Notes
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[1]
La première référence est à l’édition de Louis Lafuma (Paris, Seuil, L’Intégrale, 1963), la seconde à l’édition de Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier (Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2004).
-
[2]
Selon le fragment L. 449 (FS. 690), le principe de raison est christique.
-
[3]
Sur l’isomorphie décelable entre le discours pascalien et le discours scripturaire, voir mon article, « L’écriture philosophique dans les Pensées de Pascal », in Au-delà des textes : la question de l’écriture philosophique, Reims, PUR, 2007, p. 83-92. Le discours pascalien est un discours de la raison, mais la raison y est la faculté du jugement, et c’est par elle que sont condamnés ceux qui l’invoquent pour condamner le christianisme sans lequel il est impossible de bien juger : voir L. 175 (FS. 206).
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[4]
Voir L., p. 355 ; FS., p. 132-133.
-
[5]
Voir Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, PUF, 1993.
-
[6]
Voir L., p. 367, FS., p. 751.
-
[7]
Voir mon article « Les Provinciales, matrice d’un concept du comique chez Pascal », in La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, n° 58, 2008, p. 323-334.
-
[8]
Voir L. 103 (FS. 135).
-
[9]
La référence possible aux Entretiens m’a été signalée par Thomas Bénatouïl. Voir son article « Les possessions du sage et le dépouillement du philosophe », Rursus, n° 3, mis en ligne le 15 février 2008, URL : http://revel.unice.fr/rursus/document.html?id=213.
-
[10]
Sur l’origine de l’amour-propre, voir la lettre à M. et Mme Périer du 17 octobre 1651, et sur les effets de l’amour-propre, voir le fragment L. 978 (FS. 743).
-
[11]
Voir deux fragments : L. 103 (FS. 135) et L. 828 (FS. 668).
-
[12]
Pour la conclusion de ce traité, voir de préférence l’édition des Œuvres par Jean Mesnard (Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque européenne, tome II, 1970, puis 1991, p. 1271-1272).
-
[13]
Voir L., p. 354-355 ; FS., p. 130-131.
-
[14]
Je m’oppose vigoureusement en cela à l’idée d’une simple « destitution de la métaphysique » qui, chez Jean-Luc Marion et ses disciples, découle d’une lecture, à mon avis erronée, du fragment des trois ordres.
1La notion d’ordre est polysémique. Il faut distinguer trois grands sens de ce mot dans l’œuvre de Pascal [1]. L’exposé portant sur la théorie pascalienne des ordres et le problème des trois ordres, on devra se concentrer assez rapidement sur le troisième de ces sens.
2Le premier sens, le plus évident, est celui où le mot ordre signifie la succession des matières dans le discours. On parlera ainsi d’un discours ordonné et d’un discours désordonné. Par exemple, dans le fragment L. 532 (FS. 457), il est question de l’ordre des Pensées comme étant un désordre :
J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable.
4Pascal revendique donc un discours désordonné, mais un discours désordonné qui recèle un ordre sous-jacent compte tenu de l’intention de l’auteur. On peut invoquer un autre fragment, L. 298 (FS. 329), où il est question, cette fois, de l’ordre et du désordre du texte scripturaire, de l’Écriture :
Contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre.
Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule.
Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire.
Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours.
6Dans ce fragment, il est toujours question de l’ordre et du désordre qu’est susceptible de revêtir le discours, mais il est également question de deux ordres de choses impliquant deux discours différents : un ordre de l’esprit et un ordre de la charité. C’est précisément parce qu’il y a ces deux ordres de choses – ce qui renvoie manifestement à un autre sens du mot ordre – qu’on peut dire qu’il y a dans le discours un impératif d’ordre qui peut prendre la forme d’un apparent désordre. De ce point de vue, le désordre que Pascal revendique pour ses Pensées n’est pas sans rapport avec le désordre de l’Écriture : l’ordre de l’esprit n’est pas adapté à tous les sujets. Il n’est pas adapté au discours figuratif de l’Écriture, à la partition des charnels et des spirituels que celui-ci vise ; mais il n’est pas adapté non plus à ce discours qui, quoiqu’il soit un discours de la raison, vise à montrer que Jésus-Christ est raison de tout [2], de telle sorte que c’est à la lumière de la révélation chrétienne (ou de la dualité du péché et de la grâce) qu’on doit juger de tout [3].
7En un deuxième sens, assez classique lui aussi, le mot ordre fait référence aux dispositions voulues par Dieu. Est ordonné ce qui est conforme à la volonté de Dieu ; est désordonné ce qui est contraire à la volonté de Dieu. Il s’ensuit que « ordonné » devient synonyme de « juste » et « désordonné » synonyme d’« injuste ». On a une illustration de cet emploi du mot ordre dans un passage fort difficile qui se trouve au début de l’opuscule De l’art de persuader [4] :
Je sais qu’il [Dieu] a voulu qu’elles [les vérités divines] entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.
En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles, lequel ils ont corrompu néanmoins en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la croyance ! Et c’est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui la charme et qui l’entraîne.
9En disant des vérités divines que Dieu a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non de l’esprit dans le cœur, ou qu’il faut les aimer pour les connaître, et non les connaître pour les aimer, Pascal évoque l’ordre surnaturel instauré par Dieu pour punir le péché et pour y remédier. Il s’agit en effet d’humilier l’orgueilleuse puissance du raisonnement qui, loin de faire connaître l’amabilité réelle des choses que la volonté choisit, ne fait que rationaliser après coup les choix d’une volonté déréglée depuis que, rapportant tout à lui-même au lieu de rapporter tout à Dieu, l’homme ne veut plus que ce qui lui plaît. Aussi, à l’humiliation de cette orgueilleuse puissance du raisonnement, doit-on joindre la conversion d’une telle volonté, Dieu empruntant la voie de l’agrément pour faire connaître des vérités que l’esprit n’est plus en état de connaître depuis qu’il est au service du cœur corrompu. Dieu charme donc la volonté plus fortement qu’elle n’est charmée par les choses qui la délectent quand l’homme se fait lui-même Dieu. Mais l’ordre surnaturel instauré par Dieu pour punir le péché et pour y remédier est présenté comme un ordre qui ne vaut que pour les vérités divines. Dans les choses humaines, l’amour est subordonné à la connaissance, le cœur à l’esprit. Ou plutôt, c’est ce qui devrait être. Au premier abord, il y a opposition entre l’ordre surnaturel instauré par Dieu pour punir le péché et pour y remédier, et l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Cette opposition recouvre l’opposition de deux sphères : celle des choses divines et celle des choses humaines. Pourtant, le second paragraphe ruine en partie cette opposition. Car l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles a lui-même subi une subversion du fait du péché. Les hommes font des choses profanes ce qu’ils doivent faire des choses saintes : ils ne croient plus que ce qui s’accorde, à tout le moins, avec leurs plaisirs. La différence qui subsiste entre les deux sphères n’est, en définitive, que celle-ci : tandis que les vérités divines déplaisent nécessairement à l’homme qui se fait lui-même Dieu, les vérités humaines ne lui déplaisent pas nécessairement. On comprend ainsi mieux pourquoi, avec les vérités divines, Dieu est obligé d’emprunter la voie de l’agrément. L’ordre surnaturel a la même forme que le désordre, quoique sa fin lui soit contraire. Pascal souligne fréquemment le paradoxe de la grâce efficace qui a la même forme que la concupiscence – la forme de la « délectation prévenante », comme l’indique le 2e Écrit sur la grâce –, quoique sa fin soit le renversement de la concupiscence dans la charité. Le fragment L. 615 (FS. 508), selon lequel « rien n’est si semblable à la charité que la cupidité, et rien n’y est si contraire », corrobore la conclusion du passage cité. Malgré leur forme commune, nulle confusion n’est donc possible entre l’ordre surnaturel et le désordre auquel il s’accommode : l’ordre surnaturel émane de la volonté de Dieu et de sa justice pénale, tandis que le désordre émane de la volonté de l’homme et de son injustice naturelle.
10En un troisième sens, « ordre » coïncide avec « genre ». Ce troisième sens n’est pas sans rapport avec le deuxième sens, identifiant « ordre » et « justice », puisque, si « ordre » n’est plus ici synonyme de « justice », en revanche, ce qui est ici synonyme de « justice », c’est le respect des ordres. À l’inverse, est « injustice » la violation des ordres, ce que Pascal appelle « tyrannie ». Dans cette perspective, « ordre » équivaut à « genre de chose ». L’emploi de ce terme émerge notamment dans deux fragments : L. 58 (FS. 91-92), un fragment bipartite consacré à la notion de tyrannie, et L. 308 (FS. 339), le célèbre fragment dit « des trois ordres ». Selon la terminologie de Christian Lazzeri [5], il y a une dimension horizontale des ordres et une dimension verticale des ordres. Dans le premier fragment, Pascal distingue divers ordres et les met sur le même plan ; dans le second fragment, il n’y a plus que trois ordres et il y a gradation, structure scalaire, de ces trois ordres. Mais, dans les deux fragments, « ordre » est synonyme de « genre ». Dans le premier fragment, Pascal évoque ainsi « la maîtrise [qui est] de divers genre » et, dans le second fragment, il énonce ceci à propos des trois ordres : « ce sont trois ordres différents – de genre ».
11On commencera par étudier le premier de ces fragments : L. 58 (FS. 91-92).
Tyrannie.
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.
Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis fort, donc on doit m’aimer ; je suis… Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas ; il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.
La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre.
Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs, et quelquefois ils se rencontrent. Et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force. Elle ne fait rien au royaume des savants. Elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
13Plusieurs points sont remarquables.
14Premièrement, Pascal parle de divers genres de mérites et de divers genres de respects assortis à ces mérites. Par là, il s’écarte du 2e Discours sur la condition des grands où il ne distingue que deux grandeurs (des grandeurs naturelles et des grandeurs conventionnelles ou d’établissement) et deux respects proportionnés à ces grandeurs (des respects naturels et des respects conventionnels ou d’établissement). À propos de ces derniers, Pascal précise que ce sont « certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées selon la raison d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre » [6]. Ce ne sont pas simplement des signes extérieurs, car de tels signes s’accompagnent selon la raison d’un sentiment intérieur de la justice de cet ordre – de sa justice, et pas seulement de sa nécessité, en quoi Pascal se démarque de Montaigne qui aurait bien exigé qu’il y eût reconnaissance intérieure de la nécessité de cet ordre, mais pas forcément de sa justice. C’est toute la différence que Pascal pose entre les « vrais chrétiens » ou les « chrétiens parfaits » – comme il les nomme en L. 14 (FS. 48) et L. 90 (FS. 124) –, et les « habiles ». Quand on revient du 2e Discours sur la condition des grands au fragment L. 58 (FS. 91-92), on s’aperçoit qu’il n’est plus question de deux genres de mérites et de deux genres de respects, mais qu’il est question uniquement de divers genres de mérites et de divers genres de respects au sein de ce que Pascal appelle les grandeurs naturelles. Il n’est question que de différentes qualités naturelles – la beauté, la force, la science ou l’habileté –, lesquelles induisent différents devoirs – l’amour, la crainte, l’assentiment ou l’estime. Voilà donc des qualités naturelles et des devoirs correspondants que l’on doit rendre à ces qualités naturelles. On est juste de les accorder là où ils sont dus et injuste de les refuser là où ils sont dus. Mais on est injuste de les réclamer là où ils ne sont pas dus et juste de les refuser là où ils ne sont pas dus.
15Deuxièmement, un caractère faux et déraisonnable s’attache à la confusion. La confusion est génératrice de discours faux et déraisonnables, et on pourrait ajouter ridicules, en prenant cela au sens propre, c’est-à-dire dignes de risée. Au fond, il est comique de confondre les différents ordres [7]. Mais, bien qu’il soit comique de confondre les ordres, rien n’est plus naturel, comme l’atteste le second volet du fragment L. 58 (FS. 91-92) – celui qui a pour titre : « La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre » –, puisque c’est ce que pratiquent naturellement les hommes devenus corrompus. Tous veulent dominer, et dominer indépendamment du domaine dans lequel ils excellent. Donc cette confusion ridicule n’a rien que de très naturel dans la seconde nature. On pratique naturellement la confusion et l’injustice, tout en les dénonçant naturellement chez les autres. Elles font rire, elles sont ridicules chez les autres. Comme Pascal le note dans la liasse « Raisons des effets », la tyrannie est accusée [8]. C’est chez les autres qu’elle est à la fois intolérable et ridicule. Car la raison suffit pour exhiber la folie, alors même qu’elle ne suffit pas pour apporter la sagesse.
16Pascal a pu puiser cette notion d’ordre chez Épictète. Dans le chapitre 6 du livre IV des Entretiens, Épictète parle de diverses qualités naturelles, mais de diverses qualités naturelles acquises, comme le savoir du forgeron ou le savoir du tireur à l’arc, et il fustige la confusion des ordres chez l’apprenti philosophe qui, sous prétexte qu’il a appris à régler ses jugements, prétend dominer hors d’ordre. La critique d’Épictète est dirigée contre deux abus. D’une part, contre la théorie platonicienne selon laquelle la sagesse du sage lui donnerait le droit de commander : car le sage est un spécialiste en matière de règlement du jugement, mais cela ne lui donne pas le droit de commander politiquement. D’autre part, contre l’idée selon laquelle la sagesse du sage lui conférerait une supériorité universelle : car il serait ridicule que, sous prétexte qu’un sage est un sage, il voulût faire la loi au forgeron en matière d’art de forger ou au tireur à l’arc en matière d’art de tirer à l’arc. Pour Épictète, la sagesse du sage donne bien une hégémonie, mais une hégémonie d’une part intérieure, et d’autre part limitée. Par ailleurs, dans l’article XLIV du Manuel, Épictète dénonce les inférences incohérentes, du type « je suis plus riche que toi, donc je te suis supérieur » ou « je suis plus éloquent que toi, donc je te suis supérieur ». Ne sont cohérentes que les inférences du type « je suis plus riche que toi, donc ma richesse est supérieure à la tienne » ou « je suis plus éloquent que toi, donc mon éloquence est supérieure à la tienne ». Mais, parce que tu n’es toi-même ni richesse ni éloquence, il est inapproprié de mettre en rapport deux choses qui n’ont pas de rapport. C’est exactement la thèse de Pascal, et cette thèse est exprimée, comme chez Épictète, dans la dénonciation d’inférences incohérentes, du type « je suis beau, donc on doit me craindre » ou « je suis fort, donc on doit m’aimer » [9]. Il est vrai que, derrière Épictète, se profile l’ombre d’Aristote, puisque c’est le Stagirite qui ne cesse de mettre en garde contre toute métabasis eis allo génos ou confusion des genres.
17Troisièmement, le thème de la tyrannie comme universelle volonté de domination hors d’ordre – en tant qu’elle est un défaut commun à tous les hommes de la seconde nature et en tant qu’elle enferme une contradiction (car, si tous veulent dominer en tout, tous ne le peuvent pas) – conduit immanquablement au fragment L. 597 (FS. 494).
Le moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela : vous êtes donc toujours haïssable.
Point. Car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr.
Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais, si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.
19Comme tout philosophe, Pascal procède par concepts : il forge des concepts et il articule des concepts. Dans le fragment L. 58 (FS. 91-92), il introduit un concept d’ordre assimilable à un concept de genre, ainsi que le couple conceptuel justice-tyrannie. Dans le fragment L. 597 (FS. 494), il introduit d’autres concepts connexes.
20En premier lieu, le concept de moi, qui dans les Pensées représente le soi de la seconde nature. Le moi est le soi qui se fait centre de tout et veut dominer en tout. Par conséquent, ce concept recoupe le concept d’amour-propre [10]. Il y a un dynamisme engendré par la contradiction dans l’homme de la seconde nature. Si chacun rapporte tout à lui-même, le précepte de la charité est d’abord, purement et simplement, subverti dans ses deux dimensions : il est impossible d’aimer Dieu par-dessus tout et d’aimer son prochain comme soi-même à partir du moment où on s’aime soi-même infiniment à la place de Dieu et où, en tout, y compris en autrui, on s’aime soi-même infiniment à la place de Dieu. Mais, parce que cette subversion du précepte de la charité est universelle, parce que tous prétendent également à ce à quoi chacun prétend pour lui-même, à savoir s’absolutiser, tous sont condamnés à échouer. Pascal résout cette difficulté à un double niveau : à un niveau politique et à un niveau social. Au niveau politique [11] : Pascal s’interroge sur la genèse du droit en remontant au conflit qu’il faut admettre entre des individus qui sont tous mus par ce désir de domination universel et désordonné. Le rapport de force qu’il présuppose permet certes de dégager un parti dominant, mais ne permet pas d’asseoir la domination de ce parti. Seule le permet l’institutionnalisation de la force au moyen de l’imagination, c’est-à-dire au moyen d’une image de la justice. Le droit conjoint donc justice et force, en justifiant la force. La justification est imaginaire pour le « peuple » qui croit à l’intrinsèque justice du droit ; elle est réelle pour les « habiles » et les « vrais chrétiens » ou les « chrétiens parfaits » qui n’y croient pas, quoique selon deux points de vue distincts : celui de la nécessité de la justice toute formelle du droit et celui de la justice pénale de la justice toute formelle du droit. Au niveau social : Pascal s’interroge sur le statut de la civilité. Puisque tous veulent dominer en tout, il faut arriver à un accommodement. Il faut se ménager mutuellement. On ne peut exercer son amour-propre sans faire une place à l’amour-propre d’autrui. Nous ménageons l’amour-propre des autres afin qu’eux-mêmes ménagent le nôtre. On a ainsi affaire à une structure spéculaire (de ménagement mutuel, d’accommodement mutuel), de sorte que la civilité doit être conçue comme une image de la charité. La civilité n’est pas la charité, mais elle produit des effets semblables à ceux que produit la charité. On ne peut pas dire qu’on aime les autres comme soi-même, mais on peut dire qu’on traite les autres comme soi-même, et on retrouve par là quelque chose qui mime le précepte de la charité. L’injustice du moi (ou l’injustice de l’amour-propre) est couverte, elle n’est pas supprimée pour autant.
21Aussi, en second lieu, est-il parfaitement logique d’associer au concept de moi le couple conceptuel injustice-incommodité. Le moi est injuste en soi et incommode aux autres. Or il ne suffit pas de détruire l’incommodité pour détruire l’injustice. Ôter l’incommodité, c’est ce que fait la civilité, en empêchant que l’amour-propre de chacun ne nuise à l’amour-propre de tous les autres. Elle codifie dans l’espace social la coexistence pacifique des amours-propres. En revanche, elle n’en ôte aucunement l’injustice. Et Pascal distingue nettement les deux aspects dans la réplique à son interlocuteur mondain, Miton. Pour être moins incommode aux autres lorsqu’on observe les règles de la civilité, on n’en est pas moins toujours injuste en soi, et donc toujours haïssable.
22D’où, enfin, une série de fragments qui décrivent l’ordre politique et social comme image et tableau de la charité : L. 106 (FS. 138), L. 118 (FS. 150), L. 210 (FS. 243), L. 211 (FS. 244). Le rapport des sujets au souverain imite le rapport des fidèles à Dieu et les rapports d’accommodement mutuel imitent les rapports d’amour mutuel.
23Après avoir étudié, avec le fragment L. 58 (FS. 91-92), la dimension horizontale des ordres, il convient d’étudier, avec le célèbre fragment dit « des trois ordres », L. 308 (FS. 339), la dimension verticale des ordres.
La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.
Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.
La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents – de genre.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux mais des esprits, c’est assez.
Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux, Dieu leur suffit.
Archimède sans éclat serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais a fourni à tous les esprits ses inventions. Ô qu’il a éclaté aux esprits !
Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au-dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions, il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût.
Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi. Mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre.
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.
Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas.
Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles. Et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée, cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel.
25Dans le fragment L. 308 (FS. 339), il n’y a plus divers ordres et des mérites proportionnés à divers ordres, mais trois ordres qui se déclinent en trois grandeurs (grandeur de chair, grandeur d’esprit, grandeur de sagesse ou de charité), ou encore en trois empires, trois règnes, trois royautés, ou encore en trois admirations (ceux qui n’admirent que les grandeurs de chair, ceux qui n’admirent que les grandeurs d’esprit, ceux qui n’admirent que les grandeurs de sagesse ou de charité). Il y a distinction et gradation de ces trois ordres. À quoi la gradation est-elle due ? Elle est due au fait que l’ordre inférieur ne vaut rien aux yeux de l’ordre supérieur. Des grandeurs de chair, on peut dire qu’elles sont négligeables aux yeux des grandeurs d’esprit. Des grandeurs de chair et d’esprit, on peut dire qu’elles sont négligeables aux yeux des grandeurs de sagesse ou de charité. Dire qu’elles ne valent rien, cela signifie qu’elles s’anéantissent aux yeux de ceux qui perçoivent l’infinité, voire l’infinité d’infinité, qui élève l’ordre dans lequel ils se situent au-dessus de ce qui lui est inférieur.
26Comme on sait, il y a une source mathématique de cette notion d’ordre en tant qu’elle implique la gradation des ordres et la réduction à néant, sinon le néant, d’une grandeur par rapport à une grandeur qui apparaît comme infiniment plus grande. En effet, dans la conclusion du traité de la Sommation des puissances numériques [12], Pascal énonce le principe selon lequel « dans le cas d’une grandeur continue, des grandeurs d’un genre quelconque, ajoutées, en tel nombre qu’on voudra, à une grandeur d’un genre supérieur, ne l’augmentent de rien ». Il illustre immédiatement ce principe à l’aide de deux exemples : un premier exemple tiré de la géométrie et des figures (les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides) ; un second exemple tiré de l’arithmétique et des nombres (les racines n’ajoutent rien aux carrés, les carrés aux cubes, les cubes aux carrés-carrés). Puis il introduit la notion de degré (gradus), inférieur ou supérieur. On peut considérer les degrés inférieurs comme négligeables, ou réductibles à rien, par rapport aux degrés supérieurs. À cette conclusion du traité de la Sommation des puissances numériques fait écho, à la fin de l’opuscule De l’esprit géométrique, la réfutation du chevalier de Méré. Celui-ci refuse de consentir au principe de la divisibilité de l’espace à l’infini. Pour le réfuter, Pascal va recourir à la notion de grandeur hétérogène, ou d’hétérogénéité par rapport à une grandeur continue donnée : le point indivisible est hétérogène par rapport à l’espace. Pascal trace une analogie entre ce que le point indivisible est à l’espace, ce que l’instant indivisible est au temps, ce que le zéro indivisible est au nombre, ce que le repos indivisible est au mouvement. Le point, l’instant, le zéro et le repos sont des néants hétérogènes à leurs grandeurs respectives : le point est un néant d’espace, l’instant est un néant de temps, le zéro est un néant de nombre, le repos est un néant de mouvement. Par là même, il esquisse la notion d’extrémité. Le néant est une extrémité, et aucune des quatre grandeurs que sont l’espace, le temps, le nombre et le mouvement, ne tombe jamais dans ces extrémités corrélatives que sont le néant et l’infini, ou encore le rien et le tout, comme Pascal les nomme dans le fragment dit « des deux infinis », L. 199 (FS. 230). D’où l’idée d’une double infinité de ces quatre grandeurs qui ne tombent jamais ni dans leur extrémité de néant (ou de petitesse), ni dans leur extrémité d’infini (ou de grandeur).
27Le principe énoncé dans la conclusion du traité de la Sommation des puissances numériques n’est pas sans répercussion en trois endroits des Pensées. Dans le fragment dit « des deux infinis », L. 199 (FS. 230), Pascal fait état d’une disproportion entre la nature et notre perception de la nature. L’étendue de notre perception de la nature, que celle-ci soit une perception sensible ou une perception intellectuelle, demeure incommensurable par rapport aux deux extrémités (de grandeur et de petitesse) de la nature elle-même. Dans le fragment dit « du pari », L. 418 (FS. 680), Pascal écrit : « L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant. » Dans le fragment dit « des trois ordres », L. 308 (FS. 339), Pascal commence ainsi : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. » Ici on a donc une réduplication de l’hétérogénéité : non seulement il y a une distance infinie des corps aux esprits, mais encore il y a une distance infiniment plus infinie des esprits à la charité.
28Eu égard à la source mathématique de ce schéma, on repère pourtant dans ce schéma une grande différence avec les mathématiques. Dans les mathématiques, ce qui permet d’établir une gradation, c’est, d’une part, un rapport objectif qui réduit à rien les grandeurs d’un ordre inférieur, et, d’autre part, des séquences ouvertes dans la gradation (par exemple, la séquence des carrés aux cubes, des cubes aux carrés-carrés, etc., ou encore la séquence des lignes aux surfaces, des surfaces aux solides, etc.). Dans le schéma des trois ordres, il n’en va plus de même. D’une part, ce n’est plus un rapport objectif qui réduit à rien les grandeurs d’un ordre inférieur, mais c’est une vue subjective : ce n’est qu’aux yeux de ceux qui partagent les grandeurs d’un ordre supérieur que les grandeurs d’un ordre inférieur s’annulent. D’autre part, on n’a plus de séquences ouvertes : on n’a que trois ordres, et une séquence achevée dans l’ordre le plus élevé, l’ordre de la sagesse, l’ordre de la charité.
29Cependant, des interrogations subsistent. Pourquoi trois ordres et pourquoi cette gradation des trois ordres ? On fait assurément avancer les choses en rapprochant du fragment dit « des trois ordres », L. 308 (FS. 339), le fragment dit « des trois concupiscences », L. 933 (FS. 761).
Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc.
Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté.
Les charnels sont les riches, les rois : ils ont pour objet le corps.
Les curieux et savants : ils ont pour objet l’esprit.
Les sages : ils ont pour objet la justice.
Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui.
Dans les choses de la chair règne proprement sa concupiscence.
Dans les spirituels, la curiosité proprement.
Dans la sagesse, l’orgueil proprement.
Ce n’est pas qu’on ne puisse être glorieux pour le bien ou pour les connaissances, mais ce n’est pas le lieu de l’orgueil. Car en accordant à un homme qu’il est savant, on ne laissera pas de le convaincre qu’il a tort d’être superbe.
Le lieu propre à la superbe est la sagesse. Car on ne peut accorder à un homme qu’il s’est rendu sage et qu’il a tort d’être glorieux. Car cela est de justice.
Aussi Dieu seul donne la sagesse. Et c’est pourquoi qui gloriatur, in Domino glorietur.
31Il y a incontestablement un parallélisme entre le fragment des trois ordres et le fragment des trois concupiscences – ce que deux fragments apparentés, L. 545 (FS. 460) et L. 918 (FS. 748), auxquels il est permis de relier L. 757 (FS. 626), appellent libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi, ou encore : la chair, la curiosité, l’orgueil. Mais ce fragment des trois concupiscences fait apparaître aussi une théorie des ordres. En effet, on peut dire qu’il y a trois sortes de biens, qui sont objets de trois désirs des hommes, et qu’il y a une articulation entre, d’un côté, la notion de bien, assortie de la notion d’ordre de ce bien, et, d’un autre côté, la notion de désir ayant pour objet un de ces biens et devant se plier à l’ordre de ce bien. Pascal met l’accent sur la nécessaire appropriation du désir au bien visé : dans le premier ordre règne proprement la libido sentiendi ou chair ; dans le deuxième ordre règne proprement la libido sciendi ou curiosité ; dans le troisième ordre règne proprement la libido dominandi ou orgueil. Il est donc impropre et injustifié – on reprend la théorie de la justice comme respect des ordres – d’avoir de la curiosité ou de l’orgueil pour les biens matériels, etc. Il y aura injustice chaque fois que le désir ne sera pas approprié au bien visé et à l’ordre du bien visé. Ainsi, il est aussi déplacé de vouloir posséder les biens de l’esprit ou les biens de la sagesse, qu’il est déplacé d’être glorieux des biens du corps ou des biens de l’esprit, et d’être curieux des biens du corps ou des biens de la sagesse. On a donc une théorie des ordres à l’intérieur même de la théorie des trois concupiscences, et une théorie des ordres qui fait surgir deux concepts nouveaux : le concept de propriété et le concept de lieu. Lorsque Pascal dit que c’est le propre du troisième ordre de susciter la libido dominandi, l’orgueil, il mobilise un concept original de propriété. Et il mobilise un concept original de lieu, lorsqu’il dit que le lieu de l’orgueil n’est pas dans les biens du premier ordre ou du deuxième ordre. Respecter la propriété et le lieu, c’est être juste ; violer la propriété et le lieu, c’est être injuste. Il est tyrannique, car injustifié, de se glorifier – la gloire étant la libido qui règne proprement dans le troisième ordre – de ses biens matériels ou de ses biens intellectuels. Cela est à la fois impropre, faux et ridicule. Mais il est juste, en revanche, de se glorifier de sa sagesse. Ici le désir, la libido dominandi, est approprié au bien visé, en l’occurrence celui qui relève du troisième ordre. Il est juste de se glorifier de sa sagesse, même si Pascal ajoute aussitôt qu’il n’y a de sagesse que de Dieu (confirmant par là ce qu’il note également dans le fragment des trois ordres, à savoir que la sagesse est nulle, sinon de Dieu). La mesure de la sagesse est en Dieu, toutes choses devant se rapporter à lui. Voilà pourquoi il est injustifié de se glorifier de sa propre sagesse, mais il est justifié de se glorifier de sa sagesse en tant qu’elle vient de Dieu, ce que Pascal appuie d’une référence à I Cor. 1, 31 – la référence qui clôt ce passage : « celui qui se glorifie, que ce soit dans le Seigneur qu’il se glorifie ».
32On ne peut, une fois de plus, qu’être frappé par la proximité de Pascal avec Épictète qui, lui aussi, dans le chapitre 6 du livre IV des Entretiens, raille l’inconséquence de celui qui, faisant profession de philosophie, se fâche de ce qu’on le considère comme digne de pitié pour n’avoir pas les biens de la fortune, témoignant par là qu’il n’est nullement insensible au jugement des autres, alors que la seule chose qui dépende de lui est le règlement de ses propres jugements. Il faut savoir en quel domaine on veut réussir et on ne saurait briguer tout ensemble la fermeté intérieure et la reconnaissance extérieure. Si le philosophe était réellement convaincu que le bien est pour lui dans la sagesse, il ne se soucierait pas de l’opinion des autres qui, quant à eux, ne craignent pas d’être pris en pitié par le philosophe pour n’avoir pas la sagesse, parce qu’ils sont réellement convaincus que sont des biens les biens de la fortune qu’ils convoitent, qu’est digne d’envie celui qui les possède et digne de pitié celui qui ne les possède pas. Compte tenu non seulement de l’hétérogénéité des biens mais encore de leur gradation, il est donc logique que le vulgaire plaigne le philosophe, n’apercevant pas la valeur du bien auquel celui-ci se consacre, et logique que le philosophe ne se plaigne pas d’être ainsi plaint, apercevant à la lumière du bien auquel il se consacre l’inanité des biens auxquels les autres se consacrent.
33En quoi ce fragment des trois concupiscences est-il utile pour démêler les difficultés du précédent ? Il apporte deux précisions supplémentaires. Il montre, premièrement, que la justice ordonne les biens et les désirs : c’est elle qui déploie la gradation des ordres et c’est elle qui est la condition d’un respect de la propriété et du lieu dans cette gradation des ordres. Il montre, deuxièmement, que la justice est l’objet de la libido dominandi qui règne proprement dans le troisième ordre et qui n’est assouvie que dans la sagesse comme union à Dieu. Autrement dit, la distinction et la gradation des ordres sont enracinées dans le troisième ordre. En quelque sorte, l’enracinement se fait par le haut. C’est à partir du troisième ordre qu’on peut assigner à chaque désir son lieu, ou encore se garder de désirer d’une manière déplacée et risible.
34En revenant au fragment des trois ordres après avoir effectué le détour par le fragment des trois concupiscences, on découvre des éléments de réponse aux deux questions posées ci-dessus : pourquoi trois ordres et pourquoi cette gradation des trois ordres ? À la fin du fragment des trois ordres, Pascal justifie la distinction et la gradation des ordres en déclarant que, de tous les corps ensemble, on ne saurait tirer la moindre pensée (la pensée est hétérogène et supérieure aux corps) et que, de tous les corps et de tous les esprits, on ne saurait tirer le moindre mouvement de charité (la charité est hétérogène et supérieure aux corps et aux esprits). Quoique pertinente, cette explication n’est pourtant pas suffisante. Car on pourrait objecter à Pascal que, de tous les mouvements de charité, on ne saurait tirer non plus ni le moindre corps ni la moindre pensée, et que, de toutes les pensées ensemble, on ne saurait tirer non plus le moindre corps. Ce que Pascal déclare à la fin du fragment explique donc plutôt la distinction que la gradation des ordres. Pour expliquer pleinement pourquoi il y a gradation, il faut remonter au début du fragment, il faut remonter à la première phrase. Cette phrase liminaire est extrêmement dense : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. » C’est ici que se situe le nœud du problème. La clé est dans le verbe « figurer ». Dans cette phrase, Pascal se sert de sa théorie de la figuration et des figuratifs. S’il y a figure, c’est qu’il y a modèle. Une figure ne peut être faite que sur un modèle, et ce modèle est logiquement premier par rapport à la figure, même si la figure est chronologiquement première par rapport au modèle. D’après le fragment L. 826 (FS. 667), « la figure a été faite sur la vérité [ou sur le modèle], et la vérité [ou le modèle] a été reconnue sur la figure ». Or, qu’est-ce qui est le modèle dans la première phrase du fragment L. 308 (FS. 339) ? C’est la distance entre la nature et la surnature. Ce qui constitue le modèle permettant ensuite de comprendre ce qui, dans la phrase, est la figure, c’est la distance infinie entre la nature et la surnature. Et qu’est-ce qui est la figure ou l’image ? C’est que, au sein de la nature elle-même, il y ait une distance entre les corps et les esprits qui est comme la distance qui se trouve entre la nature et la surnature. On peut dire que la distance infinie entre les corps et les esprits reproduit, au sein de la nature, la distance infinie qui se trouve entre la nature et la surnature. Ou encore, on peut dire que les esprits sont infiniment au-dessus des corps, de la même manière que la surnature est infiniment au-dessus de la nature.
35Cela éclaire la théorie pascalienne de la dignité de la pensée. En effet, cela signifie que l’esprit, pour Pascal, ce n’est pas seulement le fait que l’homme soit un être pensant, ce n’est pas seulement le fait que l’homme soit une substance pensante, comme chez Descartes, mais cela signifie que l’esprit est dans la nature une instance qui permet de se relever de la nature – ce qui n’est plus du tout cartésien. En tant qu’instance du savoir de soi-même comme un « se savoir soi-même misérable », l’esprit est l’instance qui permet de se relever de la nature, ce dont témoigne une série de fragments bien connus : L. 113 (FS. 145), L. 114 (FS. 146), L. 200 (FS. 231-232). Il est important d’insister sur la notion de dignité. Cette notion démarque ce que Pascal dit de la pensée de ce que Descartes en dit. Descartes ne dit pas que la pensée fait la dignité de l’homme, il dit qu’elle fait son essence. Si Pascal dit que la pensée fait notre dignité, c’est précisément parce que, à l’intérieur de la nature, la pensée est ce qui nous rattache à quelque chose qui n’est plus de l’ordre de la nature. Ainsi, derrière la dualité métaphysique et cartésienne du corps et de l’esprit, reprise par Pascal, notamment dans la liasse « Grandeur », se dissimule une autre dualité, la dualité théologique et augustinienne qui traverse et commande toute l’anthropologie des Pensées, la dualité de la grandeur et de la misère, ou encore la dualité de la première nature et de la seconde nature, la dualité de notre élévation surnaturelle (dans la grâce) et de notre déchéance naturelle (dans le péché). La soumission de l’être pensant à la nature est un signe de sa misère, un signe qu’il se doit de déchiffrer et par la pensée, et par la grâce. L’explication de la première phrase du fragment des trois ordres est à mettre en relation avec cette théorie pascalienne de la dignité de la pensée, puisque, à la différence de Descartes, Pascal considère que la pensée est, en l’homme assujetti à l’immensité et à la puissance de la nature, le point d’articulation entre nature et surnature.
36En guise de conclusion, on donnera quelques indications sur le deuxième ordre, l’ordre de l’esprit. Que mettre dans l’ordre de l’esprit, qu’est-ce que l’ordre de l’esprit ? Bien sûr, tout homme a la pensée (car nul homme ne serait homme sans elle), même si un homme peut être privé de l’usage de la pensée. Mais tout homme n’use pas bien de la pensée : bien, c’est-à-dire pour s’interroger sur lui-même et pour percevoir dans son assujettissement à la nature un signe de sa misère (ou de sa vocation surnaturelle contrariée par le péché). Cependant, selon le fragment des trois ordres, l’ordre de l’esprit, c’est principalement l’ordre de la science. Quel est le prince des esprits ? Ce n’est pas un philosophe, c’est Archimède. On a donc affaire à l’ordre de la science, et même à l’ordre de la recherche scientifique – ou encore, à l’ordre de la science en tant que celle-ci est portée par ce désir spécifique qu’est la libido sciendi, la curiosité. Ou plutôt, il s’agit et de la science (illustrée par Archimède), et de la connaissance de soi-même à partir de la science. Car il y a une connaissance de soi-même qui dérive de la recherche scientifique, comme Pascal le signale à la fin de l’opuscule De l’esprit géométrique [13] : par la géométrie « on peut apprendre à s’estimer son juste prix et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie ». La recherche scientifique nous amène à réfléchir sur notre statut au sein de la nature et à prendre conscience de l’ambiguïté de notre valeur. Ce point est développé dans le fragment des deux infinis, L. 199 (FS. 230), fragment qui prolonge la fin de l’opuscule De l’esprit géométrique. La thèse que défend Pascal est qu’il ne faut pas se cantonner dans la science : il faut passer par la science, mais il faut sortir de la science. Elle ne doit pas nous retenir et nous divertir de la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. User bien de la pensée, c’est faire de la science, mais en relativisant la connaissance scientifique afin d’accéder à la connaissance de soi-même et de Dieu. En faisant de la science, il convient de ne pas omettre de réfléchir sur le statut de cet être qui, par sa connaissance de la nature, a l’occasion de se demander ce que c’est que la pensée comme instance par laquelle il peut également se relever de la nature. Le programme de Pascal est, à cet égard, anti-cartésien. Le programme de Descartes, c’est de commencer par la métaphysique, par la connaissance de soi et par la connaissance de Dieu, pour aller dans la direction de la connaissance de la nature et pour la fonder, tandis que le programme de Pascal, c’est au contraire de revenir de la connaissance de la nature, qui n’offre aucun fondement, à la connaissance de soi et à la connaissance de Dieu.
37Mais alors, où mettre la philosophie ? Il serait tentant de soutenir qu’elle appartient au deuxième ordre, l’ordre de l’esprit. Ce n’est pourtant pas ce que soutient Pascal pour qui la philosophie appartient au troisième ordre, mais comme envers de la véritable sagesse [14]. L’ordre de la philosophie n’est pas l’ordre de la recherche scientifique ; ce n’est pas l’ordre de la curiosité, mais c’est l’ordre de la prétention à la sagesse. La libido du philosophe est l’orgueil. En sa figure cartésienne, la philosophie est bien définie par l’orgueil dans le fragment des deux infinis, L. 199 (FS. 230) : c’est la recherche présomptueuse du principe et de la fin des choses, recherche portée par l’orgueil plutôt que par la curiosité propre à la science, laquelle progresse indéfiniment dans un milieu toujours infiniment éloigné de ces extrémités que sont le principe et la fin des choses. L’homme de science a l’humilité de celui qui avoue la relativité de son savoir, et par là même sa fondamentale ignorance : selon le fragment L. 83 (FS. 117), c’est une « grande âme », une âme capable de savoir par avance que tout ce que les hommes pourront jamais savoir est réductible à rien, parce que toujours mouvant entre deux infinis ou sans principes et conséquences ultimes. En sa figure stoïcienne, la philosophie est bien définie par l’orgueil dans la liasse « Philosophes », d’autant plus que, au-delà de la perspective de l’Entretien avec M. de Sacy, Épictète y devient l’emblème de toute la philosophie : c’est l’amour de la sagesse, mais d’une sagesse dont les philosophes ignorent qu’elle est nulle, sinon de Dieu. Aussi faut-il rapprocher le fragment L. 142 (FS. 175) du fragment L. 189 (FS. 221). Les philosophes sont accusés de se hausser par eux-mêmes à la connaissance de Dieu, en s’imaginant qu’on peut le connaître sans se connaître soi-même comme misérable, ou en dehors de la conjonction des deux connaissances dans la connaissance de Jésus-Christ. C’est pourquoi, loin de se glorifier en Dieu, comme le veut saint Paul, ils se glorifient en eux-mêmes. La philosophie est donc à placer dans le troisième ordre, sauf qu’elle n’y est pas comme un véritable règne, mais comme une forme d’usurpation. C’est l’envers de la vraie sagesse dont les représentants sont, aux yeux de Pascal, Salomon et Jésus-Christ.
Notes
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[1]
La première référence est à l’édition de Louis Lafuma (Paris, Seuil, L’Intégrale, 1963), la seconde à l’édition de Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier (Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2004).
-
[2]
Selon le fragment L. 449 (FS. 690), le principe de raison est christique.
-
[3]
Sur l’isomorphie décelable entre le discours pascalien et le discours scripturaire, voir mon article, « L’écriture philosophique dans les Pensées de Pascal », in Au-delà des textes : la question de l’écriture philosophique, Reims, PUR, 2007, p. 83-92. Le discours pascalien est un discours de la raison, mais la raison y est la faculté du jugement, et c’est par elle que sont condamnés ceux qui l’invoquent pour condamner le christianisme sans lequel il est impossible de bien juger : voir L. 175 (FS. 206).
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[4]
Voir L., p. 355 ; FS., p. 132-133.
-
[5]
Voir Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, PUF, 1993.
-
[6]
Voir L., p. 367, FS., p. 751.
-
[7]
Voir mon article « Les Provinciales, matrice d’un concept du comique chez Pascal », in La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, n° 58, 2008, p. 323-334.
-
[8]
Voir L. 103 (FS. 135).
-
[9]
La référence possible aux Entretiens m’a été signalée par Thomas Bénatouïl. Voir son article « Les possessions du sage et le dépouillement du philosophe », Rursus, n° 3, mis en ligne le 15 février 2008, URL : http://revel.unice.fr/rursus/document.html?id=213.
-
[10]
Sur l’origine de l’amour-propre, voir la lettre à M. et Mme Périer du 17 octobre 1651, et sur les effets de l’amour-propre, voir le fragment L. 978 (FS. 743).
-
[11]
Voir deux fragments : L. 103 (FS. 135) et L. 828 (FS. 668).
-
[12]
Pour la conclusion de ce traité, voir de préférence l’édition des Œuvres par Jean Mesnard (Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque européenne, tome II, 1970, puis 1991, p. 1271-1272).
-
[13]
Voir L., p. 354-355 ; FS., p. 130-131.
-
[14]
Je m’oppose vigoureusement en cela à l’idée d’une simple « destitution de la métaphysique » qui, chez Jean-Luc Marion et ses disciples, découle d’une lecture, à mon avis erronée, du fragment des trois ordres.