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Hugues Lethierry, en collaboration avec André Pérès et Patricia Verdeau, Penser avec Jankélévitch – Une âme résistante. Collection « Savoir penser », Éditions Chronique sociale, 2012, 175 pages. ISBN : 978-2850089329..
1Cet entretien est le cinquième et le dernier – le dernier en tout cas pour cette raison que les IUFM ont laissé place aux ESPÉ – d’une série qui en aura comporté cinq. Les précédents entretiens dont Henri Dilberman s’était chargé ont été publiés dans le numéro de mai-juin 2010 de L’enseignement philosophique – avec Jean-Paul Thomas et avec Jean-Pascal Alcantara – et dans le numéro de mai-juin 2011 – avec Jean-Pierre Carlet et Gilles Moutot.
- À Bourges, le 14 décembre 2012.
2Henri Dilberman : Cher André Pérès, à l’heure de la transformation des IUFM en écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPÉ) votre témoignage concernant la formation des enseignants et le rôle des philosophes dans cette tâche est particulièrement précieux, puisque vous avez travaillé en IUFM depuis leur origine, je crois.
3André Pérès : J’ai enseigné à l’École normale de Moulins de 1974 à 2006 ; je n’y ai cependant pas commencé ma carrière, car il se trouve que j’ai d’abord enseigné en lycée, pendant trois ans seulement il est vrai. Je ne compte pas mon année de stage, après l’agrégation, que j’ai obtenue en 1970. Et puis le hasard des suppressions de postes a fait que je me suis retrouvé en École normale, et cela n’a pas dû me déplaire tant que cela, puisqu’à la fin de ma première année j’ai décidé d’y rester.
4C’était en 1974. Par conséquent, j’ai assisté à toute une succession de changements, de réformes. Je vais vous donner un exemple significatif : quand j’ai débuté, il y avait encore deux ou trois élèves qui avaient été recrutés au niveau de la Troisième, je dis bien Troisième. Ils avaient néanmoins pu terminer leurs études au lycée car pendant quelque temps l’École normale de Moulins a été à la fois lycée et école professionnelle. Par la suite, l’aspect lycée a été supprimé, et l’on a recruté au niveau baccalauréat puis exclusivement au niveau DEUG. Un temps après le recrutement post DEUG, la scolarité en École normale a même duré trois ans…
5Cela a donné lieu à une belle bagarre syndicale d’ailleurs ! En effet, selon du moins ceux qui en étaient partisans, ce recrutement au niveau de la Troisième permettait à des jeunes gens défavorisés de faire des études. Ils avaient le statut « d’élève instituteur », mais jusqu’en Terminale nous ne nous occupions pas d’eux. S’ils avaient la chance d’obtenir le bac, ils passaient un concours post-bac dès septembre ; on a parfois fait le parallèle avec les jeunes gens qui entraient au séminaire pour des raisons analogues ! Ensuite, comme les autres élèves de l’École normale, ils avaient deux années de formation, la première année surtout théorique. Les stages avaient lieu dans les écoles primaires dites annexes, où œuvraient des « maîtres d’application ». Cette expression indique bien que ces instituteurs n’avaient pas à cette époque l’autonomie dont ils ont bénéficié par la suite, en tant que « maîtres formateurs ».
6Pour en terminer avec cet aspect des choses, j’ajouterai une précision, qui est intéressante parce qu’elle montre que les ponts avec les Écoles normales supérieures n’étaient pas encore totalement coupés. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les ENS de Saint-Cloud et de Fontenay étaient destinées à la formation des profs en École normale. Or j’ai encore connu des élèves d’École normale que l’on autorisait à suivre des cours en khâgne moderne quand j’étais moi-même khâgneux.
7H. D. : Qu’est-ce qui vous avait poussé à choisir d’enseigner en École Normale ? Quelles étaient vos motivations ?
8A. P. : C’est bien simple, ce n’était pas un choix, et je ne m’intéressais pas spécialement à la formation des enseignants ; mais mon poste en lycée a été supprimé et on a prétendu me transformer en professeur de français ! J’ai protesté très vivement auprès de l’Inspection, du recteur, si bien que la dernière semaine des vacances j’ai reçu un papier : le poste en École normale était vacant, car l’enseignante qui l’occupait avait obtenu le lycée de Montluçon. C’est comme cela que j’ai découvert une chose qui a disparu depuis, et qu’on appelait la psychopédagogie.
9H. D. : La psychopédagogie ? De quoi s’agissait-il au juste ?
10A. P. : À cette époque, elle se décomposait officiellement en trois branches : d’abord, quand même, la philosophie de l’éducation, puis la psychologie de l’enfant, et enfin l’anthropologie sociale.
11L’anthropologie sociale pour commencer, car je vois que ce vieil intitulé vous intrigue : il remontait à l’entre-deux-guerres, quand les professeurs de philosophie enseignaient aussi la sociologie. En fait, nous étions libres de définir cela comme nous l’entendions. C’était vraiment ce qu’on voulait, et moi je m’intéressais aux livres de Bourdieu et de Passeron. Mais on était libre en ce sens qu’il n’y avait pas de programme, contrairement aux deux autres composantes, dont le programme était précis. En philosophie de l’éducation, c’étaient des thèmes, comme « qu’est-ce qu’apprendre ? », « qu’appelons nous enseigner ? », « les fins de l’éducation ». Bien sûr il en reste des traces en IUFM, même si le programme a malheureusement disparu.
12En ce qui concerne la psychologie de l’enfant, maintenant, c’était assez simple : deux inspecteurs avaient rédigé de concert deux manuels, que l’on peut d’ailleurs encore se procurer chez Nathan, et ils aimaient bien dire « les sciences de l’éducation, c’est nous ». Si nous leur demandions ce qu’il fallait lire, ils répondaient en général : « Piaget ». Mais on connaissait aussi Wallon, cela nous changeait un peu de saint Piaget !
13De fait, j’en ai fait passer, des tests de Piaget, par exemple pour savoir si les enfants avaient l’esprit logique, et également le test de Binet-Simon. Cela plaisait d’ailleurs beaucoup aux instituteurs. Je chargeais deux élèves normaliens de faire ce travail, l’un posait les questions, l’autre notait, et on faisait un polycopié de synthèse.
14Mais revenons à la scolarité en École normale, c’est important. Ce dont je viens de parler, c’est la première année, dite théorique. La seconde année était dite pratique, bien entendu. De fait, les normaliens partaient enseigner pendant un trimestre entier, ils avaient la responsabilité de leur classe, et l’instituteur de la classe, lui, était si j’ose dire « recyclé » chez nous. Les rapports avec ces instituteurs en stage étaient vraiment excellents, car ils vivaient cela comme des vacances de trois mois ! Pendant ce temps, les normaliens de seconde année se faisaient les dents, et les cas étaient très contrastés. Cela pouvait se passer très bien, ou alors c’était une catastrophe. Mais je crois quand même que « se jeter à l’eau » est une bonne méthode. Nous faisions des visites dans leurs classes, chaque formateur en fonction de sa propre discipline.
15H. D. : De sa discipline ? Mais la philosophie n’est pas enseignée en école primaire ?
16A. P. : C’est pourquoi l’on disait à cette époque – c’était même la tarte à la crème – qu’à côté des spécialistes des disciplines, le philosophe était le généraliste.
17Cela nous a coûté cher par la suite, il faut bien le remarquer, quand les professeurs de philosophie ont eu tout à coup pour collègues des spécialistes de psychologie, de sciences de l’éducation, de sociologie parfois. Ils avaient, contrairement à la plupart des philosophes, le statut d’universitaire. Je fais ici allusion à la réforme Jospin de 1991, qui a entraîné la transformation des Écoles normales en Instituts universitaires, les IUFM. Contrairement aux spécialistes des autres disciplines, les professeurs de sciences humaines n’avaient pas enseigné en primaire ou en secondaire.
18Petit à petit, les conflits se sont envenimés, non pas avec les philosophes universitaires, mais bien avec les psychologues et les enseignants de sciences de l’éducation. Nous étions, paraît-il, des psychologues « autoproclamés », ce qui gênait les vrais psychologues. Les philosophes universitaires dont j’ai parlé, c’étaient des collègues de l’université qui faisaient une partie de leur service dans l’ancienne École normale de Moulins, devenue un simple site départemental de l’IUFM de Clermont-Ferrand. Mais je sais que dans d’autres IUFM l’on a créé des postes de maîtres de conférences en philosophie.
19J’ajouterai que notre IUFM n’avait aucune autonomie en ce qui concerne la nomination de ces enseignants, car tout se décidait exclusivement dans les commissions de spécialistes, discipline par discipline, sous la supervision du doyen de la faculté. Mais il n’y avait pas seulement des conflits avec l’université et les universitaires, hélas. Je fais allusion aux conflits entre sites, puisque tout à coup, avec les IUFM, le site de Moulins s’est retrouvé soumis à celui de Clermont-Ferrand, en fait l’ancienne École normale de Clermont-Ferrand. Or les enseignants de ce site, nos propres collègues, y compris issus comme moi du secondaire, prenaient en commisération ces pauvres étudiants qui n’avaient pas la chance immense d’étudier à Clermont !
20Cela a conduit à des situations assez drolatiques : il nous est arrivé, à ma collègue de philosophie et à moi, flanqués de nos étudiants, de devoir tous prendre le même train pour nous rendre dans un amphithéâtre de Clermont-Ferrand !
21Je dois dire que c’est grâce aux présidents des Conseils généraux, toutes tendances politiques confondues, que cette situation absurde a cessé : les professeurs des écoles stagiaires bénéficiaient de formation dans chaque site départemental.
22H. D. : La concurrence entre la philosophie et les autres sciences humaines n’a-t-elle pas permis malgré tout un recentrement de votre enseignement sur les aspects les plus proprement philosophiques ?
23A. P. : Pas vraiment : les spécialistes de sciences humaines ne cherchaient pas à enseigner la philosophie de l’éducation ! Alors, la philosophie de l’éducation, c’était nous, et c’était à nous philosophes de la programmer et de l’enseigner.
24Cela dit, certains professeurs de philosophie des Écoles normales sont par la suite devenus docteurs en sciences de l’éducation, et ont alors prétendu ne plus faire de philosophie, mais bien des sciences de l’éducation. Quelle est la nuance ? La différence réside tout entière dans l’expression, dans le mot « science ». Or la philosophie est réflexion, dans notre cas nous réfléchissons sur l’éducation, la philosophie de l’éducation n’a jamais prétendu transmettre des certitudes scientifiques. C’est évident, il serait ridicule de dire à propos de la République de Platon, des Essais de Montaigne, que c’est de la science de l’éducation ! Or mon travail, et celui de mes collègues, s’appuyait sur quelques philosophes classiques. Mais voilà, c’était plus facile à l’École normale qu’en IUFM. À vrai dire, nous travaillions de bien plus près avec les maîtres formateurs qu’avec les collègues universitaires, même si l’on avait des réunions avec eux.
25Il paraît que la situation a encore empiré, car des collègues encore en fonction m’ont dit la chose suivante : nous, les dinosaures philosophes nous sommes chargés d’être des répétiteurs des cours de nos chers collègues de sciences humaines. Répétiteurs ? J’ai dû le lui faire… répéter, c’est le cas de le dire, je n’en croyais pas mes oreilles.
26Mais l’évolution ne s’arrête pas là, fort heureusement. À présent, personne dans l’Université ne prend plus complètement les sciences de l’éducation au sérieux ! Seulement voilà, dans notre IUFM, les professeurs de philosophie se sont vus pris à leur tour pour des rigolos car on les assimilait à des professeurs de sciences de l’éducation !
27Mais je veux être honnête. Je ne nie pas qu’on trouve dans les rangs de ces sciences de l’éducation des pédagogues au sens noble du terme ; en tout cas il y a Philippe Meirieu, que j’apprécie beaucoup. C’est que, dans son cas, la frontière avec la philosophie de l’éducation est parfois tout à fait ténue, si on pense aux passages les plus réflexifs du Choix d’éduquer, d’Éthique et pédagogie, etc.
28À ce propos, j’ai trouvé fort intéressant qu’un des anciens présidents de notre association ait accepté de dialoguer avec Meirieu pour un magazine, Marianne, je crois, et que Kambouchner ait approfondi la confrontation avec les sciences de l’éducation dans un de ses ouvrages.
29Là, je sens bien que vous allez me poser la fameuse question : « êtes-vous républicain ou bien pédagogue ? » Eh bien, je ne sais toujours pas ! Je suis sans doute un pédagogue républicain, ou alors un républicain pédagogue !
30H. D. : Que faut-il entendre par là ?
31A. P. : Le plus facile à définir, c’est sans doute « républicain ». Un Républicain, c’est quelqu’un qui est fidèle aux valeurs de la République, notamment la laïcité, et d’autres valeurs que je n’énumérerai pas ici. Mais, et c’est en cela que je suis tout autant pédagogue, je suis convaincu qu’il ne suffit pas de connaître la discipline qu’on enseigne pour bien l’enseigner. On a bien vu ce qui s’est passé ces deux dernières années quand la formation pratique a disparu. Des professeurs de toutes disciplines ont dû quitter l’enseignement, à cause de problèmes fort concrets. Et il ne suffit pas de faire un cours sur l’autorité pour les résoudre. Certains néocertifiés étaient terrifiés à l’idée d’aller dans l’académie de Créteil.
32Ce n’est pas un phénomène entièrement neuf, c’est vrai. À l’époque où il y avait une formation digne de ce nom, je disais à mes étudiants : « Je suis désolé, mais je ne suis pas prof de karaté ». Il y a néanmoins une évolution dont je me réjouis : grâce à des films, des émissions de TV, le grand public a fini par admettre qu’en effet « enseigner est un métier qui s’apprend ». La philosophie de l’éducation ne suffit pas, mais elle a toute sa place dans cet apprentissage, y compris pour les futurs professeurs de philosophie, car dans notre académie les étudiants en philosophie étaient « dispensés » d’IUFM ! En revanche, on avait des professeurs d’éducation physique qui, eux, étaient en fait déjà formés. Il y a une École normale supérieure d’éducation physique (ENSEP), où ils bénéficient de cours de philosophie, de psychologie, de sciences de l’éducation. Il faudrait qu’il y ait de telles écoles supérieures pour toutes les disciplines ! On pourrait s’en inspirer pour les programmes de formation de tous les enseignants.
33H. D. : C’est le bon moment pour vous demander ce que vous pensez des futures Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, les ESPÉ.
34A. P. : Remarquez que le U d’universitaire a disparu. Moi, j’aurais préféré « universitaire » à « supérieur ». Je m’étais battu, au sein de l’APPEP comme de mon syndicat, pour ce statut universitaire de la formation.
35H. D. : Pensez-vous vraiment que les principaux syndicats ont à cœur de maintenir la dimension philosophique de la formation ?
36A. P. : Là, vous m’obligez à parler de mon engagement syndical, je ne sais pas si c’est le lieu ! Disons que j’ai suivi de près, comme d’autres membres du bureau de l’APPEP qui enseignent en IUFM – je citerai M. Carlet que vous avez interviewé il y a quelques mois et qui fait maintenant partie du bureau de l’APPEP – un journal syndical consacré à la formation des maîtres, journal qui a survécu à la dissolution de mon ancien syndicat lors de la scission de la FEN et est devenu le périodique du collectif « formation des enseignants » du SNESUP.
37Aujourd’hui, ce collectif est de plus en plus constitué d’universitaires enseignant en IUFM, qui ne sont pas des philosophes, sauf exception, mais pendant très longtemps le secrétaire général était un professeur de philosophie. Sur la quinzaine des gens qui venaient aux réunions, l’on comptait régulièrement trois ou quatre philosophes. Je dois dire qu’il n’y avait pas de heurts entre les philosophes et les autres, dont honnêtement j’ai oublié la spécialité.
38H. D. : Plus généralement, diriez-vous que l’influence des philosophes en IUFM a décliné ?
39A. P. : Je crois que ce qui a nui le plus à la philosophie en IUFM, c’est l’abandon de tout programme. Non seulement cela mettait en péril les heures de philosophie, mais encore les pires fantaisies de certains de nos collègues devenaient possibles !
40Il faut faire le lien avec la disparition de l’inspection de la formation, qui existait dans les Écoles normales. En IUFM, nous étions jugés et évalués par les directeurs des IUFM, dont aucun n’était philosophe. Ils prétendaient se faire une idée en posant des questions aux élèves ; c’étaient en fait de véritables invitations à la délation car c’était anonyme ! J’étais scandalisé : j’aurais accepté, par exemple, que nos collègues philosophes de l’IUFM participent à mon évaluation. Mais il aurait fallu que ce soit possible juridiquement.
41Mais j’ai eu la chance d’être bien vu par la direction. Tant mon directeur de site que l’université aurait aimé que je ne prenne ma retraite qu’à 65 ans. Je suis parti à 62 ans, il y a quatre ans, pour des raisons personnelles assez dramatiques, mais cela ne m’a pas empêché de suivre de près, souvent dans le cadre de l’APPEP, les différents projets.
42Revenons à la question de la concurrence entre universitaires et philosophes issus du secondaire, comme moi. Je vais être sincère, moi, professeur de philosophie issu du secondaire, je ne suis pas convaincu d’avoir moins de compétences qu’un universitaire en ce qui concerne la formation ! J’aurais voulu devenir professeur de khâgne ; en fait je n’ai aucun regret, c’est simplement qu’en France, les meilleurs professeurs sont des professeurs de classe préparatoire, ce ne sont pas les professeurs de fac. Il y a bien sûr des exceptions, et il arrive qu’un même professeur enseigne à différents moments de sa carrière dans l’un et l’autre de ces deux cadres.
43Pour autant, je le redis, je n’ai jamais eu de heurts avec des professeurs de philosophie de statut universitaire, mais bien avec les prétendues sciences humaines. À certains moments ces gens prétendaient interdire aux philosophes de parler de Freud, de Piaget. C’est inouï, et très désagréable ! Surtout, il se trouve que, sauf exception, ces gens n’ont jamais enseigné en primaire ou secondaire, ils ne savent donc pas ce qu’est une classe. Un amphithéâtre de cent étudiants, on ne dira quand même pas que cela donne une expérience pédagogique, ou alors c’est une plaisanterie. Il existe d’ailleurs une demande, de la part d’universitaires, de formation pédagogique. Bien entendu, il y a tous ceux qui ont une autorité naturelle, qui ne sont pas sujets au trac, pas timides, mais les autres, il arrive qu’ils bredouillent, ou qu’ils bégayent, faute de formation.
44Il faudrait que notre travail se fasse en commun avec les sciences de l’éducation et la psychologie, mais que le statut de la philosophie de l’éducation jouisse de la plus parfaite égalité avec ces deux disciplines.
45H. D. : Je sais que cela existe, ou a existé, dans certains IUFM, à Poitiers notamment, mais avec des horaires ridicules. On répartissait le gâteau entre les quatre disciplines, et parfois les cinq ! Et le gâteau rétrécissait à chaque rentrée…
46A. P. : J’ai eu pourtant une expérience très positive de ce genre de choses, quand il s’est agi de préprofessionnaliser des étudiants de l’université dans le cadre d’une unité de formation pour les métiers de l’enseignement. Je suis alors intervenu auprès de publics de toutes disciplines, et de niveaux DEUG ou licence. À mon grand étonnement, cela s’est particulièrement bien passé à la faculté des sciences. Matheux, physiciens, biologistes, ces gens étaient demandeurs en matière de philosophie de l’éducation, sur l’autorité tout spécialement. Je ne négligeais pas les aspects « psychologie de l’éducation », et là ils étaient très demandeurs.
47Les intervenants dans cette unité, quatre ou cinq enseignants de différentes disciplines, y compris des maîtres formateurs du premier degré, se réunissaient pour faire un programme, sans attendre une injonction du ministre ! Cela prenait énormément de temps, c’est vrai.
48J’ai été un peu long, mais pour résumer, je dirais que doit intervenir un triumvirat, philosophe, psychologue, spécialiste des sciences de l’éducation. Je ne mentionnerais pas la sociologie, sinon pour leur faire plaisir, et seulement s’ils sont présents dans les équipes existantes. Il se trouve que ce n’est pas le cas dans notre académie ! Honnêtement, ils ont quand même des choses à dire en sociologie de l’éducation.
49Mais je ne nie pas qu’il y a un risque, à savoir que chacun essaie d’avoir un maximum d’heures en les enlevant aux autres !
50H. D. : J’ai quand même l’impression que peut exister, même si elle est purement conjoncturelle et tactique, une certaine solidarité objective entre professeurs de philosophie et sciences humaines : il s’agit tout bonnement de défendre nos dernières heures.
51A. P. : J’ai connu une situation bien différente. Jusqu’en 2006 au moins, année de mon départ en retraite, il y avait, comme aurait dit Charles de Gaulle, le trop-plein. Je ne peux pas donner de chiffrage précis, mais c’était bien plus que les 5 ou 7 heures de philosophie par an dont vous me parlez ! Si on consent du moins à appeler philosophie un certain nombre de conférences, sur des thèmes comme, par exemple, « la violence ». Est-ce ou non de la philosophie ? Eh bien, tel paragraphe de mon cours était philosophique, tel autre plutôt sociologique, et je n’hésitais pas à user de graphiques, et même de moyens audiovisuels. Les étudiants en IUFM ne veulent pas de philosophie au sens de la terminale, c’est une évidence. On n’en conclura pas qu’ils ne veulent pas de philosophie. J’espère en tout cas qu’il peut y avoir de la philosophie qui ne soit pas de la philosophie pour la terminale ! Je dis que je l’espère, car c’est difficile d’apprécier soi-même. J’aurais aimé que des philosophes me disent ce qu’ils pensent de mes cours, s’ils les trouvent suffisamment philosophiques, voire trop philosophiques, qui sait ; mais en quarante ans de carrière, je n’ai été inspecté que cinq fois !
52Pour revenir à la question des rapports entre nous et nos collègues de sciences humaines, quand on a constitué en IUFM des départements d’enseignements, de même qu’on a deux jambes, les philosophes appartenaient à deux départements, psychologie-sciences de l’éducation-philosophie, et philosophie. Puis ce dernier a disparu. C’était assez logique. Cela ne veut pas dire que tous enseignaient la même chose ! Mais certains enseignaient quand même un peu les trois disciplines.
53H. D. : Pour amorcer le débat sur la morale laïque, qu’avez-vous pensé de la transformation des professeurs de philosophie de l’éducation en professeur de « compétence 1 ; agir en fonctionnaire de l’État » ?
54A. P. : Je n’ai pas eu à préparer à cet oral nouveau des concours, mais j’ai suivi tout cela, et je trouve que c’est l’habileté de la droite en France de faire des réformes idéologiques en utilisant un pseudo-langage de gauche, qui a l’air de mettre l’accent sur l’éducation, la laïcité, et la République. Au Bureau national de l’APPEP, nous n’étions pas du tout d’accord avec cette épreuve, parce que c’est le genre d’intitulé qui permet de faire passer n’importe quoi. Et puis, on ne peut pas noter l’éducation civique ou la déontologie comme on note des mathématiques. Que va-t-on noter ? Les opinions ? Alors, c’est une entrave à la liberté d’opinion, je vais jusque-là !
55H. D. : Ce genre de dérive est-il l’apanage de la droite ?
56A. P. : En tout cas le ministre actuel a été professeur de philosophie en IUFM, d’où malgré tout un a priori favorable !
57Ah ! J’ai oublié de dire que j’enseignais aussi l’histoire de l’éducation ; or c’est important pour traiter de la question de la morale laïque ! C’était pourtant le plus grand nombre d’heures parmi les heures théoriques ! Dans ce cadre, je ne manquai pas d’aborder la période Jules Ferry, et le célèbre passage que l’on cite toujours de la lettre aux instituteurs, où il parle de la morale du « bon père de famille ». Eh bien, j’ai l’âge d’être le père du ministre actuel, et je peux bien dire qu’on ne l’a pas attendu pour enseigner la morale !
58Autant dire que je ne serais guère embarrassé si je devais aujourd’hui parler de morale à de futurs enseignants. Je reproduirais le cours que j’ai donné autrefois. Naturellement il faut décrypter cette lettre aux instituteurs, et l’actualiser. À côté de Jules Ferry, et des grands noms de la philosophie, il faut faire une place aux pionniers de cette époque, comme Jean Macé, Ferdinand Buisson. Notre ami et ancien président de l’APPEP, Charles Coutel, a publié une anthologie, tous ces textes sont donc faciles à trouver… On ne va pas demander aux étudiants d’acheter le dictionnaire de Ferdinand Buisson ; mais après tout pourquoi pas ? Il faut en tout cas songer à tous ces classiques, avant que les maisons d’édition se précipitent pour publier des manuels rédigés en toute hâte, de piètre qualité. C’est qu’il y a certains de nos collègues de philosophie qui font commerce de leur savoir, tant des universitaires que des enseignants de terminale. Il arrive qu’on pompe allégrement des ouvrages existants ! Seulement voilà, cela s’appelle du plagiat.
59H. D. : Ne faudra-t-il pas, puisque le mot est, je crois, à la mode, refonder cette morale de Jules Ferry ?
60A. P. : Mais alors cher collègue, n’enseignez plus la République de Platon ! On pourrait dire qu’elle a deux mille cinq cents ans ! C’est parler pour ne rien dire, car quand j’étais jeune professeur, la République de Platon passait très bien. Bien sûr, c’est la manière qui compte. Si on remet sur pied cet enseignement de morale, il faudra donc que les anciens de l’École normale et leurs successeurs travaillent avec les formateurs du terrain. Mais attention, il doit s’agir de gens qui ont une vraie formation, comme les formateurs du premier degré qui passent un examen pour être titularisés. Je trouve que c’est un scandale absolu qu’il n’y ait aucune formation pour les tuteurs du secondaire. Ils ont l’expérience, mais cela ne fait pas une formation.
61Ceci étant dit, c’est une erreur à mon sens de réduire la philosophie dans la formation à la seule morale laïque. Je mentionnerai ici une composante particulièrement importante, ou plutôt un thème : « qu’est-ce qu’apprendre » ? Cette question ne relève en rien de la morale sauf, évidemment, si on confond apprendre et endoctriner. Un certain Olivier Reboul a réfléchi à cela. Son livre est très lisible, je l’apprécie énormément. Il se trouve que j’avais moi-même écrit auparavant un article qui portait ce même titre.
62Dans ma profession de foi de candidat au Bureau National de l’APPEP, j’ai déclaré que j’étais pour des programmes précis pour tous ceux qui enseignent la philosophie, dans le respect des valeurs de la République. Nous devrions tous nous mettre d’accord sur un programme, bien entendu un programme de philosophie de l’éducation ; j’insiste, oui, il faut un programme de philosophie de l’éducation. On est libre de le traiter comme on veut, mais il faut un programme ; à mon sens doivent y figurer les fins de l’éducation, « qu’est-ce qu’apprendre » et, pourquoi pas, la morale. Ce programme doit mentionner des œuvres. On gagnerait à s’inspirer de ce qui existe chez les Conseillers d’éducation, le seul concours de l’éducation nationale où il y a un programme de philosophie de l’éducation précis. Les thèmes sont d’ailleurs en partie empruntés aux anciens programmes d’École normale, mais on peut bien sûr modifier certains points.
63En revanche, on ne peut plus concevoir un oral sous forme de mémoire. J’ai vécu les dernières années, et cela coïncidait avec le début d’internet. Cette concomitance a donné lieu à des plagiats scandaleux. Or il n’est pas question de nous transformer en flics !
64Maintenant, je ne vois pas d’inconvénient à ce que ce programme de philosophie concerne davantage le master que le concours. Cela permettrait de mettre un terme à certaines dérives dont j’ai parlé plus haut.
65H. D. : À côté de ce programme, voyez-vous d’autres conditions qui pourraient garantir le caractère réflexif, philosophique, des épreuves du concours consacrées à la morale ou à la déontologie ?
66A. P. : Vous faites allusion aux dérives de l’actuelle épreuve, ou plutôt demi-épreuve, de déontologie ? Une condition essentielle serait l’institution d’une commission de choix des sujets, comme pour le bac, constituée de professeurs de philosophie en majorité.
67Je dis cela, parce que je me place dans l’hypothèse d’une épreuve de philosophie de l’éducation pure, mais on pourrait sinon envisager, y compris dans le cas d’une épreuve de morale, une moitié de philosophes. Et il faut absolument éviter qu’il y ait une part prépondérante des inspecteurs, des chefs d’établissement, des administratifs, comme c’est la tendance.
68Je dis cela nourri par l’expérience de l’évolution de l’oral du concours des instituteurs. À la fin, il n’y a pas d’autre mot, nous avons été « virés », non seulement nous les professeurs de philosophie, mais tous les professeurs. Ce sont des IEN et des chefs d’établissement qui posaient des questions que les étudiants ne comprenaient d’ailleurs généralement pas, pour la bonne raison que ces gens, paradoxalement peu pédagogues et peu motivés, n’étaient pas venus préparer leurs sujets avec nous. Mais je dois avouer que bon nombre d’entre nous ont fini leur carrière dans ce genre de costume.
69Certes, ils privilégient des sujets concrets, des études de cas tirés parfois de l’actualité. Mais être concret, quel bon prétexte pour ne pas réfléchir trop aux sujets qu’on propose ! Il est vrai que la réflexion, ce n’est pas tout leur travail. C’est le nôtre essentiellement.
70H. D. : Ce qui ouvre à la question suivante, que l’on n’entend que trop souvent : à quoi sert la philosophie dans la formation des enseignants ?
71A. P. : Cette question n’est pas si difficile, de mon point de vue. Cela sert à ce que l’enseignant ne soit pas un simple répétiteur, comme c’est la tendance naturelle d’un enseignement de masse. De fait, beaucoup de jeunes enseignants ont comme première préoccupation de se procurer un livre du maître ! Alors, on les a multipliés. C’est d’ailleurs pour préserver leur autonomie réflexive que les maîtres d’écoles ont fondé autrefois leurs journaux, dont certains existent encore. Ce serait dramatique qu’un professeur débutant se contente de plagier des corrigés, comme je l’ai vu faire en français dans le secondaire.
72Autrefois, Lagarde et Michard avaient proposé des explications de tous les textes de leurs manuels, si bien qu’un mauvais professeur de français pouvait avoir devant lui les photocopies ou un passage découpé dans le livre du maître et se borner à le lire aux élèves.
73Alors, on peut sans peine imaginer des leçons toutes prêtes, par exemple de morale, comme il y en avait autrefois. C’est ce qu’il faut précisément éviter, même si ces leçons, remises au goût du jour par un ministre il n’y a pas si longtemps, ne seraient pas forcément complètement idiotes, si du moins on ne se contentait pas de faire apprendre par cœur la maxime, et qu’on demandait aux enfants : « que pensez-vous que cela veut dire ? ». Ensuite, l’instituteur ferait la synthèse.
74À la question « comment enseigner la morale ? », voici ce que je réponds : il faut commencer dès la maternelle. J’en ai parlé au BN de l’APPEP. J’avais vu un documentaire où la maîtresse posait des questions terriblement abstraites aux enfants, comme par exemple « qu’est-ce que l’autorité ? ». J’ai été très heureux du commentaire de certains de mes anciens élèves et collègues : « cette façon de faire n’est pas assez concrète ».
75On ne peut en effet traiter de ce genre de question avec des enfants qu’en partant d’une histoire. Autrefois, je m’inspirais de textes de Piaget. Ainsi, dans un test de ce psychologue, on raconte aux enfants que des mamans devaient donner un pain au chocolat à leur enfant pour une excursion au lac de Genève. Or arrive ce qui devait arriver, un des enfants, au beau milieu du lac, n’a pas de pain au chocolat comme les autres. Comment faut-il résoudre cette affaire ? C’est évidemment une question de nature morale. Bien sûr, les réponses de certains enfants étaient tout à fait affligeantes, mais ainsi le débat était lancé !
76On peut penser aussi à des contes, dans une perspective « psychanalyse des contes de fée » (cf. Bettelheim), et bien sûr à certains grands auteurs, comme la Fontaine. Mais si quelqu’un propose de partir d’un cours de philosophie, eh bien je dis non ! Cela ne sert qu’à ennuyer les élèves, les parents, et finalement tout le monde ! Il faut pourtant faire intervenir un langage véritablement conceptuel, mais seulement au moment de la synthèse. Cela suppose d’ailleurs de véritables séances de morale, des interventions d’au moins une heure, car il faut prendre le temps de créer une situation à partir d’une histoire. On ne pourrait donc pas se contenter de parler vaguement de morale à l’occasion d’une séance d’autre chose. Ce que je dis là me semble refléter l’avis général des professeurs des écoles.
77En ce qui concerne le secondaire, la philosophie était considérée classiquement comme le couronnement des études secondaires. Mais c’est que notre travail était préparé en amont par nos collègues d’autres matières. Hélas, ce n’est plus vrai car le lien s’est distendu avec le français, comme beaucoup de collègues de notre association l’ont remarqué. C’est dommage, car certains textes supposés littéraires sont quasi philosophiques ; je mentionnerai des auteurs comme Pascal, Rousseau, Hugo.
78Il faudrait donc peut-être donner une formation sur la morale non seulement aux futurs professeurs de philosophie, pour eux cela va de soi, mais aux professeurs d’histoire, d’économie, de français, et peut-être d’autres matières, mais je n’en vois pas d’autres pour l‘instant. Le professeur d’histoire, à mon sens, condamne ou exalte, il ne peut pas en être autrement. Prenons le cas de Napoléon, quel professeur d’histoire pourrait s’empêcher de dire que c’est un tyran, ou bien une gloire de la France, ou plutôt dans ce cas à la fois un tyran et un grand homme ?
79J’ai même connu un professeur d’histoire qui avait renoncé à enseigner sa matière avec les Sixièmes ; à la place il faisait un cours de français, c’est-à-dire qu’il leur apprenait le sens des mots. Que veut dire par exemple le mot « Démocratie » ? S’ils ne le savent pas, inutile de leur parler de la démocratie en Grèce antique ! Et leur parler de la démocratie, en définir le concept, c’est faire de l’éducation civique et morale. Je n’ai pas besoin d’aller chercher mes exemples bien loin, car il se trouve que moi-même quand j’étais en Sixième je croyais que la démocratie, cela voulait dire des gens en toges qui disent des bêtises et empoisonnent le philosophe Socrate. C’est grotesque, et c’est la preuve qu’arrivés en Sixième les enfants manient très mal les concepts d’éducation civique. Autrefois j’ai fait passer un test du cours préparatoire jusqu’en terminale, et je suis donc bien placé pour vous garantir que même les plus grands ne comprennent pas le vocabulaire civique et politique.
80H. D. : Ne faudrait-il pas introduire aussi dans la formation des enseignants des heures d’épistémologie, ou de philosophie de la connaissance ?
81A. P. : À une condition, qu’ils soient suffisamment concrets. En Terminale, le professeur de philosophie qui parle des mathématiques est vite ridicule. Comme j’avais beaucoup d’heures en IUFM, je pouvais me permettre de les partager, et de pratiquer la co-intervention avec le professeur de mathématiques. Cela m’évitait de dire des bêtises, ou des choses trop abstraites. Nous partions donc de la duplication du carré, je m’appuyais sur le Ménon. Dans d’autres domaines, je partais de questions comme « Qu’est ce qui coule et qu’est-ce qui ne coule pas ? », « Qu’est-ce qu’un vivant ? » Là le rôle du philosophe est primordial, car un professeur de biologie laissé à lui-même ne sait pas répondre exhaustivement, philosophiquement, à cette question.
82H. D. : Est-ce que le concret exclut tout développement sur la logique et son rôle en sciences ?
83A. P. : J’en traitais, mais avec mon collègue de mathématique, tout spécialement à propos de la théorie des ensembles. Je travaillais également avec mes collègues de français la logique du langage.
84Il faut bien dire qu’un professeur de philosophie qui se contente d’exposer les syllogismes d’Aristote fait rire le professeur de mathématiques ! Heureusement pour moi, je connais bien Russell, il se trouve que c’était le seul philosophe encore en vie du programme de l’agrégation quand je la préparais. Je connaissais par cœur Signification et vérité. Russell, cela a été pour moi un véritable déclic. Pour la première fois, les mathématiques m’intéressaient ! C’est que beaucoup de professeurs de mathématiques ne savent pas motiver les élèves, si bien que nous, les élèves de classe littéraire, nous ne faisions aucun effort.
85J’ai également suivi les cours de Desanti sur les idéalités mathématiques, en tant qu’auditeur libre à l’École normale supérieure. Il fumait tellement sa pipe que bientôt il disparaissait derrière un nuage de fumée ! J’avais été admissible à Saint-Cloud, si bien que j’ai pu bénéficier des IPES, et que j’ai eu la chance d’avoir un salaire très jeune. Il faudrait recréer ce statut.
86H. D. : Peut-être pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre travail à l’APPEP en tant que secrétaire chargé du dossier de la formation des maîtres ? J’ai hérité de ce dossier délicat il y a maintenant quelques années.
87A. P. : D’abord un motif de satisfaction. J’ai constaté que le nombre de professeurs d’IUFM membres de l’APPEP, et en particulier membres du Bureau, s’est accru. Jusqu’à l’époque Jospin, j’étais le seul professeur d’École normale présent au Bureau national. Au début, j’étais un inconnu ou presque. Puis j’ai été secrétaire général adjoint, à un moment donné j’ai cumulé le dossier de la formation des maîtres et la vice-présidence… J’ai d’ailleurs été vice-président plusieurs fois. Mon seul regret, c’est que je trouve qu’il n’y a pas assez de femmes au bureau, même si l’actuelle vice-présidente, Marie Perret est très active. Je n’oublie pas non plus Mme Verdeau, notre collègue de l’IUFM de Toulouse !
88Un moment important pour notre association, c’est la création des IUFM, la réforme Jospin de 1991. L’association a alors fait un numéro spécial consacré aux IUFM. Nous étions contre la formule qu’on nous proposait, en particulier cette idée de mélanger tout à coup, sans préparation ni stade intermédiaire, la formation primaire et secondaire. Il faut être réaliste : du point de vue des enseignants de l’école primaire, la principale motivation de cette réforme était salariale, motif fort respectable par ailleurs.
89Donc, pour aligner les salaires du primaire sur ceux des titulaires du CAPES, il fallait désormais recruter au niveau licence parce qu’il ne peut pas en aller autrement dans la fonction publique. Seulement, il aurait fallu profiter de cette situation pour repenser le contenu des licences ; pourquoi ne pas avoir institué des licences multidisciplinaires pour les professeurs des écoles ? Il paraît que c’est possible en Allemagne, mais impossible en France.
90La réalité, c’est que c’était une simple question de territoires, je veux dire le territoire des IUFM et celui des Universités. Chacun voulait garder son territoire. Alors, les universitaires ont gardé les diplômes, et nous avons conservé la formation. Aujourd’hui, les masters des IUFM ont ce caractère multidisciplinaire dans le premier degré, et il y a une recherche en formation dans ces écoles internes. Je suis d’accord avec cette évolution.
91Pour en revenir à la question des professeurs en IUFM et de l’APPEP, l’essentiel selon moi c’est qu’il y ait au moins trois professeurs de philosophie intervenant dans la formation des enseignants sur les vingt membres du bureau national. C’est l’idée d’une répartition entre professeurs du secondaire, professeurs de l’université, et enfin professeurs dans la formation, car sinon notre association ne serait pas représentative de l’ensemble de l’enseignement philosophique de notre pays. Il est d’ailleurs dommage que les universitaires ne soient pas intéressés par notre association, à part quelques exceptions, certes de grand talent.
92H. D. : Qu’attendez-vous de notre association, en tant que professeur de philosophie en IUFM ?
93A. P. : Je souhaiterais qu’elle organise des colloques sur ce sujet, car à mon sens le Bureau national ou l’Assemblée générale ne suffisent pas pour traiter les questions spécifiques à la formation des enseignants. À mon avis, il faudrait éviter de faire venir des vedettes, comme Debray, même si au Bureau national son nom viendra fatalement à être prononcé. La question de la philosophie en IUFM ne se réduit pas à celle de la laïcité, domaine où il est en effet compétent. Mais je pense plutôt à Kambouchner, et quelques autres. Avec eux, l’on pourrait discuter sérieusement, traiter les problèmes de fond.
94Il faudrait donc organiser plusieurs colloques, et avec également des gens d’autres disciplines, mais surtout pas uniquement issus des sciences humaines, car sinon on va faire une fois encore l’unanimité des professeurs d’histoire, de mathématiques, de lettres contre nous ! Ils nous diront : « de quoi vous mêlez-vous ? Ah, ces profs de philo ils ne s’y connaissent pas plus que les sciences de l’éducation, ils nous cassent vraiment les pieds ! »
95Mais je n’ai rien à reprocher aux présidents successifs de l’APPEP, ils mettent régulièrement à l’ordre du jour du Bureau national des questions liées à notre travail en IUFM. Il faut que ce soit demandé par les membres du bureau, et aussi qu’on accorde un temps suffisant à ces débats ; je dis cela car il y a eu une époque où on reléguait ces questions dans les dix dernières minutes de nos réunions, et encore.
96H. D. : Comment favoriser les rencontres et les liens d’amitié entre les professeurs en IUFM, qui se sentent parfois isolés, et les autres enseignants de philosophie ?
97A. P. : On pourrait organiser avec l’APPEP des réunions thématiques où ne viendraient que les gens intéressés par ces problèmes. Ce serait bien que des professeurs de khâgne y interviennent, car ils peuvent beaucoup nous apporter. Il se trouve en effet que ce sont souvent d’excellents pédagogues sans avoir eu besoin de jamais étudier la pédagogie !
98On peut aussi provoquer des rencontres sur l’enseignement de la philosophie pour un public spécialisé, par exemple les professeurs des écoles. À ce propos, j’ai fait la triste expérience au début des IUFM qui consistait à avoir dans le même amphi des futurs instituteurs et des néocertifiés. Au bout d’un certain temps (il est vrai que je gardais ces gens 4 heures de suite) les néocertifiés étaient tous partis ! Eh bien, c’est significatif ; cela veut dire que notre discours avait beaucoup mieux prise sur les instituteurs que sur les certifiés. Il y a une certaine affinité entre nous et eux… On me l’avait d’ailleurs déjà expliqué au CPR (Centre pédagogique régional) de Paris, avant même par conséquent que je sois réellement professeur de philosophie. Nous y avons été reçus par une professeur de philosophie en École normale. C’était alors pour nous un objet non identifié, qu’une professeur de philosophie en École normale, et surtout une professeur heureuse d’être en poste à l’École normale ! Comment peut-on être persan, et comment peut-on être heureux en École normale ?
99Eh bien oui, on peut enseigner la philosophie à des gens qui ne préparent pas le bac. C’est autre chose, bien sûr, et cela demande une conversion ! Moi j’ai bénéficié de cette conversion car, au début de ma carrière et jusqu’au ministère Jospin, existaient des stages nationaux de formation pour tous les professeurs d’École normale.
100H. D. : Certains professeurs de philosophie en IUFM conseillent de faire de la philosophie en cachant aux étudiants que c’en est. Il faut avancer masqué, disent-ils d’après Descartes, et alors les étudiants sont contents de faire de la philosophie sans savoir que c’en est. Êtes-vous d’accord ?
101A. P. : Mais non, alors pas du tout ! Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Que nous sommes des gens bien, n’ayez pas peur, nous ne faisons pas de philosophie, nous ?
102Quand je rencontre d’anciens élèves, mais vraiment anciens, avec des cheveux blancs, des élèves du temps où j’étais moi-même débutant, dans les années quatre-vingt, et que j’ai vraiment plaisir à revoir, tous me parlent de mes « cours de philo », aucun ne dit « cours de psycho-péda ».
103J’ai d’ailleurs noté une certaine évolution des profanes à l’égard de la philosophie : je n’aurais jamais cru qu’il y aurait un jour des magazines de philosophie grand public ; je participe aussi aux « cafés philo ». Ainsi, progressivement, la philosophie perd son image de matière qui n’est enseignée que l’année du bac et n’a pas de sens ailleurs. Je m’en réjouis.
104H. D. : Puisque nous sommes sortis de la question de la philosophie dans la formation des enseignants, je me suis laissé dire que vous avez participé à un livre sur la pensée de Vladimir Jankélévitch. Est-ce exact ?
105A. P. : C’est exact sans l’être. Nous sommes trois à avoir participé à l’ouvrage auquel vous faites allusion : Patricia Verdeau, bien connue des membres du Bureau de l’APPEP, moi et Lethierry. Il se trouve que je connais ce dernier depuis très longtemps. Lui aussi a enseigné en École normale, et j’avais participé avec lui à l’écriture d’un livre sur Bergson, plus précisément sur le Rire. Je faisais partie alors d’un petit cercle de bergsoniens. J’ai plus d’affinité avec Bergson qu’avec Jankélévitch.
106Dernièrement, Lethierry m’a demandé une contribution bergsonienne sur le thème suivant : « Bergson et Jankélévitch ». J’ai accepté. Je suis vraiment ravi de participer à des ouvrages, collectifs ou non, car cela entretient mes cellules grises ! Sans trop déflorer mon sujet, il s’agit du Bergson politique, le plus mal connu, celui qui avait été chargé de mission aux États-Unis ; je vous conseille les excellents Entretiens avec Bergson de Jacques Chevalier, Plon, 1959 et Bergson politique de Philippe Soulez, PUF, 1989. [1]
Notes
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[1]
Hugues Lethierry, en collaboration avec André Pérès et Patricia Verdeau, Penser avec Jankélévitch – Une âme résistante. Collection « Savoir penser », Éditions Chronique sociale, 2012, 175 pages. ISBN : 978-2850089329..