Notes
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[1]
« Apprendre la philosophie », L’Enseignement philosophique, mai-juin 2008. À retrouver sur Internet dans Google : « Michel Larroque : Apprendre la philosophie. » Dans cette introduction, nous rappelons quelques conclusions de cette analyse. Voir aussi : Michel Larroque, La philosophie au lycée, L’Harmattan, 2007.
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[2]
Bergson, L’évolution créatrice, chapitre premier, page 66.
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[3]
Nous laissons de côté le cas de textes apparemment clairs mais dont il faut décrypter le sens caché sous la limpidité apparente. Ce genre d’épreuve piège n’a pas sa place au baccalauréat.
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[4]
En témoigne ce texte de Cuvier sur la mâchoire des carnivores : « En effet pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une certaine forme de condyle, un certain rapport entre la position de la résistance et celle de la puissance avec le point d’appui, un certain volume dans le muscle crotaphite qui exige une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit, et une certaine convexité de l’arcade zygomatique sous laquelle il passe ; cette arcade zygomatique doit aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle masseter. Pour que l’animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine vigueur dans les muscles qui soulèvent sa tête, d’où résulte une forme déterminée dans les vertèbres où ces muscles ont leurs attaches, et dans l’occiput, où ils s’insèrent. » Dans : Les grands écrivains scientifiques, G. Laurent, Armand Colin.
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[5]
Comme en témoignent les théories dites synthétiques qui utilisent la génétique.
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[6]
Sans doute une recherche originale déborde-t-elle les cadres traditionnels et se caractérise-t-elle avant tout par la nouveauté de la formulation des questions. Mais l’explication d’un texte philosophique au baccalauréat n’est pas une recherche originale.
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[7]
Une étude attentive du texte implique nécessairement ces questions. Mais peut-être vaut-il mieux les formuler pour donner à un débutant un fil conducteur dans sa recherche. Le rôle et la limite des questions dans l’explication de texte pourraient donner lieu à des expérimentations suivies de discussions.
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[8]
Comprendre la pensée d’autrui consiste à la réinventer. Cette re-création est la condition de toute intellection authentique. À notre avis, il est chimérique d’exiger davantage d’un étudiant.
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[9]
Voir notre article : Apprendre la philosophie.
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[10]
Kant les a bien résumées dans sa formule : « que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? ».
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[11]
Sans qu’il soit besoin pour cela de suivre la proposition récurrente d’injection artificielle de mathématiques dans le programme des terminales L. Pour restaurer leur crédit, il suffirait aux études littéraires d’être elles-mêmes. C’est du moins vrai pour la philosophie.
Pourquoi une nouvelle épreuve ?
1Nous avons dénoncé ailleurs [1] le statut actuel de l’enseignement philosophique dans les lycées. Le programme de notions, trop vague, autorise des enseignements disparates, sans dénominateur commun identifiable et interdit tout examen fiable. L’ambition extravagante d’instaurer une pensée originale chez un élève de 18 ans conduit à valoriser dans la dissertation, sous sa forme actuelle, un exercice artificiel, sans rapport avec une vraie recherche. L’épreuve de philosophie à l’examen ne sanctionne pas une compétence philosophique, même modeste : l’élève fait semblant de développer une pensée personnelle et son correcteur feint de le croire. Mais, en fait, la quasi-totalité des copies agencent avec plus ou moins de bonheur quelques lieux communs que le correcteur note en fonction de critères formels (correction du style, cohérence du discours, bon sens, etc.) sans doute estimables mais étrangers à la philosophie dans sa spécificité. Bref, l’examen est inauthentique.
2 Pour remédier à ces carences, nous avions proposé de préciser le programme en remplaçant les notions, trop générales, par des problèmes déterminés avec des références obligatoires aux auteurs. Ce type de programme, a-t-on objecté, favoriserait le recours à la mémoire au détriment de l’exercice du jugement. Sans doute le principe de cette critique est-il infondé : comprendre une pensée, d’abord étrangère, c’est la réinventer et la faire sienne, ce qui n’a rien à voir avec un exercice d’érudition. Pourtant, lorsqu’il s’agit de contrôler les connaissances, l’objection met l’accent sur un risque réel et soulève une vraie difficulté : comment distinguer une connaissance assimilée d’un savoir seulement récité ? Le principe d’une solution nous semble être le suivant : une connaissance comprise peut être dissociée du contexte d’apprentissage et utilisée, ensuite, comme outil d’interprétation. Elle peut être comparée à un théorème de mathématiques qui, une fois assimilé, est un instrument pour résoudre des problèmes. L’explication d’un texte philosophique peut jouer ce rôle à condition de répondre à un certain nombre d’exigences. Précisons lesquelles à travers un exemple : un texte de Bergson tiré de L’évolution créatrice.
Passons donc à l’hypothèse des variations brusques […]. Comment toutes les parties de l’appareil visuel, en se modifiant soudain, restent-elles si bien coordonnées entre elles que l’œil continue à exercer sa fonction ? Car la variation isolée d’une partie va rendre la vision impossible, du moment que cette variation n’est plus infinitésimale. Il faut maintenant que toutes changent à la fois, et que chacune consulte les autres. Je veux bien qu’une foule de variations non coordonnées entre elles aient surgi chez des individus moins heureux, que la sélection naturelle les ait éliminées, et que, seule, la combinaison viable, c’est-à-dire capable de conserver et d’améliorer la vision, ait survécu. Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. Et, à supposer que le hasard ait accordé cette faveur une fois, comment admettre qu’il la répète au cours de l’histoire d’une espèce, de manière à susciter chaque fois, tout d’un coup, des complications nouvelles, merveilleusement réglées les unes sur les autres, situées dans le prolongement des complications antérieures ? [2]
L’utilisation des connaissances
4On ne peut pas comprendre cet extrait de L’évolution créatrice sans le secours d’un certain nombre de connaissances qu’il implique mais n’explicite pas. Cette obligation de faire appel, pour élucider un texte, à un contexte interprétatif qui lui est extérieur devrait être la condition impérative de son choix comme sujet d’examen. Que peut bien vouloir dire, en effet, expliquer un texte si son sens est de prime abord évident ? [3] C’est inviter le candidat à répéter, en d’autres termes, généralement moins appropriés, les propos de l’auteur. La paraphrase est alors inévitable. Celui qui explique un texte devrait être comparable au participant d’une délibération qui accueille un nouvel arrivant. Pour lui permettre de s’intégrer au débat, il lui faudrait d’abord répondre à la question : « de quoi s’agit-il ? », c’est-à-dire indiquer quel est l’objet de la discussion. Il rappellerait ensuite ses principales articulations et enfin situerait dans ce contexte les propos de l’orateur actuel. Le nouveau venu serait alors en mesure de comprendre l’examen de la question en cours et d’y contribuer. Expliquer un texte devrait consister, de la même manière, à le situer dans une problématique qu’il supposerait mais ne formulerait pas. Les références pour comprendre les extraits proposés seraient inscrites dans un programme, constitué de problèmes philosophiques essentiels et de doctrines incontournables ; l’érudition serait proscrite.
5 Quatre connaissances donnent la clé de cet extrait de L’évolution créatrice. Elles sont nécessaires et suffisantes pour le comprendre. La première est l’observation de la corrélation des formes : les divers organes d’un vivant sont minutieusement adaptés les uns aux autres. On note de même une convergence harmonieuse, dans chaque organe, de ses parties constituantes de manière à préserver sa cohérence fonctionnelle [4]. Et ainsi de suite. L’organisme apparaît donc, selon l’expression de Claude Bernard, comme « un déterminisme harmonieusement hiérarchisé » c’est-à-dire comme une structure d’ensemble composée de structures très précisément corrélées entre elles, chaque structure composante étant constituée d’éléments minutieusement ajustés tel un texte fait de paragraphes, de phrases, de mots, de lettres. Il semble donc témoigner d’une organisation et révéler un sens, par conséquent renvoyer à une intelligence. Aucun cours de philosophie traitant du vivant ne peut se dispenser de ce constat.
6 Il ne saurait non plus passer sous silence l’hypothèse d’une évolution des espèces et par conséquent d’une modification des individus qui les constituent et de leurs organes. Et comment traiter de l’évolution sans une référence à Darwin et aux thèmes essentiels de sa théorie, modifications accidentelles, sélection naturelle, survivance des plus aptes, et surtout, à l’inspiration philosophique de son explication de l’évolution : la multiplication des hasards permet de faire l’économie de l’intelligence pour expliquer la transformation des espèces ? Ces trois références sont incontournables.
7 Reste l’allusion du texte au néodarwinisme qui, pour expliquer l’évolution, privilégie les changements brusques. On peut considérer qu’il s’agit là d’un élément d’érudition trop spécialisé pour être exigible d’un candidat au baccalauréat. Pourtant, c’est dans cette voie que semblent s’être engagés les héritiers de Darwin [5]. Quoi qu’il en soit, un nouveau programme, plus détaillé, pourrait préciser que cette connaissance biologique est indispensable et c’est dans cette hypothèse que nous situons notre exemple.
8 Ces connaissances sont nécessaires et suffisantes pour saisir l’argumentation du texte : un changement accidentel d’une partie de l’organe ruinerait la corrélation des formes et abolirait la fonction ; on ne peut donc comprendre son évolution à partir du hasard.
9 Pour expliquer le texte, le candidat devrait suivre une procédure simple. Bien évidemment, l’introduction poserait le problème : peut-on expliquer l’évolution d’un organe par des variations accidentelles ? Soulignons ici qu’il n’a pas, comme on le dit parfois, à inventer [6] un problème mais à le repérer dans le texte. Ce devrait toujours être une question éternelle de la philosophie, ou du moins, comme c’est ici le cas, incontournable à un certain moment de l’histoire de la pensée.
10 Après avoir posé le problème, le candidat devrait expliquer chaque phrase du texte. Aucune d’entre elles ne peut être comprise sans se référer aux connaissances qui en constituent la clé. Mais il faut que l’élève les adapte avec précision à chaque propos de l’auteur, comme un ouvrier qualifié qui choisit dans sa boîte à outils celui qui convient à un certain type de réparation.
11 Voici à titre d’exemples quelques questions [7] auxquelles le candidat devrait obligatoirement répondre en mobilisant ses connaissances.
12 Pour quelle raison « la variation isolée d’une partie va rendre la vision impossible » ? Que signifie « que chacune consulte les autres. » ?
13 Pourquoi Bergson juge-t-il improbable l’apparition d’une combinaison viable dans la perspective darwinienne : « Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. »
14 Pour comprendre le texte, le candidat est obligé d’exploiter ses connaissances. Mais il faut qu’il les sélectionne avec précision pour éclairer chaque allusion de l’auteur. Il doit aussi les relier entre elles : comprendre, par exemple, que le constat de la corrélation des formes constitue la source d’une objection majeure à l’explication de l’évolution par Darwin. Cette mobilisation active d’un savoir n’est possible que s’il est dominé : elle constitue, en quelque sorte, un test de compréhension authentique. Elle implique certes un travail de mémoire. Mais il serait absurde de prétendre l’y réduire. Il s’agit en réalité d’une création [8] intellectuelle sans commune mesure avec un exercice d’érudition.
15 Pour terminer, la conclusion ferait d’abord le bilan de l’étude du texte en dégageant nettement son apport. Dans un deuxième moment, elle devrait en mesurer l’importance et en déterminer l’enjeu. Celui-ci est nécessairement plus général que le problème particulier étudié par le texte. Ici, il s’agit de se demander, à partir d’une réflexion sur la biologie, si l’univers est l’œuvre d’une intelligence ou le seul fruit du hasard. Le candidat devrait retrouver à partir du texte cette interrogation classique de la philosophie.
Bénéfices de ce type d’épreuve
16Cette explication de texte rénovée présente deux avantages différents et, en un certain sens, contraires.
17 D’abord, elle pourrait témoigner d’une authentique initiation philosophique. Celle-ci, en effet, est irréductible à l’acquisition d’une méthode car il n’y a pas de règles spécifiques de la pensée philosophique [9]. L’examen critique des idées, la justification des propositions, l’ordre des raisons dans l’examen d’un problème sont des exigences fondamentales ; mais elles ne sont pas propres à la philosophie. Toutes les disciplines les prescrivent. Par conséquent revendiquer ces normes générales de l’activité intellectuelle comme fin de l’enseignement philosophique lui fait encourir le reproche de double emploi et par conséquent d’inutilité.
18 Par contre, l’introduction aux grands problèmes est irremplaçable. Leur méditation, en effet, n’est pas un superflu culturel comme l’étaient autrefois les arts d’agrément pour les jeunes filles des classes privilégiées. Elle revêt, au contraire, une importance essentielle car elle prolonge et parachève une réflexion vitale. L’homme, en effet, ne reçoit pas de la nature, comme l’animal, ou du groupe, comme autrefois le primitif, un itinéraire de vie rigoureusement balisé. « Embarqué » sans repères fixes, il est contraint de réfléchir et de choisir. On peut le déplorer et garder la nostalgie de quelque innocence réflexive. Mais ce sont là de vains regrets. L’homme irréfléchi est un mythe comme le fut, en d’autres temps, le concept d’un homme naturel. En découvrant Victor, élevé par des loups, Pinel prend conscience que la privation de tout apport social ne restitue pas la nature authentique de l’homme, mais en fait, au contraire, une sorte de monstre. De même un homme privé de réflexion, élevé dans le champ clos de quelque sectarisme, ou bien soumis aux seules obligations de rentabilité des sociétés industrielles est, comme « le sauvage de l’Aveyron », un être dénaturé et en quelque sorte perverti. L’initiation aux grands problèmes de la philosophie n’est donc pas un luxe intellectuel : elle arrache l’élève au « divertissement » et l’ouvre aux interrogations essentielles [10]. Elle reprend au compte de la raison l’ambition des religions ; mais elle permet, soit de s’en dispenser, soit d’en purifier le message. L’enseignement de la philosophie accomplit donc l’éducation. Encore faut-il que des exigences strictes en préservent la visée.
19 Mais, inversement, la réussite à ce type d’épreuve témoignerait d’une aptitude générale qui déborde le seul domaine de la philosophie. La valeur professionnelle d’un ingénieur, d’un médecin, d’un responsable dans le domaine des affaires publiques ou privées se mesure à leur aptitude à mobiliser leurs connaissances pour répondre à une situation inédite. Les examens scientifiques préfigurent bien cette exigence des tâches adultes puisque l’épreuve de mathématique ou de physique impose l’appel à un acquis ancien pour résoudre un problème nouveau. Cette explication de texte rénovée répond à la même exigence : elle pourrait donc correspondre dans les études littéraires au problème de mathématique ou de physique des séries scientifiques. Elle assurerait mieux que les épreuves actuelles la fiabilité de l’examen et contribuerait à restaurer le crédit des sections littéraires actuellement délaissées [11].
Notes
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[1]
« Apprendre la philosophie », L’Enseignement philosophique, mai-juin 2008. À retrouver sur Internet dans Google : « Michel Larroque : Apprendre la philosophie. » Dans cette introduction, nous rappelons quelques conclusions de cette analyse. Voir aussi : Michel Larroque, La philosophie au lycée, L’Harmattan, 2007.
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[2]
Bergson, L’évolution créatrice, chapitre premier, page 66.
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[3]
Nous laissons de côté le cas de textes apparemment clairs mais dont il faut décrypter le sens caché sous la limpidité apparente. Ce genre d’épreuve piège n’a pas sa place au baccalauréat.
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[4]
En témoigne ce texte de Cuvier sur la mâchoire des carnivores : « En effet pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une certaine forme de condyle, un certain rapport entre la position de la résistance et celle de la puissance avec le point d’appui, un certain volume dans le muscle crotaphite qui exige une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit, et une certaine convexité de l’arcade zygomatique sous laquelle il passe ; cette arcade zygomatique doit aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle masseter. Pour que l’animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine vigueur dans les muscles qui soulèvent sa tête, d’où résulte une forme déterminée dans les vertèbres où ces muscles ont leurs attaches, et dans l’occiput, où ils s’insèrent. » Dans : Les grands écrivains scientifiques, G. Laurent, Armand Colin.
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[5]
Comme en témoignent les théories dites synthétiques qui utilisent la génétique.
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[6]
Sans doute une recherche originale déborde-t-elle les cadres traditionnels et se caractérise-t-elle avant tout par la nouveauté de la formulation des questions. Mais l’explication d’un texte philosophique au baccalauréat n’est pas une recherche originale.
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[7]
Une étude attentive du texte implique nécessairement ces questions. Mais peut-être vaut-il mieux les formuler pour donner à un débutant un fil conducteur dans sa recherche. Le rôle et la limite des questions dans l’explication de texte pourraient donner lieu à des expérimentations suivies de discussions.
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[8]
Comprendre la pensée d’autrui consiste à la réinventer. Cette re-création est la condition de toute intellection authentique. À notre avis, il est chimérique d’exiger davantage d’un étudiant.
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[9]
Voir notre article : Apprendre la philosophie.
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[10]
Kant les a bien résumées dans sa formule : « que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? ».
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[11]
Sans qu’il soit besoin pour cela de suivre la proposition récurrente d’injection artificielle de mathématiques dans le programme des terminales L. Pour restaurer leur crédit, il suffirait aux études littéraires d’être elles-mêmes. C’est du moins vrai pour la philosophie.