Couverture de EPH_663

Article de revue

Deux articles de Jean Lefranc : Philosophie et interdisciplinarité et Sur une proposition de Programme européen

Pages 73 à 76

1Les deux textes qu’on lira ci-après nous ont été transmis par notre collègue Herman Lodewyckx, président de l’AIPPh (Association internationale des professeurs de philosophie).

2Le 24 novembre 2015, il avait adressé le message suivant au secrétaire de rédaction de la Revue:

3

Cher collègue,
Dans le numéro 4 de la 65e année de votre revue L’Enseignement philosophique, nous avons pu apprendre le décès de notre ancien collègue et vice-président Jean Lefranc. Nous n’avons pas manqué de lui rendre hommage dans notre dernière lettre de nouvelles. Mais dans le numéro récent de votre association que je viens de recevoir – et sous une nouvelle couverture, pour laquelle je vous félicite – j’ai pu lire des textes d’hommages à Jean Lefranc, de même que quelques textes de ses mains. Cela m’a mis à la recherche des contributions de Jean Lefranc dans nos bulletins. Et en effet, j’ai trouvé deux textes sortis de sa plume qui – à mon avis – gardent encore toute leur actualité, malgré leur date: 1977 et 1989. Les questions soulevées restent toujours les mêmes, mais toujours instructives et témoignant de l’acuité de l’argumentation de Jean Lefranc. Je vous les offre à republication dans votre revue si vous le trouvez opportun. Remarquez que j’ai ajouté une postface au dernier texte concernant la question s’il faut un programme européen de philosophie. La discussion nous a menés à la publication d’un livre remarquable (et peut-être unique) dix ans plus tard, sur lequel je fais quelques remarques pour le situer.
Sincèrement.
Herman LODEWYCKX, m. ph.

Philosophie et interdisciplinarité

4L’interdisciplinarité est encore un souhait plus qu’une réalité ; mais elle a pris une importance considérable dans les pédagogies européennes. Les professeurs de philosophie peuvent d’autant moins la méconnaître que, sous certains aspects, elle semble reprendre un très ancien projet philosophique dont les réalisations les plus ambitieuses au xixe siècle ont été l’Encyclopédie de Hegel et la Synthèse subjective d’Auguste Comte. Sans doute de tels systèmes n’ont-ils guère joué de rôle dans l’organisation de l’Université, mais il reste une certaine nostalgie de l’unité perdue du savoir. Cette demande actuelle d’interdisciplinarité peut-elle donner à l’enseignement de la philosophie les chances d’un développement nouveau ?

5Telle était la question que se sont posée les participants du Congrès. Pour certains, l’interdisciplinarité permet de retrouver, sous un nom nouveau, la vocation essentielle de l’enseignement de la philosophie, celle qui faisait naguère en France de la classe de philosophie le « couronnement » des études secondaires. Pour d’autres au contraire, la notion d’interdisciplinarité est elle-même d’origine scientifique et technique, et reste extérieure à une réflexion philosophique authentique. Sans doute ces analyses théoriques sont-elles essentielles dans une discipline comme la nôtre ; pari pour beaucoup de professeurs de lycée, l’interdisciplinarité doit être d’abord une pratique pédagogique quotidienne. Quelques exemples ont pu en être donnés.

6Pourtant on se heurtait, là encore, à la diversité des situations de la philosophie dans les différents pays. L’appréciation de l’interdisciplinarité dépendait souvent de considérations en quelque sorte « tactiques ». Elle peut susciter des craintes lorsqu’un enseignement philosophique déjà établi risque de se réduire à des liaisons interdisciplinaires, en particulier avec des sciences humaines qui se développent alors au détriment de la philosophie. Mais l’interdisciplinarité éveille des espoirs lorsqu’elle justifie l’introduction de la philosophie là où elle n’était pas encore enseignée. Cette variété de positions était inévitable et attendue, et il est utile que la discussion ait été très large.

7Cependant un très net accord se faisait autour de deux thèmes : d’une part la nécessité, au moins pédagogique, d’établir des liaisons entre la philosophie et les autres disciplines enseignées (toutes les disciplines et non pas seulement les sciences humaines); d’autre part, la spécificité des questions philosophiques, contre toute tentative d’annexion ou d’absorption. Mais qu’en est-il de la spécificité de la philosophie dans l’interdisciplinarité ? Bien entendu, les membres du Congrès n’avaient pas à discuter de la compréhension que la philosophie peut avoir d’elle-même, mais seulement du rôle propre de l’enseignement philosophique dans la culture contemporaine.

8Notre époque est celle de la dispersion des savoirs spécialisés et de l’incohérence des valeurs ; du moins est-ce ainsi que notre temps prend conscience de lui-même. Notre culture est celle du malaise de la culture. Dès lors la tâche du philosophe paraît claire : proposer une conception du monde dans laquelle chaque discipline trouve sa place ; et redonner à notre culture cohésion et confiance en elle-même.

9Cependant les discussions ont montré qu’il s’agissait là d’une tentation, peut-être dangereuse, pour les professeurs de philosophie. Peuvent-ils faire autre chose, s’ils veulent rester lucides, que renvoyer à leur époque sa propre inquiétude ? On-t-ils à enseigner une philosophie, si compréhensive soit-elle ? « On ne peut tout au plus qu’apprendre à philosopher ». Le professeur de philosophie n’a pas à construire les nouveaux dogmes rassurants qu’on lui demande parfois au nom de la modernité. Il doit faire en sorte que l’interdisciplinarité ne soit pas une solution illusoire de plus, mais un éveil toujours nouveau de l’exigence philosophique aux questions fondamentales, d’une simplicité inépuisable, qui n’ont jamais cessé de déterminer aussi bien la poésie que la physique mathématique sous leurs manifestations les plus actuelles.

  • Jean LEFRANC (Paris)
  • (Association Internationale des Professeurs de Philosophie. Actes du viie Congrès à Sèvres, 1977, postface, p. 131-132).

Sur une proposition de programme européen

10J’ai été très étonné de lire dans le dernier numéro du Bulletin de l’Association Internationale les articles de M. Dimitrakos et de M. Schüppen. Ces articles sont en eux-mêmes fort intéressants, mais ils admettent que tout le monde est d’accord sur un projet de programme européen à l’exception de Mlle Souriau. Or Mlle Souriau parle au nom de l’ensemble des collègues français et il n’a jamais été répondu avec précision à ses objections. Naturellement il est très utile de discuter les thèses de M. Dimitrakos, et il faut réfléchir sur elles, mais elles ne doivent pas devenir la position officielle de l’Association Internationale. Beaucoup de professeurs de philosophie en France, mais sans doute aussi ailleurs, ne pourraient adhérer à une Association qui se fixerait de tels objectifs. Je veux seulement faire quelques remarques.

111. Les institutions d’enseignement sont très différentes dans les pays d’Europe. Dans un même pays comme l’Allemagne, il y a des différences très grandes selon les Länder. Dans ces conditions, faut-il commencer par établir un programme commun? Faut-il choisir une conception essentiellement historique de ces programmes alors qu’en France, où la philosophie est enseignée plus qu’ailleurs, les lycées ont une autre conception des programmes?

122. Dans quelles classes est-il prévu d’enseigner la philosophie? Dans quelles sections classiques, scientifiques, techniques ? L’enseignement de la philosophie y est-il obligatoire ou optionnel ? Tout ceci change la conception et le contenu des programmes et on ne peut en parler sérieusement avant d’y avoir répondu. Comment, par exemple, centrer un enseignement sur Platon et Aristote dans des sections de techniciens ? Mais surtout avec quel nombre d’heures d’enseignement ? Or M. Dimitrakos et surtout M. Schüppen proposent un programme énorme qui exige un très grand nombre d’heures d’enseignement, s’il faut vraiment apprendre à philosopher et ne pas se contenter d’apprendre une doxographie résumée. Pour deux heures d’enseignement par semaine, les professeurs français doivent étudier neuf notions et un unique texte classique (de 30 à 50 pages environ, ce qui est déjà trouvé trop important par beaucoup.) Alors quel horaire pour le programme de M. Dimitrakos ?

133. Quel sens faut-il donner au mot « européen » ? Le sens n’est pas le même quand il s’agit d’institutions politiques ou économiques, d’une réalité géographique ou encore de l’origine « européenne » d’une pensée. S’agit-il de l’Europe ayant des institutions communes à Bruxelles ? Dans ce cas, il ne faut pas considérer la Suède, ni la Suisse, ni l’Autriche ! S’agit-il de l’Europe comme un continent? Mais la géographie ne peut caractériser ni une pensée ni un enseignement. Par exemple le pragmatisme de William James est-il moins « européen » que celui de son ami Bergson? Un personnalisme d’Amérique latine est-il moins « européen » qu’un personnalisme d’Espagne ou du Portugal ?

144. D’un point de vue philosophique, l’expression de pensée européenne est très mal définie, très problématique. Faut-il la prendre par exemple au sens de Nietzsche (nihilisme européen) ou encore au sens de Husserl ? Quand on parle de tradition européenne, il faut se demander ce que présuppose cette notion et si d’abord il y a une tradition. D’ailleurs il ne faut pas oublier que les plus grands penseurs de cette tradition n’ont jamais voulu faire une philosophie européenne, mais une philosophie de valeur universelle.

155. Les enseignements des différents pays ont des particularités qui tiennent à leur histoire. Mais l’Association française de professeurs de philosophie ne s’est pas donné pour but de faire une philosophie française. Si Descartes est étudié en France, ce n’est pas en tant qu’il est français, ni Kant en tant qu’il est allemand, ni Spinoza en tant qu’il est néerlandais ! Il n’est pas nécessaire pour apprendre à philosopher de faire un catalogue de tous les auteurs importants des différents pays d’Europe (ou d’ailleurs !). Ce serait impossible dans la pratique, et chaque professeur doit pouvoir faire un choix parmi les grands textes. Ils sont lus et étudiés parce qu’ils manifestent, de façon exemplaire, une même recherche de la vérité qui n’est ni française, ni européenne! C’est pourquoi je comprends mal ce que veut dire M. Dimitrakos quand il dit que notre Association a pour but de faire une philosophie « européenne ». Devons-nous nous mettre au service des institutions économiques et politiques européennes pour leur donner une « superstructure » culturelle ?

16Il me semble que l’Association internationale a mieux à faire que de construire des idéologies (bonnes ou mauvaises). Nous devons avant tout nous préoccuper de la place de l’enseignement philosophique dans les différents pays d’Europe, de la défendre et de la consolider lorsqu’elle est déjà importante, de l’accroître dans les pays où elle est encore insuffisante. L’essentiel n’est pas que la philosophie soit « européenne », mais qu’elle soit effectivement enseignée dans les divers pays d’Europe.

  • Jean LEFRANC (Paris)
  • (Association Internationale des Professeurs de Philosophie, Bulletin n° 19 – janvier 1989, p. 4-5).


Date de mise en ligne : 15/04/2021

https://doi.org/10.3917/eph.663.0073

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