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Article de revue

La nature est sans pourquoi

Pages 4 à 10

Notes

  • [*]
    Marcel Conche a adressé cet article à L’Enseignement philosophique au début du mois d’octobre, mais il ne nous a pas été possible de le publier en avant-première dans le numéro 1 (septembre-novembre 2012) qui était alors quasiment bouclé. Au moment où paraît le présent numéro, on peut le trouver aussi en appendice d’un nouvel ouvrage que l’auteur a réalisé, intitulé Présentation de ma philosophie. Nous en donnerons une recension dans le prochain numéro. [NDLR].
  • [1]
    Cf. Métaphysique, PUF, 2012.
  • [2]
    Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, § 7.
  • [3]
    Entretien avec Burman, éd. Beyssade, PUF, 1981, p. 120.
  • [4]
    Cf. Principes…, § 8.
  • [5]
    Cf. De rerum originatione radicali.
  • [6]
    « Sur la critique bergsonienne de l’idée de néant », in Bulletin de la Société française de philosophie, 53e Année, 1959, p. 75.
  • [7]
    L’Évolution créatrice, p. 277 (éd. du Centenaire, p. 730).
  • [8]
    Physique I, 4, 183 a.
  • [9]
    À Hérodote, 38.
  • [10]
    Méditation quatrième, AT, IX, 43.
  • [11]
    Entretien avec Burman, éd. cit., p. 42.
  • [12]
    Méditation troisième, AT, IX, 29.
  • [13]
    Entretien avec Burman, éd. cit., p. 44.
  • [14]
    Cf. Hegel, Science de la logique. Théorie de l’être, début.
  • [15]
    Entretien avec Burman, p. 56.
  • [16]
    Processions de supplication.
  • [17]
    Cf. Anaximandre, Fragments et témoignages, PUF, 2006, chap. VI.
  • [18]
    Cf. Avec des « si ». Journal étrange, PUF, 2006, chap. VI.
  • [19]
    Cf. Lucrèce, 1967, rééd. PUF, 2011, p. 73.
  • [20]
    Lalande, Vocabulaire de la philosophie, art. « Destin ».
  • [21]
    Lettre à Hérodote, 41.
  • [22]
    Comme dit Heisenberg.
  • [23]
    « Il faut seulement expliquer d’où vient le fini » (Nietzsche, Le Livre du philosophe, éd. K. Marietti, Aubier, 1969, p. 119).
  • [24]
    Le mot est dans Littré.
  • [25]
    Histoire des animaux, VIII, 588 b.
  • [26]
    Tao-te King, LXIV, PUF, 2003, p. 335.
  • [27]
    Cf. aussi mon commentaire (Héraclite, Fragments, PUF, p. 188-191).
  • [28]
    Aristote, Physique, IV, 11, 219 b.

1On ne peut expliquer – rendre raison – de quoi que ce soit qu’à partir d’autre chose, donc seulement de ce qui est fini, non de l’infini. Si la Nature est actuellement infinie [1], il n’y a pas à demander pourquoi elle existe. Cette question serait pourtant impliquée dans la question de Leibniz « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? » [2], si elle était interprétée comme signifiant « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » – interprétation absurde puisqu’elle fait de rien ce qu’au lieu de l’être, il y aurait (qui serait !), et qui n’est pas celle de Leibniz. Descartes répond à Burman : « Avant la création de ce monde et de l’espace, il n’y avait rien, il n’y avait pas d’espace ni quoi que ce soit, et pourtant Dieu était immense et omniprésent » [3]. Leibniz voit les choses comme Descartes. Il ne s’agit pas de demander « pourquoi Dieu plutôt que rien » mais quelle est la raison suffisante de l’« univers » [4], ou du « monde » [5]. Et il trouve cette raison dans une certaine « mathématique divine ».

2Bergson rejette la question « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » non pour la raison que j’ai dite, mais pour une mauvaise raison : l’idée de rien ou de néant serait une pseudo-idée. En 1959, il y eut à Paris un congrès Bergson. Ma contribution consista en ceci : je me proposai de mettre les analyses de Bergson à l’épreuve de ma propre réflexion, de les vérifier en somme, et le résultat fut qu’elles me parurent justes et concluantes. Bergson, dis-je, « a montré que l’idée de néant de la métaphysique [pour ne pas toucher à la religion] n’est qu’une pseudo-idée » [6]. Or, en 2012, relisant les pages de L’Évolution créatrice sur « L’existence et le néant », je m’aperçus que si, jadis, j’avais pu accompagner Bergson, je ne le pouvais plus. « Voyons, dit-il, à quoi l’on pense quand on parle du néant. Se représenter le néant consiste ou à l’imaginer ou à le concevoir » [7]. Aujourd’hui, ce point de départ me semble étonnamment mauvais. Le néant n’étant rien, ne saurait donner matière à une représentation. Admettons toutefois que l’on essaie de se représenter qu’il n’y ait plus rien de ce qu’il y a : le ciel, la terre, l’univers se sont évanouis. Reste le vide, mais le vide est de l’espace, et l’espace n’est pas rien. Or, disant cela, on montre que l’on a une parfaite entente du rien, comme d’ailleurs irreprésentable. L’idée du néant n’est donc pas une pseudo-idée, c’est une idée très claire, au contraire, et les textes où on la trouve en usage sont sans obscurité. Ainsi tel texte d’Aristote où il est dit qu’Anaxagore « acceptait l’opinion commune des physiciens, que rien ne peut être engendré de rien » [8], tel texte d’Épicure : « rien ne naît du non-être » [9] (= Lucrèce, I, 150, « rien n’est jamais créé de rien »), ou tel autre texte de Descartes : « Il se présente à ma pensée […] pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant » [10]. Toutefois Descartes précise que l’idée du néant « peut à peine s’appeler une idée » [11]. Car c’est aux pensées qui sont « comme les images des choses », « que convient proprement, proprie, le nom d’idée » [12]. Or, il n’y a pas d’image du rien.

3Naturellement, il n’y a pas de place, dans l’ordre des choses, pour le rien (absolu). S’il en allait autrement, le rien ne serait pas rien, mais quelque chose. Mais le rien n’est « ni dicible ni pensable », dit Parménide (Le Poème, 8, 9). Ainsi il ne saurait y avoir naissance de l’être à partir du non-être. Il ne se peut pas qu’il n’y ait pas toujours de l’être, et il est impossible pour l’être de n’être pas.

4Mais qu’en est-il de l’être ? L’idée de néant est très claire, avons-nous dit. Car le penser comme « impensable », c’est encore le penser, le dire « indicible », c’est encore le dire, sans confusion possible avec autre chose. Mais « le néant ne s’entend que par l’être », nous dit Descartes [13]. Alors les difficultés commencent. Car si l’idée de néant est claire, l’idée d’être ne l’est pas. S’il s’agit de l’être pur, indéterminé, il n’y a rien de plus à penser en lui que dans le rien ou le néant [14]. S’il s’agit d’un être déterminé, on n’aura qu’un non-être déterminé et non le rien. S’il s’agit de la totalité de l’être, du Tout, et si l’on suppose une abolition du Tout, on n’aura pas une représentation du rien, car le rien, n’étant rien, ne donne matière à aucune représentation.

5En résumé, la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose (de l’être) plutôt que rien » est absurde, puisqu’elle fait du rien le pendant de quelque chose et prête ainsi une sorte de réalité au rien. Et la question « Pourquoi la Nature existe-t-elle ? » ne peut que rester sans réponse, puisque la Nature est infinie.

6L’on parle ici en pur philosophe, pour qui l’idée de Dieu doit être laissée à la religion. Descartes, qui était chrétien, pouvait faire de Dieu le créateur de la Nature « à partir de rien » – « mode de production, dit-il, qui convient à Dieu seul » [15]. Mais le pur philosophe juge que l’idée de Dieu (du monothéisme) est irrecevable, et maintient que « rien ne naît de rien ».

7Nous sommes donc en présence de la seule Nature, comment la concevoir ? Sans doute d’abord comme une Cause. Une couleuvre qui logeait dans un mur de clôture va à la mare aux grenouilles et de l’une d’elles fait son repas. « C’est la Nature », dit un paysan. La terre, la mer se soulèvent : on a le tremblement de terre, le tsunami ; ou ce sont les tempêtes, les violents orages, les inondations qui ravagent tout – quand ce ne sont pas les canicules ou les grands froids. « C’est la Nature », dit mon ami Noël. Dieu, que l’on invoquait, que l’on priait (au temps des rogations [16]) a cédé la place à une puissance impersonnelle, insoucieuse des individus et du sort des humains. De cette puissance, l’homme parle avec respect, car tout compte fait, dans ce qui est dû à la Nature domine la bonté – non en un sens moral, mais en ce sens qu’on lui doit la vie et que la vie est bonne. L’individu, que la Nature fait vivant, a une dette envers la Nature. Cette dette, selon Anaximandre, il la paie par la mort, et telle est selon lui, la justification de la mort : qu’il y ait la mort, ainsi le veut la justice, dikè[17]. Certes, chacun s’attend à devoir mourir un jour, et cela lui paraît être dans l’ordre naturel des choses. Mais parler de « justice » impliquerait qu’il y eût une sorte d’égalité entre les différentes vies et les différentes morts. Or, c’est tout le contraire : certaines vies sont pleines de réussite et de joie, d’autres d’efforts et de douleurs, certaines morts sont douces et inconscientes, d’autres s’accompagnent de torture et de désespoir. Et que de chance pour les uns, de malchance pour les autres dès la naissance (Arielle se plaignait que la Nature l’ait voulu de petite taille, Lorette ne se trouvait pas jolie), et puis de chances pour les uns, de malchances pour les autres tout au long de la vie (sans parler de celles qui nous viennent des autres ou de la société). Lors d’un grand effort physique, l’éclatement d’un kyste sous-rétinien me valut un décollement de rétine [18]. Ce kyste n’était pas là sans cause, mais il était là sans raison. Quand à la rétine elle-même, ni elle n’était là sans cause, ni elle n’était là sans raison. La cause dit ce par quoi les choses ont lieu, elle répond à une question de fait. Le fondement dit ce en raison de quoi les choses se font, il répond à une question de droit. La cause explique, le fondement rend raison, il justifie. Il est clair que tout, dans la Nature, ne peut être justifié. Dans un univers où abondent les causes aveugles (citons, par exemple, les innombrables micro-organismes pathogènes), on ne saurait, avec Anaximandre, parler de « justice ». La Nature est une puissance indifférente à la différence du juste et de l’injuste, du bien et du mal et aux notions morales ou éthiques que forge l’esprit humain. Elle a quelque chose de primitif et de sauvage.

8Pourtant, quelle que soit, avec la causalité aveugle, la part du désordre, ce visage de la Nature qu’est le monde donne une impression d’ordre et de beauté. Cela signifie qu’il y a des lois dans la Nature et que le fonctionnement de ces lois amène la prééminence de l’ordre sur le désordre. Que ces lois ne soient autres que les lois du hasard, c’est ce que Démocrite et les Épicuriens ont pensé. À l’origine des choses, qui est aussi le fond permanent de la Nature, ils supposent que des atomes sans nombre sont en agitation désordonnée dans un vide sans limites. De cette agitation, compte tenu des qualités diverses qu’ils attribuent à ces premiers composants de toutes choses, et à la suite de leurs rencontres et de leurs assemblages, résultent des ensembles structurés et finalement des mondes, dont le nôtre avec des êtres vivants et l’homme. Car tous les assemblages possibles étant essayés par la Nature au cours de la durée infinie de l’univers, les systèmes ayant des propriétés structurales ne peuvent manquer de naître aussi bien que les blocs et les magmas astructurés, même s’ils sont sans comparaison moins nombreux. Je l’écrivais jadis : « Le désordre engendre tout et même l’ordre, car l’ordre n’est qu’un cas particulier du désordre » [19]. Le hasard créateur, tel est donc le ressort de la Nature, ce qui en fait l’inépuisable vitalité, puisque si toutes ses productions s’effondrent avec le temps, la sorte de brassage des éléments premiers dont elles proviennent perdure sans fin. Si toutes choses, y compris celles qui montrent le plus d’ordre et de beauté, résultent de la causalité aveugle et du hasard (lequel ne tient qu’à l’absence de lien entre les causes), il n’y a plus lieu de chercher la raison d’être et la justification de ce qui advient. Dès lors le sage, libéré d’une mentalité finaliste et de la recherche d’un sens à découvrir dans l’ordre des choses, peut trouver la paix dans l’indifférence à l’égard de ce qui, dit-on, « aurait pu être », et dans l’acceptation courageuse du sort qui lui est fait. Le hasard définit la façon dont les choses se font. Rapporté à l’individu, il a nom destin, non au sens de « puissance par laquelle certains événements seraient fixés d’avance quoi qu’il pût arriver » [20], car rien n’est fixé d’avance, mais au sens de ce qui destine, qui, dans le cours des événements, en particulier dans le cours d’une vie animale ou humaine, met de l’immodifiable, donc une restriction fatale de ce qui est possible et de la liberté. Par exemple, l’éclatement d’un kyste sous-rétinien a entraîné pour moi une gêne dans la vision qui m’a accompagné toute ma vie. Ce fut à la suite d’un effort physique lors d’un travail que m’avait demandé mon père – qu’il ne m’aurait pas demandé si mon frère, sur qui il comptait, n’avait pas eu un accident de la circulation. Le kyste, mon effort, l’accident de mon frère, la décision de mon père, devant tout cela, je dis : c’est le destin. Vais-je regretter que mon frère n’ait pas été plus prudent ? que mon père n’ait pas fait appel à un voisin ? etc. Rien de plus vain que pareil regret. Si ce qui aurait pu arriver n’est pas arrivé, c’est qu’il manquait quelque chose pour que cela arrivât, et donc la pensée que cela aurait pu arriver n’est qu’une apparence trompeuse. Cela seul pouvait réellement arriver qui est arrivé.

9Venons-en aux productions de la Nature. Il convient de nommer d’abord l’univers, ensuite les mondes. Ce que j’entends par « univers » correspond à ce qu’Épicure nomme le « tout » (to pan) dont il dit qu’il est « infini » (apeiron), « car ce qui est limité a une extrémité ; or l’extrémité est vue à côté de quelque chose d’autre » [21]. L’univers comprend « notre Univers » [22] (mot qui, dans le sens astronomique, prend une majuscule) et les exo-Univers. À partir de l’espace de Riemann et des équations de la relativité généralisée d’Einstein, le cosmologiste conçoit l’Univers comme enclos dans un espace infini sans borne, avec une vitesse d’expansion variable, tantôt ralentie, tantôt accélérée. S’il constatait dans l’Univers la présence de phénomènes dont l’existence l’obligeât à admettre l’existence d’un autre univers, ce second univers serait avec le nôtre pensé en un. La pensée de l’astrophysicien est unifiante, il construit avec ce dont il dispose un modèle global, un modèle du « tout » (de ce qu’il nomme ainsi). Il ne peut avoir affaire à des exo-Univers, lesquels relèvent de la pensée spéculative ou métaphysique. Quant à l’univers production immédiate de la Nature, il convient de le percevoir tel qu’il se donne à la perception de l’homme naturel profondément pensée et à la contemplation, ainsi qu’on les voit chez ceux qui, laissant de côté les équations, méditent sur ce qui s’offre, tels Lucrèce, Pascal (fr. 72 Br.) ou Spinoza. Car le métaphysicien ne saurait établir son discours en s’appuyant sur ce qu’a vu le savant, mais qu’il n’a pas vu lui-même. Descartes, dans ses Méditations, ne présuppose rien qui relevât de la science, et, en cela, il est exemplaire, mais il fut empêché d’être ouvert à la Nature par le faux problème de la réalité du monde extérieur. De la Nature à l’univers, le passage se fait par une sorte de dégradation de l’infini. L’infinité de la Nature est l’infini actuel, où tous les degrés d’augmentation (ou de diminution) sont donnés d’avance, tandis que l’infinité de l’univers est seulement l’infiniment grand ou l’indéfini. Or, il est clair que l’indéfini ne peut contenir la raison de toutes choses, ne pouvant même pas rendre compte de lui-même, puisqu’il n’est qu’un « fini variable » (Couturat), et que le fini requiert toujours une explication [23]. Les Épicuriens ne devaient pas s’arrêter à l’infiniment grand, pas plus que Descartes ne s’est arrêté à l’indéfinité [24] du monde ; ils eussent dû remonter jusqu’à la Nature, tout comme Descartes est remonté jusqu’à Dieu.

10Avec l’univers, la Nature ouvre un champ sans limites où manifester sa créativité. Alors naissent les mondes. Épicure a expliqué comment l’arrangement au hasard des éléments des choses entraînait nécessairement qu’il y eût non un seul monde (car, en ce cas, il faudrait un principe de sélection comme une Providence), mais une pluralité infinie de mondes. Le monde nôtre correspond ici à notre Univers, les mondes innombrables aux exo-Univers. La considération de notre Univers nous donne une idée suffisante de la Nature créatrice de mondes. Des êtres vivants peuplent la Terre et sans doute d’autres planètes. Il y a une indéfinité d’êtres vivants, il y a donc une indéfinité de mondes. Mais pourquoi parler de « mondes » dans le cas d’êtres vivants ? L’ensemble de ce que je perçois lorsque j’ouvre les yeux sur ce qui m’entoure si je vis à la campagne – collines, bois, champs, etc. – est le monde comme visage de la Nature – « monde » car les parties n’ont leur sens et leur valeur qu’en fonction des autres parties : si la forêt est déboisée, la lumière ne sera plus la même, ni les champs et le reste du paysage. Ce sera un autre monde, une autre structure. Un monde est structuré, donc fini, car structure implique finité. Les mondes perçus sont innombrables, autant qu’il y a d’êtres percevants et de diversité dans les perceptions. Ces mondes appartiennent à la Nature comme autant d’aspects ou de visages. Pour former l’idée de « monde », il ne suffit pas qu’un ensemble soit structuré. L’ensemble formé par les racines, la tige et les fleurs d’un rosier est structuré. Ce n’est pas un monde. Pour qu’on ait affaire à un monde, il faudrait que cet ensemble fasse partie d’un autre ensemble, par exemple qu’il ait sa place dans un jardin. Un arbre n’est pas un monde, mais d’une forêt amazonienne où abondent toutes espèces de plantes et d’espèces vivantes, on dira que c’est un véritable « monde ». Sont à distinguer parmi tous les ensembles méritant le nom de « mondes », les mondes vécus, tel le monde de l’abeille, celui du hérisson. Ce qui les caractérise est l’intériorité. L’intériorité suppose la conscience, et celle-ci (sans toutefois la réflexion) n’apparaît qu’avec l’animal – lequel dort et s’éveille, et être éveillé c’est être conscient. L’animal interprète les données sensorielles et vit dans un monde de significations. Les données constituent le premier ensemble, le réseau des significations le second et les deux forment le monde. Des sons très aigus que nous ne percevons pas, des odeurs différenciées selon les parties du corps humain, etc. sont l’ensemble sensoriel dont dispose le chien, et avec les significations qu’il leur donne, constituent le monde du chien. Les significations « chien » – ou « abeille », « hérisson », « fourmi », etc. – sont insaisissables pour un animal d’une autre espèce. Il y a des millions d’espèces – sans doute des milliards dans l’Univers – et il n’y a pas deux individus identiques. L’extraordinaire diversité des mondes vitaux donne une idée de l’ingéniosité et de l’inventivité de la Nature. Il faut ajouter qu’ici elle fait barrage à la connaissance humaine. On peut connaître l’anatomie et la physiologie d’un chien, non se mettre à sa place pour voir la vie en chien. On ne voudrait pas d’une « vie de chien ». Mais le chien est peut-être très content d’être un chien : son maître le nourrit, le « sort », le mène en promenade ou à la chasse, etc. Les mondes vitaux sont des trous noirs qui échappent à l’imagination autant qu’à la connaissance. Si mon chat a faim, je le reconnais à son miaulement ; s’il n’a plus faim (car il ne touche plus à la nourriture) et s’il miaule encore, je sais que ce n’est plus par besoin mais par désir (d’une gâterie, d’une caresse), mais je ne peux me représenter ce qu’est pour lui éprouver la faim ou le désir.

11L’ingéniosité, la créativité de la Nature ne signifient pas toute-puissance. La Nature se heurte à l’homme qui la soumet ou la détruit. Elle procède par gradations insensibles : Natura non facit saltus. Elle passe graduellement des êtres inanimés aux animaux et ensuite, par « différences insensibles », d’une espèce à l’autre, dit Aristote. [25]. Elle commence par le petit et le faible et, par lents progrès, obtient le grand et le fort. Lao-tseu le dit :

12

Un arbre que les deux bras ont peine à embrasser
est né d’une radicule fine comme un cheveu [26].

13Mais l’arbre que la Nature a mis des années à produire, l’homme, en une matinée, l’a coupé et débité. C’est par étapes et progrès lents ou rapides, que le petit enfant devient jeune homme, puis homme fait ; alors il est tué à la guerre. En face de la patiente Nature, la brutalité de l’homme. La Nature ne connaît pas la démesure (hubris), chose humaine (cf. Héraclite, fr. 48 [27]). Quoiqu’elle produise – éclipse, canicule, tempête, inondation, tremblement de terre, etc. – c’est sans aucune entorse à ses lois. L’homme, au contraire, bien souvent, ne respecte pas ses propres lois – lois d’ailleurs incomplètes puisque ne faisant pas leur place aux devoirs envers la Nature. Il est vrai que si l’homme voulait faire à ces devoirs une juste place, il devrait démanteler des pans entiers de son activité technologique, ce qui lui est aussi impossible à penser que de revenir à la diligence ou à la lampe à pétrole. Comme il sait toutefois que la Nature est le socle sur lequel toute son activité repose, il est pris dans une contradiction que, sans doute, il ne résoudra pas, ce qui accélérera sa chute.

14Malgré tous les dégâts que lui cause l’espèce humaine, notamment par l’extinction de nombreuses espèces d’animaux ou de plantes, la Nature est assurée d’avoir le dernier mot, puisqu’elle dispose du temps et de l’avenir. Lorsque je parle du temps « de la Nature », j’entends : de la Nature en tant qu’univers. Car c’est dans l’univers qu’on a les cycles qui permettent de déterminer le temps comme « nombre du mouvement selon l’avant et l’après » [28].

15La Nature, étant infinie et éternelle, est non soumise au temps tripartite, car cela seul qui est fini est soumis au temps. Mais il y a la Nature. Quand ? Maintenant. Des trois composantes du temps, passé, présent, avenir, reste le présent – un présent sans passé ni avenir. Comme la Nature, en perpétuelle agitation ou changement, varie sans cesse, en elle-même et dans toutes ses productions, c’est un présent éternel à contenu variable. Toutes choses finies (en y englobant la sphère humaine, car elle repose sur ce qu’elle emprunte à la Nature : air, eau, pierres, bois, minerais, etc.) varient par modifications insensibles – qui doivent atteindre un certain ordre de grandeur pour être perceptibles. Lorsqu’elles existent dans le présent, elles participent de l’éternel : de là ce « contenu variable » du présent éternel. La Nature, considérée dans ses productions (univers, mondes, bref toutes choses finies) est la Nature naturée. Considérée en elle-même, elle est la Nature naturante, laquelle n’est pas déjà ordonnée, organisée, car d’où viendraient l’ordre, l’organisation ? (Ceux qui « expliquent » le monde par Dieu présupposent l’ordre, ne l’expliquent pas). Elle est pure agitation d’éléments inobjectivables (mot qui contient le mot « objet »), sans que l’on puisse encore parler de mouvement ou de changement orienté. Le fond des choses est un brassage éternel, d’où naissent à l’infini les univers, les mondes, toutes choses finies qui, dans le moment de leur présence, participent brièvement de l’éternel (il sera éternellement vrai que, le 20 septembre 2012, j’ai écrit ceci). Toutes choses finies, et notamment toute vie, naissent ainsi du désordre. Du désordre naît l’ordre spontanément, en vertu de la nature même du désordre. Concluons que l’essence même de la Nature est spontanéité, une éternelle spontanéité.

Notes

  • [*]
    Marcel Conche a adressé cet article à L’Enseignement philosophique au début du mois d’octobre, mais il ne nous a pas été possible de le publier en avant-première dans le numéro 1 (septembre-novembre 2012) qui était alors quasiment bouclé. Au moment où paraît le présent numéro, on peut le trouver aussi en appendice d’un nouvel ouvrage que l’auteur a réalisé, intitulé Présentation de ma philosophie. Nous en donnerons une recension dans le prochain numéro. [NDLR].
  • [1]
    Cf. Métaphysique, PUF, 2012.
  • [2]
    Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, § 7.
  • [3]
    Entretien avec Burman, éd. Beyssade, PUF, 1981, p. 120.
  • [4]
    Cf. Principes…, § 8.
  • [5]
    Cf. De rerum originatione radicali.
  • [6]
    « Sur la critique bergsonienne de l’idée de néant », in Bulletin de la Société française de philosophie, 53e Année, 1959, p. 75.
  • [7]
    L’Évolution créatrice, p. 277 (éd. du Centenaire, p. 730).
  • [8]
    Physique I, 4, 183 a.
  • [9]
    À Hérodote, 38.
  • [10]
    Méditation quatrième, AT, IX, 43.
  • [11]
    Entretien avec Burman, éd. cit., p. 42.
  • [12]
    Méditation troisième, AT, IX, 29.
  • [13]
    Entretien avec Burman, éd. cit., p. 44.
  • [14]
    Cf. Hegel, Science de la logique. Théorie de l’être, début.
  • [15]
    Entretien avec Burman, p. 56.
  • [16]
    Processions de supplication.
  • [17]
    Cf. Anaximandre, Fragments et témoignages, PUF, 2006, chap. VI.
  • [18]
    Cf. Avec des « si ». Journal étrange, PUF, 2006, chap. VI.
  • [19]
    Cf. Lucrèce, 1967, rééd. PUF, 2011, p. 73.
  • [20]
    Lalande, Vocabulaire de la philosophie, art. « Destin ».
  • [21]
    Lettre à Hérodote, 41.
  • [22]
    Comme dit Heisenberg.
  • [23]
    « Il faut seulement expliquer d’où vient le fini » (Nietzsche, Le Livre du philosophe, éd. K. Marietti, Aubier, 1969, p. 119).
  • [24]
    Le mot est dans Littré.
  • [25]
    Histoire des animaux, VIII, 588 b.
  • [26]
    Tao-te King, LXIV, PUF, 2003, p. 335.
  • [27]
    Cf. aussi mon commentaire (Héraclite, Fragments, PUF, p. 188-191).
  • [28]
    Aristote, Physique, IV, 11, 219 b.
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