Spencer que Nietzsche se trouve au plus près de ce qu’il juge principiel : l’interprétation de la vie.
47On vérifie ici que Nietzsche, grand seigneur, distingue ses ennemis et leur rend hommage en même temps qu’il les affronte, pour mieux se distinguer d’eux, s’il est vrai que la méthode généalogique épouse la modalité noble de l’évaluation, qui consiste à faire valoir sa bonté en s’arrachant à tout ce qui se trouve en dessous de soi. La généalogie a beau être une perspective parmi d’autres sur l’histoire des valeurs, elle ouvre incessamment des espaces de joute où, tour à tour, il s’agit véritablement de mettre au tapis les autres interprétations pour faire triompher la sienne. Tous les prétendants sont ainsi remis à leur juste place dans cette arène olympique, d’où Nietzsche entend reprendre en la modifiant l’activité législatrice des anciens seigneurs, en créant de nouvelles valeurs : la généalogie doit être, parce qu’elle est une reconquête hiérarchique des valeurs disséminées dans l’histoire, une réévaluation de toutes les valeurs.
48Mais avant cela, il faut encore affronter l’interprétation de l’histoire humaine et de l’évolution naturelle la plus influente et la plus imposante au moment où Nietzsche s’apprête à publier sa Généalogie de la morale, à savoir le système synthétique de l’évolution du philosophe anglais Herbert Spencer. Nietzsche l’assimile, un peu rapidement sans doute [21], au « darwinisme » qui s’est propagé non seulement dans les sciences de la vie, mais aussi dans les sciences de l’homme. Dans la mesure où Nietzsche entend lui aussi, comme les historiens darwiniens de la morale, reconnecter l’histoire de la culture et l’évolution naturelle de la vie, il est impératif de dire dans quelle mesure la généalogie se distingue du darwinisme – le terme ne devant pas être entendu ici comme la doctrine de Darwin lui-même, mais comme un type de pensée partageant un esprit commun, une sorte d’« air de famille », comme semble l’envisager Nietzsche [22].
49Ce que Nietzsche retient de l’évolutionnisme darwinien, c’est la thèse selon laquelle les espèces évoluent en réagissant à des contextes écologiques qui changent, le climat déterminant par exemple immédiatement le type et la quantité de nourriture disponible. Darwin et Spencer auraient ainsi oublié, en envisageant l’évolution comme adaptation à des pressions environnementales, de prendre en considération les individus, dont le potentiel d’action (la vitalité) varie de l’un à l’autre, pour ne considérer que des pools d’individus statistiquement plus adaptés, dans des contextes donnés, que d’autres individus de la même espèce, pour survivre et se reproduire [23]. Cette réflexion statistique donne ainsi le primat, dans la logique de l’évolution, à la scène environnementale : ce qui occasionne le changement, que ce soit dans l’évolution ou l’histoire, ce sont d’abord les modifications de l’environnement, dans le schéma de pensée darwinien. Les individus ne font que réagir à ces modifications. Il semblerait même que cette réaction confine à un simple tri spontané, dans la mesure où les variations aléatoires des propriétés physiques et comportementales font que, d’une génération à l’autre, certains individus se trouvent mieux adaptés aux nouvelles conditions de vie, et par conséquent, survivent et se propagent plus aisément.
50Ce qui intéresse Nietzsche du point de vue philosophique dans cette manière d’appréhender l’évolution de la vie, c’est que les transformations ne proviennent pas des êtres vivants eux-mêmes, mais de la rencontre fortuite, mécanique, entre des impératifs de survie et des propriétés biologiques qui leur répondent, ces propriétés étant aléatoirement conquises par des individus en vertu de certaines erreurs dans la transmission des caractères. Le tour de force de Darwin, à moins que ce ne soit celui de Spencer – mais aux yeux de Nietzsche, tous deux ont commis une erreur voisine, relative à l’interprétation de la vie –, consiste ainsi à rendre compte, sans la vie, de l’évolution de la vie. L’activité spontanée des êtres vivants, leur vitalité, est tout simplement anéantie par ce schéma explicatif, qui chez Spencer va jusqu’à définir la vie comme adaptation croissante des formes de vie à leur milieu, adaptation qui va, écrit souvent Spencer, de l’intérieur vers l’extérieur, par exemple de l’égoïsme vers l’altruisme.
51C’est donc cela que Nietzsche appelle « l’absurdité mécanique de tout le devenir », dans le § 12 du deuxième traité, à quoi il oppose « la théorie d’une volonté de puissance se manifestant dans tout devenir ». En effet, Nietzsche conteste le principe explicatif de l’évolutionnisme spencérien, selon lequel la vie serait « adaptation intérieure de plus en plus adéquate aux circonstances extérieures » (ibid.). En s’appuyant sur les travaux d’autres biologistes qui s’écartent de l’orthodoxie darwinienne [24], Nietzsche insiste sur le fait que les êtres vivants sont des centres d’activité qui, dans une certaine mesure, sont parfois capables de transformer l’environnement en fonction de leurs propres besoins, ce qui signifie à ses yeux qu’ils imposent leurs conditions de vie, leurs préférences, c’est-à-dire leur volonté de puissance, sans se laisser dicter passivement les conditions de leur survie. Vivre, en effet, ce n’est pas survivre mécaniquement aux conditions contraignantes d’un environnement hostile, mais travailler à se soumettre un milieu pour le rendre non seulement habitable ou vivable, mais enclin à recevoir l’empreinte de nos valeurs. Bien sûr, les animaux ne le peuvent que dans une moindre mesure, là où l’être humain quant à lui s’est véritablement emparé de son environnement pour le transformer à son image, jusqu’à se rendre maître du temps : tandis que l’évolution met des dizaines de millénaires à imposer un caractère nouveau, l’histoire contracte en quelques années ou quelques décennies ce temps des transformations lentes, ce qui témoigne du fait que l’homme n’est plus soumis passivement à un environnement-dictateur, mais maître de ses pulsions et de ses rythmes biologiques, qu’il peut éduquer et dresser pour les détourner de leur fonction, en les intégrant dans des ensembles plus vastes. Morale, religion, science et art sont les fruits de cette sublimation des pulsions organiques, mises au service de buts culturels où elles sont canalisées au service de la création de formes nouvelles.
52Un tel constat est imparable, si l’on admet que l’histoire n’est qu’une forme accélérée de l’évolution : dès lors qu’elle se trouve infléchie et ordonnée aux buts de l’homme, cela implique qu’une espèce, auparavant sujette à cette évolution, est devenue le sujet de sa propre évolution, transformant alors cette dernière en histoire. Cette possibilité de l’histoire affleure donc au sein même de l’évolution, chez tous les individus assez puissants pour en infléchir le cours en se l’appropriant : faire de l’histoire avec de l’évolution est ce à quoi s’évertuent tous les êtres vivants dotés d’une volonté de puissance telle qu’elle les rend capables de petites transformations, qui en s’accumulant précipitent l’apparition de la culture au sein même de la nature. En ce sens, les comportements « préculturels » observés par la primatologie contemporaine [25] sont autant de saillies qui indiquent que, ponctuellement certes, mais résolument, une volonté de puissance cherche à dominer le « donné » naturel pour le transformer. L’histoire et la culture sont déjà là, potentiellement, dans la nature, pour qui sait observer ses processus, jusqu’à voir la volonté de puissance qui s’y trouve à l’œuvre.
53On constate ici encore que les théories à prétention « scientifique » révèlent en réalité immanquablement la forme de vie et le type d’évaluation du scientifique lui-même : l’interprétation de Darwin et de Spencer est ainsi tributaire de leur propre milieu de vie et du fait qu’ils se contentent, eux, de réagir à ce milieu. Êtres réactifs qui partagent « l’idiosyncrasie démocratique » (II, § 12), ils adoptent la morale grégaire de leur époque et de leur pays marqué par les révolutions populaires, et ne parviennent pas à envisager l’activité de la vie autrement que comme réaction. Aussi projettent-ils dans leur compte rendu de l’évolution leur conception de la vie comme adaptation aux circonstances : la forme de vie britannique, mécanisée par la révolution industrielle, ne pouvait aboutir à une autre manière d’envisager la vie dans son ensemble que comme le produit d’un tri mécanique entre les individus.
54Si Nietzsche est prêt à reconnaître que sa propre théorie de la volonté de puissance est elle aussi l’expression d’une forme de vie, à savoir la vitalité aristocratique d’un seigneur créateur de valeurs, il se distingue de ses adversaires dans la mesure où il ne dissimule aucunement son statut, et il entend ne pas commettre de pétition de principe en projetant sa forme de vie dans sa théorie de la volonté de puissance, dans la mesure où sa théorie n’est pas une projection, mais une expression. Pourquoi la généalogie de Nietzsche échappe-t-elle au reproche de projection qu’il formule à l’encontre du darwinisme ? Parce que, pour que le reproche de projection soit probant, il faut pouvoir exhiber l’inconséquence qu’elle implique nécessairement. En l’occurrence, l’inconséquence de Spencer est d’expliquer le devenir des formes de vie en ayant vidé la vie de sa substance, ou plus exactement de sa vitalité. Pour qu’il y ait quelque chose qui change, il faut qu’il existe une puissance de transformation, une force – en somme, un principe actif. Or c’est justement un tel principe actif qui est introuvable dans une théorie qui réduit le devenir à un processus d’adaptation, sur une scène où ne figure aucun agent, mais seulement des êtres statiques. S’ils réagissent, il faut bien que quelque chose agisse d’abord. Or, le monde mécanique est un monde de chocs où n’existe aucun principe actif, ce qui reconduit ultimement à l’origine du devenir physique – auquel cas Spencer doit bien, à un moment donné, être obligé de postuler l’existence, comme chez Aristote, d’un « premier moteur immobile ».
55La solution de Nietzsche paraît plus cohérente, et surtout rationnellement plus économique (si l’on accepte de troquer Dieu contre ses créatures), puisqu’elle suppose que ce « moteur » se trouve dans chaque individu vivant, dans la mesure où il est l’essence de la vie : la volonté de puissance est le principe originaire de toute transformation organique (et même peut-être inorganique, en un sens très particulier – mais il faut laisser ce point de côté ici [26]).
56Non seulement la volonté de puissance permet de penser la vie comme activité, ce qui autorise ensuite à hiérarchiser les formes de vie d’après leur degré d’activité, là où l’évolutionnisme de Spencer n’autorisait pas à distinguer différentes manières pour les êtres vivants d’agir et d’étendre leur puissance, ces derniers se trouvant réduits à des échantillons statistiques d’un même type spécifique inflexiblement statique. Ce point est martelé par Nietzsche : les autres évolutionnistes s’intéressent d’abord à des entités statistiques conceptuellement lisses, les espèces ; l’intérêt porté aux individus, mais surtout aux processus de digestion organique et de phagocytose cellulaire, rend au contraire attentif à la lutte des parties dans l’organisme, qui n’est pas une lutte pour la conservation, mais pour la domination [27]. Mais surtout, elle permet de rendre compte de comportements vitaux entièrement passés sous silence par la conception mécaniste de l’évolution. Il apparaît que certains êtres vivants ne recherchent pas la conservation, mais sont au contraire disposés à sacrifier tout ou partie de leur énergie, si du moins un tel sacrifice est nécessaire pour augmenter leur puissance d’agir. C’est cette augmentation de la puissance d’agir que Spinoza appelait déjà de son côté « joie », qui est le plaisir pris à vivre, lorsque la vitalité s’intensifie. Si Nietzsche – qui le découvre de seconde main durant l’été 1881 – l’avait lu de plus près, il n’en aurait peut-être pas fait l’ancêtre de Darwin, en critiquant sa théorie de la « persévération dans l’être », au motif qu’elle n’était qu’une forme embryonnaire de l’idée darwinienne de conservation et d’adaptation.
57Nietzsche refuse de définir la vie en fonction d’un principe de conservation, parce que cela ne permet plus de comprendre la différence entre la vie et l’énergie physique – en dernière analyse, c’est plutôt cette dernière qui obéirait au principe de conservation [28]. La vie, au contraire, ne se conserve pas, bien au contraire : elle est profusion, dépense (après accumulation bien entendu) et surabondance de force : tout se passe comme si elle était de ce point de vue le contraire de la matière inerte, recherchant le conflit, brûlant de l’énergie en pure perte, comme si elle répugnait à la conservation. La vitalité est une activité de dépense, où des puissances inférieures se sacrifient pour qu’une forme de vie accède à « une puissance supérieure ». Ce sont en réalité les formes de vie affaiblies – affaiblies au point de ressembler à s’y méprendre à des entités mécaniques – qui se contentent de la conservation, parce qu’en elles, la vitalité décroît dangereusement, si bien que la vie prend le chemin du retour, en rétrogradant tendanciellement vers l’état d’inertie dont elle avait jailli. Chez Spencer, en somme, la vie a abandonné la partie, impatiente de revenir, en mourant, au mutisme stellaire dont elle n’aurait jamais dû sortir. Les darwiniens, héritiers des psychologues anglais, sont donc des pessimistes, et peut-être même des nihilistes, à compter du fait que leur représentation de la vie, tout comme leur propre forme de vie, n’aspire à rien, sinon à imiter le comportement de la matière inerte – elle veut retourner au néant, parce qu’elle a déjà été pensée comme néant de vitalité.
Méthode et histoire : événement et transformation
58Pour penser les modifications évolutives, Nietzsche a donc recours à un modèle très différent de celui de Darwin, ce dernier défendant, contre le catastrophisme [29] de Georges Cuvier (1769-1832) et de nombreux scientifiques de son époque, le gradualisme des modifications subies par les espèces animales. La conception nietzschéenne de l’évolution, mais aussi de l’histoire, implique une forme très particulière de saltationnisme, c’est-à-dire l’idée que, dans certaines conjonctures écologiques ou historiques, des transformations subites interviennent, qui peuvent changer la face du monde. Mais l’idée originale de Nietzsche consiste à situer le facteur de cette transformation ailleurs que dans les modifications soudaines de l’environnement, à la différence de ce qu’on trouvera chez les Darwiniens qui réviseront l’orthodoxie gradualiste, comme c’est le cas dans les conceptions saltationnistes de l’évolution d’Hugo de Vries (1848-1935) et surtout de Stephen Jay Gould (1941-2002). En effet, ce sont les fluctuations de la volonté de puissance qui font que – certes dans des conjonctures évolutives et historiques favorables – certains êtres vivants peuvent, à eux seuls, précipiter des transformations décisives.
59C’est naturellement dans l’histoire humaine que ce phénomène est susceptible d’être observé de façon probante : renvoyant dos à dos ce qu’il considère être un pur mécanisme chez Darwin et le finalisme que partagent à la fois les philosophes idéalistes de l’histoire (Kant et Hegel, notamment) et les biologistes lamarckiens, Nietzsche veut maintenir l’idée que les transformations historiques importantes sont le fruit d’une activité. Contre le mécanisme, il soutient que certaines volontés de puissance modifient le cours du devenir en imposant leur forme de vie ou leur image du monde ; contre la pensée téléologique [30], il veut éviter de supposer qu’un plan d’ensemble se réalise à travers l’évolution des espèces et l’histoire.
60Une conséquence très importante de cette conception discontinuiste de l’histoire est qu’elle oblige à délimiter des séquences historiques selon le type de volonté de puissance qui y domine, ce qui signifie que chaque période historique obéit à des évaluations différentes. Il n’est donc absolument pas possible de proposer une interprétation globale de l’histoire, comme si toutes les sociétés humaines, à toutes les époques, étaient dirigées par une même manière d’évaluer et de vivre. C’est très exactement cette erreur que commettent les historiens qui croient pouvoir identifier l’origine d’une pratique à partir de son fondement, croyant que telle ou telle fonction actuelle de cette pratique doit fournir le principe d’explication de sa naissance. Or, « le principe d’une chose et son utilité dernière […] diffèrent du tout au tout » [31], dans la mesure où c’est une volonté de puissance spécifique qui a présidé à la création d’une chose. À l’origine, la fonction assignée au châtiment par cette volonté de puissance n’a rien à voir avec le rôle que lui ont conféré ultérieurement d’autres volontés de puissance, en modifiant ainsi sa fonction : à l’origine, explique ainsi Nietzsche, le châtiment n’avait pas du tout pour fonction de corriger un individu pour éduquer sa liberté vers le chemin du droit et du bien, mais de restaurer le sentiment de puissance de la société dans son ensemble, parce que les crimes causaient un désordre social susceptible de déplaire aux dieux. La société archaïque ne châtie pas les individus en tant qu’individus libres et responsables, parce qu’en son sein elle ne considère pas ses membres comme des individus, et encore moins comme des individus responsables. L’idée de responsabilité, qui suppose une interprétation de nos actes comme émanant d’un sujet libre, et avec elle la conception du châtiment comme correction, interviendront beaucoup plus tardivement.
61En réalité, les transformations historiques importantes sont le fruit d’une réorientation du cours antérieur des choses par une volonté de puissance qui s’approprie le passé pour le transformer en fonction d’une nouvelle interprétation qu’elle souhaite donner à un phénomène social ou à une pratique culturelle. On comprend dès lors que « toutes les fins et toutes les utilités ne sont que des indices d’une volonté de puissance devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant et qui lui a spontanément imposé le sens d’une fonction » [32], ce qui permet alors à Nietzsche d’unifier l’explication de l’évolution biologique et de l’histoire culturelle, s’il est vrai que la volonté de puissance autorise à comprendre « toute l’histoire d’une « chose », d’un organe, d’un usage » comme « une chaîne incessante de signes, de réinterprétations et de réajustements, dont les causes n’ont pas nécessairement de rapport entre elles » [33]. Pas de nécessité historique, donc pas de finalité non plus : l’évolution et l’histoire ne manifestent aucun progrès, aucune logique d’ensemble, mais apparaissent comme « la succession de procès de domination […] plus ou moins interdépendants, sans oublier les résistances qu’ils opposent toujours […] ainsi que le résultat des réactions réussies » [34].
62Ce dernier point est décisif : les volontés de puissance ne se succèdent pas simplement sur le trône du devenir historique par des sortes de putschs successifs, mais luttent les unes avec les autres, si bien qu’il est toujours possible à d’anciennes formes de volonté de puissance, lorsqu’une nouvelle entreprend de les dominer, de résister et de continuer le combat même après qu’une volonté de puissance concurrente a triomphé d’elles. La lutte pour la domination est perpétuelle, et les forces mises sous tutelle peuvent à tout moment reprendre le dessus. C’est ce que montrerait par excellence le conflit entre science et religion tout au long de l’histoire européenne : c’est précisément lorsqu’il croit que sa victoire est totale que l’athéisme philosophique et scientifique est le plus susceptible de se faire renverser ou récupérer par la religiosité qu’il croyait avoir terrassée. Nietzsche est ici en désaccord total avec la conception positiviste de l’histoire, qui prétend repérer dans l’évolution historique une libération progressive de l’esprit scientifique, qui s’émanciperait progressivement de la religion puis de la métaphysique, jusqu’à son triomphe définitif – conception qui était précisément celle de Paul Rée, lecteur admiratif d’Auguste Comte (1798-1857), le père du positivisme français.
63S’il y a donc une leçon à tirer de la généalogie nietzschéenne de la culture, autant que de la présente généalogie de la méthode généalogique, c’est peut-être qu’on ne se débarrasse des ombres de Dieu qu’au prix d’une lutte sans merci – une lutte qui allait coûter à Nietzsche jusqu’à sa santé mentale. Mais le gain pour nous autres qui pensons avec et contre lui est colossal. Celui qui prétendait être un décadent et en même temps le contraire d’un décadent est parvenu à labourer son propre désert piétiste au soc de la généalogie. Si bien que, conformément à ce que Nietzsche appelait de ses vœux avant de périr de son labeur excessif, l’on constate que l’approfondissement du sens historique a abouti à une nouvelle floraison. Ce qui était terrain vague est devenu le terreau fertile pour que l’évaluation morale accède enfin à une dimension authentiquement pluraliste.
Notes
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[1]
Que le lecteur me permette de le renvoyer, s’il souhaite explorer plus attentivement cette question touffue et difficile, à l’étude plus détaillée que je lui ai consacrée : A. Sorosina, Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
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[2]
Il va sans dire que nous n’en avons pas proposé ici une typologie exhaustive, laissant de côté notamment ses aspects cosmologique (la question de l’éternel retour), éthique (c’est-à-dire l’assimilation à venir de cette pensée par le surhumain) et politique (à savoir l’élevage culturel qu’une anthropotechnique prospective est appelée à mettre en place). Sur ces aspects de la pensée de Nietzsche, voir notamment B. Binoche et A. Sorosina (dir.), Les Historicités de Nietzsche, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.
-
[3]
Fragments posthumes, été-automne 1884, 26 [390], trad. J. Launay in Œuvres philosophiques complètes, t. X, Paris, Gallimard, 1982, p. 281.
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[4]
Voir sur ce point le Fragment posthume de l’automne 1884, 25 [525].
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[5]
GM, préface, § 3, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF Flammarion, 2002.
-
[6]
Sur cet aspect fondamental de la pensée de Nietzsche, on peut se reporter à l’article de Scarlett Marton, « À la recherche d’un critère d’évaluation des évaluations : les notions de vie et de valeur chez Nietzsche », in C. Denat et P. Wotling, Les Hétérodoxies de Nietzsche : lectures du Crépuscule des idoles, Reims, Éditions de l’Épure, 2014, p. 321-342.
-
[7]
Voir sur ce point le texte capital que constitue le § 27 du troisième traité. Cette ligne d’analyse fait partie de la problématique des « ombres de Dieu » qui survivent à son meurtre. Cf. Le Gai Savoir, § 108, 125, 343-344.
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[8]
Pour approfondir ce point, on peut lire les travaux d’Éric Blondel et de Patrick Wotling. Voir notamment, de ce dernier : « La culture comme problème : la redétermination nietzschéenne du questionnement philosophique », Nietzsche-Studien, 37, 2008, p. 1-50.
-
[9]
Voir la description qu’en donne Bertrand Binoche dans Les Trois Sources de la philosophie de l’histoire, Paris, Hermann, 2013.
-
[10]
Cette section est une version remaniée de certaines mises au point que nous avons proposées dans notre « Présentation » de Nietzsche, Sur l’invention de la morale. Généalogie de la morale, deuxième traité, trad. E. Blondel et alii, Paris, GF, 2018, que je reprends avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
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[11]
Voir les « maximes supprimées » de La Rochefoucauld in J. Lafond (éd.), Moralistes du xviie siècle, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 179-180.
-
[12]
Voir Mandeville, La Fable des abeilles, trad. L. Carrive, Paris, Vrin, 1991, p. 73 en particulier. Séduit par ce type de récit philosophique qu’il avait trouvé notamment chez Paul Rée, Nietzsche avait d’abord eu recours à cette explication historique, à l’époque d’Humain, trop humain, en faisant de l’oubli une force d’inertie capable d’ensevelir les origines réelles d’un phénomène culturel. Dans la Généalogie de la morale, il récuse l’irrationalité et la faiblesse de ce recours à l’oubli (I, § 3), en rappelant que l’oubli est une puissance biologique de digestion et non une érosion naturelle d’ordre physique ou géologique (II, § 1).
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[13]
Nietzsche, GM, I, § 1, « parties honteuses » en français dans le texte.
-
[14]
Mandeville, La Fable des abeilles, op. cit., p. 34. Nietzsche, à défaut sans doute d’avoir lu directement Mandeville, a découvert ses conceptions relatives à l’origine de la vertu morale dans le chapitre I du livre de William Lecky déjà évoqué. Mes analyses croisent ici celles de B. Binoche, « Do valor da história à história dos valores », Cadernos Nietzsche [online], 2014, vol.1, n. 34, p. 35-62, à qui j’emprunte la citation de Mandeville (section II.2 de l’art. cité).
-
[15]
Nietzsche, GM, I, § 1.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Nietzsche, GM, I, § 2.
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[18]
Nietzsche a abordé ce point, en particulier, dans le § 9 d’Aurore.
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[19]
Ibid.
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[20]
Voir GM, II, § 11 et surtout III, § 26, où la réfutation physiologique d’Ernest Renan connaît une virulence inégalée.
-
[21]
Herbert Spencer a développé sa philosophie de l’évolution avant même de prendre connaissance des travaux de Charles Darwin sur l’origine des espèces (1859) et la filiation de l’homme (1871), et il défend au demeurant une conception du processus de civilisation sensiblement différente de celle qui se dégage des écrits de Darwin.
-
[22]
Voir Par-delà bien et mal, § 20.
-
[23]
Même lorsqu’il s’aventure à différencier les individus, Darwin projette ses préjugés moraux dans son interprétation de l’anthropogénèse à partir des coalitions que forment les faibles pour devenir plus adaptés que les forts grâce aux instincts sociaux, si bien que les individus supérieurs aux autres quant à la puissance de transformation dépérissent à cause de leur égoïsme. C’est une des raisons pour lesquelles il faudrait selon Nietzsche protéger les forts contre les faibles, selon une formule demeurée célèbre. Voir par exemple sur ce point, pour s’en tenir aux textes publiés, HTH, § 224 ; GS, § 354 ; CId, « Incursions d’un inactuel », § 14. Le lecteur qui souhaiterait prolonger la réflexion à partir de là peut se reporter à l’article « Darwinisme » de Maria Cristina Fornari dans D. Astor (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Paris Robert Laffont, 2017, p. 218-222, où il trouvera des éléments bibliographiques.
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[24]
Il s’agit notamment du biologiste Wilhelm Roux, dont Nietzsche a lu de près La Lutte des parties dans l’organisme (Leipzig, Engelmann, 1881/Paris, Matériologiques, 2013 pour la trad. fr.). Cf. W. Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998 pour la trad. fr.
-
[25]
À l’image d’Imo, la femelle macaque de l’île de Koshima, capable de laver et d’éplucher des pommes de terre. Ce sont les anthropologues japonais Kinji Imanishi, Masao Kawai et Syunzo Kawamura qui ont rendu compte de ces comportements sociaux en 1963. En quelques années, cette pratique s’était étendue à tous les jeunes singes de l’île, ce qui implique que l’apprentissage, au moins mimétique, n’est pas seulement horizontal (d’un individu à un autre), mais également vertical (de génération en génération). Sur la notion de culture animale, et sur celle des primates en particulier, on peut se reporter aux travaux de Frans de Waal et aux débats qui gravitent autour de son œuvre. Voir par exemple Quand les singes prennent le thé, Paris, Fayard, 2001 pour la trad. fr., et Primates et philosophes, Paris, Le Pommier, 2008 pour la trad. fr.
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[26]
Discuter ce point déborde le cadre de cet article, mais le lecteur peut se reporter au § 36 de Par-delà bien et mal.
-
[27]
C’est bien ce que Nietzsche a retenu du livre de Wilhelm Roux évoqué ci-dessus.
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[28]
Le conditionnel est de rigueur, dans la mesure où l’extension de l’hypothèse de la volonté de puissance au monde inorganique doit impliquer que la thèse mécaniste est une simple « sémiotique » provisoirement utile par sa rigueur, mais dont il s’agit, une fois n’est pas coutume, de faire un usage stratégique ad hoc. Ce point a beau être âprement discuté par les commentateurs, certains textes de Nietzsche de 1888 laissent à notre avis peu de doutes sur la portée au mieux heuristique, didactique et pédagogique – et de toute façon prévisionnelle – de la grille d’interprétation mécaniste. Voir les Fragments posthumes, printemps 1888, 14 [79, 82, 117, 121-122], mais aussi déjà ceux de mai-juillet 1885, 35 [54-55], qui suggèrent que le temps mécanique est un temps sans devenir réel, c’est-à-dire sans temporalité.
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[29]
Les théories catastrophistes invoquent des extinctions massives pour en faire le levier explicatif des grandes transformations du monde vivant, comme c’est le cas par exemple de Walter Alvarez, qui a supposé qu’une météorite géante a détruit les dinosaures, ce qui permet d’expliquer l’extinction du Crétacé-Tertiaire, il y a environ 66 millions d’années.
-
[30]
La téléologie ici est ou bien immanente à la vie des espèces, comme c’est le cas chez Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), ou bien considérée comme transcendante, c’est-à-dire située au-delà du monde sensible, comme le pensent les défenseurs de la théologie naturelle depuis William Paley (1743-1805) en particulier. La forme moderne de cette idée est la théorie du dessein intelligent par lequel Dieu ou une forme de divinité surnaturelle aurait créé le monde selon un plan de réalisation (du Bien, du Progrès, et ainsi de suite).
-
[31]
GM, II, § 12.
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[32]
Ibid.
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[33]
Ibid.
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[34]
Ibid.