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Article de revue

Deux lectures de Merleau-Ponty

Pages 20 à 47

Notes

  • [1]
    La différence entre ces deux formules tient en ce que la « pensée de l’art » est à prendre ici à la fois au sens d’un génitif subjectif et d’un génitif objectif : la pensée qui pense l’art mais aussi l’art qui est lui-même pensée.
  • [2]
    Relevons que la dédicace est à Sartre, mais le rapport complexe à Qu’est-ce que la littérature ? sera laissé ici pour ne retenir que le dialogue avec le texte de Malraux autour de la question de l’expression.
  • [3]
    Ce texte, placé en second dans le recueil, est pourtant dans sa conception antérieur d’une année à celui que nous lisons, il en explicite le premier moment comme nous allons le voir.
  • [4]
    Derrida relèvera dans La voix et le phénomène cette identité entre « signifier » et « vouloir-dire » dans la Bedeutung chez Husserl (p. 19), en un sens ce n’est pas autre chose qu’enseigne la linguistique saussurienne pour Merleau-Ponty.
  • [5]
    Lettre à Clara Rilke, le 23 octobre 1907. Correspondance, p. 119, Éditions du Seuil, 1976. Comme en écho Proust évoque « ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne » (A la recherche du temps perdu, Le côté de Guermantes, édition de la Pléiade 1980, vol. 2, p. 537).
  • [6]
    Sein und Zeit, par. 32.
  • [7]
    Ce que déjà indiquaient les descriptions husserliennes, notamment dans Expérience et Jugement. À cet égard Merleau-Ponty se tient sur une ligne « entre » Husserl et Heidegger. Au paragraphe 32 de Sein und Zeit Heidegger précise sa critique de l’approche husserlienne : il n’y a pas de perception pure comme un accès originaire à l’étant sans qu’il n’y ait un horizon mondain que présuppose une telle apparition. En toute perception il y a déjà articulation, un monde qui se livre (et se cache) en sa structure de renvois. Chez Husserl « l’expérience donatrice originaire est la perception » où l’étant se donne « en personne », « en original » (Ideen 1). Pour Merleau-Ponty (p. 79) il y a un « logos du monde sensible » qui se lit à même le sensible, qui n’est ni à déchiffrer, ni à interpréter, ni à traduire, mais simplement à voir. Si toute perception présuppose bien un monde, un horizon mondain où elle prend sa configuration, cependant c’est en elle qu’il faut saisir cette figure de l’être (Cézanne disait : « il y a une minute du monde qui est à peindre »). Si en ce sens il n’y a pas de perception « pure », cependant le voir n’est pas à transposer trop hâtivement en parole, une parole qui abriterait par excellence le sens de l’être et de l’apparaître, mais il faut aussi, et peut-être d’abord, se confier à l’être paraissant et se dissimulant dans le voir même : discerner l’invisible qui hante le visible, se confier au visible parce que nous en sommes et que nous n’avons jamais accès au sens d’être que par cette connivence qui est la chair. Nous sommes d’abord voyant-visible plutôt que berger de l’être dans l’abri de la parole (bien qu’il ne faille sans doute pas trop accentuer cette opposition et en penser plutôt l’articulation). Nous parlons parce qu’une expressivité charnelle s’exhausse en cette autre chair qui est celle de la parole, c’est ce que soulignera fortement Le visible et l’invisible (p. 189 et suivantes).
  • [8]
    Pour cette analyse de la profondeur qu’il n’a pas été possible de développer ici on pourra consulter l’article : Cézanne chez Merleau-Ponty, paru dans le second numéro de La nouvelle école des philosophes (une première version de cet article est également accessible sur le site de la revue en ligne Philopsis).
  • [9]
    Kant parlait dans la Critique de la faculté de juger (par. 11 à 15) de la finalité sans fin comme de cette loi de composition interne formelle dans la représentation d’un objet dont s’autorise le jugement esthétique. Chez Léonard de Vinci, Bergson relève après Ravaisson l’idée d’une « ligne flexueuse » qui est comme un principe interne générateur pour toute forme et que le peintre doit savoir discerner en chaque être pour pouvoir l’« imiter ». Sur cette ligne comme « l’épure d’une genèse des choses », voir L’œil et l’esprit, p 72 et les Notes de cours 1960, p. 51.
  • [10]
    Alors que dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty comprenait ces « correspondances » comme une unité des sens se diffractant en chacun d’eux, selon une proximité avec l’analyse de Erwin Strauss (Du sens des sens), dans Le visible et l’invisible et dans L’œil et l’esprit cette unité sensorielle qui doit renvoyer à l’« éclatement » d’un être polymorphe sera plutôt pensée selon une transversalité ou un recouvrement mutuel des sens. Unité par empiétement qui n’annule pas la spécificité de chaque sens comme ouverture singulière au monde, chacun portant la totalité de cette ouverture à l’être qu’est l’existence corporelle.
  • [11]
    Ainsi de la nature et de l’histoire au sens où la nature n’apparaît en l’homme que par et dans son histoire. On se rapportera à l’article « Fondation » du Dictionnaire Merleau-Ponty de Pascal Dupond, édition Ellipses, 2008.
  • [12]
    Voir le Résumé du cours, p. 59.
  • [13]
    « l’expression de ce qui existe est une tâche infinie » Sens et non sens, p. 21.
  • [14]
    Nous nous risquerons à relever une certaine équivoque de la pensée de l’action esquissée en ces pages, dans l’opposition réitérée (p. 77 et 85) entre avènement (ouverture d’un sens) et événement (« fermé sur sa différence »), opposition que ne lève pas même l’observation que « l’avènement est promesse d’événements » (p. 87). De telle sorte que l’on ne distingue pas clairement si l’action assume la charge de l’événement, quitte à s’y perdre, ou si elle l’élève à la signification de l’avènement (p. 90 : « folie de l’action qui prend à son compte le cours des choses »). Il resterait à déterminer dans quelle mesure la pensée politique de Merleau-Ponty reste tributaire de cette articulation incertaine entre action et événement.
  • [15]
    Le présent texte reprend un exposé consacré à la lecture des notes du dernier cours de Merleau-Ponty, publiées par S. Ménasé et C. Lefort dans Notes de cours, 1959-1961, édition Gallimard, 1996 ; les notes seront citées dans cet ouvrage.
  • [16]
    Cette seconde partie du cours se poursuit jusqu’au 27 avril, les dernières notes de préparation pour ce jour donnent une idée de la lecture de Descartes qu’y entreprend Merleau-Ponty : « Pourquoi Descartes est le plus difficile des auteurs : parce qu’il est le plus radicalement ambigu, celui qui dit le plus indirectement, en vertu de son aversion de l’Être et qui par suite est toujours mal compris, rectifié toujours présomptivement, sans que, à cause du contenu latent, ce soit convaincant. C’est celui qui a le plus de contenu latent » (Notes de cours, p. 264).
  • [17]
    Rappelons que, parallèlement, Merleau-Ponty donnait cette année-là un second cours intitulé Philosophie et non-philosophie depuis Hegel.
  • [18]
    Jan Pato ka, Qu’est-ce que la phénoménologie ? Édition Million 1988.
  • [19]
    La Phénoménologie de la perception décrivait déjà (p. 119, p. 162) la corporéité comme l’hors de soi se rassemblant en soi, un style d’être au monde, une manière d’habiter l’espace. À propos de cette spatialité du corps propre Merleau-Ponty y faisait déjà le lien entre corporéité, être au monde et expressivité picturale, citant Cézanne déjà (p. 154) et parlant de la perception comme d’un « dialogue du sujet avec l’objet, reprise par le sujet d’un sens épars dans l’objet et dans l’objet des intentions du sujet », possession réciproque du peintre et du motif dont parle Cézanne. Mais les formulations même le montrent, la pensée y restait prise encore dans l’opposition du sujet et de l’objet qu’elle tentait pourtant de surmonter.
  • [20]
    Ideen II, par. 36. Merleau-Ponty en reprend la description au début du Visible et l’invisible, p. 24.
  • [21]
    Si penser c’est « être à », il y a non seulement une corporéité de la pensée au sens où nous pensons parce que nous sommes au monde, mais il y a une pensée-corps, une pensée immanente à notre corporéité, habitant ou hantant ses mouvements et ses perceptions. Une pensée, c’est-à-dire une manière dont un certain sens se cherche, s’anticipe et se poursuit à travers une expressivité qui ne trouvera son vecteur langagier qu’au terme d’un parcours, d’une maturation (une germination disait Cézanne) corporelle et sensorielle dont l’art porte témoignage.
  • [22]
    Dans la conférence de Heidegger « Que veut dire penser ? » (Essais et conférences, p. 167) la pensée au sens traditionnel est caractérisée par la re-présentation en tant qu’elle est « la présentation du présent qui nous livre la chose en la plaçant devant nous ». La pensée se donne ainsi pour un percevoir réitéré, et inversement le percevoir est lui-même re-présentation : voir est alors « pensée de voir », réduction de la vision, dira L’œil et l’esprit (p. 41), à « une pensée qui déchiffre les signes donnés par le corps » (« percevoir c’est juger », dira Alain après J. Lagneau). C’est pourquoi Descartes peut donner dans la Dioptrique pour modèle de la vision le toucher à distance, comme celui des aveugles qui, dit-il, « voient avec les mains » (cité dans L’œil et l’esprit p. 37). Mais, il est vrai, « Descartes ne serait pas Descartes s’il avait pensé éliminer la vision » (L’œil et l’esprit, p. 51).
  • [23]
    Un art du silence c’est-à-dire aussi un art qui n’a pas d’historicité propre, au sens où le peintre recommence la peinture, alors que l’écrivain appuie inévitablement son œuvre sur la sédimentation des œuvres passées, parole qui vit des paroles se rappelant en elle : « Si le peintre prend le pinceau, c’est qu’en un sens la peinture est encore à faire. Mais les arts du langage vont beaucoup plus loin dans la vraie création » (Signes, p. 99).
  • [24]
    J. Gasquet, Cézanne, cité dans Conversations avec Paul Cézanne, p. 108.
  • [25]
    Lettre à Paul Demeny 15 mai 1871 dite « lettre du voyant » : « il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens ».
  • [26]
    Les références au texte de Proust sont données dans l’édition de la Pléiade de La recherche, 3 volumes, Gallimard, 1980.
  • [27]
    Cézanne écrit à E. Bernard : « la lumière n’existe donc pas pour le peintre » (Correspondance, p. 308).
  • [28]
    Une note de Merleau-Ponty reprise dans Parcours 2, p. 313, référence à un texte paru dans Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec. 1960, p. 1-5 (repris dans Le Palace).
  • [29]
    Expérience et jugement, par. 88, 89.
  • [30]
    Ibid., par. 89.
  • [31]
    Mais s’esquisse ici et dans les dernières notes de travail, avec Proust, une pensée du temps qui rompt avec celle de la Phénoménologie de la perception qui restait attachée aux Leçons de Husserl, à l’appréhension du temps dans une conscience rétentionnelle. Avec Proust apparaît un temps discontinu, surgissant entier, avec son obscure épaisseur de lointains, dans la clarté d’un instant. Instant qui est « initiation » à la temporalité de l’être : « La Stiftung d’un point du temps peut se transmettre aux autres sans « continuité »… à partir du moment où l’on comprend le temps comme chiasme. Alors passé et présent sont Ineinander… » (Le visible et l’invisible, p. 321).

1Les deux textes qui suivent reprennent sans changements notables des exposés soutenus respectivement à Tours le 10 juin 2013 et à Versailles le 13 février 2014. De ces exposés oraux ils conservent les limites, dans les deux cas ils prennent appui sur des textes de Merleau-Ponty dont ils essaient de suivre la progression sans souci d’un commentaire exhaustif mais avec la seule ambition d’introduire à leur lecture. Par souci de maintenir la cohérence de chacun des exposés quelques répétitions inévitables n’ont pu être supprimées, elles témoignent chez Merleau-Ponty de la constance d’une pensée qui ne cessait de se reprendre pour mieux se comprendre.

2Une même question traverse les textes de Merleau-Ponty qui sont lus ici, celle du rapport de l’art à la pensée. Si dans L’œil et l’esprit l’art, la peinture en l’occurrence, apparaît essentiellement comme l’opération d’une métamorphose de notre rapport au sensible – et en ce sens le terme d’esthétique y retrouve toute sa pertinence – dans les deux textes présentés, dont l’un précède l’œuvre ultime de huit ans et l’autre la suit de quelques mois, c’est comme pensée, pensée à l’œuvre, que l’opération esthétique se trouvera interrogée. Que veut dire que « Cézanne pense en peinture » ? et que Proust soit penseur autant que poète ?

3Mais par ces questions il s’agira également, comme le souligne tout particulièrement le cours au Collège de France, de confronter la philosophie à elle-même, à son héritage et sa tradition, à la lumière de cette non-philosophie qui pourtant est pensée déjà. Et comme il n’y a de savoir de soi que dans la dépossession, la philosophie ici doit apprendre qui elle est, et ce qu’elle fait, de l’art qui saura la reconduire à elle-même.

Les voix du silence, une esthétique de l’expression

4

  • Une lecture de Merleau-Ponty : « Le langage indirect et les voix du silence », Signes (p. 49-104)

5

Nous-mêmes qui parlons ne savons pas nécessairement ce que nous exprimons mieux que ceux qui nous écoutent.
(Signes p. 114)

6Le texte de Signes, « Le langage indirect et les voix du silence », introduit à une pensée que reprendront selon d’autres voies L’œil et l’esprit et Le visible et l’invisible, une pensée attentive à l’œuvre d’art pour l’entendre dire, à même le sensible, une vérité, pour assister en elle et par elle à la venue au visible de l’invisible y demeurant invisible, la venue à la parole du silence y demeurant silence. Pensée de l’art comme expression primordiale – ou comme métamorphose de l’expression primordiale en œuvre [1].

7En 1952 Merleau-Ponty a sans doute renoncé à achever et publier l’ouvrage connu de nous sous le titre La prose du monde, ouvrage qui devait tourner tout entier autour de la question du langage et dont le troisième chapitre intitulé « Le langage indirect » est repris ici et largement modifié en vue d’une publication dans Les Temps Modernes. Le titre « Le langage indirect et les voix du silence », renvoie bien sûr à Malraux mais pour aborder plus frontalement le thème de l’art comme langage s’articulant au thème du silence, thème des « voix silencieuses » que sont les œuvres, du silence qui parle dans ces œuvres [2].

8La Phénoménologie de la perception confrontait Merleau-Ponty à la nécessité de dépasser une double alternative : entre réalisme et idéalisme d’une part, entre empirisme et rationalisme d’autre part. Les deux voies qu’il essayait alors d’articuler en vue de ce dépassement, celle de la psychologie de la forme et celle de la phénoménologie husserlienne recelaient cependant au moins une difficulté majeure qui parcourt tout l’ouvrage : la psychologie comme science positive se déploie sous l’horizon d’une description empirique du sujet naturel, la phénoménologie husserlienne demeure quant à elle un idéalisme subjectif ; peut-on parvenir à articuler véritablement l’empirisme méthodologique de la psychologie et la visée transcendantale de la phénoménologie ? Cette difficulté, Husserl la rencontrait déjà lorsqu’il tentait de dégager une psychologie phénoménologique pure de tout « psychologisme », difficulté qui fait obstacle encore dans la Phénoménologie de la perception et à propos de laquelle Merleau-Ponty écrira dans Le visible et l’invisible que « les problèmes abordés dans la Phénoménologie de la perception sont insolubles parce que j’y pars de la distinction sujet-objet » (p. 253). C’est cette distinction en effet qui gouverne aussi bien le réalisme que l’idéalisme, fût-il un idéalisme transcendantal, et c’est en elle que reste encore enfermée la tentative même de surmonter leur opposition, c’est elle qu’il s’agit de lever désormais, au-delà de l’effort husserlien que l’ouvrage de 1945 répétait encore sans parvenir à le dépasser.

Une phénoménologie du langage

9La question du langage présente alors aux yeux de Merleau-Ponty une voie d’issue à cette difficulté. Pour le réalisme le langage se résout dans sa fonction indicative, pour l’idéalisme il se résout dans une fonction expressive ; pour l’un il désigne les choses, pour l’autre il véhicule des pensées. Il s’agit de penser le langage autrement que selon cette alternative, et pour cela repenser son double rapport à l’être et au penser. C’est en suivant ce thème, et en y reconsidérant les notions d’expression et de vérité notamment, que Merleau-Ponty sera reconduit, à partir d’une compréhension phénoménologique de l’apport de la linguistique, vers l’ontologie, une ontologie de la chair qui, dans L’œil et l’esprit et Le visible et l’invisible, tentera de percer au-delà des catégories de la métaphysique.

10Le second texte de Signes : « Sur la phénoménologie du langage » [3] nous indique cet enjeu et montre comment l’analyse linguistique et la compréhension phénoménologique s’éclairent réciproquement dans leurs descriptions de l’opération expressive de la parole.

11Ce que Merleau-Ponty relève d’abord dans la linguistique saussurienne, c’est la valeur diacritique des signes : « dans la langue il n’y a que des différences » (p. 110). La valeur des signes, leur puissance signifiante, est discriminante. Ce qu’il faut en conclure essentiellement et premièrement, c’est que le sens n’est jamais donné, qu’il est toujours en voie de constitution, d’élaboration et de reprise. Il surgit entre les signes, dans les interstices, dans les silences. Parler c’est constamment chercher et apprendre ce que l’on veut dire de la parole même (p. 112) [4]. La parole est toujours en quête d’une signification qui se révèle en elle à mesure que, au sens propre, elle l’invente. En ce sens déjà le sujet parlant est dépossédé de la maîtrise du sens, c’est la parole qui parle et qui apprend au sujet parlant ce qu’il veut dire – qui est toujours d’abord ce qu’elle veut dire, elle.

12S’il faut comprendre ainsi la parole comme un geste linguistique (p. 111) c’est que, comme tout geste, elle porte en elle une signification qui n’a pas besoin d’être consciente, réfléchie avant de se dérouler, que bien plutôt cette signification se découvre dans le mouvement même du geste qui est comme l’habitude dont parle Ravaisson, la naturalisation d’un acquis, une spontanéité à la fois seconde et première. Dire d’un geste qu’il est intentionnel ne signifie ni qu’il soit réfléchi, ni volontaire, mais qu’il est orienté selon une certaine visée qu’il porte secrètement en soi, une orientation qu’il découvre en l’accomplissant. La parole parle et m’enseigne ce que je veux dire, ce qu’elle veut dire, et c’est en ce geste qu’à la fois se cache et se livre ce que j’appelle ma pensée qui est d’abord « innere Sprachform », une « forme linguistique interne » (p. 111), un style parlant.

13Si l’opération expressive est bien animée par une intention signifiante, la description de cette opération découvre donc dans cette intention signifiante tout d’abord une intention vide (p. 112) dont le sujet parlant ne prend possession que par la parole qui en accomplit le « remplissement », de telle sorte que ce sont toujours mes paroles qui m’enseignent ma pensée, et que ma pensée d’avant ma parole n’était qu’une certaine inquiétude où le sens à venir s’anticipait par son absence plutôt que par sa présence. L’expression apparaît ainsi moins un acte de la conscience intentionnelle que la découverte par la conscience de sa propre intentionnalité, « exprimer, pour le sujet parlant, c’est prendre conscience » (p. 113).

14Mais y aura-t-il alors présence du sens une fois la parole dite ? Le sujet sera-t-il entré enfin en parlant en possession de sa pensée, aura-t-il accompli le remplissement de sa visée intentionnelle ? Ce serait considérer que la parole peut être close, achevée, et ce serait oublier l’indétermination essentielle du langage, l’ouverture en quoi réside l’acte de parler. Merleau-Ponty dira (p. 56) que ce serait confondre un certain usage empirique (disons : pragmatique) du langage et son usage créateur, celui d’une « parole parlante ». Mais ce serait aussi oublier que la parole est essentiellement partagée, qu’elle n’est jamais mienne que par l’effet d’une appropriation qui fait violence à sa nature dialogique. Parole qui vient d’ailleurs, qui est une possibilité de la langue comme puissance expressive – elle reposait virtuellement comme un de ses possibles, et qui va ailleurs, au-delà de mon intention signifiante, m’apprenant non seulement à moi-même ce que je voulais dire mais s’échappant et se sédimentant en une signification « pour tous » (p. 115-119, p. 120).

15Merleau-Ponty peut alors souligner la correspondance entre cette dépossession du sujet parlant annoncée par la linguistique et le décentrement de l’ego constituant de la phénoménologie husserlienne lorsqu’elle pense la subjectivité transcendantale comme intersubjectivité (p. 121). C’est à une tout autre compréhension de l’expression que nous serons ainsi conduits, une expression qui ne sera plus, elle non plus, centrée sur un sujet qui, comme on dit, « s’exprime ».

16« Le langage indirect et les voix du silence » s’ouvre lui aussi sur ces éléments essentiels de la description linguistique et sur leur nécessaire interprétation phénoménologique.

17Le langage ne va jamais à son sens que de façon latérale. Un sens qui surgit dans les interstices du système qu’est la langue et lorsque la parole joue de ce système (p. 51), « liaison latérale du signe au signe comme fondement d’un rapport final du signe au sens ». Si « la genèse du sens n’est jamais achevée » (p. 52) c’est que « tout langage est indirect ou allusif, est, si l’on veut, silence » (p. 58).

18Cette expressivité latérale, essentiellement lacunaire donc, a besoin d’une élucidation pour laquelle la simple analyse linguistique ne saurait suffire. Pour comprendre l’opération expressive il faut montrer comment elle naît et s’effectue hors des formulations du langage parlé, dans la voix silencieuse de l’art.

19Si la peinture enseigne ce qu’est la parole, c’est en ce sens que ce langage tacite, ce « silence parlant » (p. 58), nous reconduit à l’essence de tout langage, de toute parole. C’est ainsi à une réelle opération phénoménologique de « réduction » que nous invite le questionnement sur la peinture, opération en vue de dégager le sens pur de l’expressivité qui anime tout acte langagier. Car si « la peinture parle à sa façon » (p. 59), c’est d’une façon telle que dans son expressivité muette c’est l’essence même de la parole qui se révèle.

20Cette réduction à « la voix du silence » conduit d’abord à souligner le phénomène d’anticipation qui gouverne l’expression. Anticipation du tout sur les parties dans le geste pictural : dans le tableau les divers éléments (touches, traits) ne deviennent possibles et pertinents que par cette anticipation d’une totalité qui se cherche et qui s’y met en jeu à chaque moment. R. M. Rilke écrivait à sa femme à propos du portrait de « Mme Cézanne à la jupe rayée » : « c’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres » [5]. Le geste du peintre que Merleau-Ponty décrit chez Matisse (p. 57) esquisse cette anticipation qui « métamorphose le monde en peinture », cherchant sa propre justesse, sa propre vérité, la mesure selon laquelle il se comprend lui-même.

21Le sens n’est pas simplement ce qui résulte du geste expressif, ou ce qui est à l’horizon de son intentionnalité, il est aussi bien ce qui précède ce geste dans sa visée anticipative. Précompréhension qui précède toujours la compréhension et la rend possible – ou plus exactement anticipation de la compréhension sur elle-même. Ce « paradoxe de l’expression » que soulignera Le visible et l’invisible (p. 189), Merleau-Ponty comme Heidegger [6] le trouve déjà à l’œuvre dans la perception, dans l’inscription du sens dans le sensible en tant que seule une telle structure d’anticipation permet de voir : voir c’est toujours « voir comme » [7].

22Mais dans cette anticipation le sens n’est pas donné encore dans son effectivité, il n’y est qu’annoncé ou esquissé. L’anticipation c’est l’imminence de surgissement du sens.

23L’imminence c’est le « sens naissant au bord des signes » (p. 51), « imminence du tout dans les parties », « imminence du commencement du monde » (p. 57). L’imminence, ce n’est pas l’immanence d’une présence cachée, mais une présence qui s’absente, une présence retenue. Est imminent ce qui a lieu « presque », dans l’annonce de sa venue, dans sa présence et la réserve de sa présence. Ainsi dans Le visible et l’invisible l’imminence sera le mode d’être de la chair (elle se touche « presque »), réversibilité accomplie et cependant non accomplie, présence encore absente, en défaut d’elle-même mais de telle sorte que ce défaut est la possibilité même et la modalité de son être présent. Ici c’est la modalité de l’expression d’un sens. Il n’y a jamais de présence pleine et entière du sens, de sens dit, mais un sens qui advient dans un mouvement de présentification infini, dans l’inachèvement du dire.

24À propos de cette imminence du sens Merleau-Ponty citera Heidegger : « C’est dans l’exercice même de la parole que j’apprends à comprendre. Il n’y a finalité qu’au sens où Heidegger la définissait lorsqu’il disait qu’elle est le tremblement d’une unité exposée à la contingence et qui se recrée infatigablement » (p. 122). Imminence d’une fin, ou imminence comme modalité de la finalité (une « finalité sans fin ») dont le sens surgit ou s’échappe par le défaut même de la fin.

25Cette défaillance de la fin, c’est le silence. « Tout langage est si l’on veut silence » (p. 58) puisqu’il est en quelque sorte l’opérateur d’un sens qui se cherche et se dérobe. Silence qui à la fois est mutisme et silence parlant. Sous le premier aspect le silence précède la parole : il n’y a parole que parce qu’il y a silence qui appelle la parole et lui permet d’être. La parole s’élève au-delà du silence, du monde du silence, pour en délivrer le sens, pour porter à l’expression cette « expérience pure et muette » dont parle Husserl dans la seconde des Méditations cartésiennes. Fond silencieux irréductible, présence sourdement présente que la parole ne peut épuiser et qui donne à la parole sa tâche infinie de dire l’être.

26Sous le second aspect c’est le silence lui-même qui parle, il n’est pas seulement la condition de la parole. Dans la parole le monde muet parvient à l’expression de son propre sens, la parole le fait être monde, mais c’est le monde lui-même qui parle, qui se parle, en elle. Le logos est logos de l’être au sens à la fois d’un génitif objectif et subjectif. Il est le monde lui-même comme structure d’apparition des étants. Dans Le visible et l’invisible Merleau-Ponty parlera d’un « logos du monde esthétique » (p. 223-224) ou, reprenant la formule stoïcienne, d’un λόγος ἐνδιαθετος (intérieur au monde) « qui se prononce silencieusement en chaque chose sensible » (p. 261) et dont le λόγος προφορίϰος est la reprise ou la sublimation.

27C’est en ce sens qu’il y a rapport d’enveloppement du silence et de la parole : « le langage réalise en brisant le silence ce que le silence voulait et n’obtenait pas. Le silence continue d’envelopper le langage » (Le visible et l’invisible p. 230).

28Comprendre ce rapport d’enveloppement du silence et de la parole demande la « réduction » (p. 58), le « pas en retrait » qui nous ramènera au mouvement expressif originaire qui habite le langage avant qu’il ne devienne parole – et qui amène le langage à la parole.

29Ce mouvement, nous avons à le chercher dans ces langages qui, parce qu’ils sont « muets », mettent mieux en évidence l’œuvre de cette expressivité originaire.

L’art comme langage

30Il sera donc question, dans un deuxième moment du texte (p. 59-68) de l’art comme langage, mais comme langage tacite, comme « voix du silence ».

31La référence à Malraux est immédiatement critique, concevoir l’art comme langage ce n’est pas, ce ne peut être, le concevoir ni comme expressivité créatrice subjective ni comme pouvoir de représentation objective. Il ne se donne à comprendre ni selon le sujet ni selon l’objet. Ni selon le sujet créateur, l’artiste comme clé de l’œuvre, selon ce subjectivisme extrême que Malraux croit pourtant pouvoir lire dans le devenir de l’art. Ni selon l’objet, le réel, que l’art aurait eu vocation de servir, de porter à l’image, « d’imiter » ou d’exposer. Sous ces deux figures de l’art comme création et de l’art comme représentation, se maintient l’opposition métaphysique du sujet et de l’objet ; or c’est précisément au dépassement de cette opposition que conduisent les analyses précédentes sur le langage. La parole n’est pas la possession d’un sujet qui parle d’un monde muet mais c’est bien plutôt la parole qui parle d’eux, ou, pour mieux dire, en elle et par elle c’est le monde qui parle, qui devient monde, comme c’est par elle et en elle que le sujet advient à soi.

32Pour échapper à cette alternative de l’objet (de la représentation) et du sujet (de la création) il faut repenser la notion d’expression, expression qui n’est plus ni de l’un ni de l’autre mais de ce qui se passe entre eux et les constitue. Ce qui se passe, passe de l’un à l’autre, c’est le voir comme articulation et réciprocité, réversibilité, chiasme du voyant et du visible.

33C’est vers ce thème du chiasme que s’achemine Merleau-Ponty en 1952, et c’est selon ce thème devenu explicite qu’il relit dans la préface de Signes (p. 23-24, p. 29-30), en 1960, son essai de 1952.

34Ce sera donc dans un mouvement de régression vers son origine que l’art se donnera à comprendre comme langage, et en un tout autre sens que celui exposé par Malraux. Mais il faut pour cela d’abord surmonter l’unilatéralité de l’opposition de la représentation et de la création, du côté de la représentation par l’analyse de la perspective comprise à partir de la profondeur comme dimension d’être (p. 59-63), puis du côté de la création par l’analyse du style (p. 63-68).

35Merleau-Ponty rejoint Malraux dans sa critique de l’« objectivisme » qui voue la peinture à une simple fonction représentative. Mais il y a cependant une vérité dans cette ambition à rejoindre le « langage même des choses », cette « voix de personne » dont l’art est au sens propre une traduction. C’est bien « l’expression du monde » (p. 65) qu’ont pour but le peintre et le poète, Le visible et l’invisible y verra même proprement la tâche de la pensée de telle sorte que philosophie et art pensent également, en des registres différents, mais le même. Tâche commune qui consiste à « restituer une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage, une expression de l’expérience par l’expérience » (Le visible et l’invisible p. 203-204).

36Cette « traduction » Merleau-Ponty l’appelle ici « métamorphose » (p. 60), pour désigner une opération expressive qui n’est pas représentation mais mimésis, transposition relevante. C’est en ce sens que dans le cours de 1960 (La pensée fondamentale en art. Notes de cours, p. 171) Merleau-Ponty commentera la phrase de Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». L’analyse de la profondeur que Merleau-Ponty mène depuis la Phénoménologie de la perception jusque dans L’œil et l’esprit n’est rien d’autre que la mise en évidence de cette métamorphose ou cette traduction par laquelle, selon le vœu de Husserl (mais tout autrement qu’il ne le comprenait) « c’est l’expérience pure, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens » (Seconde Méditation Cartésienne, par. 16).

37Avec la profondeur c’est la dimensionnalité de l’être, la nature de la manifestation, qui est interrogée. L’œil et l’esprit citera Giacometti – « moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie » (p. 64) – et, dira le Cours de 1960, c’est au sens de cette recherche de la profondeur qu’il faut comprendre que Cézanne « pense en peinture ». L’analyse de ce passage de l’essai de 1952 impliquerait par conséquent une relecture de la Phénoménologie de la perception d’une part, du visible et l’invisible et de L’œil et l’esprit d’autre part, ouvrages entre lesquels notre texte forme un jalon et une transition, entre une approche encore psychologiste de la vision et une ontologie du visible qu’annonce déjà la préface de Signes. C’est donc bien l’ensemble de l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty qui est ici en jeu autour de la question de la profondeur [8].

38Du côté de la création c’est, avec Malraux, à la notion de style que Merleau-Ponty va s’attacher mais non pour y voir comme le fait Malraux une sublimation esthétique de la subjectivité, pour y comprendre plutôt en quel sens est juste la remarque de Valéry : « le peintre apporte son corps » (L’œil et l’esprit, p. 16).

39Malraux voyait dans l’art moderne une dérive subjectiviste – voire narcissique, qui devait conduire, disait-il, à ce qu’il n’y ait plus « qu’un sujet en peinture : le peintre lui-même » (p. 63). Alors « le pouvoir d’expression se confond avec la différence individuelle » (p. 64). Cézanne est cité ici avec Klee par Merleau-Ponty pour attester de la limite d’une telle analyse, non qu’il ne lui reconnaisse une certaine validité mais qui ne touche pas à l’essence de l’œuvre contemporaine, à sa recherche propre. Si le peintre met de lui-même dans son œuvre, s’il y imprime son style, c’est au sens de ce « schéma intérieur toujours plus impérieux à chaque nouveau tableau » qui se confond avec sa vie même « en tant qu’elle sort de son inhérence » (p. 66).

40Ces formules ne doivent pas nous tromper, ce qui fait style ce n’est une « intériorité » si l’on veut qu’à condition de se souvenir que pour Merleau-Ponty, et déjà dans la Phénoménologie de la perception, l’intériorité n’est que la réfraction en nous de notre être au monde, d’une certaine manière que nous avons d’habiter le monde, et ce que l’on appelle précisément un style, c’est cette manière d’être qui imprime chacun de nos gestes et notre posture. C’est dire qu’essentiellement notre style est notre corps dans sa « tenue », sa fréquentation du monde. Ce n’est pas autrement qu’il faut comprendre le style d’un peintre et si « le peintre apporte son corps » c’est parce qu’il peint avec son corps, si la peinture est la trace laissée par une gestuelle (la danse du pinceau de Matisse décrite p. 57) c’est parce que le corps est expressivité première, non pas simplement le véhicule ou le support d’une intériorité s’extériorisant, mais une certaine manière d’être soi, ou de se chercher soi, pour cet être au monde dont la corporéité est la manifestation spatiale, gestuelle, sexuelle, charnelle.

41La peinture n’est donc pas pour Merleau-Ponty « cosa mentale » comme le revendiquait Léonard de Vinci. La peinture est plutôt chose corporelle, elle est un geste où s’exprime le « commerce » du peintre « avec le monde » (p. 67), cette fréquentation du monde qui déjà est présente dans la vision et que la main simplement transpose sur la toile. L’identité entre percevoir et se mouvoir qu’analysera Le visible et l’invisible (p. 284, 308) est chez l’artiste identité d’une certaine manière à la fois de voir et de créer, car « la perception déjà stylise ». Ce qui ne veut pas dire seulement que voir c’est toujours aussi déjà interpréter, mais que voir c’est fréquenter le visible, être à lui, auprès de lui, mais aussi lui appartenir, en être, à la fois répondre à sa sollicitation dans l’attention d’un regard et accomplir son mouvement d’apparaître, sa phénoménalisation. En comprenant ainsi le style, à la fois, contre Malraux, en le désubjectivisant, et en l’incorporant, Merleau-Ponty est ici déjà très proche du thème de la réversibilité du voyant et du visible que développeront Le visible et l’invisible et L’œil et l’esprit.

42Il nous faut revenir alors à la question suscitée par Malraux : est-il pertinent de traiter l’art comme langage, et en quel sens ?

43Nous avons vu que si l’art est langage c’est comme puissance expressive, une puissance signifiante que caractérise « l’inhérence du sens au sensible » (p. 69). « Le sens imprègne le tableau plutôt que le tableau ne l’exprime », il ne faudrait pas voir dans cette formule un rejet de la notion d’expression mais au contraire une invitation à l’entendre d’une manière nouvelle, selon cette singularité de l’expression picturale. Le tableau n’est pas un système de signes, ni même leur articulation, autrement dit le tableau n’est pas une phrase, et s’il y a dans le tableau valeur diacritique des éléments picturaux (comme les touches de couleurs dans le tableau de Cézanne selon Rilke) ce n’est pas pour faire surgir une signification propre à chaque valeur (comme le sens du mot dans la phrase) mais une signification globale, un sens qui, demeurant adhérant, est un « sens total » (p. 69) qui circule à l’intérieur de l’espace visible, puissance invocatrice d’une figure éminente de l’être qui surgit.

La vérité en peinture

44Avoir à repenser l’expression comme ex-position du sens de l’être dans l’œuvre c’est avoir à repenser la vérité comme institution du sens (p. 71). Merleau-Ponty rappellera la phrase de Cézanne : « je vous dois la vérité en peinture ». En quel sens parle-t-on d’une vérité en art, en peinture ?

45D’abord au sens d’une logique de l’œuvre : il y a vérité d’une œuvre qui tient, « une vérité qui soit cohésion d’une peinture avec elle-même » (p. 71). Vérité-cohésion d’une œuvre comme il y a vérité-cohérence dans l’ordre du discours. Cohésion des moyens picturaux au service d’un « principe unique » qui fait l’œuvre dans son unité, sa loi propre de composition interne [9].

46Mais cette logique de l’œuvre, cette vérité-cohésion ne serait encore que formelle si elle ne renvoyait à une vérité-expression (comme il y a vérité-adéquation dans le rapport du discours à son objet) car la logique de l’œuvre c’est la logique du sensible même, la concordance des « données sensibles » pour faire sens. Il y a donc une dimension ontologique à la simple cohésion formelle comme dans l’expérience sensible certaines qualités s’unissent pour faire sens, pour donner sens d’être, par exemple concordance du visuel et du tactile pour donner le sens velours, laine, etc. Et c’est l’énigme même de la visibilité que son pouvoir d’être expérience totale par présence du tactile, du sonore dans le simplement visible. C’est cette énigme à laquelle Cézanne s’affrontait lorsqu’il disait vouloir peindre jusqu’à l’odeur même des pins [10].

47La vérité n’est donc nullement imitation réussie mais « métamorphose du monde en peinture » (p. 72). Le pouvoir de vérité de l’œuvre d’art est le pouvoir non pas de ressembler au monde mais de faire monde c’est-à-dire d’organiser l’espace de la toile comme une ouverture où le monde se donne à voir selon une visibilité éminente, avec les éléments et le style que le peintre a mis au service de cette visibilité pour la donner à voir. Et c’est donc à partir de ce pouvoir de vérité que la notion d’expression doit prendre sens, puisque « l’expression recrée et métamorphose » (p. 74). Ainsi Merleau-Ponty reprend-il à Malraux l’exemple de Renoir (p. 69-70) pour décrire cette métamorphose du bleu de la mer en ruisseau parce que la mer porte en elle une dimension d’être qui fait d’elle une matrice symbolique ouverte à la vision du peintre qui « ne demande à la mer que sa façon d’interpréter la substance liquide […] une typique des manifestations de l’eau » (p. 70).

48L’œuvre d’art porte en elle une vérité qui n’est ni révélation, ni contact privilégié, mais mouvement d’aller à l’être et d’en recevoir, pour le manifester, les signes, les emblèmes comme aime à dire Merleau-Ponty.

49Pour dire cette métamorphose qui définit l’expressivité picturale, Merleau-Ponty va reprendre au vocabulaire husserlien le terme de Stiftung qu’il traduit ici par « fondation » ou « établissement » (p. 73 en bas). Dans la Phénoménologie de la perception (p. 148) Stiftung est équivalent du terme plus couramment employé de Fundierung (fondation) pour désigner une co-appartenance, un rapport entre deux termes où chacun est à la fois fondant et fondé – ou plus précisément un rapport dans lequel le terme fondé apparaît à son tour fondant le terme qui l’a fondé, au sens où il en délivre le sens d’être [11].

50C’est une telle réciprocité dans la fondation qu’il verra encore à l’œuvre entre voyant et visible. Mais pour penser cette réversibilité du voyant et du visible il faudra abandonner ce qui dans le rapport de fondation peut apparaître encore comme un élément de dualité entre un terme constituant et un terme constitué, et c’est pourquoi Stiftung, traduit désormais par « institution », remplace Fundierung à partir des années 1953-1954 [12]. Il s’agira alors de penser le monde, le visible, comme « institués » plutôt que comme « constitués ». Institution désigne alors l’avènement d’un sens dans la reprise et le dépassement des significations latentes qui l’ont autorisé. Le voyant et le visible s’appellent réciproquement dans un rapport où le visible trouve sa visibilité par un voyant qui n’est qu’en étant lui-même du visible.

51Ici donc (p. 72-74) la Stiftung – fondation/institution (Merleau-Ponty traduit ici encore comme dans la Phénoménologie de la perception) – est la reprise « relevante » par laquelle l’œuvre métamorphose le visible, mais aussi l’héritage des œuvres passées, en une expressivité nouvelle, imprévisible et cependant lourde d’une tradition, faisant tradition elle-même. Si « la tradition c’est l’oubli des origines » selon une expression que Merleau-Ponty attribue à Husserl (p. 74, et Le philosophe et son ombre – Signes, p. 201) ce n’est pas au sens négatif d’un oubli qui condamne à la répétition, mais de l’oubli qui libère au contraire de l’imitation, et qui rend ainsi disponible pour la reprise, une ouverture à un voir neuf et cependant chargé d’une vision de toujours. Vérité non point éternelle mais omnitemporelle par la validation réitérée de son sens.

52Parlant de la peinture, de la vérité en peinture, Merleau-Ponty se montre en ce sens tout à fait proche du Husserl de la Krisis parlant de la science, de la vérité scientifique-mathématique, soulignant que la certitude doit être comprise dans l’horizon d’un mouvement infini de confirmation et de réactivation de ses significations originaires. La vérité en peinture c’est une visibilité se reprenant sans cesse en chaque vision, se faisant consistante elle aussi dans l’épreuve infinie de sa validation en chaque œuvre. Chaque œuvre comme une expérience confirmant la vérité d’une vision, d’une certaine manière de faire surgir le visible, d’en être. Ce qui se donne ainsi à penser pour Merleau-Ponty c’est l’historicité de la vérité (p. 74, 77) : « Le phénomène de la vérité ne se connaît que par la praxis qui la fait » (p. 120).

53Qu’il y ait une « praxis de la vérité », cela rappelle d’abord que l’expression n’est jamais faite, que l’œuvre n’est pas finie, qu’elle est toujours à faire comme le soulignait déjà Le doute de Cézanne[13]. En ce sens l’unicité d’une œuvre n’est pas sa clôture, et s’il y a vérité lorsque « l’expression réussie délivre ce qui était captif dans l’être depuis toujours » cette expression n’est cependant pas instantanée, ou plutôt elle l’est comme une parole qui tombe juste, comme une fulgurance poétique, et cependant elle ne l’est pas, car même la parole juste, l’éclair poétique, se rapporte à d’autres paroles, à une densité, une épaisseur expressive qui rassemble en son instant la totalité des paroles déjà dites, l’héritage d’une tradition.

54Ainsi « la vérité est un autre nom de la sédimentation, qui elle-même est la présence de tous les présents dans le nôtre » (p. 120). Un sens ne se constitue que peu à peu dans la reprise infinie de la parole par elle-même, dans le travail inlassable de l’expression, et il réside moins dans ce qu’elle dit que dans ce qu’elle laisse derrière elle, comme « un acquis pour toujours » selon cette autre formule de la vérité chez Merleau-Ponty. Un acquis non pas au sens d’une certitude définitive (même la science a renoncé à de telles certitudes) mais au sens de ce qui demande à être répété, repensé, pour parvenir à son propre sens.

Vérité et historicité

55L’art comme praxis de la vérité doit ainsi être saisi dans son historicité. Il y a une histoire de l’art qui n’est pas simplement l’accumulation d’œuvres singulières et séparées, ni la simple succession de « moments artistiques », mais pas plus l’histoire de l’art ne figure comme un simple chapitre de l’histoire universelle. S’il y a une historicité de l’art ce n’est pas au sens hégélien où chaque moment s’élabore sur la mort du précédent, le dépasse et le nie jusqu’à ce que ce soit le moment de l’art lui-même qui soit à son tour dépassé par le moment de la pensée dans la vie de l’Esprit. Mais il y a historicité parce que les œuvres, celles d’un même artiste comme celles d’artistes différents, se répondent et se reprennent pour constituer une unité transversale et polémique de la peinture, une unité de reprise et non de dépassement.

56En un sens, la conception de Malraux que Merleau-Ponty rappelle (p. 76) reste tributaire du schéma hégélien au moins au sens où c’est la mort seule qui réconcilie. Le dépassé s’y comprend comme tel et se reconnaît en sa vérité après sa propre fin, dans la transfiguration qu’elle permet en une nouvelle figure de l’Art qui s’était d’abord incarné en lui. Chez Malraux, cette réconciliation dans la mort, c’est ce que permet le dialogue post-mortem entre les œuvres, les styles et les époques dans le Musée qui est l’Intemporel qui les rassemble.

57Mais comment comprendre la possibilité même d’une telle réconciliation ? S’il y a une vie de l’Esprit elle est aussi une vie de l’Être, et cette vie n’est différente de soi à chaque moment que pour être également tout entière en chacun de ses moments, sans Aufhebung mais selon un « dépassement sur place » (p. 80). La vie de l’Esprit c’est la confrontation de l’Être et d’une Parole où l’Être se révèle en multiples figures, la diffraction de l’Être en œuvres, chacune entièrement habitée d’une même inquiétude, d’un même problème, celui pour la peinture de la visibilité. Et c’est la vie de cet unique problème sans cesse repris et recommencé en chaque œuvre qui fait l’historicité de l’art.

58« L’unité de la peinture, elle n’est pas seulement au Musée, elle est dans cette tâche unique qui se propose à tous les peintres » (p. 75). Tâche unique qui fait que les peintres s’opposent pour mieux correspondre, s’ignorent pour mieux se comprendre. Et cela est vrai aussi de chaque moment de l’œuvre d’un même peintre, tâche unique qui fait son style. Ce style qui a le nom commun à l’œuvre, le nom du peintre, et qui est la reprise chaque jour de la même tâche, du même effort pour tenter une « vérité en peinture ».

59C’est donc à la notion de style qu’il faut revenir dans l’analyse de l’opération expressive. Par opposition au Musée où l’historicité de la vérité se fige dans l’atemporalité d’une contemplation (p. 78), le style est à saisir comme la vie même du sens. C’est ainsi, mais seulement ainsi qu’il faut rapporter la peinture au peintre, le style à la vie. Non comme si celui-ci était l’expression de celle-là, mais parce que celui-ci s’ancre en celle-là, vit de cette vie, en est la métamorphose, l’élève à une expressivité où elle s’oublie. Merleau-Ponty reprend ici et clarifie ce qui est resté en partie indécis dans Le Doute de Cézanne concernant le rapport du peintre à son œuvre. Plutôt que la génialité que célèbre Malraux il s’agit de comprendre l’inscription d’une singularité dans l’histoire, l’unité d’un style se reprenant lui-même, et s’oubliant cependant afin de ne pas devenir la vaine copie de soi, s’articulant aux autres comme une parole s’articule aux autres dans la totalité ouverte d’un dialogue.

60Le style sera donc à la fois de l’œuvre et du peintre, non lui en elle (s’y « exprimant ») mais pour lui une certaine manière d’habiter le monde, de percevoir et de se mouvoir, « expression primordiale » (p. 84), émergence d’un sens adhérant encore à celui qui le fait advenir. Et pour l’œuvre se faisant, il est avènement du sens s’inscrivant dans un univers des significations, la culture (p. 85), parce que c’est le propre de toute expression de se détacher, d’être en excès sur l’intention et le geste qui l’exprime et c’est sa vocation, si elle n’est pas vaine, de se sédimenter et de devenir héritage.

61Si l’histoire est l’avènement de l’Esprit, elle ne l’est pas selon la linéarité d’un progrès irréversible, mais plutôt comme une tâche infinie, la tâche de faire advenir un sens qui sans cesse est à reprendre, « un sens en genèse » (p. 87).

62Ce qu’une juste compréhension de Hegel interdit selon Merleau-Ponty, c’est précisément de penser cette « transcendance horizontale » de l’histoire sur le modèle de la « transcendance verticale » de la religion (p. 88). Elle est à penser plutôt comme une transcendance naissant dans l’immanence, se déployant en elle comme en son milieu, comme l’avènement de l’universel dans la contingence de la culture et des œuvres. Universalité non de surplomb mais transversale : il y a une même manière d’être au monde qui est humaine dans la diversité ouverte de ses modalités, une même manière de saisir le monde dans la diversité des corps et des sensibilités. Il est permis de parler d’une « unité du style humain » ou d’une « unité de la culture » (p. 86) parce que « la tentative continuée de l’expression fonde une seule histoire – comme la prise de notre corps sur tout objet possible fonde un seul espace » (p. 87).

63Si, en politique, ce mouvement de l’avènement du sens dans l’histoire, c’est l’action qui le porte (p. 90) [14], en art, c’est à l’œuvre comme « jonction de l’individuel et de l’universel » (p. 91) que revient ce rôle.

64Pourquoi, pour finir, est-il légitime de traiter la peinture comme un langage ? Il y a langage parce qu’il y a institution d’un sens, mais un sens, nous l’avons vu, inhérent au sensible. Inhérence que Merleau-Ponty comprendra plus tard selon le rapport du visible à l’invisible, comme profondeur, ou ce qu’il nommera verticalité, dimensionnalité, dans L’œil et l’esprit mais auquel il donne ici encore le caractère d’une dépendance du sens qui apparaît comme « captif de la configuration sensible » (p. 95). Non certes qu’il doive en être délivré et libéré, comme dans un dépassement du moment esthétique de la vie du sens, mais il n’en a pas moins besoin d’y être recueilli et porté à une expression plus vraie.

65La peinture, c’est cette inhérence portée à sa pleine visibilité dans une expérience dont le silence est signifiant, mais qui demeure par là même seulement une voix du silence.

66Mais il faut peut-être également retourner la proposition de Malraux, et si la peinture est langage, langage muet, le langage parlant n’est peut-être lui-même encore pas autre chose que l’expression verbale d’une voix silencieuse, tant il est vrai que « nul langage ne se détache tout à fait de la précarité des formes d’expression muette » (p. 98). Car tout langage, et le langage écrit aussi bien que la voix silencieuse du peintre, celui de la littérature mais aussi celui de la philosophie, s’enracine dans une expressivité muette, celle du monde silencieux des corps, et, s’il s’en détache, en conserve pourtant la « précarité ».

67Il y a dans la vie muette du sens une vérité qui n’est plus à chercher dans une possession intégrale de l’être, mais dans ce « logos du monde sensible » dont l’expression est infinie. La peinture en ce sens enseigne l’exigence de modestie d’une pensée qui renonce à la maîtrise du sens, qui se sait lacunaire. Un livre, de littérature mais aussi bien de philosophie, doit donner à penser comme un tableau donne à voir, ce qui au fond revient au même : il n’est pas l’exposé d’un sens ou d’une vérité acquise mais l’exposition des « emblèmes » (p. 97) par lesquels une vérité se donne à nous de façon indirecte, décentrée, et exige de nous création. C’est en ce sens que l’écriture « rejoint presque le rayonnement muet de la peinture ».

68Mais elle le rejoint presque seulement, car demeure, selon une appréciation que Merleau-Ponty atténuera par la suite, notamment dans les derniers cours au Collège de France, entre peinture et littérature un écart essentiel qui naît de leurs rapports très différents à la vérité dans son historicité, une différence qui fait dire ici à Merleau-Ponty que « les arts du langage vont beaucoup plus loin dans la vraie création » (p. 99).

69Le phénomène fondamental de la culture c’est la sédimentation. La vérité n’est pas donnée, elle ne s’inscrit jamais dans un dit achevé, elle est la reprise vivante du sens de moment en moment dans un dire infini. C’est en ce sens que dans l’œuvre écrite c’est toute l’histoire de l’écriture qui se rappelle, l’œuvre porte mémoire des paroles, des écrits passés, en elle se concentre l’héritage et la tradition de toute une langue. Il faut penser ce rapport au passé dans la littérature, son historicité propre, comme Husserl a pensé dans la Krisis le rapport de la science et notamment de la géométrie à son passé et à son origine. De même que la Krisis montre comment chaque acte de connaissance ne vaut comme vrai qu’en reprenant implicitement le geste originaire de sa fondation, et de sa refondation dans la répétition et la reviviscence d’un passé de significations sédimentées, de même l’œuvre écrite ne trouve sa validité que par l’assomption d’un héritage qu’elle porte, peut-être malgré elle, au-delà de lui-même (p. 100). Ainsi, s’il n’y a pas d’œuvre plus vraie qu’une autre, toutes ensemble elles forment l’exploration ou l’exposition multiforme d’une vérité qui se poursuit elle-même, s’enrichit elle-même, s’invente en ses multiples figures qui forment ensemble l’univers littéraire.

70Mais s’il y a historicité de la peinture, et vérité en peinture, elles ne sont pas de cette sorte, en elle nous ne rencontrons pas cette sédimentation ni cette reprise du sens qui font l’univers littéraire. Si à chaque peintre, à chaque œuvre échoit un héritage, cependant c’est un héritage qu’il ne peut ni simplement reprendre ni poursuivre s’il doit faire cette œuvre qui pour lui est à faire, « l’artiste ne se contente pas de continuer le passé… il recommence sa tentative de fond en comble. Si le peintre prend le pinceau, c’est qu’en un sens, la peinture est encore à faire » (p. 99). Ce qui ne signifie pas anhistoricité de la peinture mais une historicité qui n’est pas de reprise mais de recommencement d’une tâche toujours déjà accomplie et toujours de nouveau à accomplir, qui ignore cette sédimentation qui fait du passé un « acquis pour toujours ». « La peinture se présente donc comme un effort avorté pour dire quelque chose qui reste toujours à dire ».

71L’historicité de la peinture est donc une historicité non cumulative et qui demande par conséquent le regard qui la récapitule, cela en un sens donne raison à Malraux : « l’esprit de la peinture n’apparaît qu’au Musée » (p. 100). Historicité cependant puisque le sens sans cesse rejaillissant à nouveau reste vivant dans cette répétition expressive de l’origine, comme une tradition oublieuse d’elle-même et qui ne s’est pas sédimentée. Et en ce sens la peinture est peut-être un langage, mais elle n’est pas une langue et le peintre à chaque fois doit la réinventer. Retour à l’origine en chaque œuvre : la peinture est achevée dès les grottes de la préhistoire, mais elle est sans cesse à refaire, et pour cela son expressivité demeure en un sens à chaque moment totale et cependant toujours inaccomplie.

Conclusion

72On touche ici sans doute à la limite de ce que Merleau-Ponty pouvait parvenir à penser dans le cadre de la formulation du problème de l’art comme langage. Ce ne sera qu’en débordant ce cadre imposé par la lecture de Malraux, en abordant la peinture comme la manifestation du visible, de l’énigme de la visibilité dira L’œil et l’esprit, que Merleau-Ponty pourra lui rendre pleinement justice. Mais ici, selon le moment de sa pensée toute tournée vers une phénoménologie du langage portant l’empreinte de la linguistique, c’est nécessairement l’œuvre écrite qui paraîtra accomplir plus entièrement que la peinture la vocation de l’art : porter à l’expression l’expérience encore muette. Certes la peinture est une voix aussi, mais une voix du silence. « Le langage dit, et les voix de la peinture sont les voix du silence » (p. 101), cette ultime formulation indique combien Merleau-Ponty reste ici encore, comme malgré lui, dans la dépendance d’une représentation de l’expression gouvernée par la signification. C’est peut-être au renversement du rapport entre ces deux termes que travaille déjà cependant ce texte, renversement qui ne s’accomplira qu’avec Le visible et l’invisible. Car, pour finir, cette « précarité » dont parlait la page 98 révèle que le langage écrit lui-même ne peut pas plus aspirer à l’exposition pleine de son sens, elle révèle le destin de la manifestation de la vérité d’être toujours déficiente. Ce que le philosophe lui-même ne doit pas oublier (c’est le sens de la critique de Hegel p. 102, critique d’une pensée qui se voulait exposition totale de la totalité). Le Livre n’est pas écrit, ne peut s’écrire que dans la suite infinie des livres, et pas plus la pensée ne peut entièrement se posséder elle-même. Le silence, l’expérience muette, est ce qui ne peut être entièrement porté à l’expression, et pourtant ne cesse d’avoir à l’être, et c’est pourquoi « l’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons expérience » (Le visible et l’invisible, p. 251).

La pensée fondamentale en art

73

  • Une lecture des Notes du cours de Merleau-Ponty au Collège de France (1960-1961) [15]

74

Les idées poussent toujours de biais, latéralement (même en philosophie).
(Notes de cours, p. 219)

75Le dernier cours de Merleau-Ponty au Collège de France durant l’année 1960-61 comporte deux parties : la première consacrée à la pensée fondamentale en art, la seconde, interrompue le 4 mai, consacrée à Descartes [16]. Le titre général du cours était : « L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui » [17].

76Qu’est-ce que l’ontologie d’aujourd’hui ? ou qu’est-ce que la philosophie aujourd’hui ? Ces questions nous renvoient selon Merleau-Ponty à un double constat, d’une part « nous ne savons pas ce que nous pensons », au sens où notre époque est celle d’un ébranlement de l’assise métaphysique de la pensée, d’autre part « depuis 100 ans il y a une pensée fondamentale qui n’est pas toujours philosophie explicite » (p. 163).

77Ce double constat est une invitation faite à la philosophie à se ressaisir à partir de ce qui n’est pas elle et qui pourtant en un sens est déjà elle, une pensée qui pense même si elle ne se pense pas, « de là le but de notre cours, écrit Merleau-Ponty, chercher à formuler philosophiquement notre ontologie qui reste implicite » (p. 166). Ontologie qui est pensée à l’œuvre, au sens plein du terme, en peinture et en littérature, et que la philosophie n’a pas d’autre tâche que de porter à l’expression et à la réflexivité.

78Cette pensée fondamentale, cette philosophie implicite qui habite l’art invite tout d’abord à repenser la perception. D’abord parce que, selon Merleau-Ponty, la peinture n’est rien d’autre que l’expression la plus vraie du rapport du visible à lui-même et qu’elle « ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité » (L’œil et l’esprit, p. 26). Ensuite parce que depuis la Phénoménologie de la perception jusqu’à Le visible et l’invisible en passant par le texte de Signes, Le langage indirect et les voix du silence, Merleau-Ponty reste fidèle à deux thèmes husserliens.

79D’une part, celui que les Ideen 1 (paragraphe 24) formulent comme « le principe des principes » : « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance », or s’il est une intuition donatrice originaire par excellence c’est bien la perception (par. 1) même si, comme on le sait, la « vision » comme « conscience donatrice originaire » ne doit pas s’entendre pour Husserl uniquement comme vision sensible (par. 19).

80D’autre part, celui que Merleau-Ponty reprenait dès l’introduction de la Phénoménologie de la perception, qu’il reformule encore au début du Visible et l’invisible, et reprend à nouveau dans le cours de 1961 : « Le début, c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens ». Cette formule de la seconde Méditation cartésienne que Husserl entendait comme l’exigence d’une réduction à l’ego transcendantal, Merleau-Ponty la comprend à la lumière du thème premier, celui des Ideen 1, celui d’un « début » dans ce qu’il appellera la « foi perceptive », cette foi que la philosophie ne dépasse qu’en la reprenant, en s’instruisant de son « énigme » : interroger l’évidence du monde en se demandant « ce que c’est que voir ». C’est ainsi, dit le début du Visible et l’invisible (p. 18), que « ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence qu’elle (la philosophie) veut conduire à l’expression ».

81On le voit donc, la pensée fondamentale en art ne sera rien d’autre que cette praxis qui, se tenant au plus près du visible, interrogeant ce qu’est la perception, le monde tel qu’il se donne dans cette vérité première et cependant incertaine, la porte une première fois à l’expression. C’est pourquoi le cours s’ouvre sur cette phrase attribuée à Cézanne que Merleau-Ponty plaçait déjà en exergue de L’œil et l’esprit : « Ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux, s’enchevêtre aux racines mêmes de l’être, à la source impalpable des sensations ».

82S’il y a donc bien une continuité d’interrogation et un héritage phénoménologique qui parcourent l’œuvre de Merleau-Ponty, cependant les notes du dernier cours se distinguent à la fois des écrits antérieurs, notamment du texte de Signes, et de L’œil et l’esprit qui est presque contemporain de ces notes. À la différence de L’œil et l’esprit, ce n’est pas seulement à la peinture qu’est assigné le rôle d’expression de la pensée fondamentale, à la différence du texte de Signes, à la littérature n’est plus accordé un primat sur la peinture dans cette fonction d’expression, mais peinture et littérature (ou faut-il dire poésie ?) apparaîtront ici comme deux modalités, complémentaires dans leurs différences et se faisant écho, d’un même dévoilement.

83Dans le moment cézanien qui est introduit dès le début du cours le mode de ce dévoilement, déjà présent depuis la Phénoménologie de la perception, c’est la profondeur. Dans le moment proustien (appelons ainsi chez Merleau-Ponty un moment dont Proust est la figure tutélaire, mais avec à ses côtés Claudel et Claude Simon) le mode primordial de ce dévoilement est la simultanéité.

84Cette distinction entre profondeur et simultanéité est ici une facilité d’exposition, elle ne doit pas nous faire oublier que Merleau-Ponty ne cesse de les articuler, de les définir l’une par l’autre, puisque au sens propre elles disent la même chose ou que la même chose se dit en elles. Profondeur et simultanéité ne sont pas simplement deux modes de l’expressivité artistique, mais deux modes selon lesquels c’est l’être même qui se donne, deux modes du même événement d’être.

La profondeur du visible

85La profondeur est à comprendre comme rapport d’enveloppement du visible et de l’invisible. Dans une conception classique la profondeur n’est que l’apparence que revêt l’extension pour un être qui ne voit que depuis sa place dans le monde. Cette vue même indique une autre vue, plus vraie, vue de surplomb où l’extension apparaîtrait sans que les plans ne se dissimulent les uns derrière les autres, ou sans qu’ils ne paraissent se rejeter les uns en arrière des autres. Vue vraie et intégrale d’un être étale que récusait déjà le chapitre consacré à l’espace de la Phénoménologie de la perception (p. 294 et suivantes). Car la profondeur est en réalité tout autre chose qu’une simple apparence inhérente à notre situation spatiale, elle révèle plutôt que voir c’est toujours voir depuis le visible, c’est y être, c’est en être. La profondeur n’est pas une illusion, elle est la vérité même du voir. Elle montre que le visible n’est pas sans invisible, que l’invisible n’est jamais simplement un invisible de fait, accidentel, mais un invisible de droit, qu’il est le dissimulé dont la dissimulation même permet que paraisse ce qui paraît.

86Car tout paraître suppose un disparaître, le visible n’est visible que par l’invisible qui le porte à la visibilité. Il n’y a pas de visibilité intégrale car le visible suppose pour être visible un invisible qui se tient en retrait « derrière » lui et lui permet de paraître. La profondeur du visible, ce n’est donc pas une simple succession de plans qui se dissimulent les uns les autres pour un regard placé devant eux mais qui coexisteraient pour un regard surplombant, elle est la concurrence des visibles qui s’excluent réciproquement, faisant ainsi qu’il y a espace et que mon regard voit parce qu’il s’inscrit en lui. « Invisible » ne désigne pas l’intelligible du sensible, mais ne désigne pas non plus simplement du visible caché, il désigne le retrait de ce qui ne paraît pas afin que quelque chose puisse paraître selon la profondeur, ce qui fait qu’il y a spatialité.

87Penser la profondeur du paraître c’est donc, loin de le traiter en simple apparence, lui accorder une certaine teneur d’être. Par elle il est plus que ces simples qualités sensibles qui dissimulent l’être substantiel, il est plus même que phénomène au sens kantien, renvoyant à une chose en soi égale à X, il est le manifeste où à la fois se révèle et se dissimule la manifestation. La profondeur c’est la modalité de la présence comme « non-dissimulation », non la présence positive d’un en soi massif s’étendant dans un espace isotrope, mais la présence comme relation à soi de l’être manifesté par différenciation de soi à soi.

88On pourrait dire alors que l’invisible détient le sens du visible, mais seulement pour dire que le sens naît dans le jeu entre les visibles, comme il naît du jeu entre les signes, les jeux du visible où l’invisible se laisse deviner, où l’invisible est rendu visible comme invisible. C’est ce jeu de la profondeur, cette circulation que permettent les blancs laissés entre les couleurs dans les dernières peintures de Cézanne selon Merleau-Ponty.

89La phrase de Paul Klee que Merleau-Ponty reprend plusieurs fois, « l’art n’imite pas le visible, il rend visible », doit se comprendre ainsi, l’art c’est le visible rendant visible l’invisible, mais le rendant visible en tant qu’invisible. C’est à partir de là qu’il faudra comprendre également la phrase de Giacometti que Merleau-Ponty cite dans L’œil et l’esprit et qu’il reprend dans ce début du cours : « Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie ». Que Cézanne ait cherché la profondeur ne signifie pas simplement qu’il a cherché à la peindre, mais qu’il a cherché la profondeur elle-même, à comprendre, à saisir en sa vérité cette spatialité primordiale qu’est la profondeur, c’est-à-dire le mouvement même du paraître. C’est en ce sens que Merleau-Ponty reprend cette affirmation selon laquelle Cézanne « pense en peinture » (L’œil et l’esprit, p. 60).

90Ce rapport d’enveloppement du visible et de l’invisible qui définit la profondeur, le cours de 1961 le nomme « prégnance » : « enveloppement d’un actuel inaccessible dans l’actuel accessible » (p. 167). Dans Le visible et l’invisible Merleau-Ponty précise que cette notion n’est pas à prendre en son sens psychologique mais, plus originairement, comme « pouvoir d’éclatement, productivité, (praegnans futuri) » (p. 262). La prégnance ainsi comprise devient opération d’être, d’ester, Wesen au sens verbal, « c’est le Wesen qui est parce qu’il este » (p. 262). Pensée de l’essence comme estance, de l’être en un sens non substantiel, non plus comme présence qui demeure mais au sens verbal, temporalisé, comme venir en présence : être c’est advenir.

91Dans le cours de 1958-1959 Merleau-Ponty citait l’Introduction à la métaphysique : « l’être este comme apparaître » (« Sein west als Erscheinen »), « être veut dire apparaître » (« Sein heisst Erscheinen ») (p. 119).

92La recherche de la profondeur dans l’œuvre de Cézanne, si elle refuse la tranquille immobilité de la présence transcrite en perspective albertienne, c’est qu’elle est recherche d’un accès à l’être, révélation d’être, et pour cela elle doit être dite « pensée tout en acte ». Certes, cette pensée pourtant ne se pense pas, et donc appelle sa traduction en une pensée pensante qui l’amène à l’expression de son propre sens, mais à l’inverse, la pensée pensante a besoin de cette épreuve de l’être où elle peut saisir « en acte » ce qu’elle pense, elle a besoin de la pensée fondamentale qui est expérience du mouvement d’être. C’est cette articulation de deux régimes de la pensée qui s’appellent l’un l’autre qui fait dire à Merleau-Ponty (p. 168) qu’il n’y a pas de meilleur commentaire de Heidegger que la profondeur cézanienne – ou l’inverse.

93Ce que la profondeur pense en peinture c’est la formule de l’identité du Sophiste de Platon (254d) que commente Heidegger dans Identité et Différence (Questions 1, p. 258) : « ἕ αστον […] αὐτὸ δ’ἑαυτῷ ταὐτόν ». Formule d’identité que Merleau-Ponty traduit ainsi : « chaque lui-même est le même pour lui-même avec lui-même ».

94Si cette formule est l’exposition-explicitation (la traduction) de la profondeur, la profondeur est l’exhibition, l’expérience ou la mise en œuvre de cette formule d’identité.

95L’identité n’est pas à penser comme la pleine présence d’un être en soi, reposant en soi, mais comme être pour soi, c’est-à-dire différant de soi et se rapportant à soi depuis cette différence. Être un c’est être un avec soi (Einheit mit ihm selbst), le « avec » dit l’écart de l’altérité qui permet de se rejoindre dans l’identité, un écart qui se constitue dans le mouvement même de cette différance, comme le mouvement de cette transgression analogique constitutive à la fois de l’identité et de l’altérité que décrit la 5e Méditation cartésienne de Husserl.

96Si, avec Platon et Heidegger, Merleau-Ponty comprend l’identité comme être pour soi depuis une différence à soi, ce n’est pas cependant pour retrouver le sens hégélien d’un travail du négatif, car ce retour à soi, ce rapport à soi qui est identité n’est pas retour à une unité retrouvée, n’est pas la réconciliation au-delà de la négativité, mais seulement proximité à soi, proximité où se maintient l’écart d’une différence non surmontée. Car il n’y a pas eu d’unité en soi brisée par le négatif. Hegel pense la différence comme négativité parce qu’il la pense à partir de l’unité première de l’en soi, il rompt le tranquille repos en soi de la substance, mais ce faisant il la présuppose et en un sens la reconstitue.

97La différence qui n’est pas surmontée par le retour à l’identité, qui continue au contraire à vivre en son cœur, c’est la profondeur de l’être. Ainsi dans l’espace cézanien, c’est-à-dire dans l’espace vrai de la perception vive, il n’y a pas de lieux en soi mais seulement dans la différence, selon un système diacritique où le même n’est que « l’autre que l’autre ». La profondeur manifeste non la localité, ni même la différence entre les lieux, mais la différence à partir desquels il y a lieux.

98La perspective classique a prétendu maîtriser cette différence. Pour cela elle la pose en l’exposant : l’apparaître (la profondeur) devient une apparence (la perspective). La contestation de la perspective classique chez Cézanne, notamment par la coexistence dans ses tableaux de perspectives incompossibles dans une même vue doit mettre en évidence au contraire le dynamisme du paraître (à la fois dynamisme de la vision : voir c’est se mouvoir comme le souligne Merleau-Ponty, et dynamisme du visible : le visible vient au devant depuis un horizon indifférencié, comme le décrit Pato ka dans L’espace et sa problématique[18]).

99La localité, l’identité du où, n’est que par ce double mouvement, identité qui n’est donc pas seulement « autre que l’autre » mais aussi autre que soi. La chose apparaissant se donne à voir comme autre au sens où, paraissant, elle sort de sa propre réserve, elle vient en avant de soi, elle penche, elle tombe comme l’« Amour en plâtre » de Cézanne.

100La profondeur n’est donc pas une dimension parmi d’autres mais c’est la dimensionnalité, la réversibilité des dimensions ou la voluminosité de l’Être. L’œil et l’esprit (p. 65-69) la décrit comme dimension première qui contient toutes les autres, comme la « venue à soi du visible » (p. 69, cours p. 171), le visible se faisant visible pour et par un voyant qui, nous l’avons vu, ne lui est pas extérieur, mais qui lui-même est visible. Le voyant ce n’est pas l’ego, sujet d’une « pensée de voir » ou sujet constituant, mais c’est l’opérateur d’une visibilité anonyme qui se fait en lui, et qui le fait ou l’institue comme voyant. Il est le point de virement où le visible se retourne sur soi. Le monde se voit en moi, c’est une vérité que le peintre ne peut ignorer (le motif « germine en moi » disait Cézanne). Réversibilité d’une vision qui se fait « du milieu des choses » dira L’œil et l’esprit (p. 19) et qui constitue ce que Merleau-Ponty nomme la chair.

101S’il y a ainsi extension de la notion de chair, du Leib husserlien, si Merleau-Ponty parle de chair du visible, de chair du monde c’est selon une analogie qui est davantage qu’une simple comparaison, la reconnaissance d’une identité du sens d’être. Ce qui fait la chair c’est ce rapport à soi, cette formule d’identité qui est identité depuis la différence, un écart à soi qui porte non seulement la possibilité mais le sens même du rapport à soi comme auto-affection altérée. La chair c’est l’être sensible à soi, l’être s’écartant de soi afin de paraître à soi : la chair se touche et se voit (elle se touche seulement chez Husserl et ne se voit pas, chez Merleau-Ponty elle se voit, au moins dans le miroir, instrument de la réversibilité que décrira L’œil et l’esprit, ou dans le regard des autres), dans cette auto-appréhension tactile, ou visuelle, la chair se fait autre que soi pour se connaître soi. Réversibilité qui opère le recroisement du voyant et du visible, d’un corps qui se voit vu, réversibilité qui à la fois institue le corps comme corps de chair (un sentant sensible dit L’œil et l’esprit (p. 21) et vaut, par lui, pour l’ensemble du visible qui à travers lui en quelque façon se voit [19].

102Voir c’est accomplir cette visibilité imminente. Dans Le visible et l’invisible Merleau-Ponty précise de la réversibilité qu’elle est « toujours imminente et jamais réalisée en fait » (p. 194). L’imminence c’est le « presque » d’une auto-affection toujours en suspens, toujours s’accomplissant sans jamais être accomplie. Husserl décrivait déjà les mains qui se touchent sans pouvoir jamais être dans le même moment main touchante et main touchée, mais seulement alternativement de telle sorte que c’est dans le suspens de ce recroisement, dans cet écart à soi, dans cette altération réitérée, que se constitue la chair [20]. Sans ce suspens, sans ce retard sur soi, l’auto-affection s’abolirait dans son accomplissement, la différence ne travaillerait plus au cœur de l’identité, l’identité accomplie ne serait plus rapport à soi mais fusion et confusion en soi. L’imminence c’est donc l’impossibilité d’une parfaite coïncidence avec soi, le maintien d’un écart que la réversibilité creuse en même temps qu’elle le franchit. Le propre de la chair, rappelle Merleau-Ponty dans cette page du Visible et l’invisible, c’est de se toucher « presque » et de se dérober à soi au moment de se saisir soi-même de telle sorte qu’elle est « une présence à soi qui est absence de soi » (p. 303). L’imminence donne donc à comprendre la signification ontologique de la notion de chair, la « chair du monde » c’est l’« être qui est éminemment percipi, être qui contient sa négation ». Dans le cours est affirmé simplement ceci : « si je suis chair, il y a aussi une chair du monde » (p. 174).

103Imminence de l’auto-appréhension charnelle que la même note du Visible et l’invisible étend au sentir en général, au voir en particulier. Visibilité imminente qui est quasi-présence du visible à lui-même dira L’œil et l’esprit (p. 23). Et s’il peut y avoir quelque chose comme de la peinture, des tableaux, c’est par cette « vision retournée » qui s’accomplit en eux, qui trouve en eux ses « icônes », la peinture naissant dans cet écart du visible à lui-même, « le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui » (p. 171).

104La peinture en effet n’a pas d’autre vocation que de manifester cette énigme du voyant-visible qu’est l’opération de la réversibilité par laquelle il y a structure charnelle du monde sensible. Ce que L’œil et l’esprit nomme la « formule charnelle de leur présence que les choses suscitent en moi » (p. 22) trouve nécessairement la voie de l’expression picturale, celle-ci n’étant qu’« un visible à la deuxième puissance, essence charnelle ou icône du premier ».

105En ce sens si Cézanne « pense en peinture » c’est tout simplement que voir c’est faire « expérience muette d’un sens muet », « voir, c’est cette sorte de pensée qui n’a pas besoin de penser pour posséder le Wesen » (Le visible et l’invisible p. 301). Cela signifie une pensée qui n’est pas re-présentation mais présence à, être à. Le cours de 59 précisait que c’était là, selon Merleau-Ponty, la signification même du Da-Sein : « être à la chose même, le monde même, l’être même » (p. 97) [21].

106Cette présence à, c’est ce que la représentation perd, elle substitue un monde d’idées au monde des relations d’êtres, un monde d’objectivités au monde charnel. Dans le cours de 1959 Merleau-Ponty citant Heidegger soulignait que penser c’est aller vers, dans « l’épaisseur de distance qui nous sépare » de la chose et non « auprès d’un contenu représenté dans notre conscience » (Essais et conférences p. 186). Et Merleau-Ponty ajoutait « ce qu’il (Heidegger) veut dire : notre présence à la chose même, si on la remplace par Vor-stellung, on ne la retrouvera jamais » (p. 97) [22].

107Il s’agit donc de penser autrement que par représentation, et, dans cette pensée, de reconnaître la vérité de la vision qui, en quelque sorte, l’anticipait. C’est cette anticipation du penser dans le voir, et l’expression de l’essence du visible dans la peinture que Merleau-Ponty nomme « pensée fondamentale ». Dans une note annexée au cours (p. 391) Merleau-Ponty souligne que la pensée fondamentale est « la perception qui ne se pose pas, la pensée de l’Ungedachte ». L’Ungedachte, l’impensé, ce n’est pas ici ce que la pensée ne pense pas, son point aveugle, mais c’est la pensée elle-même comme pensée en retrait de soi, pensée qui ne se pense pas. Pensée qui s’anticipe elle-même, comme un « sens muet » (p. 175), un sens qui n’a pas encore été porté à l’explicitation de sa formulation parlante, à la réflexivité de la pensée pensante, mais qui est cependant déjà davantage que le simple « il y a » (l’évidence du monde perçu).

108Pour Merleau-Ponty l’art est l’expression pure de cette épreuve de l’être qui, en lui, reste « muette encore », expression déjà et expérience encore, pensée déjà et voir encore. Les œuvres d’art sont bien les voix du silence.

Des voix du silence au silence parlant

109Avant d’en venir au second thème de la pensée fondamentale, celui de la simultanéité, Merleau-Ponty articule le cours de 1961 (p. 182 à 191 des Notes) autour du passage du « silence enveloppant » de la peinture au « silence enveloppé » dans la littérature.

110Le langage indirect et les voix du silence confrontait l’expressivité muette de la peinture à l’expressivité « parlante » de la littérature et soulignait le primat de cette dernière sur les voix silencieuses de l’art. C’était la notion même d’expression qui conditionnait ce rapport et plaçait la peinture sur un plan d’immédiateté à la fois plus riche et plus pauvre que la parole, accordant à la littérature un pouvoir de surmonter les limites d’un art du silence [23]. Mais déjà était pourtant reconnu que « nul langage ne se détache tout à fait de la précarité des formes d’expression muettes » (Signes, p. 98) et c’est sur ce plan d’équivalence avec la peinture que Merleau-Ponty va penser maintenant littérature et poésie.

111C’est que le rapport de la peinture et de la littérature n’apparaît plus désormais gouverné par le modèle de l’expression langagière, et c’est au contraire, comme le souligne Le visible et l’invisible (p. 190), « l’insertion du parler et du penser dans le monde du silence » qu’il s’agit plutôt de mettre en évidence. L’émergence de la parole est comprise désormais comme « sublimation de la chair » (p. 191), c’est la chair du monde visible avec son épaisseur d’invisible qui elle-même advient à la parole, accomplissant ce que Merleau-Ponty appelait déjà dans la Phénoménologie de la perception le « miracle de l’expression » (p. 230).

112Dans les pages 183-185 des Notes de cours Merleau-Ponty commente la lettre de Descartes à Mersenne du 20 novembre 1629. Descartes y reconnaît le caractère utopique d’un projet de langue universelle, c’est-à-dire d’une langue qui serait libérée de tout arbitraire, qui permettrait de dire la pensée claire et distincte de manière univoque, langue transparente à la raison, « qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses qu’il lui serait presque impossible de se tromper » mais qu’il ne faut cependant pas « espérer de la voir jamais en usage ».

113Mais peut-il y avoir seulement une telle pensée transparente à elle-même, s’obscurcissant fatalement dans son passage par la confusion linguistique, de telle sorte que la clarification langagière, l’idéal d’univocité, s’il pouvait être réalisé, laisserait la pensée à sa pleine clarté rationnelle ? Il faut reconnaître au contraire que la pensée puise dans la parole, et jusque dans l’équivocité inhérente aux usages langagiers une richesse, une ressource de sens. Son silence ne s’habille pas du vêtement de la parole mais plutôt il traîne en elle, il la hante comme un sens qui s’y cherche, et trouve en elle la puissance de sa propre expression, son style.

114Le pendant de la conception cartésienne du langage c’est la poésie, c’est Rimbaud chez qui Merleau-Ponty va relever deux thèmes (p. 186) : Tout d’abord celui d’une unité de la perception par chevauchement, empiètement, correspondance sans coïncidence entre les sens. Chez le peintre déjà Merleau-Ponty relevait cette correspondance, chez Cézanne notamment qui voulait peindre, dit-on, jusqu’à « l’odeur toute bleue des pins » et « le parfum de marbre de la Sainte Victoire » [24]. Ce que Rimbaud exprime selon Merleau-Ponty par le projet d’un « dérèglement de tous les sens » [25], c’est ce contact avec l’être indivis, un être indivis se donnant tout entier en chacune de ses manifestations sensibles. Merleau-Ponty commente : « le dérèglement des sens c’est rompre les cloisons entre eux pour retrouver leur indivision – et par là une pensée non mienne mais leur – un contact avec visible total ».

115Par là le poète introduit au second thème, celui d’un être qui se pense en moi comme il se voit en moi. C’est, selon l’expression de L’œil et l’esprit (p. 87), relecture de la formule husserlienne de la seconde Méditation cartésienne, « l’être muet qui lui-même en vient à manifester son propre sens ». Si la réversibilité charnelle c’est la vision par un voyant-vu, un voyant-visible, cela doit se dire également du penser : l’être se pense en moi, à travers moi, les choses se parlent à travers moi, le poète dit cette réversibilité, ou plutôt elle se dit en son poème. Rimbaud voulait « écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule en lui » (p. 183), il écrivait : « c’est faux de dire : je pense. On devrait dire : On me pense ». Merleau-Ponty commente : « le visible et le signifié poétique entrelacés ».

116C’est donc comme expression d’une véritable « pensée poétique » que Merleau-Ponty cite ici (p. 187) le poème de Paul Valéry qu’il cite également à la fin de la partie rédigée du Visible et l’invisible :

117

[…] cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !

118Merleau-Ponty commente ainsi dans une note du cours (p. 377) : « toute parole se prête aux choses dont elle parle et leur laisse dire ce qu’elles-mêmes veulent dire ». Ce qui vaut, précise-t-il, aussi bien pour la philosophie que pour la poésie.

119Ainsi, si la primauté de la littérature sur la peinture que soulignait le texte de Signes en 1952 n’est plus retenue ici, la littérature, ou plus généralement la parole, n’en conserve pas moins cependant encore une sorte de privilège.

120À l’écrivain revient en effet toujours de dire « l’essence même du visible » (p. 187) qui se pense en lui, comme si le visible ne révélait jamais autant sa vérité qu’au-delà de sa pleine visibilité, au-delà de son entière manifestation qui est celle de la peinture, dans une parole où c’est cette visibilité même qui se porte à l’expression de son propre sens, qui s’écrit et se pense. C’est pourquoi Le visible et l’invisible peut affirmer que « personne n’a été aussi loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur » (p. 295).

121C’est donc pour Merleau-Ponty à une parole encore, la parole poétique de Proust, que revient de manifester ultimement cette vérité du sensible. L’immanence du sens au sensible qui habite la peinture, faisait déjà du voir une pensée, et faisait de la peinture une pensée éminente, « tout en acte », mais cette immanence avait encore besoin de trouver son dire, poétique chez Proust, philosophique chez Merleau-Ponty.

122Il n’y a sans doute pas au sens propre de théorie proustienne de l’idée musicale qui serait à expliciter, pas plus qu’il n’y a dans l’œuvre de Claude Simon une théorie de la simultanéité, mais il y a une pensée qui s’y met à l’épreuve, qui s’y découvre. La pensée en acte dans la peinture se reprend dans un dire littéraire qui n’est pas étranger à la réflexivité. Le dire littéraire est déjà répétition de ce qui s’était donné une première fois dans une anticipation sensible du sens, dans une pensée fondamentale en peinture, mais une pensée qui ne s’y possédait pas, c’est-à-dire qui n’était pas encore « avec elle-même » (Signes, p. 29). « Elle est ouverture », dira Merleau-Ponty, un certain silence que reprend la parole, qui devient silence parlant dans le dire poétique et littéraire, puis que répétera à nouveau le dire philosophique pour tenter de l’amener à l’« expression pure de son propre sens ».

La simultanéité des moments du temps

123La formule du Visible et l’invisible sur Proust rappelle que l’idée sensible, ce n’est pas seulement ce que celui-ci appelait l’idée musicale, mais l’ensemble que forme pour lui la « vie intérieure », qui n’est nullement clôture sur soi mais qui contient en elle le monde qui s’y reflète, qu’elle reprend et métamorphose en art.

124Idées sensibles donc ou « essences charnelles » qui à la fois se manifestent et se cachent à même la phénoménalité. Sens d’être, ou dimension, ou invisible qui ne peut être séparé, exhibé comme une essence subsistante pour soi, qui ne peut être que perçu à travers le sensible, le visible qui le manifeste comme invisible, nous l’avons vu. Une essence qui ne se donne à nous qu’incarnée, « dans une expérience charnelle » (Le visible et l’invisible, p. 197).

125Ce que Proust souligne, notamment à propos de la musique de Vinteuil, c’est le caractère proprement insaisissable d’une telle essence charnelle. Idée sensible, c’est-à-dire idée impensable par représentation, idée se dérobant à la pensée, ne laissant à qui veut la saisir, la comprendre, comprendre comme Swann tente de saisir le secret de la petite phrase, que sa propre absence, ses traces que sont quelques notes, leurs écarts et leurs rapports. Idée insaisissable dans ces traces mêmes, sens de la phrase musicale se dérobant dans la phrase même, sens ou idée qui n’est donnée qu’en creux, comme une certaine absence au sein de la présence, un certain silence entre les notes.

126Un exemple privilégié d’idée sensible opère de façon significative dans le texte du cours de Merleau-Ponty : Proust cite parmi ces « notions sans équivalents » (Du côté de chez Swann, vol. 1, p. 350) [26], entendons sans équivalents conceptuels, celle de la lumière, soit la lumière elle-même comme expérience et initiation à un monde, comme dimension. La lumière n’est pas vue, mais elle est condition de possibilité du visible, elle rend visible, et pour cela elle doit être elle-même invisible [27]. Mais il faut dire aussi qu’elle est vue dans le visible, par lui ou en lui, comme ce qui le fait advenir et se dissimule dans cette apparition même. En ce sens elle est bien l’invisible du visible : à la fois elle rend visible et le visible la rend visible, mais comme invisible. La lumière est modalité d’être, mode du paraître, « la luminosité est structure de l’être » (p. 193), avec Proust nous devons dire que c’est une idée, mais une idée sensible parce que la représentation conceptuelle de la lumière ne nous livrerait pas ce qu’elle est, c’est-à-dire la luminosité faisant paraître, l’« élément » du visible.

127Mais en quel sens s’agit-il alors d’une idée ? Pourquoi parler d’idée là où il n’y a pas représentation, et de pensée là où il n’y a pas saisie d’un sens pour lui-même et en lui-même ? Encore une fois : que veut dire « idée sensible » ?

128Il y a idée parce qu’il y a universalité, mais « universalité par singularité » (p. 196). Formule qui désigne d’abord un universel dans le singulier, qui est pris en lui, un sens adhérent, mais qui signifie également une universalité opérant à travers le singulier qui en est « l’emblème ». L’emblème c’est-à-dire plus que le symbole qui l’exprime ou le signe qui le dénote, ce qui le manifeste, son mode de présence, ou selon lequel il advient.

129L’universalité c’est, nous dit Le visible et l’invisible (p. 198), l’« ouverture d’une dimension d’être ». Par l’expérience, par la première fois (première vision, premier contact, premier plaisir) il y a « initiation (Stiftung) » (Le visible et l’invisible, p. 296), accès à l’être, « établissement d’un niveau » (entendons d’un sens d’être). « L’idée est ce niveau, cette dimension » (p. 198).

130L’être peut se dire « idée » (comme chez Platon mais ici contre le platonisme), comme il se dit « dimension », ou « invisible », pour dire cette transcendance dans l’immanence, transcendance non séparée. Merleau-Ponty dit encore « verticalité » car il y a bien une manière dont le sensible nous élève par-dessus lui-même, nous hausse à son intelligibilité sans que pourtant nous le quittions, comme ce moment où Swann comprend la petite phrase, sans pourtant qu’il ne fasse autre chose que l’entendre. (Dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty étend la portée de cette inhérence à la parole même : « en un sens, écrit-il, comprendre une phrase ce n’est rien d’autre que l’accueillir pleinement dans son être sonore, ou, comme on le dit si bien, l’entendre », p. 203.)

131Cette « universalité par singularité » c’est aussi ce que L’œil et l’esprit invite à voir en chaque visible : « chaque quelque chose visuel, tout individu qu’il est, fonctionne aussi comme dimension, parce qu’il se donne comme résultat d’une déhiscence de l’être » (p. 85). « Déhiscence de l’être », ou « fission de l’être » pour dire l’être tout entier manifesté dans l’apparaître de chacune des singularités, être manifesté en chaque étant.

132L’expérience sensible, proprement phénoménologique, est une épreuve de l’être, l’institution d’un accès à l’être qui, ayant eu lieu une fois, a lieu pour toujours, pour toujours attaché à cette première fois qui en sera l’emblème. Cette première fois qu’il faudra répéter pour la saisir enfin en sa vérité, tant il est vrai, comme Proust ne cesse d’y insister, que toute présentation est re-présentation au sens d’une réitération, l’originaire ne se donnant que dans un mouvement rétrograde de réminiscence. Toutes les autres fois ont été rendues possibles par cette première fois qui a initié l’accès à cet horizon de sens sous lequel chacune des expériences ensuite viendra se placer, chacune en ce sens la répétant dans l’oubli de cette origine que Merleau-Ponty appelle une tradition.

133« Fécondité illimitée de chaque présent qui, écrivait Merleau-Ponty dans Signes (p. 73), justement parce qu’il est singulier et qu’il passe, ne pourra jamais cesser d’avoir été et donc d’être universellement ». L’expérience est ainsi la « capacité de prendre un être comme représentatif de l’être », c’est en ce sens qu’elle est introduction à une dimension d’être, institution d’une universalité. Dans le résumé du cours de 1954-1955 Merleau-Ponty écrivait : « on entendait par institution ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire » (Résumé de cours, p. 61).

134Ainsi Merleau-Ponty relève dans une note l’exemple du sens d’être rouge du « rouge des écussons des artilleurs » dans un texte où Claude Simon décrit un bal d’avant-guerre : « … tandis que continuaient à tourner sur le plancher grisâtre les bonniches soyeuses et leurs rêches toisons enlacées aux uniformes bleu-ciel des artilleurs dans un sillage de relents d’écurie, leurs tintillants éperons, leurs cols aux écussons d’un rouge clair, comme du sang délayé, sur lesquels s’inscrivaient en noir les deux chiffres du numéro de leur régiment. »[28].

135La vertu signifiante de la texture de ce rouge, les expériences qu’il éveille ne sont pas simplement indiquées par lui, ou remémorées grâce à lui, mais sont vécues à travers lui, fétiche dit Merleau-Ponty dont l’invocation permet l’expérience renouvelée, « il sera toujours le médiateur de ces expériences. Parce que notre expérience n’est pas un champ plat de qualités, mais toujours sous l’invocation de tel ou tel fétiche » (Parcours 2, p. 313).

136Le rouge des écussons, ce n’est pas l’eidos rouge constitué imaginativement dans une variation eidétique comme chez Husserl [29], car le rouge de Claude Simon est ce rouge des écussons : une certaine expérience singulière, emblème d’une signification rouge universelle mais inséparable d’elle, non pas universalité d’abstraction ou de surplomb mais universalité verticale, par initiation à un niveau d’être, par le rouge des écussons des tirailleurs tout un monde de ce rouge dans son universelle singularité. « Wesen actif, venant du rouge même », dira une note du Visible et l’invisible (p. 301). Ce n’est pas par une variation infinie, par « l’infinité des variations possibles » [30] du rouge que se constitue l’eidos rouge, mais à partir d’un seul, une seule fois qui nous introduit subitement dans la révélation d’un sens d’être, l’intuition eidétique se fait par accès à l’être brut dans la singularité d’une épreuve décisive. L’expérience n’est pas ce que l’on réitère mais ce qui nous introduit, dans sa fulgurance initiale et initiatrice, à une vérité de toujours.

137À propos de la lumière comme source et comme foyer de toute expérience visuelle, comme structure d’être, Merleau-Ponty ajoute : « éternité de la lumière pendant qu’elle est » (p. 193). L’épreuve de l’idée sensible est expérience de l’impermanence d’une éternité qu’il faut saisir dans l’instant fugitif où elle est, comme accidentellement, dévoilée dans la vie. Proust parle de « fragments d’existence soustraits au temps », mais dont la contemplation, ajoute-t-il « quoique d’éternité, était fugitive » (Le Temps retrouvé, vol. 3, p. 875).

138Sans doute y a-t-il chez Proust d’abord une compréhension métaphysique de l’éternité comme nunc stans, présent permanent, persistant. Ce qu’Augustin appelle dans le Livre XI des Confessions, au chapitre 11, l’« éternité toujours stable » et dans le chapitre 13 « un perpétuel aujourd’hui » – tout en ayant précisé dès le chapitre 7 que le perpétuel n’est pas le sempiternel. L’éternité est comme un instant soustrait au temps. Et chez Proust la « contemplation de l’essence des choses » (p. 876) est bien dite vécue ainsi, dans une telle éternité atemporelle.

139Mais Merleau-Ponty veut souligner qu’il y a aussi chez Proust une conception tout autre de l’éternité, d’une éternité qui n’est ni soustraite au temps, ni sempiternelle, mais qui est le temps lui-même tel qu’il se déploie en lui-même à partir de lui-même. Éternité naissant non de l’exclusion du temps, mais de l’empiétement des moments du temps les uns sur les autres, Ineinander des moments du temps.

140Proust écrit ainsi : « ces diverses impressions avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent » (p. 871). Si ces impressions ont pour Proust quelque chose d’extra-temporel, ce n’est ici ni au sens d’une éternité augustinienne, ni au sens d’une indistinction bergsonienne, mais au sens d’un recouvrement des moments du temps qui, bien que distincts, s’entrappartiennent. S’il y a, certes, dans le Temps retrouvé une compréhension métaphysique du rapport d’exclusion du temps et de l’éternité, il s’agit pourtant d’un temps retrouvé et aucunement surmonté, dépassé vers l’éternel. Il y a plutôt dans les pages proustiennes l’idée d’une inclusion réciproque du temps et de l’éternité : éternité comme reprise, répétition ou réciprocité des moments du temps. Éternité qui est dite « en dehors du temps » mais aussi inhérente au passé et au présent, « quelque chose de commun à la fois au passé et au présent » (p. 872).

141Expérience d’éternité immanente, épreuve d’une temporalité non linéaire qui en appelle à la parole, à sa recréation en un dire « poétique » qui la rassemble et la fasse accéder à son expression pure, « le langage de l’artiste, écrit Merleau-Ponty, est le moyen d’achever notre participation commune à l’être » (p. 196). Ce passage par la parole, par le récit qui reprend l’expérience et seul la fait accéder à elle-même, c’est en effet selon Proust ce qu’exige le temps lui-même. C’est, comme on sait, le thème récurrent de toute La recherche que la saisie des essences charnelles soit seulement rétrospective, se produisant dans des expériences aussi accidentelles et éphémères que nécessaires, comme dans un fragile suspens du temps. Et c’est seulement par l’art, par la littérature que ces fragments de « temps à l’état pur » comme l’écrit Proust dans Le temps retrouvé peuvent échapper à la contingence de leur réminiscence, à l’impermanence de leur éternité. « Il fallait tâcher, écrit-il, d’interpréter les sensations comme autant de lois et d’idées en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? » (Le temps retrouvé, vol. 3, p. 879).

142« Le temps est toujours perdu » relève Merleau-Ponty (p. 197), il doit l’être pour être retrouvé, c’est-à-dire trouvé enfin, et il n’est véritablement retrouvé que « par la recréation du langage », par la parole qui, souligne Merleau-Ponty, est cette « absence qui rejoint, qui peut-être crée seule la présence » (p. 197). Le temps trouve sa vérité dans le récit : une temporalité qui n’est pas de succession (temps de la succession qui est un temps mort souligne Proust) mais de simultanéité.

143Simultanéité signifie co-appartenance des moments du temps. Parler de co-appartenance des moments du temps, c’est d’abord contester le primat du présent, de la présence : le passé n’est pas seulement comme passé-présent, comme présence du passé dans la mémoire. Contre l’augustinisme qui n’accorde l’être au passé qu’en tant qu’il est présent, il faut affirmer l’être du passé en tant que passé. Nous pouvons parler de réminiscence si la réminiscence, à la différence de la mémoire, laisse le passé là où il est et l’y rejoint dans l’épaisseur du temps, « contact direct avec le passé en son lieu » disait la Phénoménologie de la Perception (p. 473) [31]. Dans le Temps retrouvé Proust souligne ainsi le rôle de l’oubli qui a préservé le souvenir, l’a laissé à sa place d’où il nous apparaît toujours dans son originarité perdue : « si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois » (Le temps retrouvé, vol. 3, p. 870).

144Le thème de la simultanéité conduit alors Merleau-Ponty vers des écrivains qui, dit-il, le reprennent d’« une manière plus violente » (p. 198) que Proust lui-même : Claudel et Claude Simon.

145Chez Claudel, Merleau-Ponty veut lire une compréhension de la simultanéité comme cohésion du temps. La cohésion n’est pas la fusion des moments du temps dans une durée bergsonienne, la présence du passé ce n’est pas le passé qui vit encore dans le présent, ou qui est redevenu présent, il y a passé là où il était, passé passé incompossible avec le présent. Il y a temps parce qu’il y a incompossibilité des moments du temps. La simultanéité c’est précisément cela : « la coexistence des incompossibles » (p. 174 et 203), ils sont, chacun à leur place, sans confusion. C’est leur concurrence qui fait la temporalité du temps, son caractère extatique, et c’est leur coexistence qui fait la cohésion du temps, « cohésion par incompossibilité » (p. 199).

146Dans Le visible et l’invisible (p. 297) Merleau-Ponty écrit : « c’est bien ici le passé qui adhère au présent et non la conscience du passé qui adhère à la conscience du présent ». Ce que Merleau-Ponty lit chez Claude Simon c’est cette épreuve du temps dans toute sa radicalité : la simultanéité prend ici la figure d’un temps-magma, d’une interpénétration des moments du temps plutôt que d’une cohésion. Dans Le vent Claude Simon décrit cette « épaisseur du temps » : « le temps semblable à une sorte d’épais magma où l’instant serait comme un coup de bêche dans la sombre terre, mettant à nu l’indénombrable grouillement de vers » (p. 163). Un temps-magma, c’est-à-dire, écrit Merleau-Ponty, « qui mêle ses dimensions, qui se fait de partout à la fois » (p. 207, note). Une formule explicative emprunte à la peinture : « le temps chez Claude Simon est sans perspective italienne – ceci veut dire que nos souvenirs ne sont pas rangés chrono-logiquement selon clarté décroissante ». Le temps est « sédimentation et déchirure » (p. 208), il y a à la fois un ordre de la succession et un désordre du surgissement des moments, et ces deux aspects, qui sont contradictoires si l’on veut, font la temporalité même du temps sans que l’un prévale sur l’autre, telle était déjà la leçon proustienne qui avec Claude Simon se radicalise.

147Dans La route des Flandres (p. 28-32), c’est « le chevauchement même du temps » qui est décrit par la progression sur place du régiment dans la nuit et dans la pluie, une pluie qui ne tombe pas, mais « englobe dans son sein hommes et montures… comme si l’air, le temps lui-même n’étaient qu’une seule et unique masse d’acier refroidi (comme ces mondes morts, éteints depuis des milliards d’années et couverts de glace) dans l’épaisseur de laquelle ils étaient pris… » (p. 29).

148« Il ne s’agit pas, écrit Claude Simon, de traduire du temps par du temps mais une simultanéité, une chose qui existe totalement » (cité par Merleau-Ponty, p. 216). Simultanéité des moments du temps comme différence à soi d’une unité démembrée, cette même unité qui fait également l’indifférenciation de l’espace-temps : l’ici et le là-bas correspondent comme présent et passé, ils sont des incompossibles encore et coexistant pourtant au sens où « j’y suis ». Dans cette indifférenciation simultanéité et profondeur signifient la même chose, le même éclatement d’être différant de soi : « temps et espace sont des horizons qui empiètent l’un sur l’autre » (p. 200). « Le rapport passé-présent, écrit Merleau-Ponty, est rapport d’un temps-espace à un autre qui le déchire (Le vent, p. 175) » (p. 207). L’identité de l’espace-temps est bien identité avec soi dans la déchirure de la différence.

Conclusion

149Dans la présentation de son cours Merleau-Ponty annonçait : « le but de ce cours [est de] chercher à formuler philosophiquement notre ontologie qui reste implicite » (p. 166). Ontologie indirecte (par opposition à l’ontologie directe de Heidegger) que Merleau-Ponty recherche chez le peintre au travail et dans la « métaphore continuée » (p. 219) de la parole littéraire, manières de se rapporter à l’être par ses emblèmes.

150La pensée fondamentale n’est pas une pensée de la confusion, une pensée confuse que la pensée pensante aurait à porter à la clarté du concept, mais elle est une épreuve de l’être, qui veut affronter le mouvement de sa manifestation. La profondeur, la simultanéité, ce sont les figures de cet événement d’être qu’il s’agit toujours à nouveau de porter à l’expression.

151La pensée pensante n’en est pas rendue pour cela superflue, en un sens, certes, elle dit ce que les autres font, mais par là même elle l’accomplit selon son propre mode et en accompagne l’effort infini.

152« La philosophie, écrivait Merleau-Ponty en 1959 (p. 39), trouvera aide dans la poésie, l’art, dans un rapport beaucoup plus étroit avec eux, elle renaîtra et interprétera ainsi son propre passé de métaphysique – qui n’est pas passé ».


Date de mise en ligne : 15/04/2021

https://doi.org/10.3917/eph.651.0020

Notes

  • [1]
    La différence entre ces deux formules tient en ce que la « pensée de l’art » est à prendre ici à la fois au sens d’un génitif subjectif et d’un génitif objectif : la pensée qui pense l’art mais aussi l’art qui est lui-même pensée.
  • [2]
    Relevons que la dédicace est à Sartre, mais le rapport complexe à Qu’est-ce que la littérature ? sera laissé ici pour ne retenir que le dialogue avec le texte de Malraux autour de la question de l’expression.
  • [3]
    Ce texte, placé en second dans le recueil, est pourtant dans sa conception antérieur d’une année à celui que nous lisons, il en explicite le premier moment comme nous allons le voir.
  • [4]
    Derrida relèvera dans La voix et le phénomène cette identité entre « signifier » et « vouloir-dire » dans la Bedeutung chez Husserl (p. 19), en un sens ce n’est pas autre chose qu’enseigne la linguistique saussurienne pour Merleau-Ponty.
  • [5]
    Lettre à Clara Rilke, le 23 octobre 1907. Correspondance, p. 119, Éditions du Seuil, 1976. Comme en écho Proust évoque « ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne » (A la recherche du temps perdu, Le côté de Guermantes, édition de la Pléiade 1980, vol. 2, p. 537).
  • [6]
    Sein und Zeit, par. 32.
  • [7]
    Ce que déjà indiquaient les descriptions husserliennes, notamment dans Expérience et Jugement. À cet égard Merleau-Ponty se tient sur une ligne « entre » Husserl et Heidegger. Au paragraphe 32 de Sein und Zeit Heidegger précise sa critique de l’approche husserlienne : il n’y a pas de perception pure comme un accès originaire à l’étant sans qu’il n’y ait un horizon mondain que présuppose une telle apparition. En toute perception il y a déjà articulation, un monde qui se livre (et se cache) en sa structure de renvois. Chez Husserl « l’expérience donatrice originaire est la perception » où l’étant se donne « en personne », « en original » (Ideen 1). Pour Merleau-Ponty (p. 79) il y a un « logos du monde sensible » qui se lit à même le sensible, qui n’est ni à déchiffrer, ni à interpréter, ni à traduire, mais simplement à voir. Si toute perception présuppose bien un monde, un horizon mondain où elle prend sa configuration, cependant c’est en elle qu’il faut saisir cette figure de l’être (Cézanne disait : « il y a une minute du monde qui est à peindre »). Si en ce sens il n’y a pas de perception « pure », cependant le voir n’est pas à transposer trop hâtivement en parole, une parole qui abriterait par excellence le sens de l’être et de l’apparaître, mais il faut aussi, et peut-être d’abord, se confier à l’être paraissant et se dissimulant dans le voir même : discerner l’invisible qui hante le visible, se confier au visible parce que nous en sommes et que nous n’avons jamais accès au sens d’être que par cette connivence qui est la chair. Nous sommes d’abord voyant-visible plutôt que berger de l’être dans l’abri de la parole (bien qu’il ne faille sans doute pas trop accentuer cette opposition et en penser plutôt l’articulation). Nous parlons parce qu’une expressivité charnelle s’exhausse en cette autre chair qui est celle de la parole, c’est ce que soulignera fortement Le visible et l’invisible (p. 189 et suivantes).
  • [8]
    Pour cette analyse de la profondeur qu’il n’a pas été possible de développer ici on pourra consulter l’article : Cézanne chez Merleau-Ponty, paru dans le second numéro de La nouvelle école des philosophes (une première version de cet article est également accessible sur le site de la revue en ligne Philopsis).
  • [9]
    Kant parlait dans la Critique de la faculté de juger (par. 11 à 15) de la finalité sans fin comme de cette loi de composition interne formelle dans la représentation d’un objet dont s’autorise le jugement esthétique. Chez Léonard de Vinci, Bergson relève après Ravaisson l’idée d’une « ligne flexueuse » qui est comme un principe interne générateur pour toute forme et que le peintre doit savoir discerner en chaque être pour pouvoir l’« imiter ». Sur cette ligne comme « l’épure d’une genèse des choses », voir L’œil et l’esprit, p 72 et les Notes de cours 1960, p. 51.
  • [10]
    Alors que dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty comprenait ces « correspondances » comme une unité des sens se diffractant en chacun d’eux, selon une proximité avec l’analyse de Erwin Strauss (Du sens des sens), dans Le visible et l’invisible et dans L’œil et l’esprit cette unité sensorielle qui doit renvoyer à l’« éclatement » d’un être polymorphe sera plutôt pensée selon une transversalité ou un recouvrement mutuel des sens. Unité par empiétement qui n’annule pas la spécificité de chaque sens comme ouverture singulière au monde, chacun portant la totalité de cette ouverture à l’être qu’est l’existence corporelle.
  • [11]
    Ainsi de la nature et de l’histoire au sens où la nature n’apparaît en l’homme que par et dans son histoire. On se rapportera à l’article « Fondation » du Dictionnaire Merleau-Ponty de Pascal Dupond, édition Ellipses, 2008.
  • [12]
    Voir le Résumé du cours, p. 59.
  • [13]
    « l’expression de ce qui existe est une tâche infinie » Sens et non sens, p. 21.
  • [14]
    Nous nous risquerons à relever une certaine équivoque de la pensée de l’action esquissée en ces pages, dans l’opposition réitérée (p. 77 et 85) entre avènement (ouverture d’un sens) et événement (« fermé sur sa différence »), opposition que ne lève pas même l’observation que « l’avènement est promesse d’événements » (p. 87). De telle sorte que l’on ne distingue pas clairement si l’action assume la charge de l’événement, quitte à s’y perdre, ou si elle l’élève à la signification de l’avènement (p. 90 : « folie de l’action qui prend à son compte le cours des choses »). Il resterait à déterminer dans quelle mesure la pensée politique de Merleau-Ponty reste tributaire de cette articulation incertaine entre action et événement.
  • [15]
    Le présent texte reprend un exposé consacré à la lecture des notes du dernier cours de Merleau-Ponty, publiées par S. Ménasé et C. Lefort dans Notes de cours, 1959-1961, édition Gallimard, 1996 ; les notes seront citées dans cet ouvrage.
  • [16]
    Cette seconde partie du cours se poursuit jusqu’au 27 avril, les dernières notes de préparation pour ce jour donnent une idée de la lecture de Descartes qu’y entreprend Merleau-Ponty : « Pourquoi Descartes est le plus difficile des auteurs : parce qu’il est le plus radicalement ambigu, celui qui dit le plus indirectement, en vertu de son aversion de l’Être et qui par suite est toujours mal compris, rectifié toujours présomptivement, sans que, à cause du contenu latent, ce soit convaincant. C’est celui qui a le plus de contenu latent » (Notes de cours, p. 264).
  • [17]
    Rappelons que, parallèlement, Merleau-Ponty donnait cette année-là un second cours intitulé Philosophie et non-philosophie depuis Hegel.
  • [18]
    Jan Pato ka, Qu’est-ce que la phénoménologie ? Édition Million 1988.
  • [19]
    La Phénoménologie de la perception décrivait déjà (p. 119, p. 162) la corporéité comme l’hors de soi se rassemblant en soi, un style d’être au monde, une manière d’habiter l’espace. À propos de cette spatialité du corps propre Merleau-Ponty y faisait déjà le lien entre corporéité, être au monde et expressivité picturale, citant Cézanne déjà (p. 154) et parlant de la perception comme d’un « dialogue du sujet avec l’objet, reprise par le sujet d’un sens épars dans l’objet et dans l’objet des intentions du sujet », possession réciproque du peintre et du motif dont parle Cézanne. Mais les formulations même le montrent, la pensée y restait prise encore dans l’opposition du sujet et de l’objet qu’elle tentait pourtant de surmonter.
  • [20]
    Ideen II, par. 36. Merleau-Ponty en reprend la description au début du Visible et l’invisible, p. 24.
  • [21]
    Si penser c’est « être à », il y a non seulement une corporéité de la pensée au sens où nous pensons parce que nous sommes au monde, mais il y a une pensée-corps, une pensée immanente à notre corporéité, habitant ou hantant ses mouvements et ses perceptions. Une pensée, c’est-à-dire une manière dont un certain sens se cherche, s’anticipe et se poursuit à travers une expressivité qui ne trouvera son vecteur langagier qu’au terme d’un parcours, d’une maturation (une germination disait Cézanne) corporelle et sensorielle dont l’art porte témoignage.
  • [22]
    Dans la conférence de Heidegger « Que veut dire penser ? » (Essais et conférences, p. 167) la pensée au sens traditionnel est caractérisée par la re-présentation en tant qu’elle est « la présentation du présent qui nous livre la chose en la plaçant devant nous ». La pensée se donne ainsi pour un percevoir réitéré, et inversement le percevoir est lui-même re-présentation : voir est alors « pensée de voir », réduction de la vision, dira L’œil et l’esprit (p. 41), à « une pensée qui déchiffre les signes donnés par le corps » (« percevoir c’est juger », dira Alain après J. Lagneau). C’est pourquoi Descartes peut donner dans la Dioptrique pour modèle de la vision le toucher à distance, comme celui des aveugles qui, dit-il, « voient avec les mains » (cité dans L’œil et l’esprit p. 37). Mais, il est vrai, « Descartes ne serait pas Descartes s’il avait pensé éliminer la vision » (L’œil et l’esprit, p. 51).
  • [23]
    Un art du silence c’est-à-dire aussi un art qui n’a pas d’historicité propre, au sens où le peintre recommence la peinture, alors que l’écrivain appuie inévitablement son œuvre sur la sédimentation des œuvres passées, parole qui vit des paroles se rappelant en elle : « Si le peintre prend le pinceau, c’est qu’en un sens la peinture est encore à faire. Mais les arts du langage vont beaucoup plus loin dans la vraie création » (Signes, p. 99).
  • [24]
    J. Gasquet, Cézanne, cité dans Conversations avec Paul Cézanne, p. 108.
  • [25]
    Lettre à Paul Demeny 15 mai 1871 dite « lettre du voyant » : « il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens ».
  • [26]
    Les références au texte de Proust sont données dans l’édition de la Pléiade de La recherche, 3 volumes, Gallimard, 1980.
  • [27]
    Cézanne écrit à E. Bernard : « la lumière n’existe donc pas pour le peintre » (Correspondance, p. 308).
  • [28]
    Une note de Merleau-Ponty reprise dans Parcours 2, p. 313, référence à un texte paru dans Les Lettres françaises, 52, 1-7 dec. 1960, p. 1-5 (repris dans Le Palace).
  • [29]
    Expérience et jugement, par. 88, 89.
  • [30]
    Ibid., par. 89.
  • [31]
    Mais s’esquisse ici et dans les dernières notes de travail, avec Proust, une pensée du temps qui rompt avec celle de la Phénoménologie de la perception qui restait attachée aux Leçons de Husserl, à l’appréhension du temps dans une conscience rétentionnelle. Avec Proust apparaît un temps discontinu, surgissant entier, avec son obscure épaisseur de lointains, dans la clarté d’un instant. Instant qui est « initiation » à la temporalité de l’être : « La Stiftung d’un point du temps peut se transmettre aux autres sans « continuité »… à partir du moment où l’on comprend le temps comme chiasme. Alors passé et présent sont Ineinander… » (Le visible et l’invisible, p. 321).

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