Notes
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[1]
Version complète d’une conférence prononcée à La Garde lors de la manifestation Thém’art que j’organise chaque année dans ma commune, et qui réunit autour d’un même thématique philosophes et plasticiens. Le thème de Thém’art 2012 était « Mythes et légendes » et l’invité d’honneur était Luc Ferry.
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[2]
Par-delà Bien et Mal, § 225, Œuvres philosophiques complètes, tome VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 144.
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[3]
Dans le Popolo d’Italia, en novembre 1917. Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), Paris, Fayard, 2004, p. 7.
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[4]
Cité dans L’homme nouveau, op. cit., p. 315.
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[5]
L’homme nouveau, op. cit., p. 54.
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[6]
Eugen Fink, La philosophie de Nietzsche, traduction française H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Éditions de Minuit, 1965.
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[7]
Auguste Comte, Cours de Philosophie Positive, première leçon, Paris, Classiques Larousse, 1964, p. 23.
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[8]
Humain, trop humain et fragments posthumes 1876-1878, Œuvres philosophiques complètes, tome III, volume 1, Paris, Gallimard, 1968, § 24, p. 41 (c’est nous qui soulignons).
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[9]
« Esprit libre » est le nom que Nietzsche donne, à partir d’Humain, trop humain, à l’homme libéré des chaînes morales qui va se lancer dans des entreprises cyclopéennes de domination de la nature. Nous pensons avoir démontré dans de nombreux écrits que cet « esprit libre » (Freigeist) est un élément du travail futurologique de Nietzsche, élément que Heidegger a (volontairement selon nous) confondu avec le Surhomme pour transformer Nietzsche en philosophe de l’achèvement de la métaphysique occidentale. Cette lecture erronée a permis à Heidegger d’instrumentaliser Nietzsche pour régler ses comptes avec le nazisme. Voir en particulier notre préface à l’ouvrage de Marcel Conche Heidegger par gros temps, Le Revest, Éditions Les Cahiers de l’Égaré, 2004, p. 7-14.
-
[10]
Opinions et Sentences mêlées, § 179, in Opinions et Sentences mêlées, Le voyageur et son ombre, et Fragments posthumes 1878-1879, Œuvres philosophiques complètes, tome III, volume 2, Paris, Gallimard, 1968, p. 84. La dernière phrase est soulignée par nous.
-
[11]
Le voyageur et son ombre, § 188, in Opinions et Sentences mêlées, Le voyageur et son ombre, et Fragments posthumes 1878-1879, op. cit., p. 237.
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[12]
Aurore nous apporte l’un de ces cris de révolte ; un Dieu réellement bienveillant ne pourrait supporter les mariages des hommes, affirme l’auteur, et des esprits libres se rapprochant des dieux par leur savoir et leur désir de progression finiront par se dire : « L’humanité ne peut, à la longue, arriver à rien, les individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute organisation raisonnable d’une grande progression de l’humanité. » (Aurore, § 150, Œuvres philosophiques complètes, tome IV, op. cit. p. 126).
-
[13]
Ainsi parlait Zarathoustra, livre I, « D’enfant et de mariage », Œuvres philosophiques complètes, tome VI, Paris, Gallimard, 1971, p. 84.
-
[14]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 301.
-
[15]
Antéchrist, § 3, in Le Cas Wagner, Le crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner, Œuvres philosophiques complètes, tome VIII, volume 1, Paris, Gallimard, 1974, p. 162
-
[16]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 307.
-
[17]
Fragment posthume 7 [280], in Aurore, op. cit., p. 653.
-
[18]
Fragment posthume 7 [280], ibidem, p. 653.
-
[19]
Fragment posthume 1 [33], in Fragments posthumes été 1882 – printemps 1884, Œuvres philosophiques com
plètes, tome IX, Paris, Gallimard, 1997, p. 27. -
[20]
Métaphore célèbre qui apparait dans le paragraphe du livre 1 intitulé « De la nouvelle idole », 12, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 61.
-
[21]
Aurore, Fragment posthume 6 [377], op. cit., p. 571. Ce fragment dénonce l’État industriel vanté par Spencer en un langage qui évoque incontestablement celui de Max Stirner.
-
[22]
Fragment posthume 11 [268], in Le Gai Savoir et Fragments posthumes été 1881 – été 1882, Œuvres philosophiques complètes, tome V, Paris Gallimard, 1982, p. 397-398.
-
[23]
J’ai consacré à la métaphore du sable une partie de mon article Apocalypses, paru une première fois dans la revue Nouvelle École, n° 51, année 2000, p. 11-22, et repris dans le tome 1 de mes Études nietzschéennes, Nietzsche penseur du futur, Numilog, 2011.
-
[24]
Fragment posthume 11 [296], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 421.
-
[25]
Le Gai Savoir, § 357, op. cit., p. 247.
-
[26]
Le crépuscule des Idoles, « Divagations d’un Inactuel », § 14, in Le Cas Wagner, Le crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner, op. cit., p. 116. Paragraphe intitulé précisément « Anti-Darwin ».
-
[27]
Fragment posthume 11 [126], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 356.
-
[28]
Par-delà Bien et Mal, § 268, op. cit., p. 194.
-
[29]
Cité dans L’homme nouveau, op. cit., p. 159.
-
[30]
Conférences sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, première conférence, in Écrits posthumes 1870-1873, in Œuvres philosophiques complètes, tome 1, volume 2, Paris, Gallimard, 1975, p. 93.
-
[31]
Par-delà Bien et Mal, § 126, op. cit., p. 88.
-
[32]
Le crépuscule des Idoles, op. cit., p. 132.
-
[33]
Fragment posthume 6 [158], in Aurore, op. cit., p. 516
-
[34]
Par-delà Bien et Mal, § 262, op. cit., p. 189.
-
[35]
Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Éditions l’Âge d’Homme, Lausanne, 1988.
-
[36]
Affirmation rapportée par Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome II, Paris, Gallimard, 1958, p. 361.
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[37]
Fragment posthume 11 [11], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 316.
-
[38]
Les spécialistes de Nietzsche ont pris l’habitude de dénommer « vision de Surléï » l’expérience mystique vécue par Nietzsche début 1881 au bord du lac de Sils-Maria, dans la province suisse de l’Engadine. Cf. mon livre L’individu éternel : L’expérience nietzschéenne de l’éternité, Paris, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1993.
-
[39]
Fragment posthume 11 [18], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 319-320. Le mot allemand que Pierre Klossowski traduit par « imagination » est le mot Fantasie.
-
[40]
Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle, Coulommiers, Éditions Déterna, 1999.
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[41]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 305.
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[42]
Je fais bien entendu allusion ici aux pages du prologue du Zarathoustra dans lesquelles le prophète annonce à ceux qui l’écoutent la venue du « dernier homme ».
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[43]
Il est étonnant de constater que la majorité des interprètes ont été silencieux sur la généalogie spinoziste de Nietzsche. Celui-ci ne place-t-il pas pourtant Spinoza parmi ses ancêtres directs ? « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza, de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines – je suis fier » (Fragment posthume 12 [52], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 453).
-
[44]
Fragment posthume 7 [179], in Aurore, op. cit., p. 631.
-
[45]
Ainsi parlait Zarathoustra, livre II, op. cit., p. 165.
-
[46]
Ibidem, « Des mille et une fins », op. cit., p. 71.
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[47]
Le crépuscule des Idoles, « Maximes et traits », § 18, op. cit., p. 63.
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[48]
Ibidem, op. cit., p. 24, p. 43, p. 44.
-
[49]
Ibidem, p. 30.
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[50]
Aurore, § 425, « Nous autres dieux en exil », op. cit., p. 230.
-
[51]
Cf. Le Gai Savoir, § 346, op. cit., p. 243.
-
[52]
Par-delà Bien et Mal, § 193, op. cit., p. 106.
-
[53]
Le Gai Savoir, § 300, op. cit., p. 204. Ce très beau paragraphe, intitulé « Préludes de la science », ouvre la voie d’une épistémologie trop longtemps refoulée par l’obsession bachelardienne ou althussérienne des coupures, des ruptures et des cassures. Dans cette voie se sont engagés depuis quelques années de nouveaux épistémologues qui confirment tout à fait la certitude nietzschéenne d’une fonction capitale des « promesses et des mirages » du Moyen Âge dans la préparation des bouleversements de la Renaissance.
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[54]
Le Gai Savoir, § 143, op. cit., p. 159.
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[55]
Ces quatre phrases sont respectivement extraites du livre l, « De la prodigue vertu » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 52), du livre III, « De l’esprit de pesanteur » (p. 216), du livre III, « D’anciennes et de nouvelles tables » (p. 218), et du livre IV, « Le sacrifice du miel » (p. 260).
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[56]
Ainsi parlait Zarathoustra, « Le sacrifice du miel », op. cit., p. 258.
Introduction : Nietzsche annonciateur du nazisme, un mythe dans le mythe
1Si la stupide rengaine d’un Nietzsche préfigurateur du nazisme n’est plus en vogue aujourd’hui (même si de trop nombreux philosophes flirtent encore avec la caricature), reste une pierre d’achoppement pour les avocats de Nietzsche dont je fais partie : la thématique du Surhumain.
2« Surhomme » : le mot, sinon le concept, a été un incontestable leitmotiv des discours fascistes et nazis, et si c’est davantage le thème de l’« homme nouveau » qui hante le fascisme italien, la notion de « Surhumain » est bien l’un des piliers de la rhétorique nazie. L’hypothèse d’une filiation résisterait-elle à la dénonciation ?
3Concédons aux accusateurs qu’on peut effectivement trouver dans le corpus nietzschéen nombre de formules qui, arrachées à leur contexte, se prêtent aisément au jeu des ressemblances. Et en particulier, nombre d’affirmations qui semblent identifier la vie, et plus encore le corps humain, à une simple matière première dont notre puissance créatrice va s’emparer. Ainsi ces propos de Par-delà Bien et Mal :
L’homme est matière, fragment, superflu, glaise, fange, non-sens, chaos ; mais l’homme est aussi créateur, sculpteur, dur marteau, spectateur divin et repos du septième jour : comprenez-vous cette différence ? [2]
5Comment résister à la tentation de rapprocher ces propos de ces mots de Mussolini ?
Le peuple italien est en ce moment une masse de minerai précieux. Il faut le fondre, le nettoyer de ses impuretés, le travailler. Une œuvre d’art est encore possible. Il faut un gouvernement. Un homme. Un homme qui aura le toucher délicat de l’artiste et le poing de fer du guerrier. Un homme qui connaisse le peuple, le guide et le soumette – y compris par la violence. [3]
7Ou encore de ces paroles de Goebbels ?
L’homme d’État est aussi un artiste. Pour lui, le peuple n’est rien d’autre que ce qu’est la pierre pour le sculpteur. [4]
9Dans un premier temps de mon exposé, je me ferai l’avocat du diable en recherchant dans le corpus nietzschéen les éléments qui semblent corroborer la thèse d’une parenté entre la philosophie nietzschéenne et les idéologies fasciste et nazie. Puis j’abandonnerai la philosophie-fiction pour retrouver l’authentique philosophie nietzschéenne, ce qui me permettra finalement de dévoiler la signification du mythe du Surhomme.
I – L’apparence d’une image annonciatrice du nazisme et de l’idéologie fasciste
1 – Les prophéties d’une puissance illimitée
10Pour Nietzsche, la science moderne, en élargissant notre horizon, libère le regard de l’homme. Débarrassé des chaînes qui rivaient sa pensée aux bornes d’une culture particulière et d’une temporalité exiguë, l’homme de l’âge scientifique dispose, grâce à son sens historique, d’un espace digne de sa puissance. Nous entrons dans l’âge des expériences et de la domination de la terre.
11Or n’est-ce pas la même certitude qu’exprimera le fascisme italien ? Dans un excellent ouvrage collectif qui a fait suite à un colloque organisé à l’IEP de Paris en mars 2000, L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), Emilio Gentile écrit :
L’Opera Nazionale Ballila, qui encadrait les jeunes générations depuis l’enfance, fut définie par le fascisme lui-même comme « le plus vaste chantier d’expérimentation humaine jamais réalisé dans le temps et dans l’espace ». [5]
13Comment ne pas rapprocher ce « chantier d’expérimentation » des innombrables textes écrits par le Nietzsche de l’époque d’Humain, trop humain, période que l’un des meilleurs commentateurs de Nietzsche, Eugen Fink, a qualifiée d’« Aufklärung » du philosophe [6], et que j’ai préféré dans tous mes écrits dénommer la période « positiviste » de sa philosophie ? Dans cette période on voit se multiplier sous sa plume les prophéties d’un avenir technicien en lequel l’homme dominera la nature comme il ne l’a jamais fait. Textes dans lesquels de trop nombreux lecteurs ont cru voir l’expression d’idéaux nietzschéens quand il ne s’agit de rien d’autre que d’un travail futurologique.
14Le Nietzsche des années 1878-1882 brosse un remarquable portrait de la civilisation planétaire à venir, en mettant en évidence une relation nouvelle entre science et puissance qu’il est l’un des rares penseurs du xixe siècle, avec le Français Auguste Comte, à avoir identifiée. À l’idée cartésienne de maîtrise de la nature, dont les hommes de son époque commencent à percevoir la réelle mise en œuvre et les prolongements infinis, il préfère l’idée d’une maîtrise progressive par l’homme de sa propre évolution, l’idée d’un passage de la passivité à l’organisation, de la fatalité à la volonté. Une telle maîtrise s’appuie essentiellement sur un savoir de type historique, ce qui la distingue profondément de la domination mécaniste cartésienne qui se déploie en fait dans une intemporalité très platonicienne. Son positivisme est en ce sens proche de celui de Comte, dans la mesure où, pour lui comme pour ce dernier, la science est puissance principalement en tant que connaissance de l’évolution de l’homme et de la société. Toutes nos sciences deviennent sciences de l’évolution en un double sens : premièrement en ce que le facteur temps s’introduit dans tous les domaines de la connaissance, les plus grandes découvertes de la science moderne portant sur les lois de l’évolution cosmique ou biologique (devenir du cosmos, évolution darwinienne). En second lieu parce que le sujet humain ne se sépare plus artificiellement de l’objet connu, qu’il prend conscience de ses propres fluctuations et de leur incidence sur le monde « objectif », qu’il dispose enfin du tableau panoramique de sa propre histoire. Auguste Comte avait fait de ce tableau l’objet par excellence non seulement de sa propre réflexion, mais de toute pensée positive digne des esprits « au niveau de leur siècle » [7]. Pour Nietzsche aussi bien que pour Comte, c’est la saisie par l’homme de sa propre évolution, l’intégration par la conscience universelle de ce parcours historique, qui peuvent être à l’origine d’une civilisation supérieure et donner à l’homme le pouvoir de prendre en main son histoire. Si elle était seulement connaissance du monde, la connaissance ne deviendrait jamais puissance. C’est beaucoup moins comme connaissance, que comme connaissance de la connaissance, que la science moderne s’avère puissance révolutionnaire. Tous les aphorismes d’Humain, trop humain insistent sur cette mutation. Retenons-en ces quelques lignes :
Les hommes peuvent en pleine conscience décider d’orienter l’évolution vers une civilisation nouvelle, alors que jusqu’ici ils se développaient inconsciemment et au hasard : ils peuvent aujourd’hui créer des conditions meilleures pour la procréation des hommes […], gouverner l’économie de la terre en totalité […]. Cette civilisation nouvelle, consciente, tuera l’ancienne. [8]
16Libéré des tabous se réclamant d’un arrière-monde, débarrassé des catégories générales qui lui interdisaient de percevoir la réalité du monde humain (en langage comtien, sorti de l’état théologique et de l’état métaphysique), l’« esprit libre » [9] voit son horizon se dégager dans toutes les directions : le passé cesse d’être le temps mythologique des origines pour devenir le temps historique d’une aventure enfin décryptée, le futur ne conduit plus vers une échappée transtemporelle mais se fait perspective de domination planétaire, voire cosmique. Paradoxalement, c’est en 1879, au moment où il est physiquement au plus bas et traverse une période de terribles souffrances, qu’il intitule un très beau paragraphe d’Opinions et sentences mêlées « Bonheur de ce temps ». Ce texte nous présente une vision synoptique de l’âge de la science, en liant la connaissance du passé, la richesse infinie que le savoir historique met à notre disposition et les perspectives futuristes d’une puissance humaine allant vers l’infini :
Notre temps peut s’estimer heureux sous deux rapports. Au regard du passé, nous jouissons de toutes les civilisations et de leurs œuvres, et nous nous nourrissons du sang le plus noble de toutes les époques […]. Quant à l’avenir, nous voyons pour la première fois dans l’histoire s’ouvrir à nous l’immense perspective de visées œcuméniques de l’humanité, embrassant toute la terre habitée […]. L’humanité peut d’ores et déjà faire absolument d’elle-même ce qu’elle veut. [10]
2 – D’apparents fantasmes biologisants
18Ces prophéties de maîtrise trouvent une expression privilégiée sur le plan biologique, dans des textes qui, plus encore que ceux qui ont été déjà signalés, suggèrent des rapprochements avec les appels mussoliniens de novembre 1933 à la création d’un « homme intégral », ou encore à cette formule par laquelle, en 1924, interviewé dans le Chicago Daily News, le Duce définit le fascisme comme « la plus grande expérience de notre histoire visant à faire des Italiens ».
19Nietzsche, en effet, dans un aphorisme du Voyageur et son ombre, envisage comme moyen de supprimer les tares héréditaires et d’améliorer l’espèce humaine des recherches portant sur les relations entre les maladies et les climats dont les conclusions conduiraient à « transplanter progressivement peuples, familles et individus aussi longtemps et durablement qu’il sera nécessaire » [11]. Le caractère monstrueux de cette formule appelle trois remarques. Il faut en premier lieu mesurer l’ironie de ce fragment, qui s’achève par l’évocation de la planète Terre présentant « une collection complète d’établissements sanitaires ». Il faut ensuite le replacer dans le contexte des ignorances biologiques de l’époque, en particulier de la surestimation de l’importance des climats à la mode au xixe siècle. Mais on devra surtout noter que la raison qui déclenche cette extravagante hypothèse est une confiance insuffisante, et non pas du tout excessive, dans la puissance de la biologie, une sous-évaluation de ses capacités à modifier le terrain humain. Si Nietzsche avait davantage cru dans les pouvoirs qui sont aujourd’hui ceux de la biologie, s’il avait eu connaissance des possibilités qui sont et qui seront les nôtres d’identifier les gènes responsables des tares héréditaires, de reconnaître les malformations du fœtus, de corriger bientôt le patrimoine génétique, aurait-il eu l’esprit traversé par cette extravagante hypothèse de transplantation des populations ? Autrement dit, sommes-nous réellement devenus plus « moraux » que l’épouvantable auteur de ces lignes, ou sont-ce nos sciences et nos techniques qui nous permettent d’économiser d’aussi terribles solutions en sauvant les apparences de la conscience morale ?
3 – Le temps des eugénismes
20Ainsi informée sur sa propre évolution, l’espèce humaine ne pourra prendre un autre chemin selon le philosophe que celui d’un eugénisme conscient et organisé. Là encore, le Nietzsche prophète laisse croire à un lecteur pressé que les « visions » de l’avenir qui sont les siennes correspondent à des espoirs, à des attentes, à des exigences.
21Un avenir proche jugera scandaleux le décalage entre les soins mis par nos ancêtres à améliorer l’animal et l’anarchie qui règne sur le plan de la procréation humaine, et dénoncera l’opposition frappante entre la passion de l’homme pour l’amélioration des espèces végétales et animales, et le désintérêt qu’il porte au perfectionnement de sa propre espèce. Rappelons que depuis les écrits de Cabanis au xviiie siècle, le scandale de ce décalage n’a cessé d’être très régulièrement dénoncé dans le camp matérialiste, et qu’à l’époque de Nietzsche une telle dénonciation était d’une grande banalité. Tout comme était dans l’air du temps l’inquiétude d’une dégénérescence de l’espèce humaine, dont Herder, Gobineau, Vacher de Lapouge furent quelques-uns des plus célèbres pourfendeurs : Nietzsche, quand épisodiquement il fustige à son tour les dangers d’une possible dégénérescence de l’espèce humaine, exprime moins une pensée personnelle qu’il ne se fait l’écho d’une préoccupation alors extrêmement répandue.
22La civilisation qui se met en place mettra donc son savoir au service d’un eugénisme conscient et organisé. On ne saurait imaginer une maîtrise de la Terre sans exploitation de tous les moyens d’améliorer l’espèce humaine. La libération de l’esprit rendra peu à peu intolérables les hasards de la procréation, et d’une manière ou d’une autre, les hommes de l’âge scientifique voudront corriger ces hasards, réguler cette loterie qui depuis l’origine de la vie a dû multiplier à l’infini les numéros pour laisser apparaître quelques billets gagnants. Il ne voit guère d’autre instrument eugénique qu’une régulation quasiment platonicienne de la procréation, et se révolte bien souvent contre le hasard des unions qui détruit ce que la vie avait péniblement amélioré au cours du temps [12]. Mais contrairement au Platon de La République, Nietzsche évite de construire une Cité imaginaire régulant les rapports sexuels et organisant la procréation dans une intention eugénique. Il se contentera, au livre I du Zarathoustra, de prêcher aux hommes supérieurs la volonté de mettre la procréation au service du dépassement de soi, de concevoir le mariage comme la tension de deux êtres vers « un corps supérieur » [13]. La volonté de corriger le hasard, de ne plus subir les fatalités de la nature, d’améliorer le monde, engendrera donc un projet de perfectionnement de l’espèce humaine dont notre xxe siècle a vu la mise en œuvre. Malgré ce que peuvent avoir de naïf ou de choquant les annonces de l’oracle Nietzsche, nul ne peut nier qu’elles expriment de façon remarquable les vecteurs dominants du monde qui se met en place sous nos yeux.
4 – Le thème de l’« homme nouveau » et de son « élevage »
23Restent malgré tout inquiétantes les prévisions nietzschéennes qui deviendront programme d’action au sein des régimes fascistes et nazis. Il est malheureusement aisé de rapprocher quelques formules nietzschéennes des discours hitlériens, tels ces mots du 7 septembre 1937 prononcés à Nuremberg :
Où y a-t-il de meilleurs hommes que ceux que l’on peut voir ici ? C’est vraiment la renaissance d’une nation obtenue par l’élevage délibéré d’un homme nouveau. [14]
25Quand L’Antéchrist, résumant d’innombrables formules des cahiers non publiés, affirme que la question fondamentale est celle de savoir « quel type d’homme il faut élever, il faut vouloir », pour conclure que « ce type d’homme d’une valeur supérieure s’est déjà bien souvent présenté, mais à titre de hasard heureux, à titre d’exception, jamais parce que voulu » [15], une lecture au premier degré repère dans ce genre de formules un appel évident à la maîtrise et à la prise en mains par l’humanité de son devenir biologique. Vouloir cet homme nouveau qui arrache l’humanité à la spirale de la décadence, n’est-ce pas très précisément ce que réclame Adolf Hitler, quand il affirme devant les Hitler-Jungend, le 14 septembre 1935 à Nuremberg :
Pour que notre peuple ne disparaisse pas sous les symptômes de dégénérescence de notre temps, nous devons élever un homme nouveau ? [16]
II – L’individualisme nietzschéen inintégrable dans les modèles fasciste ou nazi
27Il est temps de mettre un terme à notre jeu des ressemblances, il est temps de quitter maintenant la philosophie-fiction chère à certains, pour aller à la rencontre de la philosophie nietzschéenne dans ses dimensions les plus contradictoires avec tout ce que véhiculent les idéologies totalitaires.
28Le fascisme est un étatisme, le national-socialisme est, comme son nom l’indique, à la fois nationaliste et socialiste (si l’on préfère dire « nazi », c’est, nous dirait le Docteur Freud, pour éliminer inconsciemment le « socialisme » du nazisme), le fascisme mussolinien et le nazisme hitlérien sont des idéologies biologisantes et racistes s’inscrivant dans le paradigme d’une évolution historique finalisée qui ira nécessairement à son terme.
29Comment un philosophe antinationaliste, antisocialiste, antiétatiste, antiraciste, antidarwinien et antifinaliste, a-t-il pu être taxé pendant des décennies d’ancêtre du nazisme ? C’est une énigme qui n’a cessé de me fasciner depuis mon adolescence.
30Je commencerai en effet cette seconde partie de mon exposé, quitte à alimenter les fantasmes de ceux qui réduisent la philosophie de Nietzsche à un système de négations, par mettre en évidence les rejets les plus radicaux qui éloignent notre philosophe des piliers du fascisme aussi bien que du nazisme. Puis je quitterai les négations pour esquisser les fondements de l’individualisme nietzschéen, individualisme radical définitivement inintégrable à toute idéologie.
A – La liste des « anti »
1 – L’antinationalisme nietzschéen
31Très brièvement séduit par le nationalisme wagnérien, Nietzsche s’en éloigne beaucoup plus tôt que ne l’ont dit la plupart des commentateurs. Sa brève participation à la guerre de 1870 fait s’écrouler définitivement les très pâles convictions nationalistes que lui avait fait partager Richard Wagner. Ce rejet se manifeste dès 1871, dans un fragment non publié où le philosophe établit de façon particulièrement nette ce qui distingue notre époque :
Sitôt qu’il exprime sa pensée propre en cessant de se faire l’écho des idées wagnériennes, Nietzsche soutient clairement que les œuvres contemporaines ne sauraient avoir de genèse qu’individuelle. Il met en évidence la contradiction entre une formation culturelle authentique et une éducation marquée par « la crétinisation et l’effronterie nationalistes » [18]. Archaïsme d’avenir, le nationalisme est perçu par lui comme une passion sur laquelle les États auront inévitablement la tentation de s’appuyer. Un fragment de 1882 prophétise que « le principe national déchaînera les Mahométans, les Indiens. » [19] C’est donc pour une longue période que la culture véritable devra s’abriter de la passion nationaliste et de son utilisation par l’État. Face à l’État, qui sera symbolisé dans le Zarathoustra par l’image du « monstre froid » [20], État qui vise, consciemment ou non, l’anéantissement de l’individu, un camp retranché s’avère nécessaire pour favoriser le hasard de la naissance d’un esprit libre, du moins pour préserver le terreau culturel d’où pourraient resurgir un jour de véritables individus.Le sol de l’art nouveau n’est plus le peuple, mais on conçoit le peuple de manière idyllique et on s’efforce de tendre vers lui […]. L’individualité règne, c’est-à-dire qu’elle possède maintenant en soi les forces autrefois latentes dans les masses. L’individualité comme extrait du peuple : dépérissement en faveur d’une floraison. Il est impossible de poser à nouveau les buts culturels d’aujourd’hui comme des buts pour les masses. [17]
2 – L’antisocialisme de Nietzsche
32L’antinationaliste nietzschéen se conjugue avec un antisocialisme. Pour le philosophe-prophète, cette puissance grandissante de l’État contient sa propre destruction, comme le montre un fragment de l’automne 1880 :
Je sais ce qui provoquera la perte de ces États, c’est l’État-non-plus-ultra des socialistes : j’en suis l’adversaire et je le hais déjà dans l’État actuel. [21]
34Prophétie apocalyptique qui ne fait pas dépendre la culture de l’effondrement de l’État, cette dépendance étant aussi illusoire que la prétention politique à favoriser le développement culturel. Si l’État ment en se prétendant l’allié de la culture, on ne saurait lier le renouveau de la culture au seul recul de l’État. Qu’il soit puissant ou misérable, c’est dans les marges de l’État que la culture a survécu à ce qui voulait l’anéantir et qu’elle abritera les germes de sa renaissance.
35Derrière les combats qui opposent les groupes révolutionnaires du xixe siècle aux institutions religieuses, Nietzsche perçoit avec finesse la parenté profonde qui unit les combattants : se projetant dans le futur, il regarde l’idéologie socialisante avec la même ironie dont ses contemporains usent à l’égard des croyances religieuses archaïques, et découvre dans les deux fantasmagories la même origine réactive, le même narcissisme propre aux sociétés atomisées :
Le phantasme politique qui me fait sourire autant que mes contemporains sourient des phantasmes religieux des temps primitifs, c’est avant tout la sécularisation, la croyance au monde et le fait d’exclure des consciences toute idée d’un « au-delà » et d’un « arrièremonde » Son but est le bien-être du fugitif individu : c’est pourquoi le socialisme en est le fruit, c’est-à-dire : les fugitifs individus veulent conquérir leur bonheur par la socialisation. [22]
37Chez Nietzsche, le mot « démocratie » nomme avant tout un goût, et le mot « socialisme » nomme le faisceau des tendances qui correspondent à ce goût : ce goût et ces tendances sont devenus suffisamment puissants pour éclairer rétrospectivement l’événement qui en a pour la première fois révélé la profondeur, la naissance du christianisme dont le sens commence seulement à se dévoiler au penseur capable d’une investigation généalogique et d’une évaluation échappant à l’emprise de la force uniformisante. C’est bien vers le sable de l’humanité qu’ils nous conduisent, à travers une route parsemée de cahots qui interdisent encore à beaucoup de regarder l’horizon [23].
3 – L’antiracisme de Nietzsche
38Nietzsche a immédiatement eu en horreur l’antisémitisme qui sévissait dans les cercles wagnériens, et que partagea sa sœur Élisabeth. Il n’a cessé de s’affirmer « anti-antisémite », il dénonce d’un bout à l’autre de son œuvre ce qu’il considère comme l’un des signes les plus évidents de la niaiserie intellectuelle. Les pires accusateurs de Nietzsche n’ayant jamais pu le soupçonner de racisme, vous me permettrez d’être rapide sur ce point, et de me contenter de citer cette formule très forte écrite à l’époque du Gai Savoir :
Celui qui hait le sang étranger ou le méprise n’est pas encore un individu, mais une sorte de protoplasme humain. [24]
4 – L’anti-darwinisme de Nietzsche
40Qu’est-ce que le darwinisme ? Rien d’autre qu’une « innovation hégélienne, qui la première introduisit la notion d’“évolution” dans les sciences » [25], note le Gai Savoir. Darwin est hégélien dans la mesure où il substitue à la Raison dans l’histoire la main de fer de la « sélection naturelle » orientant les espèces vers un optimum de perfection. Nouvelle théodicée, nouveau providentialisme, qui nous épargne la vision de l’issue véritable de l’évolution, et nous dispense de la lourde tâche de prendre en main notre destinée. Nietzsche est anti-darwinien parce que tous les chemins dans lesquels il s’est engagé, méditation du destin de la Grèce, philosophie de la civilisation, généalogie de la science et de la morale, l’ont conduit à la même certitude : c’est le faible, et non le fort, qui est sélectionné ; c’est vers l’égalisation, et non vers la différenciation et l’élévation, que conduit aveuglément le jeu des forces biologiques et culturelles. La lutte darwinienne ne peut aboutir qu’à la sélection des plus faibles, à l’uniformisation de l’espèce, comme l’affirme catégoriquement l’auteur du Crépuscule des Idoles :
Et même en admettant que cette lutte ait bien lieu – de fait elle a parfois lieu – son issue est contraire à celle que souhaite l’école de Darwin, et que l’on devrait peut-être souhaiter avec elle : elle se termine au détriment des forts, des privilégiés, des heureuses exceptions ! Ce n’est pas en perfection que croissent les espèces. Les faibles l’emportent de plus en plus sur les forts. [26]
42La sélection des faibles, c’est-à-dire des médiocres, est la loi, mais cette loi n’a jamais cessé d’être bafouée par des exceptions sans lesquelles la vie aurait probablement répété depuis des milliards d’années la monotone partition originaire des êtres monocellulaires. Faibles sont les médiocres que la vie sélectionne, tandis que les forts sont « ceux qui sauront résister aux lois de l’espèce sans pour autant périr » [27].
43Si l’exception a surgi au sein d’une histoire dominée par les forces uniformisantes, c’est malgré la volonté des hommes. Par-delà Bien et Mal le remarque avec une particulière netteté :
Les hommes ordinaires […] ont été et sont toujours avantagés ; l’élite, les plus raffinés, les plus singuliers, les plus difficiles à comprendre demeurent souvent seuls, succombent aux accidents du fait de leur isolement et se perpétuent rarement. Il faut une prodigieuse force adverse pour contrecarrer ce naturel, trop naturel progressus in simile qui cantonne l’existence humaine dans le semblable, l’ordinaire, le médiocre, le grégaire, – le commun. [28]
45Les appels à vouloir un type supérieur d’humanité doivent donc être entendus très modestement comme une exhortation à ne pas capituler sans condition devant la logique de la vie et de la civilisation, comme un encouragement à veiller à sauvegarder, dans la trame de la nécessité, les déchirures chaotiques d’où naissent périodiquement les étoiles dansantes.
B – Un individualisme radical aux antipodes de toutes les idéologies totalitaires
1 – Un individualisme radical
46Considérer Nietzsche comme un philosophe annonçant les idéologies fasciste et nazie suppose qu’on efface la dimension majeure de sa pensée, celle d’un individualisme radical aux antipodes de l’étatisme propre aux régimes totalitaires.
47Rappelons quelques formules caractéristiques des idéologies totalitaires.
48Cette affirmation de Mussolini, en 1932, dans la Dottrina del fascismo :
Pour le fasciste, tout est dans l’État, et rien d’humain ou de spirituel n’existe, ni même n’a de valeur, en dehors de l’État.
50Ou ce qu’on peut lire dans la postface italienne du Protocole des sages de Sion :
Rappelons à nos concitoyens que l’histoire de l’humanité est une histoire de collectivités nationales et raciales, dans laquelle l’individu disparaît. [29]
52Ou si l’on préfère se référer au fascisme espagnol, cette affirmation de Ramiro Ledesma Ramos, fondateur des JONS (Juntas de ofensiva nacional sindicalista) :
Il n’y a de liberté politique que dans l’État, ni au-dessus de l’État, ni face à l’État. (1933)
54Arrêtons là ce sombre florilège : nul n’a jamais douté de l’étatisme forcené des systèmes totalitaires. Mais comment, dans ces conditions, supposer la moindre parenté entre ces idéologies et une philosophie tout entière fondée sur la certitude de la valeur irremplaçable de l’individualité ?
55Répété d’un bout à l’autre de son œuvre, cet individualisme lucide, affirmé dès la première conférence de Bâle en 1872 (« des hommes innombrables luttent pour acquérir la culture, travaillent pour la culture, apparemment dans leur propre intérêt, mais au fond seulement pour permettre l’existence d’un petit nombre » [30]), se radicalise dans les derniers écrits, ainsi que l’atteste la formule extrême de Par-delà Bien et Mal :
Un peuple est le détour que prend la nature pour produire six ou sept grands hommes – et ensuite pour s’en dispenser. [31]
57La pensée nietzschéenne affirme tout au long de son parcours la valeur éminente de l’individualité. De l’assimilation de la doctrine schopenhauerienne du génie à la rencontre avec l’artiste sublime nommé Wagner, de l’apologie de l’« esprit libre » à l’annonce du Surhumain, des prophéties de 1886 sur l’aristocratie de l’avenir aux appels des derniers écrits, l’individualisme caractérise l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Retenons ici l’une de ses dernières manifestations, extraite du Crépuscule des Idoles :
Le fossé entre un homme et un autre, entre une chose et une autre, la multiplicité des types, la volonté d’être pleinement soi, de se distinguer, ce que j’appellerais la passion de la distance, voilà qui me semble propre à toute époque forte. [32]
59Je ne retiendrai ici, parmi toutes les proclamations individualistes qu’il me serait possible de citer, que l’une des plus significatives ; après avoir dénoncé, comme il le fait dans la plupart de ces textes, la force uniformisante qui masque sa haine des distinctions sous de nobles prétextes, Nietzsche poursuit en ces termes :
Chaque individu ne devrait-il pas être au contraire une tentative pour parvenir à une espèce supérieure à l’homme, à l’aide de ses dons les plus individuels ? Ma morale consisterait à dépouiller l’homme toujours davantage de son caractère général et à le spécialiser, à le rendre jusqu’à un certain point incompréhensible aux autres. [33]
61On conviendra qu’il est difficile d’aller plus loin dans l’apologie des différenciations individuelles. Mais l’annonce du Surhomme, perceptible dans ces lignes de l’automne 1880, incite à faire preuve de prudence dans l’interprétation de ce texte, qui ne peut être élucidé que si on le considère comme annonciateur du thème du surhumain.
62L’individu véritable est promesse d’avenir. Force ascendante de la vie, il apparaît quand s’effondrent un monde et l’ancienne croyance sur laquelle il était construit. Dangereux parce qu’il accélère l’effondrement et s’oppose à la puissance collective qui veut perpétuer le monde ancien, fragile et improbable dans sa solitude et sa nouveauté, « l’individu est alors contraint de se donner ses propres lois, de découvrir les procédés et les ruses qui lui permettront de se conserver, de s’élever, de se libérer » [34].
63Les plus acrobatiques contorsions intellectuelles ne pourront jamais réconcilier l’individualisme quasi anarchisant de Nietzsche avec l’anti-individualisme qui caractérise tous les totalitarismes sans exception.
2 – Nietzsche et Max Stirner
64Si je viens de prononcer pour la première fois l’adjectif « anarchisant », je n’ai cessé d’évoquer, dans ce second temps de mon exposé, les diverses expressions d’un anarchisme nietzschéen n’accordant aucune confiance à l’État et aux institutions sociopolitiques pour mettre en œuvre la formation d’une humanité différente. On s’est beaucoup interrogé sur le fait de savoir si Nietzsche avait connu ou non la pensée de Max Stirner, fondateur de l’anarchisme individualiste, et s’il avait lu son ouvrage fondamental L’Unique et sa propriété [35]. Les preuves formelles sont absentes, même si Franz Overbeck et son épouse, qui furent les amis les plus fidèles du philosophe et peut-être ceux qui l’ont le mieux connu, n’ont jamais douté quant à eux de l’influence de Stirner. Nietzsche aurait même été jusqu’à confier à Baumgartner, son élève bâlois, que L’Unique et sa propriété était « ce qu’il y a eu de plus audacieux et de plus logique depuis Hobbes » [36]. Quoi qu’il en soit, la thèse de l’unicité de chaque homme et la certitude du caractère uniformisant de l’État et des institutions politiques sont communs à Nietzsche et à Stirner, et contribuent à donner à ces deux grandes pensées un indiscutable air de famille.
65Quand il rêve, à de nombreuses reprises dans son existence, de créer un jardin de type épicurien pour former l’homme à venir, Nietzsche rejoint Stirner : protégé du ressentiment de la masse, le pensionnaire de ce cloître laïc devrait être préservé des nouvelles idoles qui captent l’énergie des hommes en leur donnant l’illusion de s’accomplir au moment où ils sacrifient leur force à une puissance collective qui les exploite. Pour rester indépendant à l’égard des nouvelles puissances que sont les empires financiers ou l’État, le pensionnaire du cloître nietzschéen devra recevoir d’une morale d’inspiration stoïcienne la force de mépriser les puissances du temps et de rester sourd à l’appel des sirènes :
Il faut donner à l’homme le courage d’un nouveau grand mépris, par exemple à l’égard des riches, des fonctionnaires, etc. Il faut que toute forme impersonnelle de vie passe pour vulgaire et méprisable. [37]
III – Le mythe du Surhumain
67Il est temps d’en venir directement au thème du Surhomme. En réalité tout ce que nous venons de développer concernant l’individu véritable nous a déjà situé à l’intérieur de cette thématique.
1 – Image et création mythologique
68Quelques semaines à peine avant la vision de Surléï [38], que je ne peux malheureusement évoquer dans le cadre de cet exposé, un aphorisme décisif prépare l’expérience cruciale dont Nietzsche sortira métamorphosé :
Étendue de la force poétique : nous ne pouvons rien faire sans en projeter au préalable une image indépendante […]. Cette image est très générale, un schème – nous imaginons qu’elle serait non pas seulement la ligne de conduite, mais la force agissante même […]. Une image idéale précède toute notre évolution, le produit de l’imagination : l’évolution réelle nous est inconnue. Il nous faut produire cette image. [39]
70Or bâtir consciemment un mythe, construire une image dynamisante, n’est-ce pas exactement ce dont ont rêvé les adeptes du nazisme, guidés par leur théoricien Alfred Rosenberg, auteur du Mythe du xxe siècle [40], ouvrage qui fut, avec Mein Kampf, la seconde bible du nazisme ? N’est-ce pas ce qu’exprime également Fritz Lenz, généticien eugéniste, auteur d’un manuel d’hygiène raciale qu’Hitler avait lu en prison, quand il écrit : « Au début de toute chose se trouve le mythe […]. Oui, la race est un mythe, moins une réalité du monde expérimental qu’un idéal que l’on doit accomplir » [41] ? Lenz qui ajoutera en 1944 :
Les types raciaux sont à un certain niveau des produits de la « poésie ».
72Revenons-nous en arrière ? À une parenté indiscutable entre le Surhomme nietzschéen et le mythe nazi ? Il n’en est évidemment rien.
73Bâtir une image relève pour Nietzsche d’une faculté à laquelle il donne généralement le nom de Fantasie. Celle-ci apparaît à notre auteur comme l’activité essentielle des êtres vivants, depuis les formes les plus élémentaires de la vie, déjà dotées du projet non pas de survivre (comment un vivant pourrait-il vouloir ce qu’il possède déjà ?), mais de sur-vivre, de croître, de se développer. À l’évolutionnisme darwinien de la sélection, Nietzsche oppose un évolutionnisme de l’invention, de la fantaisie poétique. La vie tout entière « imagine », mais ce n’est qu’avec l’homme que la fantaisie biologique devient capable de mettre en œuvre des images-projets propres à distinguer des groupes au sein de la même espèce, puis des individus au sein des groupes.
74Une difficulté majeure se présente alors au philosophe : si c’est dans les profondeurs de leurs corps que nos ancêtres ont produit les images-projets qui ont permis leur évolution, comment pourra se poursuivre ce travail à partir du moment où nous avons définitivement perdu notre innocence, à partir du moment où nous sommes devenus des « rêveurs conscients » ? Il nous faut donc faire l’hypothèse d’un ultime degré de la fantaisie : celui d’une fantaisie entièrement nouvelle, privilège d’un être devenu conscient du rôle des images qui ont scandé toute l’évolution, d’un être apte désormais à mettre son savoir au service d’une évolution consciente, au service d’un futur qui ne soit plus le produit d’un hasard aveugle, mais qui soit engendré par la libre création d’une image incorporant tout le passé et lui offrant la rédemption. Fantaisie la plus libre, parce que la plus contingente, celle que l’humanité pourrait bien ne jamais mettre en œuvre, persuadée d’avoir atteint la perfection finale. Dans cette hypothèse se profile le monde du dernier homme clignant de l’œil, monde de l’entropie où l’homme redevient ce que peut-être il n’aurait jamais dû cesser d’être [42].
75Fantaisie la plus libre donc, mais dans le même temps fantaisie la plus nécessaire, comme est à la fois libre et nécessaire toute création artistique, liberté et nécessité se confondant ici en une unité fort proche de la réconciliation opérée au xviie siècle par Spinoza [43]. « Il nous faut produire cette image », écrit Nietzsche, et puisqu’imaginer n’est rien d’autre que voir plus librement, nous pouvons faire dire à Nietzsche : « Il nous faut voir cette image ». Quelques mois après cette injonction, Nietzsche sera visité par une image, ou plus exactement, percevra l’ombre d’une image, « l’ombre de la beauté du Surhomme », semblable aux prisonniers platoniciens qui doivent s’accoutumer aux ombres avant de pouvoir affronter la lumière du jour.
2 – Nécessité du mythe
76À aucun moment de son itinéraire, Nietzsche n’a renié son intuition initiale selon laquelle la connaissance ne pouvait servir de base à une civilisation. Sous des formes différentes, il ne cesse de répéter qu’un pôle créateur, qu’une force artiste est indispensable. Supposer que l’annonce d’une ère scientifique par le Nietzsche positiviste des années 1878-1882 remet en question l’idée d’une telle impossibilité ne repose sur aucun fondement. En rompant avec l’illusion wagnérienne, Nietzsche réévalue certes la connaissance, mais il n’affirme nulle part que la science suffit à bâtir une civilisation. C’est une époque de tâtonnements qui commence, un âge transitoire : voilà ce que le philosophe ne cesse d’affirmer. On retrouve ainsi, à l’époque d’Aurore, fin 1880, l’expression de la certitude exprimée dans les premiers écrits sur la nécessité d’un pôle extérieur à la science sans lequel la civilisation à venir serait condamnée à l’errance :
La science ne peut que montrer une chose, non l’ordonner […]. Elle ne peut donner l’ordre général de direction. C’est de la photographie. Il faut des artistes créateurs : ce sont les instincts ! [44]
3 – Un mythe ouvert
78Après avoir réinscrit le Surhumain dans l’évolutionnisme biologique et culturel qui éclaire sa venue, il nous faut à présent réfléchir aux conditions qui favorisent le surgissement de cette image dynamique, à la nature de cette image, et au contenu qu’il est possible de lui attribuer.
79La première impulsion culturelle qui joue un rôle essentiel est la nécessité pour toute civilisation de produire un être supérieur rassemblant ce qu’elle a inventé de meilleur. Nietzsche n’a jamais varié dans sa certitude que la venue au monde de l’individu d’exception était seule à pouvoir donner sens à l’aventure de la civilisation. Or la croyance selon laquelle certains créateurs du passé ont d’ores et déjà esquissé ce programme est sérieusement ébranlée par la lucidité des esprits libres : le savoir de plus en plus considérable que l’humanité savante accumule sur son passé contribue inéluctablement à démythologiser l’histoire, à ramener à la commune médiocrité la plupart de ceux que le besoin mythologique associé à l’ignorance avait haussés au rang d’hommes supérieurs. Une conscience de plus en plus aiguë du caractère trop humain des grands hommes du passé, si elle manifeste en un sens la libération de l’esprit, est en même temps une menace pour la civilisation. La science historique du XIXe, puis les sciences humaines du xxe siècle, ont tué les héros, mais elles n’ont pas tué le besoin de héros. Ce besoin ne peut que prendre la forme d’un manque douloureux, d’une absence terriblement présente qui hante les consciences contemporaines. Ce manque s’exprime tout au long du Zarathoustra ; nous pouvons en retenir l’une des plus belles expressions :
Hélas ! De ces hommes les plus hauts, et les meilleurs, lassé je suis […]. Une épouvante me saisit quand, ces meilleurs, je les vis nus ; lors m’ont poussé des ailes pour m’envoler vers des avenirs lointains. Vers des avenirs plus lointains, vers des midis plus australs que jamais n’en rêverait un imagier, là où des dieux de tout vêtement seraient honteux ! [45]
81Ces quelques lignes ont l’avantage de nous conduire de la première impulsion vers le Surhumain, le besoin de l’individu d’exception, à la seconde impulsion, celle que l’auteur dénote le plus souvent par l’expression « mort de Dieu ». Très proche de Feuerbach, Nietzsche a toujours pensé que les hommes ont projeté dans leurs dieux le meilleur d’eux-mêmes, que le ciel mythologique d’un peuple nous informe des « victoires sur lui-même » dont il est le plus fier [46]. En rêvant leurs dieux, les peuples archaïques ont exprimé leurs instincts profonds et signifié leur présence originale. Jusqu’à ce que le Dieu unique des religions monothéistes ne projette plus au-dessus de nous que le miroir de notre uniformisation et le reflet de notre ressentiment. Le déclin du Dieu unique ouvre donc la possibilité d’une nouvelle élévation, à condition bien entendu qu’il ne se fige pas dans une interminable laïcisation du christianisme qui ne conserverait dans ses simulacres que les aspects les plus réactifs du modèle. Si la civilisation à venir n’est pas condamnée à l’éternelle chinoiserie des ombres de Dieu, et si la projection de notre instinct créateur en un être supérieur est bien inscrite dans notre nature, quelle autre issue peut-il y avoir à la mort de Dieu que l’invention du Surhumain ?
82À moins d’imaginer un très improbable retour au polythéisme, hypothèse que le philosophe a éliminé dès ses écrits de jeunesse, la création d’une image surhumaine est la seule à satisfaire à la double exigence de la métamorphose de l’esprit aliéné en esprit libre, et du besoin indéracinable d’une projection de notre vouloir le plus profond. C’est pourquoi la tonalité des hymnes à la mort de Dieu est tantôt celle de l’angoisse, tantôt celle de l’espoir, double tonalité présente dans le Gai Savoir comme dans le Zarathoustra. La mort de Dieu apparaît comme la condition négative de la naissance d’une image surhumaine, tout retour aux idoles brisant la digue qui permet à l’homme de s’élever. Il y a là chez Nietzsche un véritable athéisme axiologique qu’il n’est pas interdit de qualifier d’« humaniste », à condition de purifier ce terme de la plupart de ses connotations métaphysiques.
83La troisième impulsion qui amène les esprits libres à engendrer l’image du Surhomme est la nécessité où se trouve un être sans illusion de donner sens à son aventure. C’est le plus souvent sous la forme d’un « ou bien… ou bien… » que Nietzsche, aux diverses étapes de son itinéraire, présente l’alternative du sens et de la vérité. Vérité ou sens. Savoir ou vouloir. Vérité ou art. Ou bien les Stoïciens. Ou bien… ? De même que Bergson affirme au xxe siècle que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza, Nietzsche est souvent tout près de dire qu’il a deux philosophies, la sienne et celle des Stoïciens. Le type stoïcien lui apparaît comme le plus accompli des types humains ayant cherché à déceler la vérité du cosmos et à s’y conformer. Si bien que parmi les ébauches du Surhomme, l’une des plus évidentes est pour lui un type néostoïcien, un individu qui s’imposerait les mêmes contraintes et manifesterait la même volonté que les hommes du Portique sans conserver la moindre parcelle de leurs croyances, le moindre reflet de leurs vérités. Le Crépuscule des Idoles nous offre la plus ramassée de toutes les formules à travers lesquelles Nietzsche répète l’alternative de la véracité et de la volonté :
Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses, y met au moins un sens : cela revient à croire qu’une volonté s’y trouve déjà (principe de la foi). [47]
4 – Les paradoxes d’une volonté sans croyance
85La volonté du Surhumain est donc une volonté sans croyance. Mais une volonté sans croyance peut-elle être encore une volonté ? C’est l’ébranlement provoqué par cette interrogation qui a brisé, au sortir du Zarathoustra, l’image du Surhumain. En affirmant que le Surhomme doit être le « sens de la Terre » [48], le prophète ne nous mettait-il pas déjà devant un terrible paradoxe ? Le mot même de « sens » ne devrait-il pas disparaître de la bouche de celui qui sait que tous les sens n’ont jamais été que les projections d’une fantaisie humaine ? En prétendant apprendre aux hommes « quel est le sens » [49], Zarathoustra commet-il un lapsus, ou bien ces mots manifestent-ils l’inéluctable retour à la croyance de tout être qui veut ? Certes ce sens est le sens « de la Terre », il s’ébauche en opposition à tous les arrière-mondes de la religion et de la métaphysique, il s’inscrit dans les limites de notre pouvoir animal. Mais cette limitation elle-même ne suppose-t-elle pas que soit établie la vérité de notre corps, que soit fondée dans notre être biologique la possibilité du Surhumain ?
86« Il nous faut produire cette image », écrivait Nietzsche. Mais l’image qu’un esprit libéré des idoles est condamné à construire s’il refuse d’être anéanti par son savoir peut-elle être qualifiée de « mythe » ? Le mythe est pour le philosophe l’image qui unifie les rêves individuels, l’image qui régule l’imaginaire d’un groupe et laisse les créations individuelles s’épanouir en leur évitant de se disperser dans un chaos barbare. Nous savons également que le mythe est dionysiaque, que c’est la puissance de Dionysos qui s’exprime en lui, la puissance créatrice que le philosophe regrette d’avoir divinisée à l’époque de La Naissance de la Tragédie, mais qu’il continue jusqu’en 1888 à considérer comme l’origine de toute réalité.
87Unifiant les mille fins dispersées de l’humanité historique, exprimant les forces de vie et de création les plus affirmatives, le Surhomme possède indiscutablement les deux caractères permettant d’identifier le mythe parmi les images engendrées par le génie humain. « Grâce à ses erreurs […] l’humanité s’est élevée très haut et s’est constamment “surpassée elle-même”… », écrivait l’auteur d’Aurore [50] : ce sont ses illusions, et en particulier ses illusions religieuses et métaphysiques, qui ont conduit jusqu’à présent l’humanité sur le chemin ascendant du dépassement de soi. Le défi lancé à une humanité savante est donc de substituer aux anciennes erreurs une nouvelle puissance dynamisante, qu’on ne saurait concevoir comme une illusion à moins d’imaginer un retour en deçà de la science. Défi impossible à relever si l’on s’enferme dans l’antinomie qui oppose l’esprit libéré de toute illusion à l’animal qui vénère [51], l’homme archaïque à l’esprit libre. Mais dichotomies et antinomies ne sont-elles pas, depuis Zénon d’Élée, la mauvaise façon d’interroger, le plus sûr moyen de nier l’évidence du mouvement ? Si le Surhomme est bien le mythe de l’humanité scientifique, il échappe doublement à nos catégories logiques. Du côté de son origine tout d’abord, puisque, s’imposant au plus libéré de tous les esprits après avoir été pressenti par les plus éclairés des Européens, le Surhomme révèle la présence au fond de nos cerveaux d’un instinct qui non seulement n’a pas été anéanti par la science, mais a été en quelque sorte réveillé par elle. Instinct qui échappe à tous les qualificatifs anciens, et qui n’est ni biologique, puisque la vie tend au contraire à sélectionner les faibles, ni mythologique au sens strict, puisque l’image du Surhomme ne relève pas d’une croyance ou d’une vérité quelle qu’elle soit. Le caractère paradoxal de ce mythe pour esprit libre se retourne ainsi en indice d’authenticité : que l’image du Surhomme puisse s’imposer à une humanité sans croyances et ordonner son vouloir, c’est peut-être le signe qu’au-delà des illusions archaïques et des vérités scientifiques, un troisième type d’objet mental peut surgir du chaos non encore organisé par notre histoire naturelle et culturelle. Mais c’est surtout du côté de son avenir que le mythe du Surhomme échappe à l’antinomie de la croyance et du savoir. D’une part parce qu’une chimère qu’on sait illusoire n’en devient pas moins élément de notre existence : même si l’esprit libre sait qu’il rêve le Surhomme alors que l’esprit archaïque ignorait qu’il rêvait ses dieux, ce savoir ne suffit pas à anéantir le rêve ni à détruire la capacité du rêve à métamorphoser celui qui le répète. Par-delà Bien et Mal nous apporte sur ce point un éclairage essentiel :
Ce que nous vivons en rêve, à condition que le rêve se répète souvent, finit par appartenir à l’économie générale de notre âme aussi bien que n’importe quel événement « réellement » vécu : nous en sommes enrichis ou appauvris. [52]
89Sans qu’il soit question du Surhomme dans cet aphorisme, Nietzsche l’ayant rayé de sa pensée en 1886, nous ne pouvons que mettre cette réflexion au service du mythe proféré par Zarathoustra. Le rêve du Surhomme est propre à transformer l’homme sans que nous puissions comprendre par quelles voies procède cette transformation, et alors même que toute notre logique rejette comme épiphénomène inefficient une image à laquelle nous ne croyons pas. Autrement dit, nul ne peut savoir aujourd’hui quel rôle jouera le mythe du Surhomme et quelles variations il subira. La généalogie nietzschéenne a souvent mis en évidence l’origine irrationnelle des concepts scientifiques ; « les magiciens, les alchimistes, les astrologues, les sorcières » [53], avec leurs délires les plus extravagants, ont semé les graines d’où allait naître la pensée scientifique. Ne peut-on penser que le mythe du Surhomme, engendré par l’individu scientifique, jouera une fonction analogue quoiqu’encore inimaginable ? Qu’il aboutira à une réalité aussi impensable pour nous que pour les alchimistes et les sorcières du Moyen-Âge les technologies du xxe siècle dont ils sont pourtant les lointains annonciateurs ? Nous touchons ici à l’aspect le plus original de la pensée nietzschéenne.
90Tous les grands penseurs occidentaux ont posé l’existence d’un impensable à la limite de leur effort de rationalisation : anhypothétique platonicien, première cause aristotélicienne, troisième genre de connaissance spinoziste, etc. Mais Nietzsche nous semble le seul philosophe à avoir ancré l’impensable au cœur même de sa pensée. Croyance impossible, objectif qu’on ne peut vouloir, mythe auquel on ne croit pas : le Surhumain, nous contraint, comme il a contraint l’auteur du Zarathoustra, à affronter, au centre même de la méditation à laquelle on ne saurait se dérober, l’énigme d’un impensable inéliminable.
Conclusion : le dernier rêve d’une humanité réveillée par la science
91L’image du Surhumain est tout à la fois indéfinissable et définissable. En un sens, elle est et elle doit rester « ouverte » : s’il s’agissait en effet de substituer au Dieu unique du christianisme un unique modèle humain, la mort de Dieu s’avérerait plus mutilante et uniformisante que tout le monothéisme ; le Surhomme marquerait une étape supplémentaire sur la route conduisant à l’uniformisation absolue du genre humain. Nietzsche est on ne peut plus conscient de ce risque, et Zarathoustra multiplie les mises en garde : la fonction du mythe est de rouvrir le champ du possible fermé par l’évolution bio-culturelle de l’humanité. Anti-monothéisme et anti-darwinisme se rejoignent ici dans la dénonciation d’un péril majeur, celui d’une immobilisation de l’espèce humaine rejoignant le lot des espèces animales qui toutes « croient à un animal normal unique et à un idéal de leur espèce » [54]. Sur ce point le Zarathoustra ne fait que prolonger et amplifier le discours différentialiste qui a caractérisé, comme nous l’avons montré, le positivisme nietzschéen.
92Le Surhomme n’est un singulier que dans le prologue où Zarathoustra présente naïvement à la foule l’image par laquelle il voudrait la transformer ; dans les quatre livres qui suivent, c’est toujours au pluriel que le prophète évoque la Surhumanité, au pluriel qu’il chante les chemins qui s’ouvrent devant nous. « Mille sentes où personne jamais ne chemine », « Par toutes voies et par tous moyens […] et non sur une seule échelle jusqu’à la cime suis monté », « Comme des dieux en nombre qui éternellement se fuient et à nouveau se cherchent », « que de mers alentour, que d’avenirs humains dont point l’aurore ! », telles sont quelques-unes des formules par lesquelles Zarathoustra tente de nous communiquer la beauté qui l’a visité [55], beauté polymorphe dont il avoue n’avoir entrevu que l’ombre, une ombre qui a suffi à modifier son destin.
93Le premier paragraphe du quatrième livre du Zarathoustra, « Le sacrifice du miel », qui est le seul paragraphe affirmatif du dernier livre et l’une des plus belles pages de l’œuvre, rassemble poétiquement ces diverses métaphores pour nous offrir l’image biblique d’une pêche surhumaine ; si l’auteur est souvent grinçant, et parfois même un peu lourd, dans ses parodies du Nouveau Testament, aucune méchanceté ni aucune lourdeur ne nous semblent peser sur cette page, dont nous ne citerons que ces quelques lignes :
– une mer pleine de multicolores poissons et crustacés, de laquelle même les dieux voudraient avoir envie pour s’y faire pêcheurs et y jeter filet ; si riche est le monde en merveilleux, grand et petit ! Singulièrement le monde humain, l’humaine mer – en laquelle à présent je jette ma ligne d’or, et dis : ouvre-toi, abîme humain ! [56]
95Ouverture de l’avenir, le mythe du Surhomme n’est ni humaniste, ni antihumaniste : même si Zarathoustra brise la pauvre idole devant laquelle nous pratiquons l’auto-adoration, il ne trouve nulle part ailleurs que dans le terreau humain les promesses d’un avenir ouvert. Le mythe du Surhomme est la seule croyance qui puisse convenir à un individu réveillé par la science mais qui ne se résigne pas à devenir le glacial spectateur d’un univers insignifiant.
Notes
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[1]
Version complète d’une conférence prononcée à La Garde lors de la manifestation Thém’art que j’organise chaque année dans ma commune, et qui réunit autour d’un même thématique philosophes et plasticiens. Le thème de Thém’art 2012 était « Mythes et légendes » et l’invité d’honneur était Luc Ferry.
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[2]
Par-delà Bien et Mal, § 225, Œuvres philosophiques complètes, tome VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 144.
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[3]
Dans le Popolo d’Italia, en novembre 1917. Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), Paris, Fayard, 2004, p. 7.
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[4]
Cité dans L’homme nouveau, op. cit., p. 315.
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[5]
L’homme nouveau, op. cit., p. 54.
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[6]
Eugen Fink, La philosophie de Nietzsche, traduction française H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Éditions de Minuit, 1965.
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[7]
Auguste Comte, Cours de Philosophie Positive, première leçon, Paris, Classiques Larousse, 1964, p. 23.
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[8]
Humain, trop humain et fragments posthumes 1876-1878, Œuvres philosophiques complètes, tome III, volume 1, Paris, Gallimard, 1968, § 24, p. 41 (c’est nous qui soulignons).
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[9]
« Esprit libre » est le nom que Nietzsche donne, à partir d’Humain, trop humain, à l’homme libéré des chaînes morales qui va se lancer dans des entreprises cyclopéennes de domination de la nature. Nous pensons avoir démontré dans de nombreux écrits que cet « esprit libre » (Freigeist) est un élément du travail futurologique de Nietzsche, élément que Heidegger a (volontairement selon nous) confondu avec le Surhomme pour transformer Nietzsche en philosophe de l’achèvement de la métaphysique occidentale. Cette lecture erronée a permis à Heidegger d’instrumentaliser Nietzsche pour régler ses comptes avec le nazisme. Voir en particulier notre préface à l’ouvrage de Marcel Conche Heidegger par gros temps, Le Revest, Éditions Les Cahiers de l’Égaré, 2004, p. 7-14.
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[10]
Opinions et Sentences mêlées, § 179, in Opinions et Sentences mêlées, Le voyageur et son ombre, et Fragments posthumes 1878-1879, Œuvres philosophiques complètes, tome III, volume 2, Paris, Gallimard, 1968, p. 84. La dernière phrase est soulignée par nous.
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[11]
Le voyageur et son ombre, § 188, in Opinions et Sentences mêlées, Le voyageur et son ombre, et Fragments posthumes 1878-1879, op. cit., p. 237.
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[12]
Aurore nous apporte l’un de ces cris de révolte ; un Dieu réellement bienveillant ne pourrait supporter les mariages des hommes, affirme l’auteur, et des esprits libres se rapprochant des dieux par leur savoir et leur désir de progression finiront par se dire : « L’humanité ne peut, à la longue, arriver à rien, les individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute organisation raisonnable d’une grande progression de l’humanité. » (Aurore, § 150, Œuvres philosophiques complètes, tome IV, op. cit. p. 126).
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[13]
Ainsi parlait Zarathoustra, livre I, « D’enfant et de mariage », Œuvres philosophiques complètes, tome VI, Paris, Gallimard, 1971, p. 84.
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[14]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 301.
-
[15]
Antéchrist, § 3, in Le Cas Wagner, Le crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner, Œuvres philosophiques complètes, tome VIII, volume 1, Paris, Gallimard, 1974, p. 162
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[16]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 307.
-
[17]
Fragment posthume 7 [280], in Aurore, op. cit., p. 653.
-
[18]
Fragment posthume 7 [280], ibidem, p. 653.
-
[19]
Fragment posthume 1 [33], in Fragments posthumes été 1882 – printemps 1884, Œuvres philosophiques com
plètes, tome IX, Paris, Gallimard, 1997, p. 27. -
[20]
Métaphore célèbre qui apparait dans le paragraphe du livre 1 intitulé « De la nouvelle idole », 12, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 61.
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[21]
Aurore, Fragment posthume 6 [377], op. cit., p. 571. Ce fragment dénonce l’État industriel vanté par Spencer en un langage qui évoque incontestablement celui de Max Stirner.
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[22]
Fragment posthume 11 [268], in Le Gai Savoir et Fragments posthumes été 1881 – été 1882, Œuvres philosophiques complètes, tome V, Paris Gallimard, 1982, p. 397-398.
-
[23]
J’ai consacré à la métaphore du sable une partie de mon article Apocalypses, paru une première fois dans la revue Nouvelle École, n° 51, année 2000, p. 11-22, et repris dans le tome 1 de mes Études nietzschéennes, Nietzsche penseur du futur, Numilog, 2011.
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[24]
Fragment posthume 11 [296], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 421.
-
[25]
Le Gai Savoir, § 357, op. cit., p. 247.
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[26]
Le crépuscule des Idoles, « Divagations d’un Inactuel », § 14, in Le Cas Wagner, Le crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner, op. cit., p. 116. Paragraphe intitulé précisément « Anti-Darwin ».
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[27]
Fragment posthume 11 [126], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 356.
-
[28]
Par-delà Bien et Mal, § 268, op. cit., p. 194.
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[29]
Cité dans L’homme nouveau, op. cit., p. 159.
-
[30]
Conférences sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, première conférence, in Écrits posthumes 1870-1873, in Œuvres philosophiques complètes, tome 1, volume 2, Paris, Gallimard, 1975, p. 93.
-
[31]
Par-delà Bien et Mal, § 126, op. cit., p. 88.
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[32]
Le crépuscule des Idoles, op. cit., p. 132.
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[33]
Fragment posthume 6 [158], in Aurore, op. cit., p. 516
-
[34]
Par-delà Bien et Mal, § 262, op. cit., p. 189.
-
[35]
Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Éditions l’Âge d’Homme, Lausanne, 1988.
-
[36]
Affirmation rapportée par Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome II, Paris, Gallimard, 1958, p. 361.
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[37]
Fragment posthume 11 [11], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 316.
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[38]
Les spécialistes de Nietzsche ont pris l’habitude de dénommer « vision de Surléï » l’expérience mystique vécue par Nietzsche début 1881 au bord du lac de Sils-Maria, dans la province suisse de l’Engadine. Cf. mon livre L’individu éternel : L’expérience nietzschéenne de l’éternité, Paris, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1993.
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[39]
Fragment posthume 11 [18], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 319-320. Le mot allemand que Pierre Klossowski traduit par « imagination » est le mot Fantasie.
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[40]
Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle, Coulommiers, Éditions Déterna, 1999.
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[41]
Cité dans L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), op. cit., p. 305.
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[42]
Je fais bien entendu allusion ici aux pages du prologue du Zarathoustra dans lesquelles le prophète annonce à ceux qui l’écoutent la venue du « dernier homme ».
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[43]
Il est étonnant de constater que la majorité des interprètes ont été silencieux sur la généalogie spinoziste de Nietzsche. Celui-ci ne place-t-il pas pourtant Spinoza parmi ses ancêtres directs ? « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza, de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines – je suis fier » (Fragment posthume 12 [52], in Le Gai Savoir, op. cit., p. 453).
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[44]
Fragment posthume 7 [179], in Aurore, op. cit., p. 631.
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[45]
Ainsi parlait Zarathoustra, livre II, op. cit., p. 165.
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[46]
Ibidem, « Des mille et une fins », op. cit., p. 71.
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[47]
Le crépuscule des Idoles, « Maximes et traits », § 18, op. cit., p. 63.
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[48]
Ibidem, op. cit., p. 24, p. 43, p. 44.
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[49]
Ibidem, p. 30.
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[50]
Aurore, § 425, « Nous autres dieux en exil », op. cit., p. 230.
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[51]
Cf. Le Gai Savoir, § 346, op. cit., p. 243.
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[52]
Par-delà Bien et Mal, § 193, op. cit., p. 106.
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[53]
Le Gai Savoir, § 300, op. cit., p. 204. Ce très beau paragraphe, intitulé « Préludes de la science », ouvre la voie d’une épistémologie trop longtemps refoulée par l’obsession bachelardienne ou althussérienne des coupures, des ruptures et des cassures. Dans cette voie se sont engagés depuis quelques années de nouveaux épistémologues qui confirment tout à fait la certitude nietzschéenne d’une fonction capitale des « promesses et des mirages » du Moyen Âge dans la préparation des bouleversements de la Renaissance.
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[54]
Le Gai Savoir, § 143, op. cit., p. 159.
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[55]
Ces quatre phrases sont respectivement extraites du livre l, « De la prodigue vertu » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 52), du livre III, « De l’esprit de pesanteur » (p. 216), du livre III, « D’anciennes et de nouvelles tables » (p. 218), et du livre IV, « Le sacrifice du miel » (p. 260).
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[56]
Ainsi parlait Zarathoustra, « Le sacrifice du miel », op. cit., p. 258.