Couverture de EPH_672

Article de revue

Rousseau, le problème de la démocratie représentative

Pages 37 à 44

Notes

  • [1]
    Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, 1680, notamment Livre II § 3, l. III, art. 1 et 2, l. V art. 1, l. VI art. 1 et 2.
  • [2]
    Grotius, Droit de la guerre et de la paix, 1625 ; Th. Hobbes, Léviathan, 1651 ; Pufendorf, Droit de la nature et des gens, 1672 ; Burlamaqui, Principes du droit naturel. Je donne des extraits et résume les doctrines citées dans mon ouvrage Rousseau, citoyen du futur, Livre de Poche, 2012.
  • [3]
    John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, notamment chap. II, § 4, 8 et 14, chap. III, § 18 et 21, chap. V, § 23 et 24, chap. V, § 28, 34, 47, 48 et 50.
  • [4]
    Du contrat social, (CS), l. I, chap. III.
  • [5]
    Idem, chap. VI.
  • [6]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle, (Di), Ire partie.
  • [7]
    Idem, IIe partie.
  • [8]
    CS, Livre III, chap. 1.
  • [9]
    CS, Livre II, chap. 3 et 4.
  • [10]
    Montesquieu, L’esprit des lois, Livre II, chap. 2.
  • [11]
    Aristote, Les politiques, Livre IV, chap. 9, § 4.
  • [12]
    CS, Livre III, chap. 15.
  • [13]
    Sur ce processus contradictoire, cf. notamment CS, Livre II, chap. 7 et 8, et Di, IIe partie.
  • [14]
    Projet de Constitution pour la Corse, 1764, ainsi que ses « Fragments séparés », Introduction et § 3.

1Il est devenu aujourd’hui évident que la démocratie, étant le pouvoir du peuple par le peuple, repose sur un principe nécessaire et suffisant : le peuple doit librement choisir, au moyen du suffrage universel, celles et ceux qui, forts de la légitimité reçue du peuple lui-même, seront en droit de le diriger pendant une période donnée. C’est ce que l’on appelle la démocratie représentative. Et aujourd’hui, je souligne ce « aujourd’hui », quiconque refuse ce principe sera qualifié soit de « totalitaire », parce qu’il refuse que ce soit le peuple qui nomme ses dirigeants, soit de « populiste », parce qu’il propose que ce soit le peuple qui puisse décider de tout. C’est bien ce système qui, de diverses façons, organise le champ politique en France par exemple, mais aussi, plus généralement, dans toutes les sociétés qualifiées de démocratiques. À l’exception de la Suisse, toutefois, on le verra plus loin, et il convient de rappeler sans attendre que Jean-Jacques Rousseau était genevois. Ce système règne dans l’essentiel des démocraties et l’on peut remarquer que même dans les pays les plus autoritaires, là où sont bafouées les libertés les plus fondamentales, là où les partis sont interdits et où la liberté d’expression est inexistante, on tient périodiquement à organiser des élections pour offrir une apparence de légitimité aux dirigeants. On remarquera que je ne cesse d’évoquer les dirigeants et non les gouvernants, termes dont on verra en quoi ils sont non seulement différents mais encore opposés, pour des raisons essentielles.

2En établissant une équivalence entre démocratie et élection des dirigeants au suffrage universel, on oublie simplement que cette équivalence n’est concevable que depuis un peu plus de deux siècles, et qu’elle repose sur des présupposés qu’il appartient à la philosophie politique d’examiner. Quels présupposés ? Qu’on peut représenter le peuple, ou encore que gouverner et diriger sont une seule et même chose, et aussi que le vote est le moyen le plus démocratique de désigner les gouvernants. Or ces affirmations qui nous paraissent aller de soi aujourd’hui étaient hier qualifiées d’antidémocratiques, d’aristocratiques, depuis l’Antiquité grecque archaïque jusqu’à la fin de la Révolution française. Il y a là une énigme qui donne à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau toute sa portée révolutionnaire actuelle.

3Pourquoi actuelle ? Parce que dans la plupart des pays où règne cette démocratie représentative, on ne cesse de s’étonner que, quelques mois après leur élection par le peuple, les représentants qui dirigent deviennent impopulaires puis sont battus par leurs adversaires, qui deviendront à leur tour impopulaires. Certains verront dans cette alternance la vitalité de la démocratie, mais on peut aussi se demander en quoi ces élus représentent le peuple si celui-ci ne cesse de ne pas se reconnaître en eux. Mais cette question nécessite que l’on précise d’abord ce que l’on peut entendre par représentation.

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4Re-présenter, c’est rendre présent ce qui est absent. C’est donc établir une équivalence entre une chose absente et une autre chose qui est censée en assurer la présence malgré tout, parler et agir en son nom, comme si elle était elle-même présente. Mais il y a deux façons d’entendre cette re-présentation.

5Dans un premier sens, un représentant de commerce par exemple parle au nom de son entreprise, un ambassadeur parle au nom du gouvernement qu’il représente dans un autre pays, un préfet parle au nom de l’État qu’il représente dans un département ou une région. Mais aucun d’entre eux n’a le droit de réinventer à sa guise les tarifs de son entreprise ou la politique de son gouvernement. Ainsi, re-présenter suppose que ce que l’on représente conserve toute sa liberté de décision, que ce que l’on représente ne cesse pas d’être, ne puisse être remplacé par sa représentation. C’est un premier sens de la notion de représentation.

6Mais ce mot a un second sens : il y a en effet des cas ou le re-présentant est posé comme décidant à la place de ce qui est représenté. Par exemple, les parents représentent leurs enfants mineurs dès qu’il est question de compte bancaire, d’engagement légal, etc. Même dans ce cas, cela ne leur donne pas n’importe quels droits sur eux. Il y a d’autres cas : une personne peut en re-présenter une autre si cette dernière a perdu ses facultés mentales, de même qu’un exécuteur testamentaire représente les volontés de celui qui n’existe plus. On le voit, ce genre de représentation suppose que les représentés sont considérés comme mineurs, inaptes, irresponsables, voire disparus. C’est un second sens du mot représentant.

7La question est de savoir si, lorsqu’on parle de démocratie représentative, on parle de représentation au premier ou au second sens. La chose est importante car si on opte pour le premier sens, alors il faut admettre que le peuple doit conserver toujours son pouvoir de décision, quitte à se débarrasser de ses gouvernants. On licencierait un représentant de commerce qui ferait campagne pour les concurrents et l’on révoquerait un ambassadeur qui déciderait de plaider une politique différente de celle du gouvernement de son pays. En revanche, si l’on opte pour le second sens, alors on considère le peuple comme mineur, irresponsable, inexistant, ayant perdu toute liberté entre deux élections, et il faut admettre que la « démocratie représentative » n’est plus au sens propre une démocratie. C’est cette question essentielle que va poser Jean-Jacques Rousseau.

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8En fait, cette analyse critique s’insère dans une démarche théorique de fond, élaborée contre les doctrines dominantes de l’époque. Il est donc nécessaire d’évoquer ces doctrines auxquelles Rousseau s’oppose, même si ce ne peut être ici que de façon allusive.

9Il y a bien sûr la doctrine officielle qui justifie la monarchie absolue de droit divin, exposée par Bossuet en France et Filmer en Angleterre. À partir d’une sorte de bricolage qui combine quelques phrases de la Bible (le « Tout pouvoir vient de Dieu » de Saint Paul dans l’Épître aux Romains (13), ou encore « Dieu a fait Adam roi de la création »…) cette doctrine attribue à la volonté divine toute autorité existante, et qualifie donc toute résistance à ces autorités de résistance à Dieu. Même un murmure contre un Roi cruel et sanguinaire mérite la mise à mort, dira Bossuet, dans un esprit de parfait totalitarisme. Le peuple n’ayant aucune souveraineté, il n’est représenté par personne puisque le Roi représente Dieu et lui seul [1]. Rousseau se contentera de remarquer que si tout vient de Dieu les maladies en viennent aussi et qu’il n’est pourtant pas interdit d’appeler le médecin.

10En face, comme un véritable courant révolutionnaire, on trouve les diverses théories du droit naturel, qui substituent au fondement religieux du pouvoir un autre fondement qualifié de « naturel ». Ces théories sont bien entendu très différentes, mais faute de pouvoir les détailler ici je n’en retiendrai que quelques points nécessaires pour comprendre le sens de l’analyse de Rousseau. Les théories qui le préoccupent sont principalement celles de Hobbes, de Grotius, de Pufendorf et de Locke (Burlamaqui, cité lui aussi ne partage que partiellement les présupposés des quatre autres). Ils ont en commun de mettre dans ce qu’ils appellent « état de nature », « nature de l’homme », tout ce qu’il faut de passions sociales (désir de possession, de pouvoir, d’honneur) pour qu’en l’absence de toute puissance étatique elles conduisent nécessairement à un véritable état de guerre. Si bien que, pour survivre, les hommes (« loups pour l’homme » selon les mots de Hobbes) ont décidé de transférer toute leur volonté, leur liberté et leur force à un État chargé d’assurer l’ordre et la sécurité de tous. Ce fut là un accord tacite ou explicite, un pacte de soumission qui réalisa une sorte d’échange : ce « contrat » consiste pour le peuple à abandonner sa liberté contre l’assurance que cet État permettra la fin de l’état de guerre et le maintien d’un ordre conforme à la « nature » [2]. Pour Locke, qui est sans doute le théoricien le plus influent durant le xviiie siècle, y compris en France, les dirigeants c’est-à-dire les plus riches devront ainsi avoir tout pouvoir sur le peuple, pour des raisons non plus divines mais « naturelles ». Ce fondateur du libéralisme ira ainsi jusqu’à justifier l’esclavage et la peine de mort contre tout voleur [3].

11Bien sûr je caricature ici délibérément ces doctrines pour des raisons de temps, mais c’est contre elles (l’une conservatrice monarchiste, l’autre révolutionnaire « bourgeoise ») que Rousseau va écrire, en démontrant dès le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qu’un tel état de guerre (inconnu à l’intérieur de chaque espèce animale dans la nature) ne peut avoir des causes naturelles. Tous ces théoriciens ont mis dans leur « état de nature » des passions qui n’ont pu naître que dans des sociétés où la culture a approfondi des inégalités proprement économiques et politiques. L’État n’est donc pas ce qui empêche le désordre, mais la force qui permet aux inégalités et oppressions de perdurer. Et dans ces conditions, les dirigeants ne peuvent représenter ni Dieu ni le peuple.

12Autre critique fondamentale qui va conduire Rousseau à déconstruire l’idée même de démocratie représentative : il ne peut y avoir de contrat qui fasse renoncer à sa liberté, car tout contrat digne de ce nom suppose que les deux parties conservent au moins la liberté de dénoncer le non-respect du contrat ! C’est pourquoi il n’est de contrat possible qu’entre parties qui sont dans un rapport d’égalité juridique. Et ce qui vaut entre deux individus vaut nécessairement aussi entre un peuple et ses « représentants ». Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’être humain. Or cette évidence n’allait pas de soi chez les théoriciens de l’époque : Grotius n’allait-il pas jusqu’à dire que puisqu’on peut vendre tout ce que l’on possède, un peuple peut donc se vendre librement et donc librement devenir esclave ? C’est pourquoi le grand problème pour Rousseau, une fois développée la critique de ces doctrines, sera de savoir comment un peuple peut se donner des lois et des gouvernants sans jamais perdre quoi que ce soit de sa liberté. Que serait donc un vrai contrat, un Contrat social ?

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13L’équation à résoudre peut paraître insoluble : comment le peuple pourrait-il se donner des lois et des gouvernants, sans rien perdre de sa souveraineté, n’obéir qu’à lui-même, refuser tout pouvoir au-dessus de lui ? Comment se donner des gouvernants tout en refusant toute idée de représentation du peuple ? C’est toute la démarche du Contrat social qui conduit à cette question.

14Et il faut bien y apporter une réponse, car sans cela l’existence politique des peuples deviendrait une soumission contrainte à une pure force, c’est-à-dire un néant de politique et d’humanité : l’existence politique suppose en effet que l’obéissance soit légitime c’est-à-dire fondée sur la volonté consciente et raisonnée [4]. Le devoir d’obéir suppose le dépassement du rapport de force par un choix libre du respect de la règle. Rousseau résume cette nécessité au début du Contrat social :

15

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » [5].

16Or tel n’est pas le cas dans les sociétés existantes, où l’on voit les peuples se soumettre à des maîtres, et non à des règles voulues et des gouvernants chargés de les appliquer. En réalité, il paraît évident que les humains ont dû ressentir le besoin d’une instance régulatrice, d’un gouvernement, justement pour se protéger des rapports de force, de domination, d’oppression. Pour garantir donc leur liberté :

17

Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maître absolu, sans conditions et sans retour [6].

18Ils ont décidé de charger l’un ou quelques-uns d’entre eux de la responsabilité (et non du pouvoir) de « les défendre contre l’oppression et protéger leurs biens, leurs libertés et leurs vies qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être », affirme Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes. Et il précise :

19

[…] les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître.

20C’est donc avec le temps que le gouvernement est devenu un pouvoir, que gouverner a été confondu avec diriger. L’idée est essentielle. C’est au bout de tout un processus historique que :

21

[…] le peuple, déjà accoutumé à la dépendance, au repos et aux commodités de la vie, et déjà hors d’état de briser ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité et c’est ainsi que les chefs devenus héréditaires s’accoutumèrent à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’État dont ils n’étaient d’abord que les officiers, à appeler leurs concitoyens leurs esclaves, à les compter comme du bétail au nombre des choses qui leur appartenaient et à s’appeler eux-mêmes égaux aux dieux et rois des rois. [7]

22Cette transformation radicale a supposé que le peuple cesse de délibérer et contracter avec lui-même, décider librement de la direction et charger quelques-uns de la faire respecter, pour déléguer à certains le pouvoir exorbitant de décider cette direction à la place du peuple. Comme si, sur un bateau, après avoir décidé du cap à suivre, les passagers donnaient à celui qui tient le gouvernail le droit de modifier ce cap à sa guise ! Gouverner, cela signifie tenir le gouvernail, et n’a rien à voir avec le pouvoir de décider de la direction. Si gouverner et diriger sont confondus, alors le peuple perd toute liberté et admet l’idée liberticide que quelqu’un peut le représenter. Ce contrat ne peut donc être qu’un contrat de dupe. Un vrai contrat ne peut être passé qu’entre le peuple et lui-même, par le suffrage après délibération et discussion, et au terme de ce contrat il est nécessaire de charger quelques-uns non du pouvoir mais du devoir d’en faire respecter les termes. Pour Rousseau ils seront non pas des dirigeants ou des représentants, mais des « commissaires », c’est-à-dire des gens commis à l’application des décisions collectives [8]. C’est donc une charge et non un privilège, et la liberté exige que l’on puisse à tout moment les révoquer lorsqu’ils cessent d’obéir au peuple. C’est en cela que le contrat peut être dit social.

23Est-ce à dire que pour Rousseau le peuple est infaillible et qu’il sait spontanément ce qui est bon pour lui ? Non. Il va opérer une distinction fondamentale laquelle, lorsqu’elle n’est pas comprise, entraîne des contresens sur l’ensemble de sa pensée politique. Il va distinguer ce qu’il appelle la « volonté de tous », qui est la volonté résultant du vote par exemple, et la « volonté générale » [9]. La « volonté de tous » est tout simplement la somme des volontés individuelles, qui reposent sur des réflexions parfois, mais surtout sur les intérêts, les penchants, les opinions, les passions de chacun. Cette « volonté de tous » peut fort bien se tromper ou non, chercher l’intérêt général ou bien des intérêts égoïstes divergents. La « volonté générale » est sous la plume de Rousseau quelque chose de très différent : ce serait plutôt ce que le peuple devrait vouloir s’il avait la connaissance intégrale de ce qui est bon pour tous. Par définition donc, cette « volonté générale » ne se trompe jamais ; le problème, c’est que nul n’en connaît le contenu précis. C’est ce que tout citoyen doit rechercher éternellement pour y puiser ses idées politiques. C’est donc une abstraction certes, mais aussi ce que tout humain doit rechercher pour échapper à l’individualisme et former une pensée proprement politique. C’est faute de préciser cette distinction que certains commettent deux contresens grossiers sur la pensée de Rousseau : d’un côté il accorderait une confiance naïve en un peuple idéalisé censé ne jamais se tromper, d’un autre côté il demanderait au peuple de se soumettre à une volonté générale totalitaire. Ce sont deux déformations ineptes de l’œuvre de Rousseau. C’est en s’efforçant de sans cesse élever la volonté de tous vers la volonté générale, par l’activité et la réflexion citoyenne permanente, que les humains forgent leurs capacités politiques et nourrissent la responsabilité entière de leur sort.

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24Comment alors concilier le besoin de gouvernants et la nécessité démocratique du suffrage universel ? L’histoire s’est depuis longtemps chargée de fournir la seule réponse concevable : il faut que le peuple définisse la direction à suivre par suffrage, autant de fois qu’il est utile, mais que la nomination des gouvernants ne soit pas issue d’un vote. Est-ce absurde ? Cette question a une longue histoire.

25Jusqu’au xviiie siècle, on a considéré qu’élire des dirigeants par vote était contraire à la démocratie. Ainsi, dans le chapitre 2 du Livre II de L’esprit des lois, Montesquieu écrit-il comme une évidence que :

26

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon qui n’oblige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. [10]

27Dans l’Antiquité, là où la démocratie fut inventée, Aristote ne disait pas effectivement autre chose dans Les politiques (l. IV, chap. 9, § 4) :

28

Il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchiques qu’elles soient électives. [11]

29Et de fait, les démocrates exigeaient que l’on nommât les gouvernants par tirage au sort et qu’on ne les élise point, ce que proposaient les adversaires de la démocratie : si je suis élu, je vais tirer de ce choix un sentiment de confiance qui me conduira à décider au nom du peuple, donc à sa place, comme son représentant. Tandis que si je suis à cette place par le jeu du hasard, je ne pourrai prétendre à aucun mérite particulier, je participerai à l’élaboration de propositions que seul le peuple pourra légitimer.

30C’est ainsi qu’à Athènes où fut inventée la démocratie, le tirage au sort fut pratiqué pendant deux siècles pour 600 des 700 magistrats de l’administration, étant entendu que les décisions essentielles appartenaient au vote direct de l’ensemble des citoyens (plusieurs milliers, malgré l’exclusion de la citoyenneté des femmes, des esclaves et des métèques). Ce tirage au sort, comme l’évoque Montesquieu, était bien sûr encadré par un ensemble de procédures sévères pour les malhonnêtes et les incompétents, et l’on ne pouvait être tiré au sort deux années de suite, puisqu’il fallait contrôler la qualité de l’exercice précédent. Ce tirage au sort limitait de toute façon les conséquences de ce risque d’incompétence, puisque les magistrats ne dirigeaient pas la Cité, ce rôle demeurant le privilège de l’Assemblée du peuple (ekklèsia). À noter que le caractère démocratique du tirage au sort était assuré par une rémunération, afin de permettre à tous d’y accéder.

31C’est avec le même souci d’éviter de donner à des individus ou groupes d’intérêts particuliers qu’aux xie et xiie siècles les premières communes italiennes désignèrent par tirage au sort leurs magistrats. À Florence, lors des périodes républicaines de la Renaissance, entre deux périodes de domination des Médicis, le tirage au sort fut aussi pratiqué, souvent combiné avec une sélection par vote, ainsi que la rotation des charges.

32Il n’est pas étonnant que Rousseau ait prêté attention à ce problème : il est intimement lié à celui de la prétention à représenter le peuple, c’est-à-dire à gouverner à sa place. C’est très exactement ce qui à ses yeux fait obstacle à toute légitimité politique, et qui pourtant est largement perçu comme seule possibilité historique de légitimité démocratique.

33On dira aussi que pour gouverner il faut réunir des compétences que ne possèdent pas les citoyens. Mais cet argument n’est-il pas le plus antidémocratique qui soit ? Dans ces conditions, pourquoi donne-t-on à ces mêmes incompétents le droit de vote ? Outre que les « compétents » élus n’ont jamais empêché les décisions estimées catastrophiques, on peut remarquer que le peuple ne développera ses propres compétences que si, appelé à décider lui-même, il se condamne à s’informer, à débattre, à raisonner pour ne pas subir trop souvent les conséquences de ses choix.

34Rousseau connaît toute cette histoire et voit bien que ce n’est que par paresse et corruption que les peuples peuvent accepter l’idée absurde d’être dirigés par des « représentants ». En réalité, affirme Rousseau :

35

La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. [12]

36La Suisse natale de Rousseau continue de prouver que cela n’a rien d’utopique : on peut très bien élire des gouvernants et donner aux citoyens le droit d’imposer des « votations » sur toutes les questions possibles, qui prennent aussitôt force de loi et contraignent les gouvernants à les appliquer. Et les moyens modernes de communication rendent facile ce processus de démocratie directe quel que soit le nombre de citoyens d’une nation.

37Ainsi l’idée de « démocratie représentative », qui est en soi contradictoire, n’est guère la seule concevable et réalisable.

5

38Pourquoi alors les peuples en sont-ils venus à accepter de se donner librement des dirigeants qui, même élus dans le meilleur des cas, leur ôtent leur liberté ? Rousseau consacre à ce mystère de longues et profondes analyses lesquelles, n’étant pas l’objet de cette intervention, ne sont ici que ramenées à une seule idée. Si la majorité du peuple, affamée et opprimée mais forcément plus forte, accepte d’être ainsi dominée et de perdre sa liberté, c’est pour Rousseau parce que la logique inégalitaire qui structure la société structure en même temps l’intériorité de tous les individus, riches ou misérables. Ce malheur, loin de développer le désir d’une société plus égale, tend au contraire à étendre le rêve de dominer à son tour. Derrière l’esclave passif, il y a en réalité l’aspiration à devenir maître à son tour. La division injuste de la société est inséparable d’une division intérieure de chaque individu [13]. Comme le montrera Michel Foucault au xxe siècle, avoir du pouvoir c’est avant tout en distribuer à tous les échelons, de sorte que chaque échelon ait intérêt à se soumettre à l’échelon supérieur, pour nourrir l’espoir d’y accéder plus tard. C’est ainsi librement, volontairement, que la servitude se répand au bénéfice du sommet de l’État.

39

Les citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très difficile de réduire à l’obéissance celui qui ne cherche point à commander et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout d’assujettir des hommes qui ne voudraient qu’être libres.

40Derrière tout esclave il y a un maître qui sommeille et qui consent à obéir par pur goût du pouvoir.

41Rousseau ne rêve pas le peuple : il décrit une fracture profonde qui, en chaque homme, riche ou pauvre, puissant ou dominé, étouffe l’être sous l’avoir, et en même temps sous le paraître. C’est ainsi que Rousseau établira une relation entre l’imposture de la « démocratie représentative » et l’imposture de la représentation monétaire. Dans le sillage d’Aristote dans Politiques I, Rousseau montre que la transformation des richesses créées par le labeur en monnaie conduit à l’appauvrissement de ceux qui les ont produites. La « représentation monétaire » se retourne ainsi contre l’économie, comme l’attestent les exemples de la Corse et de la Suisse [14]. Il développe cette critique de la représentation monétaire dans son Projet de Constitution pour la Corse et dans son Discours sur l’économie politique écrit pour l’Encyclopédie. Façon de montrer avec les mots de l’époque que la circulation financière se retourne contre « l’économie réelle ».

42C’est ainsi qu’on ne représente pas plus la richesse économique qu’on ne représente le peuple. Mais Rousseau va plus loin : si les humains acceptent tout cela, c’est parce qu’en société inégalitaire plus qu’en tout autre, chacun transforme son être en avoir et son avoir en paraître. L’image de soi compte finalement plus que nos sentiments intimes, au point que chacun devient étranger à lui-même, écartelé dans son être intime, son image, ses besoins, sa soif de pouvoir. Si chacun de nous vit hors de lui-même, chacun est prêt à accepter de s’aliéner dans ses représentations. Et il ne manque pas d’ambitieux pour en profiter.

43Voilà en quelques mots en quoi Rousseau peut intervenir dans les débats actuels sur la démocratie dite « représentative ».

Notes

  • [1]
    Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, 1680, notamment Livre II § 3, l. III, art. 1 et 2, l. V art. 1, l. VI art. 1 et 2.
  • [2]
    Grotius, Droit de la guerre et de la paix, 1625 ; Th. Hobbes, Léviathan, 1651 ; Pufendorf, Droit de la nature et des gens, 1672 ; Burlamaqui, Principes du droit naturel. Je donne des extraits et résume les doctrines citées dans mon ouvrage Rousseau, citoyen du futur, Livre de Poche, 2012.
  • [3]
    John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, notamment chap. II, § 4, 8 et 14, chap. III, § 18 et 21, chap. V, § 23 et 24, chap. V, § 28, 34, 47, 48 et 50.
  • [4]
    Du contrat social, (CS), l. I, chap. III.
  • [5]
    Idem, chap. VI.
  • [6]
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle, (Di), Ire partie.
  • [7]
    Idem, IIe partie.
  • [8]
    CS, Livre III, chap. 1.
  • [9]
    CS, Livre II, chap. 3 et 4.
  • [10]
    Montesquieu, L’esprit des lois, Livre II, chap. 2.
  • [11]
    Aristote, Les politiques, Livre IV, chap. 9, § 4.
  • [12]
    CS, Livre III, chap. 15.
  • [13]
    Sur ce processus contradictoire, cf. notamment CS, Livre II, chap. 7 et 8, et Di, IIe partie.
  • [14]
    Projet de Constitution pour la Corse, 1764, ainsi que ses « Fragments séparés », Introduction et § 3.
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