Notes
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[1]
L’Évolution Créatrice, VII. Désormais noté EC.
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[2]
Cf. Critique de la faculté de juger, § 65, Kant, Folio essais, p. 339 : « Le concept d’une chose, en tant que fin naturelle en soi, n’est donc pas un concept constitutif de l’entendement ou de la raison, mais peut être néanmoins un concept régulateur pour la faculté de juger réfléchissante, selon une analogie éloignée avec notre causalité d’après des fins en général, permettant de guider la recherche sur les objets de ce genre et de réfléchir sur leur fondement originaire ; ce qui n’a certes pas pour effet une connaissance de la nature ou de son fondement originaire […] ».
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[3]
Comme le note Pierre Montebello : « L’intelligence ne surgit pas d’un ego transcendantal anonyme et impersonnel. […] Tant qu’on ne replace pas l’intelligence dans le cadre de l’évolution générale de la vie, […] nul ne pourra dire comment se sont constitués les cadres de l’intelligence. », Annales bergsoniennes I, Puf, p. 352.
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[4]
Nous avons ici l’accomplissement du programme proposé par MM : « Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. » MM, 205 En montrant le caractère utilitaire de notre perception et de notre intelligence, on peut espérer qu’un effort particulier nous permette de nous en affranchir. Ce que l’habitude a fait, l’effort peut le corriger.
-
[5]
EC, p. 62.
-
[6]
EC, p. 54.
-
[7]
EC, p. 55.
-
[8]
EC, p. 63 : « L’œil du Peigne présente une rétine, une cornée, un cristallin à structure cellulaire comme le nôtre. On remarque chez lui jusqu’à cette inversion particulière des éléments rétiniens qui ne se rencontre pas, en général, dans la rétine des Invertébrés. »
-
[9]
EC, p. 61.
-
[10]
EC, p. 57.
-
[11]
Reprenant une idée d’origine aristotélicienne, Bergson montrera que le hasard est la puissance que l’homme invoque lorsqu’un type de causalité surgit – finale ou efficiente – alors qu’on attendait l’autre. Cf. EC, p. 234-235. Dans Les deux Sources le hasard est présenté comme un concept anthropomorphique : « Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. » L’homme a recours au hasard chaque fois qu’un mécanisme ne paraît pas être une raison suffisante pour justifier un événement particulièrement significatif au regard humain.
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[12]
EC, p. 69.
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[13]
EC, p. 71-72.
-
[14]
EC, p. 84.
-
[15]
La théorie de l’« Intelligent Design » affirme que la vie est trop complexe pour avoir été créée par le seul mixte de hasard et de sélection naturelle. L’improbabilité de cette hypothèse conduit à affirmer l’existence d’un auteur divin ayant eu un projet intelligent. On trouve une formulation moderne de cette thèse dans la Natural Theology de William Paley. Elle connaîtra un renouveau avec Darwin on trial de Phillip Johnson. Elle est à ce jour soutenue par un think tank conservateur aux États-Unis, le Discovery Institute.
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[16]
La relation entre la philosophie de la vie et la question de Dieu est complexe au sein du bergsonisme. Il faut insister sur un certain nombre de points. En premier lieu, Bergson rejette dans l’Évolution créatrice tout autant l’idée d’un Dieu qui s’identifierait au monde selon nécessité aveugle – c’est le Dieu de Spinoza – que celle d’un Dieu qui aurait un projet de création bien réfléchi, résultant d’une délibération entre les différents mondes possibles – c’est le Dieu de Leibniz. Nous avons en effet dans ces deux cas une conception intellectualiste de Dieu. Il faut donc remarquer, en second lieu, qu’une place est laissée vacante pour l’affirmation d’un Dieu en accord avec la conception bergsonienne de la vie. Un tel Dieu semble alors en continuité avec l’opération de la vie – comme le note Bergson : « Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. » EC, p. 249 – bien qu’il s’en différencie : « Je parle de Dieu […] comme de la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa liberté, les “courants” ou “élans” dont chacun formera un monde : il en reste donc distinct, et ce n’est pas de lui qu’on peut dire que “le plus souvent il tourne court”, ou qu’il soit “à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner” ». Lettre à Jean de Tonquédec du 12 mai 1908, Mélanges, Puf, p. 766. Cf. aussi la lettre à Tonquédec du 20 février 1912, Mélanges, p. 964. En dernier lieu, l’intérêt de Bergson pour les phénomènes moraux et notamment la figure des grands mystiques va le conduire dans les Deux sources de la morale et de la religion à affirmer l’existence d’un Dieu qui se caractérise avant tout par son amour pour les créateurs (notamment moraux.) Cette découverte le conduit à comprendre le processus de création de la vie depuis ce mobile éminent qu’est l’amour divin. Dieu crée le monde et la vie à titre de condition nécessaire pour que les mystiques, qui sont en un sens la raison d’être de l’évolution, puissent apparaître. Cf. sur ce point : Bergson ou les deux sens de la vie, chapitre IV, Worms, Puf Quadrige et en particulier p. 271. L’élan d’amour divin donne sens à l’exigence créatrice de la vie. Dieu semble manifester, dans les Deux sources, une plus grande transcendance à l’égard de la vie que dans l’Évolution créatrice, sans pour autant s’identifier au Dieu chrétien tel en tout cas que les dogmes fondamentaux du christianisme en rendent compte. Cf. sur ce dernier point le beau débat qui fait suite à la conférence de M. Kaplan dans Bergson, la vie et l’action, Études rassemblées par Jean-Louis Vieillard Baron, Le félin, p. 53-55.
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[17]
Cf. par exemple : L’origine des espèces, chapitre V : « J’ai, jusqu’à présent, parlé des variations – si communes et si diverses chez les êtres organisés réduits à l’état de domesticité, et, à un degré moindre, chez ceux qui se trouvent à l’état sauvage – comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. » Et : « Ces considérations me font pencher à attribuer moins de poids à l’action directe des conditions ambiantes qu’à une tendance à la variabilité, due à des causes que nous ignorons absolument. » Le hasard pour Darwin semble donc surtout avoir pour fonction de permettre au savant de prendre acte de l’irruption de nouveautés au sein de la vie tout en s’interdisant de donner trop rapidement un contenu bien défini à ce principe « créateur », à ce réservoir de possibles. Il est comme un panneau indicateur nous rappelant notre ignorance et nous invitant à déterminer les lois qui permettront de justifier l’émergence de ces variations dites, en attendant, accidentelles.
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[18]
C’est ce que Paul-Antoine Miquel met très justement en valeur dans « Bergson et Darwin », Bergson la durée et la nature, Puf débats, p. 120.
-
[19]
EC, p. 32.
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[20]
Ibid.
-
[21]
Ibid.
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[22]
L’organisme est un modus vivendi entre la vie et la matière : celle-là tire parti de celle-ci et contribue à lui donner une forme tout en s’informant elle-même. Il y a donc une intime solidarité entre l’organisme et son milieu. Celui-ci n’est donc jamais simplement donné. La vie réplique mais ne répète pas.
-
[23]
EC, p. 90.
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[24]
On pourra par ailleurs également objecter que l’autonomie du corps vivant est discutable. L’individu parfait est celui au sein duquel chaque partie est tellement solidaire du tout que le moindre détachement provoquerait aussi bien la perte du tout que la destruction de la partie. Or rien de tel dans le vivant, puisqu’au contraire, la reproduction – qui consiste dans le détachement d’une partie, à même de se développer ensuite pour elle-même – est une grande loi de la vie. La reproduction semble donc l’ennemie de l’individualité. Mais la formulation d’une telle objection montre l’emprise que l’être de la chose matérielle conserve sur notre manière de penser. En effet, l’individualité ne requiert pas nécessairement la permanence d’une unité figée de parties. Cela qui convient aux objets sur lesquels aucune durée n’a de prise ne rend pas compte du mode d’être du vivant, qui peut très bien se modifier sans cesser d’être lui-même, et qui peut d’un qu’il était devenir légion, à condition que cette légion conserve le même type d’organisation que l’organisme de départ.
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[25]
MM, p. 15.
-
[26]
EC, p. 19.
-
[27]
Cf. Matière et Mémoire, notamment le chapitre III.
-
[28]
EC, p. 27.
-
[29]
EC, p. 28.
-
[30]
EC, p. 28.
-
[31]
On trouve la même idée fortement exprimée chez Canguilhem : « Tant que les savants ont conçu les fonctions des organes dans un organisme à l’image des fonctions de l’organisme lui-même dans le milieu extérieur, il était naturel qu’ils empruntassent les concepts de base, les idées directrices de l’explication et de l’expérimentation biologiques à l’expérience pragmatique du vivant humain, puisque c’est un vivant humain qui se trouve être en même temps, et d’ailleurs au titre de vivant, le savant curieux de la solution théorique des problèmes posés par la vie du fait même de son exercice. » La connaissance de la vie, Vrin.
-
[32]
EC, 166.
-
[33]
EC, p. 48.
-
[34]
Cette reconstruction intellectuelle est cependant possible depuis notre expérience confuse de l’élan vital. Comme telle, elle se substitue à la reconstruction scientifique de l’évolution.
-
[35]
L’intelligence est donc analytique parce qu’elle est pragmatique. Le biologiste pense la vie avec des catégories intellectuelles faites pour agir sur la matière. Mais cela suppose aussi qu’il se rende sourd à l’expérience qu’il a de la vie en première personne. Voilà pourquoi nous disions qu’il était victime d’un recul néantisant par rapport à son thème d’étude qu’il perd en l’objectivant.
-
[36]
Car le deuxième chapitre de l’Évolution créatrice n’a pas seulement pour fonction de livrer les conditions ontologiques de la connaissance mais aussi de vérifier indirectement l’hypothèse de l’élan vital en rendant intelligible la manière dont les différentes formes de la vie (végétale et animale, et, au sein du genre animal, les Échinodermes, Mollusques, Arthropodes et Vertébrés) ont évolué.
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[37]
EC, p. 239.
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[38]
EC, p. 240.
-
[39]
EC, p. 240.
-
[40]
EC, p. 240.
-
[41]
Cf. sur ce point le très bel article d’Émile Bréhier : « Images plotiniennes, images bergsoniennes », in Les études bergsoniennes, t. II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 105 -128. Il faut en effet distinguer les images dynamiques, qui permettent de rendre compte de la mobilité des choses et que Bergson emploie, et les images statiques qui sont un obstacle à la pensée.
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[42]
EC, p. 248.
-
[43]
EC, p. 246.
-
[44]
EC, p. 247.
-
[45]
EC, p. 27-248, note 1.
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[46]
« C’est la puissance d’une vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont ces organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. » Entretien de Gilles Deleuze avec Raymond Bellour et François Ewald : « Signes et événement », dans le Magazine littéraire, 1988, p. 20.
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[47]
EC, p. 250.
-
[48]
EC, p. 268.
-
[49]
La pathologie semble confirmer une telle interprétation. Il nous faut retourner ici à la fin du troisième chapitre de Matière et Mémoire. Bergson y parlait d’attention à la vie, comme de la source de l’équilibre humain. C’est par l’intermédiaire du corps que l’esprit acquiert le lest nécessaire à son contact avec la vie terrestre. Un corps empoisonné, lésé, ou même fatigué ne rend plus possible l’exercice normal de l’activité psychique.
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[50]
Mél, p. 478.
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[51]
EC, p. 269.
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[52]
EC, p. 270.
1Si la pensée de la vie engendre un enthousiasme intellectuel de premier ordre, c’est que, philosophe ou biologiste, nous savons bien qu’en parlant d’elle, nous parlons aussi de nous, – je veux dire de notre esprit, de notre corps. La vie acquiert donc un sens immédiatement ambigu, puisqu’elle est, indissolublement, ce qui est vécu en première personne par une conscience, et ce qui est observé et expliqué en troisième personne par le savant. À cela, il faut ajouter que, vie vécue ou vie expliquée, il s’agit toujours d’une vie dynamique : en tant que sujet psychologique, l’homme qui vit se sent évoluer ; en tant qu’objet, les formes vivantes actuelles sont le résultat d’un processus historique. La vie doit donc être ressaisie selon sa double polarité, subjective et objective, mais aussi en tant qu’elle est objet et, peut-être même sujet d’une dynamique.
2Or, c’est la possibilité même d’une telle connaissance qui doit être interrogée. La vie se présente en effet sous un jour problématique pour l’homme qui en scrute l’essence et se heurte à une alternative apparemment indépassable, sauf à en faire éclater le concept en deux entités distinctes. En effet, l’étude du vivant peut consister en une explication objective des formes qu’il prend au cours de son histoire, en se fondant pour cela sur l’observation extérieure des organismes en relation à leur milieu. Mais on cède alors à un objectivisme naïf, qui fait l’économie d’une réflexion sur la conscience intellectuelle, qui est pourtant le moyen privilégié par lequel l’homme connaît le monde et en particulier le monde de la vie. Comme le note Bergson :
[La théorie de l’évolution] fait de cette lanterne [l’intelligence] manœuvrée au fond d’un souterrain un Soleil qui illuminerait le monde. [1]
4À l’inverse, on peut choisir de partir de la réflexion sur les catégories intellectuelles propres à l’homme, afin de prendre la mesure des limites de notre entendement, qui pourrait trouver à s’égarer dans l’examen des phénomènes de la vie – peut-on en effet avoir accès à l’origine de la vie ? L’intelligence peut-elle saisir la causalité vitale qui semble procéder selon une relation complexe entre la partie et le tout ? [2] – mais on oublie alors que l’intelligence humaine est incarnée dans un corps produit par l’évolution biologique, et que seule cette dernière semble pouvoir fonder une théorie réellement critique de la connaissance [3]. Selon donc qu’on majore le pôle objectif ou le pôle subjectif, le corps ou l’esprit, on propose une théorie de la vie coupée d’une théorie de la connaissance ou une théorie de la connaissance coupée de la théorie de la vie. Chacune des deux pensées se développe unilatéralement en excluant son contraire. Dans le premier cas, on explique l’évolution des formes de vie mais rien ne nous garantit que notre intelligence ne plaque pas sur les faits étudiés des catégories qui ne sont pas faites pour eux. Dans le second cas, on fait preuve de prudence épistémologique, mais faute de rappeler que nos catégories intellectuelles ont eu une histoire – celle-là même du processus qui a abouti à l’homme comme vivant conscient – on ne voit pas comment ces catégories peuvent évoluer pour épouser la singularité de leur objet.
5L’exposé d’un tel problème indique cependant la voie de sa résolution. C’est dans un même geste, selon Bergson, qu’on pourra proposer une genèse biologique de l’intelligence et s’ouvrir à une pensée non intellectuelle de l’évolution. Loin que nous soyons condamnés à un cercle qui serait fatal à la connaissance de la vie – puisqu’expliquer la genèse de la conscience intellectuelle suppose l’intelligence – il convient d’expliciter l’expérience confuse que nous avons de la vie, en montrant comment la naissance de l’intelligence au sein de la vie est contemporaine de la naissance des formes vivantes humaines dans leur rapport à la matière. Il sera alors possible de penser la vie depuis une conscience supra-intellectuelle mais non pour autant extra-intellectuelle. En réintégrant l’intelligence dans l’histoire de la vie, nous pourrons en effet déterminer les moyens de dépasser les limites que les cadres intellectuels imposent à notre connaissance de la vie, en vue d’en avoir une intuition compréhensive [4]. Or, le Bergson de l’Évolution créatrice emprunte une double voie, pour établir la possibilité d’une telle intuition. En premier lieu, il entame une discussion serrée avec les théories de l’évolution et montre qu’elles reposent sur une certaine idée de la vie qui n’est pas interrogée. C’est précisément ce qui en limite la portée et permet à Bergson, une fois ce dépassement opéré, d’initier, dans un second moment, une approche plus directe de la vie, comprise comme élan vital.
I – La discussion des explications scientifiques traditionnelles
6Nous nous acheminons ainsi vers la proposition toute théorique d’une nouvelle doctrine de l’évolution. Mais quoi qu’il en soit des réserves théoriques à l’égard du mécanisme et du finalisme, bref des doctrines intellectualistes, il reste à vérifier sur une base expérimentale la vérité de l’une et la fausseté des autres. Or quels moyens avons-nous d’accorder plus de crédit à la nouvelle théorie de la causalité vitale qu’à celles de la cause efficiente et de la pure cause finale ? À condition de ne pas rechercher une vérité définitive mais sous réserve de ne rechercher que des degrés de probabilité, Bergson est en mesure de proposer une méthode, ayant recours à l’expérience, afin de conforter la doctrine qu’il propose et de réfuter les explications, en particulier mécanistes, de la vie. Si on observe la structure de tel ou tel organe vivant – par exemple un œil – on pourra débattre sans trancher à propos de la nature du processus qui a présidé à son évolution. Les uns affirmeront que l’extraordinaire coordination des éléments qui entrent en jeu pour créer l’organe visuel, et provoquer ce miracle qu’est la vision, ne peut s’expliquer qu’à partir d’un dessein intelligent qui avait orienté par avance les éléments matériels en vue de remplir la tâche pour laquelle ils ont été conçus et arrangés : la vision. Ce sera la fonction qui explique l’organe. Les autres invoqueront au contraire un enchaînement tout mécanique de causes et d’effets, de petites transformations, probablement utiles à l’espèce, afin de rendre compte de la forme accomplie de l’œil. À condition de se reporter à la préhistoire de l’œil, on pourra dissiper l’impression de miracle, et réinscrire la vision dans le processus mécanique qui lui a donné naissance. Ce sera bien l’organe qui explique la fonction. Posé en ces termes, le débat ne saurait être tranché : le savant lui-même n’a-t-il pas recours au vocable finaliste quand il cherche à comprendre l’émergence d’une fonction ? Le finaliste n’est-il pas amené à envisager la viabilité d’un mécanisme avant de pouvoir déclarer qu’il doit, pour des raisons fonctionnelles, en être ainsi ? La fonction à elle seule ne suffit pas en effet à expliquer le choix du mécanisme adopté par la nature. En d’autres termes, la mise en rapport de l’organe et de la fonction ne peut donner lieu qu’à un cercle vicieux, où une doctrine sera amenée, à un moment ou à un autre, consciemment ou non, à faire appel à l’autre. Voici pourquoi Bergson propose une approche expérimentale bien différente et plus démonstrative :
Mais la discussion prendrait une tout autre tournure, croyons-nous, si l’on comparait d’abord entre eux deux termes de même nature, un organe à un organe, et non plus un organe à sa fonction. [5]
8En quel sens la méthode qui procède par analogie de structure l’emporte-t-elle en force de conviction sur la méthode qui met en rapport un organe et une fonction ? S’il existe bien un élan vital originaire, qui se poursuit en se divisant en plusieurs tendances, et si cette causalité est analogue à une causalité psychologique qui conserve dans le présent quelque chose du passé, alors il devra exister au terme de plusieurs lignes évolutives des organes qui auront un air de ressemblance : celui-ci s’expliquera en effet par la parenté d’origine. « Quelque chose du tout doit donc subsister dans les parties. » [6] Si c’est au contraire le mécanisme qui dit vrai, alors la ressemblance proviendra de la commune conservation d’une même suite de variations accidentelles survenues au sein des organismes de ligne évolutive pourtant distincte. Mais il faut en conclure que plus les lignes seront divergentes et plus le degré de complexité des organes considérés est important, moins il est probable que des influences accidentelles extérieures ou des variations stochastiques internes puissent produire des analogies de structure. Ce faible degré de probabilité de la doctrine mécaniste signifiera inversement le fort degré de vraisemblance de la doctrine de l’élan vital, qui pourra rendre compte de cette similarité, grâce à la parenté d’origine, et malgré l’écart des tendances ou la complexité des structures en jeu. Voici donc le protocole expérimental que Bergson propose :
Le pur mécanisme serait donc réfutable, et la finalité au sens spécial où nous l’entendons, démontrable par un certain côté, si l’on pouvait établir que la vie fabrique certains appareils identiques, par des moyens dissemblables, sur des lignes d’évolution divergentes. La force de la preuve serait d’ailleurs proportionnelle au degré d’écartement des lignes d’évolution choisies, et au degré de complexité des structures similaires qu’on trouverait sur elles. [7]
10D’où vient, par exemple, que l’œil du Peigne – un mollusque – présente une analogie de structure si frappante avec l’œil du vertébré humain [8], alors que ces deux lignes de développement sont nettement divergentes ? Ne faut-il pas supposer, afin de comprendre l’origine de cette ressemblance, quelque tendance originaire, qui se serait scindée, mais qui aurait conservé quelque chose de commun sur l’une et l’autre ligne ? Or, pour rendre compte de la similitude de structures, le concept d’adaptation est invoqué par les doctrines de l’évolution. Cependant le sens de ce concept est équivoque, aux yeux du philosophe français, selon que le milieu influence directement l’évolution de l’organisme – et c’est l’hypothèse d’Eimer – ou bien selon qu’il pratique une sélection négative des organismes les moins ajustés à ce milieu – et c’est l’hypothèse de Darwin. Malgré cette différence, la stratégie réfutative de Bergson est la même : il s’agit de montrer, dans les deux cas, qu’au moment même où une forme de mécanisme est invoquée pour expliquer l’évolution, c’est le finalisme qui, subrepticement, est réintroduit. Ce paralogisme, qui partant d’un finalisme implicite conclut à un mécanisme de droit, est l’issue inévitable d’une doctrine qui pour tenir ses promesses doit se montrer infidèle à ses principes.
11Que signifie en effet s’adapter dans le cadre néodarwinien tel que Bergson le connaissait à l’époque ? Le jeu de la sélection par le milieu rend possible une élimination des organismes dont les variations accidentelles internes au germe n’ont pas favorisé la survie. C’est donc « le jeu tout mécanique de la sélection naturelle [qui détermine] une perfection croissante. » [9] Or dans cette dernière interprétation, on ne comprend pas bien comment l’accumulation de variations accidentelles peut donner lieu à des structures complexes, et de plus en plus parfaites. En effet, si la variation est insensible alors elle ne sera pas significative. Mais surtout cet étonnement devient perplexité et même sentiment d’improbabilité lorsque des structures semblables sont observées sur des lignes divergentes, car il faudrait supposer que le hasard des variations accidentelles qui a rendu possible la première structure a de nouveau opéré, et de manière identique pour produire ailleurs la même structure. Le hasard interne – celui des variations accidentelles – est donc redoublé – il produit la même suite de variations avantageuses sur la ligne des vertébrés et sur la ligne des mollusques –, et se double même d’un hasard externe, lui-même redoublé – celui du milieu qui se reproduit à l’identique, afin d’expliquer l’élimination des mutations inutiles ou défavorables. On pourra certes faire valoir que des effets identiques peuvent être produits par des causes différentes, et que plusieurs chemins peuvent conduire au même endroit. Mais c’est être victime d’une image. Car dans le temps évolutif, le changement final récapitule chacune des variations ; il est la totalisation de chacun des moments traversés et conservés, et en ce sens, il dessine le chemin qu’il emprunte : le terminus est donc solidaire du chemin emprunté. C’est en vertu d’un tel argument que Bergson peut retourner l’image du chemin contre elle-même en affirmant :
Que deux promeneurs partis de points différents, et errant dans la campagne au gré de leur caprice, finissent par se rencontrer, cela n’a rien que de très ordinaire. Mais qu’en cheminant ainsi ils dessinent des courbes identiques, exactement superposables l’une à l’autre, c’est tout à fait invraisemblable. L’invraisemblance sera d’ailleurs d’autant plus grande que les chemins parcourus de part et d’autre présenteront des détours plus compliqués. Et elle deviendra impossibilité, si les zigzags des deux promeneurs sont d’une complexité infinie. Or, qu’est-ce que cette complication de zigzags à côté de celle d’un organe où sont disposés dans un certain ordre des milliers de cellules différentes, dont chacune est une espèce d’organisme ? [10]
13Pour remédier à ce haut degré d’improbabilité, il faudra donc convoquer un principe implicite de finalité, grâce auquel les mutations qui seront utiles seront conservées en vue de s’ajouter à d’autres pour perfectionner l’organe. Jamais en effet l’influence négative du milieu ne peut, à lui seul, expliquer l’accumulation des variations insensibles qui, prises ensemble, seront utiles au perfectionnement de l’organe. Une variation isolée ne gênera certes pas le fonctionnement de l’œil mais elle ne le perfectionnera pas davantage. Il faudrait donc supposer que cette variation insignifiante attende en quelque sorte les suivantes pour, qu’à elles toutes, elles créent une différence performante dans l’ensemble de l’organisme. On pourra certes envisager avec De Vries l’hypothèse de mutations brusques pour expliquer le caractère immédiatement avantageux d’un tel changement. Mais là encore un principe de finalité devra être convoqué, non plus il est vrai pour expliquer l’orientation fonctionnelle d’un ensemble de variations insensibles cumulées, mais afin de comprendre comment cette variation brusque ne menace pas la solidarité fonctionnelle de l’organisme, comment, autrement dit, elle peut se rendre complémentaire des autres changements qu’elle ne manque pas d’occasionner au sein de l’organisme qui constitue une totalité. Ce n’est pas en effet parce qu’un changement brusque est toujours solidaire d’autres transformations internes au vivant qu’il en est complémentaire. Qu’une variation brusque survienne et soit corrélée à d’autres modifications, voici qui est incontestable. Les chats blancs aux yeux bleus sont le plus souvent sourds, les chiens sans poils ont une dentition déficiente. On remarquera d’ailleurs que les variations solidaires sont le plus souvent des lésions, des perturbations, des défauts. Mais que cette variation complète d’autres modifications qui conspirent toutes à l’amélioration du même organe, et ceci de manière identique sur deux lignes divergentes, voici qui demande explication. Force est donc de constater, ici aussi, que le terme de corrélation est équivoque. On utilise ce terme en son sens finaliste pour expliquer le caractère avantageux d’une mutation et de celles qui l’accompagnent, puis on le prend en son sens mécaniste, quand on veut rendre compte de cette mutation selon les principes scientifiques. Mais ce faisant, on rend inexplicable ce qu’on veut précisément expliquer.
14Tout se passe alors, au bout du compte, comme si le hasard devenait un principe de finalité à usage scientifique, ou plus exactement comme si le mécanisme sélectif était secrètement guidé par une main invisible [11]. La chance que représente pour l’organisme l’apparition d’une mutation avantageuse traduit un anthropomorphisme subtil, celui du savant qui projette sur le vivant la finalité qu’il veut lui voir remplir, compte tenu de l’insuffisance du mécanisme aveugle des variations. Ainsi :
si les variations accidentelles qui déterminent l’évolution sont des variations insensibles, il faudra faire appel à un bon génie,- le génie de l’espèce future,- pour conserver et additionner ces variations, car ce n’est pas la sélection qui s’en chargera. Si d’autre part, les variations accidentelles sont brusques, […] il faudra encore recourir au bon génie, cette fois pour obtenir la convergence des changements simultanés, comme tout à l’heure pour assurer la continuité de direction des variations successives. [12]
16Pour éviter un tel finalisme anthropomorphique, il faut donc incarner ce génie de l’espèce. Le rôle de guide évolutif sera donc dévolu au milieu, compris cette fois dans son influence directe sur l’organisme. Telle est l’hypothèse d’Eimer, pour qui le milieu modèle directement l’organisme sur sa forme propre, et dessine en creux la structure de l’organisme. L’identité du milieu rendra donc compte de l’identité de structures organiques sur des lignes divergentes. Le milieu est la cause de modifications directes dans l’intérieur même de l’organisme, qui évolue ensuite en vertu de processus physico-chimiques mécaniquement déterminés. Mais ici encore le savant, selon Bergson, sera obligé de réintroduire un finalisme sous-jacent afin de comprendre le perfectionnement de l’organe. Que, par exemple, la lumière extérieure produise des effets sur l’œil en formation ne suffit pas pour expliquer l’ensemble des transformations complémentaires que connaît l’organisme afin de produire un œil fonctionnellement solidaire des autres systèmes vitaux (musculaire, nerveux, osseux). La causalité du milieu n’est pas qualitativement ni quantitativement proportionnée à l’effet produit, et il faudra donc ici encore convoquer un génie de l’espèce, pour tenir le rôle de guide que le milieu ne remplit pas. Recevoir une impression de la part du milieu ne permet pas d’expliquer comment l’organisme parvient à monter des appareils fonctionnellement performants. Que la lumière encore une fois puisse produire une tache pigmentaire qui prélude à la formation d’un œil ne permet pas de rendre compte de la perfection de l’organe visuel :
il n’y en aura pas moins entre les deux, le même intervalle qu’entre une photographie et un appareil à photographier. La photographie s’est infléchie sans doute, peu à peu, dans le sens d’un appareil photographique ; mais est-ce la lumière seule, force physique, qui aurait pu provoquer cet infléchissement et convertir une impression laissée par elle en une machine capable de l’utiliser ? [13]
18Il ne reste donc pour toute alternative qu’à trouver dans le vivant un principe interne de direction grâce auquel les différentes mutations pourront être orientées vers un but unique. Lamarck propose l’hypothèse selon laquelle une variation acquise à force d’habitudes pourrait se transmettre aux générations suivantes. L’effort individuel d’adaptation aux circonstances données est donc cela seul qui nous permet de comprendre comment la vie peut s’acheminer à des systèmes fonctionnels convergents malgré la différence des lignées évolutives. Le néo-lamarckisme insiste sur la dimension interne et psychologique de l’effort qui permet de tirer parti des mêmes circonstances en créant des solutions identiques. Pourtant, un tel dispositif rencontre à nouveau des objections dirimantes. En premier lieu, on voit mal en quel sens un effort pourrait produire la complication d’un organe, sans compter qu’il a fallu, en l’espèce, donner naissance à un grand nombre de complications pour expliquer la forme actuelle de l’organe. En outre, l’application d’un tel principe au monde des végétaux paraît encore plus incompréhensible. Enfin, et surtout, jamais l’expérience ne montre de manière univoque qu’une habitude acquise ait pu se transmettre, comme telle, au germe. De fait, il est bien difficile de savoir si l’acquisition d’une habitude provoque une modification germinale ou si elle est, elle-même, le résultat d’une tendance inscrite dans le germe. À supposer même qu’une modification somatique puisse entraîner une modification germinale, ne faut-il pas supposer que c’est l’ensemble du germen qui sera modifié : c’est donc par exception que la modification du descendant sera la même que celle du parent. Pour qu’une modification germinale consécutive à une modification somatique produise cette même modification somatique chez le descendant, il faut que tous les autres développements somatiques de l’organisme soient en quelque sorte immunisés à l’égard de ce changement au plan germinal ; il faudra également supposer que la modification somatique dans le nouvel organisme se produit de manière identique à celle de l’organisme parent. L’improbabilité de ces hypothèses conduit à reconnaître la possibilité d’une hérédité de l’écart mais non à admettre l’hérédité du caractère. Dès lors de deux choses l’une, soit la modification somatique ne produira aucun changement significatif au plan germinal, soit une telle modification aura bien lieu mais c’est par exception qu’elle provoquera un changement somatique similaire chez le descendant. En d’autres termes :
l’organisme engendré peut-être s’écartera du type normal autant que l’organisme générateur, mais il s’en écartera différemment. Il aura hérité de l’écart et non pas du caractère. [14]
20Il faut donc conclure que le recours au principe de l’effort individuel pour expliquer une communauté de directions de changements élémentaires n’est pas satisfaisant. Et l’hypothèse de l’hérédité des caractères acquis grâce à l’effort de l’individu ne permet pas de rendre compte de la convergence de structures identiques sur des lignes évolutives différentes.
21On peut alors s’interroger sur l’issue d’une telle analyse critique. En montrant, l’insuffisance des conceptions scientifiques de l’évolution, il se pourrait en effet que nous soyons invités à nous détourner définitivement de la science et à nous tourner vers une conception finaliste de la vie afin de comprendre la progression des formes au cours de son histoire. Ne faut-il pas en effet reconnaître le statut particulier de l’homme au sein des espèces vivantes, comme si l’évolution de la vie n’était qu’une autoroute dont la destination était l’humanité ? L’hypothèse d’une causalité intelligente et transcendante ayant conçu par avance un dessein prévoyant les différents stades de progression des espèces depuis les formes les plus élémentaires jusqu’à l’homme serait alors la plus crédible. Le dessein intelligent [15] serait alors la clef permettant de comprendre les phénomènes évolutifs et seul un Dieu transcendant l’immanence de la vie pourrait en être l’auteur.
22Force est de reconnaître pourtant que le projet de Bergson est bien différent d’une telle démarche. Il nous semble même qu’il lui est en tout point opposé. Loin que l’auteur de l’Évolution créatrice ne dénonce un certain réductionnisme de la science afin de mieux promouvoir une théologie de la transcendance qui en est solidaire [16], il entreprend au contraire, selon nous, de créer les conditions d’un renouvellement de l’approche scientifique, en mettant en question le caractère trop réducteur des idées de hasard et de sélection naturelle. Il s’agit donc moins de donner son congé à la science au profit d’une métaphysique de la transcendance que de rétablir les droits de la science à partir de concepts plus souples, tels que celui d’évolution créatrice par exemple. La philosophie de Bergson ne serait donc pas, de ce point de vue, une rupture avec la science de Darwin, mais plutôt un moyen d’y revenir. Plusieurs faits sont à cet égard significatifs. En premier lieu, alors que Bergson met en question la lecture néodarwinienne de l’évolution, jamais il n’interroge les textes mêmes de Darwin. En second lieu, il importe de remarquer que Darwin lui-même ne considère pas comme absolue la validité des concepts de hasard [17] et de sélection [18]. Une possibilité est donc offerte à la science afin de modifier ses hypothèses directrices. C’est d’ailleurs, et c’est le troisième point, ce que Bergson évoque de manière explicite dans l’Évolution créatrice, lorsqu’il appelle à la naissance d’une « mécanique de la transformation » [19] :
Nous estimons que, si la biologie pouvait jamais serrer son objet d’aussi près que la mathématique serre le sien, elle deviendrait à la physico-chimie des corps organisés ce que la mathématique des modernes s’est trouvé être à la géométrie antique. [20]
24De même que la mathématique moderne s’est substituée à l’ancienne en introduisant le mouvement dans la genèse des figures, la biologie pourrait accéder à sa pleine autonomie, en substituant le mouvement vital, la transformation, aux mouvements de translation des particules physico-chimiques censées constituer le tout d’un organisme vivant. Il ne s’agirait pas de condamner la lecture purement mécaniste du vivant mais de montrer qu’elle n’est qu’une approximation de la biologie vraie :
Une pareille science serait une mécanique de la transformation, dont notre mécanique de la translation deviendrait un cas particulier, une simplification, une projection sur le plan de la quantité pure. [21]
26Autant dire donc que, non seulement Bergson n’entend nullement abandonner la conception mécaniste de la vie puisqu’elle reste une légitime approximation des phénomènes vitaux, mais qu’en outre, il aspire à la création d’une science qui intégrerait les nouvelles exigences d’une pensée de la vie, et dont rien n’interdit en droit qu’elle puisse passer par une relecture des travaux de Charles Darwin.
27Il importe alors d’examiner les enseignements à tirer des limites du néodarwinisme. C’est seulement de cette façon que nous pourrons envisager la formulation d’une nouvelle hypothèse permettant de comprendre l’évolution des formes vivantes, qui servira de base à un renouvellement des hypothèses scientifiques et qui permettra d’éviter l’écueil d’une théologie de la transcendance.
II – L’analogie de la conscience et de la vie
28Peut-on tirer des leçons des interprétations de l’évolution ? Il faut porter au crédit des doctrines de l’évolution de type néodarwinien leur capacité à localiser la cause essentielle des variations au sein du germe et non au sein de l’individu, comme avait pu le faire Lamarck. De même, il faut suivre Eimer lorsqu’il affirme que l’évolution se fait dans certaines directions définies, bien que non prédéterminées. Quant au néolamarckisme, on peut bien en conserver l’idée d’une espèce d’effort, mais à condition de reconnaître que, compris seulement à l’échelle de l’individu, celui-ci ne permettra pas de rendre raison des possibilités évolutives. Cependant, le recours à des variations accidentelles internes, dans l’hypothèse darwinienne, et à des causes externes physiques et chimiques, dans l’hypothèse d’Eimer, ne peut suffire à expliquer l’observation de formes similaires sur des lignes divergentes. Autrement dit, il faudrait pouvoir penser une tendance interne au changement au sein même du germe, tendance qui se transmettrait d’une génération à l’autre par l’intermédiaire des individus. Et c’est dès lors d’une tout autre façon qu’il faudrait concevoir le processus évolutif. Une image en rendra compte. Il y aurait le même rapport entre la vie et le vivant, ou entre la vision et l’appareil visuel par exemple, qu’entre une main qui s’enfoncerait dans de la limaille de fer et la forme extérieure que, ce faisant, elle y aurait dessinée. La force invisible présiderait à la genèse d’une forme vivante que notre intelligence serait condamnée à saisir à partir de ce qu’elle peut concevoir, à savoir les éléments physico-chimiques que comporte l’organisme. Au lieu de comprendre l’organisme comme la composition d’un ensemble d’obstacles tournés par la force de vie, elle le saisirait comme synthèse positive d’éléments accumulés. Au lieu d’y voir un compromis entre la force vitale et la résistance de la matière [22], elle y verrait un ensemble de mutations soumises à un mécanisme physique ou à un finalisme, plus ou moins explicite. Au lieu de prendre connaissance d’un élan vital qui donnerait naissance aux différentes espèces par différenciation de soi en débat avec la matière et selon des lignes divergentes, elle procéderait « par association et addition d’éléments. » [23] Au lieu de penser l’organisation d’un vivant, à partir d’une unité originaire qui se différencie en une pluralité de tendances, elle l’expliquerait sur le modèle de la fabrication, en procédant par unification d’une multiplicité d’éléments en vue d’un usage déterminé. C’est dès lors plutôt en direction d’un élan vital compris selon son analogie avec la conscience qu’il sera permis d’envisager le processus évolutif. De la même façon que les virtualités de ma conscience peuvent s’incarner dans des actes qui dessineront progressivement ma personnalité, et au sein desquels on pourra trouver des airs de ressemblance, ressemblance due à l’unité de ma personnalité, les virtualités de l’élan vital pourront s’accomplir dans des directions différentes, qui toutes cependant conserveront un air de famille, ce pour quoi, on pourra trouver sur des lignes différentes des analogies de structure.
29L’observation même du corps vivant et des processus qui le constituent nous conduit d’ailleurs d’elle-même à conforter la possibilité d’une analogie entre la vie et la conscience. Le corps vivant n’est en effet pas un corps comme les autres. Lui qui commande le découpage de la réalité en corps isolés – par l’intermédiaire de la perception qui réfléchit, sur eux, les actions qu’il pourrait effectuer afin de satisfaire les besoins qu’il éprouve – semble jouir d’une autonomie réelle. L’isolement qu’il possède n’est pas le fruit d’un découpage pragmatique opéré par la perception ou par la science. Il a une individualité qui consiste dans l’organisation de parties hétérogènes et d’une diversité de fonctions dont il n’y a pas d’équivalent dans d’autres secteurs de l’être. Le processus physique de la genèse d’un cristal dont le caractère mécaniste n’exclut pas des surprises, et qui semble pouvoir se proposer comme modèle pour comprendre les transformations de la vie, ne possède pourtant pas ce genre d’organisation fonctionnelle [24]. Il apparaît donc que le vivant possède une certaine unité ontologique qui le distingue des objets matériels – dont l’unité est relative à notre perception et n’est pas absolue – et le rapproche du Tout qu’est l’univers. Comme lui, le vivant semble se transformer constamment et posséder une durée propre. Mais le sens de ce rapprochement du Tout et du vivant ne saurait livrer tous ses fruits. Il paraît même déplacé ou stérile. Pourquoi éclairer ce que nous ne comprenons pas – le mode d’être du vivant – à partir de ce que nous ne pouvons pas connaître ?
Il est vrai que la comparaison ne servirait plus à grand-chose, car un être vivant est un être observable, tandis que le tout de l’univers est construit ou reconstruit par la pensée. [25]
31L’analogie du vivant et de l’univers ne peut donc avoir pour le moment qu’un seul but : défaire le prestige du mécanisme, afin de comprendre le vivant sur une autre base que celle d’un assemblage de parties, et préparer la possibilité d’une lecture de la vie à partir du phénomène de la durée.
32Pourtant, un trait propre à la vie témoigne avec pertinence de la tendance de la vie à durer. C’est le fait de vieillir. Changer d’âge, avoir une histoire, mûrir sont avant tout des phénomènes physiologiques. Ils ne sont pas d’abord, si ce n’est par métaphore, des traits de la conscience. La vie humaine ne possède d’ailleurs pas ce privilège et c’est un fait d’observation courante que de voir un arbre vieillir ou un animal se modifier sous l’effet de l’âge. Il est vrai qu’on pourra toujours contester le caractère proprement vital du vieillissement. Que le vivant vieillisse ne signifie pas qu’il possède une durée en lui, puisque ce phénomène peut très bien s’expliquer à partir de considérations purement matérielles. Vieillir serait alors perdre ou gagner telle ou telle substance physique. Le jour viendra où nous pourrons ajouter ou ôter artificiellement ce qu’on perd ou gagne naturellement, et nous posséderons la jeunesse éternelle. La fontaine de jouvence ne serait en rien une perspective mythologique, puisqu’un effort technologique porté par un surcroît de connaissance scientifique nous délivrerait de ce poison qu’est le temps. Pourtant, l’impossibilité de désigner objectivement la nature de telles substances et l’existence de phases bien déterminées dans l’évolution ontogénétique (la puberté, la ménopause…) montrent à quel point l’organisme semble porté par une durée. Tout se passe comme si le corps possédait la mémoire du passé sur laquelle il s’appuie pour vivre l’étape suivante de son développement. Le changement de forme semble continu, et chaque événement physiologique majeur ne s’explique que sur le fond de ce développement continu, sauf à supposer une irruption brutale de tels événements, qui en feraient des mystères. C’est pour ces raisons que Bergson peut affirmer :
L’évolution de l’être vivant, comme celle de l’embryon, implique un enregistrement continuel de la durée, une persistance du passé dans le présent, et par conséquent une apparence au moins de mémoire organique. [26]
34Voici donc qu’après avoir réservé la mémoire pure à la conscience [27], Bergson évoque, à propos du corps, et très explicitement, autre chose qu’une mémoire-habitude. Le corps n’est pas simplement le lieu d’automatismes, mais ce dont l’évolution suppose une mémoire du passé qui rende possible l’apparition de phénomènes physiologiques nouveaux. Que cette « mémoire organique » soit présentée comme une apparence ne signifie pas qu’elle ne soit qu’une illusion. Nous ne pouvons simplement, en l’état, aller plus loin que d’évoquer la possibilité pour le corps d’être sujet d’une telle mémoire.
35Mais si le développement du corps vivant s’apparente à la vie d’une conscience, peut-on en déduire que, comme elle, il crée incessamment des formes nouvelles ? Bien des résultats scientifiques semblent aller dans le sens de la thèse transformiste. Le vivant n’est pas ce qu’il est depuis toujours, en vertu d’un fixisme purement théorique, mais le fruit d’une évolution qui procède par étapes. Cette thèse est en germe dans le tableau de classification naturelle des espèces, qui s’appuie sur l’anatomie comparée. Les traits communs, les ressemblances qui rendent possible un tel ordonnancement, des plus modestes aux plus grands, des plus génériques aux plus spécifiques, doivent permettre de penser l’ensemble du règne vivant à partir d’une logique de transformation, dans laquelle c’est l’espèce mère qui donne lieu à une espèce fille, grâce à une variation obtenue à partir du thème commun. Or c’est précisément ce que confirment les résultats de la paléontologie, de l’embryogénie, et de l’anatomie comparée, mais aussi la théorie des variations brusques de H. De Vries. Puisque les variations évolutives peuvent être soudaines et massives, le temps requis pour l’évolution devient congruent avec celui que les observations faites supposent.
36Mais en affirmant la possibilité d’un engendrement des formes vivantes entre elles, nous reconnaissons du même coup la réalité ontologique d’un principe-vie, qui rend compte de la communauté d’être entre les vivants, mais aussi qui justifie leur évolution les unes à partir des autres. La vie ne serait pas qu’un mot mais un « courant » qui expliquerait la production des individus et des formes spécifiques, et qui bien que se réalisant dans ces formes nettement délimitées ne saurait pourtant se réduire à elles. La vie serait bien plutôt ce qui passe à travers ces formes, et ce dont le passage rend possible l’existence de ces formes. Ni principe abstrait et coupé des formes où il s’incarne, ni localisée dans ou réduite à chacune de ces formes, la vie se manifesterait dans des totalités concrètes auxquelles pourtant elle ne serait pas réductible. C’est d’ailleurs ce que semble confirmer la théorie de « la continuité du plasma germinatif » de Weismann, légèrement modifiée par Bergson. Il y a en effet continuité d’énergie génétique. Les éléments sexuels de l’organisme générateur transmettent l’énergie nécessaire au développement de la vie embryonnaire et, le plus tôt possible, à celui des éléments sexuels, qui permettra ultérieurement une nouvelle transmission de cette énergie à un nouvel individu. Les organismes individuels ne seraient donc que des épiphénomènes d’un phénomène plus profond, en quoi consisterait le courant vital lui-même :
[…] la vie apparaît comme un courant qui va d’un germe à un germe par l’intermédiaire d’un organisme développé. [28]
38Toutes ces remarques conspirent donc à étayer l’analogie qui rapproche la conscience et la vie. Que le processus de la vie soit envisagé au plan spécifique ou au plan individuel, dans les deux cas, la transformation dont elle est le lieu ne peut manquer d’évoquer les changements dont la conscience est le théâtre. On pourra toujours objecter qu’un savant ayant connaissance de toutes les conditions présidant à la naissance d’une forme nouvelle pourrait la prévoir. La création de la vie n’aurait donc rien de réel mais serait relative à notre ignorance. Notre surprise devant la nouveauté ne serait pas une réaction légitime devant une propriété de l’absolu mais rien d’autre que l’étonnement d’un imbécile qui s’ignore. Mais la naïveté d’une telle objection témoigne surtout de l’ignorance de la vie de la part de celui qui bien qu’étant vivant et ayant sur elle un témoignage de première main, continue de l’expliquer à partir des modèles appliqués aux systèmes matériels clos. Il serait faux en effet de penser que la production d’une nouvelle forme vivante n’est que l’effet des conditions qui agissent sur telle ou telle forme donnée, puisque, du point de vue d’un vivant, les conditions ne sont pas objectivement données mais appropriées, conquises, transformées par lui. Il n’est donc pas possible de prévoir ce que sera la forme vivante future puisque les conditions censées l’influencer ne sont jamais données, mais selon l’expression heureuse de Bergson « font corps avec elle. [29] » Le fait primordial est peut-être moins le milieu ou l’organisme que la situation, à savoir la relation unique et imprévisible qui relie un vivant à son environnement ; et c’est d’ailleurs bien ce terme que Bergson retient pour qualifier l’essentielle nouveauté dont le progrès évolutif est le lieu :
Mais ces conditions font corps avec elle [la forme nouvelle] et ne font même qu’un avec elle, étant caractéristiques du moment où la vie se trouve alors de son histoire : comment supposer connue par avance une situation qui est unique en son genre, qui ne s’est pas encore produite et ne se reproduira jamais ? [30]
40L’analogie de la conscience et de la vie semble donc porter ses fruits en défaisant plus que jamais le prestige d’un mécanisme étroit et en préparant une lecture « en durée » de la transformation vitale. Nous ne saurions pourtant nous satisfaire d’un raisonnement par analogie. Elle a certes le mérite de situer de manière précise le point de rapprochement entre la philosophie de la durée et la science de la vie, mais elle ne permet pas de fonder ontologiquement un tel rapprochement. Si Bergson s’en tenait là, il courrait le risque de se voir accuser de substituer le doux poème de l’élan vital à une interprétation scientifique, peut-être insatisfaisante, mais du moins ancrée dans la réalité des faits.
III – Le préjugé intellectualiste
41C’est pourquoi il faut expliciter l’idée de la vie qui guide, de manière implicite, la recherche scientifique tout en restreignant aussi leur portée, afin de tirer les leçons de cette limitation et tenter de la surmonter. On peut dire que la métaphysique implicite du savant qui étudie la vie repose sur trois présupposés, étroitement imbriqués. Du point de vue de l’expérience, le vivant est d’abord pensé comme un ensemble d’éléments dont l’agencement est commandé par la quête d’une fin qui est la survie de l’espèce. Il semble donc que ce soit une pensée de fabrication qui commande la conception scientifique du vivant. Le biologiste comprend la relation de l’organisme au milieu, et la relation des parties organiques à la totalité, comme l’homme comprend sa relation utilitaire au milieu, par le biais d’instruments qui lui permettent d’en prendre possession [31]. Or une telle idée de la vie nous porte à comprendre l’évolution à partir de l’évolué, et le mouvement à partir de l’élément. Ne relève au fond de l’expérience scientifique que ce qui peut être décomposé – les variations accidentelles – et recomposé – par le tri opéré par le milieu. Il n’y a d’autre expérience que celle de l’élément, clairement identifiable au regard de l’intelligence humaine. Mais ce présupposé sur la nature de l’expérience repose lui-même sur une certaine conception du néant. En effet, la vie ne saurait être une source positive d’indétermination. La mobilité ne peut avoir de réalité par elle-même, car elle semble trop fragile pour cela. Seul ce qui semble suffisamment positif par lui-même pourra vaincre le néant préalable et se poser comme tel. Est vivant ce qui persiste depuis et par-dessus ce néant. Or seule une réalité pleinement déterminable le peut, à savoir l’élément, en tant qu’il est transparent, objectif, stable. Mais la position d’un tel néant suppose elle-même une certaine attitude du chercheur. Coupé de la vie qu’il étudie, il ne saurait se penser subjectivement comme vivant, sauf à courir le risque de projeter ses préconceptions subjectives sur la réalité qu’il a à charge de décrire. Une distance entre le savant et la vie, jugée nécessaire à l’objectivité de sa démarche, le conduit à expliquer la vie à partir de la catégorie de l’élément. C’est précisément cette distance objectivante à l’égard de la vie, qui le traverse pourtant aussi, qui conduit le savant à considérer comme rien l’élan originaire de vie par lequel pourtant l’indétermination, l’imprévisibilité, la nouveauté sont introduites dans la matière, et grâce auquel on peut rendre compte de la formation des formes. Il ne faut donc pas s’étonner que Bergson puisse déclarer que :
L’intelligence en effet ne se représente clairement que l’élémentaire car elle est naturellement faite pour agir sur la matière et par conséquent se représenter le discontinu qui rend possible cette action par opposition à la mobilité et la fluidité de la vie.Nous ne sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l’immobile, dans le mort. [32]
IV – De la genèse de l’intuition à l’intuition de la genèse
1 – Genèse de l’intuition
42Nous déprenant désormais de ces « vêtements de confection [33] » que sont les idées mécanistes et finalistes – concepts tout faits, nés de la tendance intellectuelle innée à nier le mouvement, pour ne s’intéresser qu’à la répétition des phénomènes, elle seule rendant possible l’action – et guidés par une idée « sur mesure » de la vie – qui n’est encore qu’une hypothèse, certes probable – nous pouvons proposer une première lecture du mouvement évolutif. Celle-ci aura pour but de tester l’idée mère de l’élan vital – la vie est une tendance à agir sur la matière pour la modifier à son avantage, en y introduisant le maximum d’indétermination possible, donc de liberté, – en même temps que de préciser l’aboutissement des lignes évolutives. Si l’hypothèse est exacte, ces différents points d’aboutissement devront exprimer des tendances divergentes d’une harmonie vitale située en arrière, si bien que leur complémentarité ou leur réunion, selon des modalités à définir, devra nous permettre de préciser la nature de cet élan. Par ailleurs, en réalisant une genèse biologique de l’intelligence, – norme traditionnelle de toute connaissance, mais, nous l’avons également vu, principe tendant à mécaniser la vie –, nous nous donnerons peut-être aussi les moyens de savoir sur quel autre principe de connaissance, né de la vie, nous appuyer, pour esquisser les modalités d’un dépassement de l’intelligence, en vue de définir un mode de compréhension mieux adapté au mouvement vital. Le pari bergsonien consiste donc à affirmer l’existence d’une expérience originaire de la vie dont il convient de dévoiler le sens. Mais l’accès à cette expérience originaire suppose cependant des médiations. L’origine est encore là, vibrante en nous pourrait-on dire, mais pour en saisir le sens sans l’objectiver, il convient de se donner les moyens de l’intuitionner en dépassant les limites que nous impose notre intelligence. Un moment préparatoire est donc nécessaire, afin de proposer un tableau de l’évolution à partir de l’hypothèse d’un élan vital qui se déploie en se différenciant selon des lignes divergentes de la plante jusqu’à l’homme, tableau dont le but est de rendre compte de la destination et des limites des facultés cognitives. De la connaissance du sens biologique de ces facultés, on pourra alors déduire les moyens à mettre en œuvre pour en dépasser les limites et intuitionner l’élan vital. Autrement dit, il faut d’abord se livrer à une reconstruction intellectuelle de l’évolution des formes vivantes [34] avant de pouvoir proposer une genèse intuitive de la vie. En ce sens, le tableau bergsonien de la vie ne vaudra pas mieux que celui de thèses évolutionnistes. Il prépare cependant un accès plus intuitif, qui aura pour fonction de le confirmer ultérieurement.
43Ce tableau présente une genèse des vivants selon des lignes différenciées, caractérisées par les possibilités variées qu’ont les vivants d’agir sur la matière en vue de se conserver. Il faut s’arrêter en particulier sur les lignes qui conduisent d’un côté à l’instinct et de l’autre à l’intelligence, car c’est leur collaboration qui préside à la possibilité de l’intuition de la vie. L’intelligence est cette faculté toute formelle qui met en rapport des matériaux distincts. Comme telle, faite pour l’action, elle peut néanmoins se dépasser. Ne portant sur rien en particulier, tout objet peut être visé par elle et s’offrir à sa spéculation. Pourtant, un double obstacle l’empêche de prétendre pouvoir connaître la vie. Agissant sur la matière, elle a tendance à décomposer en éléments simples les réalités visées [35], c’est dès lors ainsi qu’elle s’appropriera le vivant, fût-il pure continuité. En outre, elle ne s’intéressera pas à la vie car elle n’a aucun intérêt à le faire. L’instinct en revanche possède cette intimité avec la vie, par quoi une espèce peut parfois agir avec une grande précision sur une autre en vue de sa survie. Tel l’instinct du Sphex qui paralyse la chenille de manière « chirurgicale » afin de la conserver sans la tuer en vue de nourrir ses larves. L’instinct porte en lui un savoir de la vie que l’intelligence ne saurait lui disputer. Cependant, si tel instinct connaît telle espèce, tel instinct ne connaît pas la vie. En outre, il faudrait qu’il se rendît conscient de lui-même pour être une pensée. Pourtant, Bergson envisage la possibilité d’un instinct qui se retournerait sur lui-même, en élargissant son objet et en prenant conscience de soi, sous l’influence de l’intelligence. L’instinct se détachant de son objet, et renonçant à sa fonction pragmatique pourrait s’intérioriser et s’ouvrir à une compréhension intuitive du mouvement qui s’est scindé en instinct et en intelligence, laissant autour de chacune de ses facultés une zone virtuelle lui permettant de renouer avec son origine.
44Ainsi, d’une part l’hypothèse de l’élan vital semble se renforcer et se préciser de sa mise à l’épreuve avec les faits évolutifs [36], et donc se rapprocher du statut d’une véritable théorie de la vie, mais aussi, mais surtout, elle ouvre à une nouvelle théorie de la connaissance. En dessinant les contours de l’intuition, qui prendrait le relais de l’intelligence, tout en s’appuyant sur elle, le second chapitre de l’Évolution créatrice nous donne l’espoir qu’une connaissance bien fondée de la vie est possible.
2 – Intuition de la genèse
45Une fois suggérée la possibilité de cette démarche intuitive, Bergson peut la mettre en œuvre dans une expérience qui est au cœur de l’Évolution créatrice. À la connaissance objective de la vie qui prétend éradiquer tout anthropomorphisme mais qui, faisant l’économie d’une interrogation sur nos facultés cognitives, renoue avec un anthropomorphisme, mixte de mécanisme et de finalisme, le philosophe de la biologie répond par un anthropomorphisme positif assumé. Seule une expérience intuitive de soi comme vivant permettra à l’homme de saisir le phénomène originaire de la vie. L’homme qui se comprend lui-même est une intégration des différentes strates du cosmos – matière, organisme, esprit. À condition de ne pas prendre une de ces dimensions locales de l’être pour le tout de la réalité, il pourra penser l’organisation de la vie au sein de l’univers. La psychologie bien comprise ouvre à la cosmologie. Comment dès lors qualifier une telle expérience ? Elle est l’épreuve par laquelle la vie de l’esprit se découvre limitée par la vie du corps, ou, ce qui revient au même, la manière dont l’esprit tend à introduire la plus grande quantité d’indétermination au sein du corps. La vie est donc « la catégorie » par laquelle on peut penser la relation entre le corps et l’esprit, et par extension, grâce à laquelle on peut penser le déploiement différencié de l’esprit dans les formes vivantes. Faire retour sur soi, c’est en fait se comprendre comme durée, processus dynamique, susceptible de degré de contraction variable, dont l’extrême contraction est synonyme de volonté tendue, dont l’extrême détente signifie éparpillement de soi, dans la vie du rêve, qui prépare et annonce la fragmentation des corps. C’est donc en moi que, selon une direction divergente, je découvre l’esprit et le corps se faisant. Il faut appeler vie ce double mouvement, par lequel je me rassemble comme esprit ou me détends comme matière, et dont le modus vivendi constitue l’organisme. La vie est donc un élan dont l’interruption signifie matérialisation, mais dont la « reprise d’appui » sur cette matière dont elle se détache, signifie organisation. L’intuition du sujet vivant que je suis me révèle la nature ambiguë de la vie, qui sujet se fait aussi bien objet dans un mouvement de détente aussitôt repris pour se dépasser plus avant.
46Mais une telle conception ne saurait être suffisamment claire, tant que nous n’aurons pas décrit avec plus de précision comment le sujet peut se mettre en relation avec l’absolu, ou comment il peut transcender sa limite constitutive pour accéder sans détour à l’absolu lui-même dans son double mouvement de contraction et de détente. Ne sommes-nous pas en effet prisonniers de la finitude constitutive de notre vie ? Comment pourrions-nous transcender notre vie afin de rejoindre la vie, dans sa processualité ? Nous sommes bien des êtres vivants, émanés de la matière et pourvus d’esprit, mais quelle chance avons-nous de remonter « au principe de toute vie comme aussi de toute matérialité » [37] ? Puis-je aller au-delà des limites qui me sont propres, pour rejoindre l’origine même des tendances qui m’ont fait homme ? Dans la création artistique ou dans le génie avec lequel on témoigne de son art de vivre, dans l’œuvre ou dans l’acte libre, nous expérimentons, au sein de la matière en mouvement, la force créatrice de formes, qui dans notre vouloir est le prolongement d’un autre vouloir ou d’une impulsion :
Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l’impulsion qu’il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. [38]
48Pour autant, cela ne signifie pas que nous expérimentons le courant vital, en tant qu’il crée la matière. Notre accès à l’absolu semble relativisé par l’être déjà-là de la matière :
Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. [39]
50Mais cette limite que nous rencontrons, dans notre appréhension d’un absolu créateur de la matérialité, ne tient-elle pas à des a priori sur la matière et sur la forme ? Si nous posons une matière présente depuis l’éternité ou une Forme pure également éternelle, alors jamais nous ne pourrons rendre compte de l’expérience même que nous faisons de la créativité, de l’organisation radicalement nouvelle qu’une matière manifeste sous l’effet d’une forme. Cette organisation ne sera en effet qu’une synthèse d’éléments anciens, ou bien que l’application d’une forme bien connue. L’obstacle même à la compréhension de la nouveauté à l’œuvre dans le monde provient donc de l’illusion ontologique que nous avons déjà analysée :
Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité de l’univers qu’on met en cause. En approfondissant cette habitude d’esprit, on y trouverait le préjugé […] qu’il n’y a pas de durée réellement agissante et que l’absolu – matière ou esprit – ne saurait prendre place dans le temps concret, dans le temps que nous sentons être l’étoffe même de notre vie : d’où résulterait que tout est donné une fois pour toutes, et qu’il faut poser de toute éternité ou la multiplicité matérielle elle-même, ou l’acte créateur de cette multiplicité, donné en bloc dans l’essence divine. [40]
52À condition de se déprendre d’un tel préjugé, à condition de penser l’être comme durée, et non plus depuis le néant, il sera sans doute permis de penser la matière comme l’arrêt et l’inversion d’une tendance à la pure création de formes. La création ne sera pas l’adjonction incompréhensible d’une chose déjà là à des choses déjà données. Elle sera le mouvement d’organisation, par une forme, d’une matière qui résulte de l’interruption du mouvement par lequel des formes nouvelles apparaissent. Et c’est précisément sur cette articulation de la forme et de la matière, et par conséquent sur celle de la matière, de la vie et de l’esprit, qu’il faut à présent s’arrêter.
53Une image en préparera l’idée. Qu’on se représente un vase fissuré, contenant de la vapeur sous pression. Lorsque la vapeur s’échappe dans l’air, elle se condense sous forme de gouttelettes qui retombent, tandis que la vapeur qui continue à jaillir semble vouloir relever certaines gouttelettes et contribue à retarder leur chute. La vie pourrait bien être ce jet qui retombe pour faire des mondes de matière, en même temps qu’elle utilise ce qui lui reste d’énergie, pour retarder la matérialisation définitive : ce retard est les espèces vivantes. Toute image portant en elle ses limites, qui sont les limites que la spatialité qu’elle suppose imposent à la description d’un mouvement, doit être corrigée par une autre image [41]. Le jet de vapeur est en effet un phénomène mécanique. Le mouvement dont nous parlons, qui préside à la création des formes vivantes, est libre. Supposons donc un bras qui s’élève, puis qui retombe. Ce qui lui reste d’effort pour se relever sera l’image d’un vouloir, qui cherche à continuer de faire et de créer du mouvement, à travers même son mouvement d’abandon :
Et nous verrons alors, dans l’activité vitale, ce qui subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle qui se défait. [42]
55Or la matière est précisément ce mouvement de relâchement. Sa détente signifie son extension. La vie, au contraire, tente de remonter le chemin que la matière descend, et de cette lutte d’une réalité qui se fait à travers une réalité qui se défait résultent les formes vivantes. Certes la vie pure, « la supra-conscience » est une « pure énergie créatrice » [43], mais la vie telle qu’elle se développe sur notre planète résulte d’un compromis entre cette vie pure et la matière qui lui résiste, entre un mouvement de création incessante de formes et un mouvement d’extension matérielle, qui tend à la répétition d’un pur présent homogène. Elle est ce retard que la vie pure impose à la matière, et qui rend possible l’évolution des espèces, de plus en plus complexe, et de plus en plus à même de manifester l’élan créateur, la liberté, et de résister au mécanisme. Ainsi se comprend mieux la tendance primitive de la vie à emmagasiner de l’énergie, grâce à la fonction chlorophyllienne des plantes. Au lieu d’être dépensée immédiatement, l’énergie est accumulée en vue des dépenses futures de l’animal. On peut donc bien dire que « la vie est suspendue tout entière à la fonction-chlorophyllienne de la plante » [44], puisqu’elle évite la diffusion mécanique de l’énergie, retarde sa dépense, rend possible des formes supérieures de vie, qui pourront manifester plus de liberté dans leurs mouvements. Il ne faut donc pas voir l’essentiel de la vie comme une activité de dégradation, un lent cheminement vers la mort, un vieillissement désespéré. Elle ne subit pas le joug de la matière, qui serait ce pur mouvement de mort, à la fois dans sa capacité à entraîner la vie vers le mécanisme, mais aussi en elle-même, comme cette tendance à la pure répétition. Si la vie pure est bien ce mouvement de création permanente, dont le relâchement crée la matière et dont la reprise d’élan rend possible les organismes, alors il faut la comprendre non pas depuis le point de vue fini des vivants mais depuis la tendance qu’elle est et qui traverse l’univers en le créant :
Dans un livre riche de faits et d’idées (La dissolution opposée à l’évolution, Paris, 1899), M. André Lalande nous montre toutes choses marchant à la mort en dépit de la résistance momentanée que paraissent opposer les organismes. – Mais, même du côté de la matière inorganisée, avons-nous le droit d’étendre à l’univers entier des considérations tirées de l’état présent de notre système solaire ? À côté des mondes qui meurent, il y a sans doute des mondes qui naissent. D’autre part, dans le monde organisé, la mort des individus n’apparaît pas du tout comme une diminution de la « vie en général », ou comme une nécessité que celle-ci subirait à regret. Comme on l’a remarqué plus d’une fois, la vie n’a jamais fait effort pour prolonger indéfiniment l’existence de l’individu, alors que sur tant d’autres points elle a fait tant d’efforts heureux. Tout se passe comme si cette mort avait été voulue ou tout au moins acceptée, pour le plus grand progrès de la vie en général. [45]
57Délivrons-nous de notre héliocentrisme, de notre individualisme, et, pour tout dire, de notre thanatocentrisme, épousons le point de vue intuitif d’une vie qui se renforce au fur et à mesure qu’elle se fait dans et à travers ce qui se défait, et nous pourrons nous en faire une idée exacte [46]. Renonçons donc à voir l’organisation vivante comme la conséquence toute mécanique d’un agencement des particules matérielles, obéissant aux lois de la nature. Écartons l’idée d’une forme extérieure, guidant ce processus complexe. La vie organique ne résulte ni d’un mécanisme ni d’une finalité. Ce dualisme de la matière et de la forme, ainsi naïvement conçu, ne peut en rendre compte. Qu’on l’envisage explicitement comme tel et comment comprendra-t-on l’influence de la matière sur la forme ou de la forme sur la matière, alors que tout semble les opposer ? Qu’on se le représente implicitement, à l’arrière-plan du matérialisme ou du spiritualisme auquel on adhère – puisque toute conception pure de la matière suppose d’avoir rejeté tout ce qui en elle peut tenir de la forme dans un domaine à part et ininterrogé, et ainsi de la forme –, et comment comprendre l’extrême organisation et imprévisibilité du vivant, ou au contraire les tendances répétitives que l’on trouve en lui ? Renonçons donc à épouser le point de vue de l’intelligence pour qui le mouvement simple de la vie est incompréhensible et ne peut le concevoir que sous le double visage d’un ensemble d’éléments matériels s’unissant de manière mécanique ou d’une forme qui guiderait tout. Au plan intuitif, nous avons affaire à un mouvement simple de vie ascendant, dont le mouvement contraire constitue la matérialité des mondes. Ce second courant contrarie le premier, mais le premier cherche à obtenir, par un éploiement aussi libre que possible de soi, tout ce qu’il peut obtenir de la matière : « il en résulte entre eux un modus vivendi qui est précisément l’organisation. » [47]
V – Conclusion sur l’anthropologie
58Mais c’est alors sur une nouvelle anthropologie que débouche la biologie bergsonienne. Bergson ne dénonce pas seulement l’unilatéralisme du matérialisme, il marque aussi sa nette distance avec le spiritualisme :
La grande erreur des doctrines spiritualistes a été de croire qu’en isolant la vie spirituelle de tout le reste, en la suspendant dans l’espace aussi haut que possible au-dessus de terre, elles la mettaient à l’abri de toute atteinte. [48]
60L’homme ne se réduit ni à son esprit, ni à sa dimension matérielle. Et insister uniquement sur l’esprit, c’est l’assurance d’être démenti par tous les résultats de la science. Veut-on présenter la liberté de la conscience comme un absolu ? Voici que la science nous rappelle au déterminisme de la nature ? Répondra-t-on que la personne est indépendante de la nature, et qu’en cette indépendance réside toute sa valeur ? La science montrera l’étroite solidarité qui relie la conscience au cerveau. Faut-il faire valoir, en guise d’objection, l’infinie distance qui sépare l’homme de l’animal ? De nouveau la science montrera que l’homme doit sa forme actuelle à une évolution qui le réinscrit dans une lignée animale. Pourtant, dira-t-on, nous sentons bien que nous sommes immortels. Ce simple sentiment sera réfuté par l’incohérence et l’abstraction d’une telle position. Nous savons que nous venons d’un double emprunt cellulaire fait à nos parents, et nous ne voyons pas pourquoi une âme entrerait dans ce corps-ci à ce moment donné-là. Mais la rupture avec cette double vision réductrice de l’humanité, qui s’origine dans un dualisme des substances, trouve enfin un fondement ontologique satisfaisant. La pensée de l’écart psychophysique que Matière et Mémoire avait thématisé sous la forme d’un dualisme interne et concret, mais sans parvenir à le penser dans toute sa complexe unité, trouve enfin un nom : c’est la vie. Il s’agit moins de montrer que, ce qui de la vie du corps excède la vie humaine, s’appelle esprit, que d’affirmer que, et le corps et l’esprit sont deux noms pour deux directions d’une seule et même tendance, la vie, chacun de ces aspects de la vie, étant lui-même susceptible d’une double direction. Nous pourrions ainsi définir comme une échelle de la vie humaine. À son échelon inférieur, il y aurait une vie dans laquelle le corps serait un pur mécanisme de conservation de soi, et l’esprit serait régi par l’automatisme. Nous aurions davantage affaire à une machine humaine qu’à une vie proprement dite. Un tel homme serait impulsif dans ses mouvements et figé dans ses pensées. À l’échelon supérieur, nous aurions une vie spirituelle créatrice, qui forgerait des concepts nouveaux si elle était philosophe, produirait des œuvres nouvelles si elle était artiste, et inventerait ses sentiments, ses idées, et ses actes, si elle était « simplement » humaine. Une telle conscience serait en relation avec un corps toujours ouvert à la nouveauté des mouvements : les nouvelles pensées exigent une certaine souplesse neuronale pour ne pas rester prisonnières des pensées automatiques. Pour que notre pensée emprunte de nouveaux chemins, il faut bien que les connexions neuronales aient la souplesse nécessaire à leur accompagnement. Que Bergson démontre qu’un état cérébral ne fasse que dessiner grossièrement l’état mental correspondant, puisqu’il ne symbolise de lui que la somme d’actions qui lui correspond, n’est pas contradictoire avec l’idée selon laquelle de nouvelles pensées inspirent de nouvelles actions, qui devront avoir leurs accompagnements moteurs, leurs commencements cérébraux. Mais cette anthropologie inscrite dans cette conception de la vie donnerait aussi lieu à des entrelacs complexes : le corps pourrait jouir d’une créativité qui ferait défaut à la conscience, ou au contraire, tomber dans un automatisme dont la conscience resterait indemne. Il est vrai que ces figures croisées ne semblent pas pouvoir s’inscrire dans la durée et relever plutôt d’une tendance pathologique. Lorsque l’esprit ne trouve plus à se relier au monde, pour y emprunter des sensations nouvelles, et y inscrire des actes nouveaux, autrement que par un corps purement automatique, incapable de construire des habitudes nouvelles, il ne tarde pas lui-même à se fossiliser. Inversement, quel corps pourrait faire preuve d’actions géniales, sans une pensée invisible et alerte qui le guide ? [49] Il nous faut donc reconnaître que l’esprit et le corps pris comme substances ne sont que des abstractions. Le concret, c’est la vie, qui évolue dans deux directions, celle du corps et celle de l’esprit. Mais cette double direction est riche d’un mouvement plus profond. Car la vie humaine peut tantôt mettre son intelligence au service de l’instinct et du besoin, tantôt au service de l’intuition. Nous vivons dans ce mixte d’instinct et d’intuition, dont le plan intermédiaire est l’intelligence, qui définit l’humanité commune. Selon que nous allons dans le sens de l’intuition ou de l’instinct, nous actualisons une vie singulière ou générique, nous nous individuons ou cédons à la loi de l’espèce. Au plan mental comme au plan physique, nous pouvons devenir quelqu’un, ou bien celui dont le nom est personne. Vie conservatrice ou vie créatrice, la vie humaine oscille entre ces deux tendances qui sont les tendances même à l’œuvre dans la vie. Entre la vie répétitive et mortifère de Bartleby, et celle géniale et créatrice de Bergson, il y a le spectre infini d’une vie qui peut être vécue à un niveau de tension plus ou moins grand. On comprend alors en quel sens Bergson parvient à remplir le programme qu’il s’était assigné dans la conférence de 1901 sur « le parallélisme psychophysique et la métaphysique positive » :
De là [de la relation psychophysique étudiée dans Matière et Mémoire] se dégageait à mes yeux la possibilité de déterminer empiriquement, progressivement, ce que j’ai appelé « la signification de la vie », c’est-à-dire le sens véritable de la distinction entre l’âme et le corps, ainsi que la raison pour laquelle ils s’unissent ensemble et collaborent. [50]
62Avec l’Évolution créatrice, c’est bien la relation psychophysique en tant que relation qui vient au premier plan. L’intuition dont est capable la vie humaine est un moyen que l’homme a de prendre conscience de la vie, comme vie :
Mais ce n’est plus alors à tels ou tels vivants déterminés qu’elle aura affaire. La vie entière, depuis l’impulsion initiale qui la lança dans le monde, lui apparaîtra comme un flot qui monte, et que contrarie le mouvement ascendant de la matière. [51]
64Or c’est seulement depuis ce mouvement de la vie que l’humanité peut se comprendre dans sa spécificité. La vie, qui crée la matière, mais passe aussi dans ses interstices, donne lieu chez tout vivant à des corps organiques bien distincts, mais chez l’homme elle donne lieu, en sus, à des âmes individualisées, individualité qui provient tout à la fois des virtualités dont la vie est riche et qui prédessine de telles âmes, mais aussi de la matière qui rend possible leur division effective et leur assignation à un corps :
cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient. [52]
66Nous dirions volontiers que l’humanité n’existe pas, mais qu’existent incontestablement des êtres humains. Il n’y a pas une âme qui serait celle de l’homme, il existe nécessairement des âmes, assignées à des corps : et leur genèse est concomitante. Le composé d’âme et de corps n’a donc de sens que depuis cette tendance originaire qu’est la vie et sa tendance à s’exprimer dans des individualités, notamment humaines, bien déterminées. Nous pouvons donc comprendre comment l’homme s’inscrit en continuité avec la vie sans pour autant être en continuité stricte avec la vie animale. Parce que la vie se développe dans diverses directions à la fois, elle emprunte, parmi d’autres, le chemin de la vie humaine, au sein de laquelle l’intelligence apparaît, tandis que la vie animale reste déterminée par l’instinct. Le halo virtuel d’instinct chez l’homme, et d’intelligence chez l’animal, n’interdit pas des rapprochements entre les deux genres, mais, puisque la réalité de la vie est tendancielle, force est de reconnaître que l’homme se distingue en nature de l’animal, en vertu même de leur divergence tendancielle. Faute de réinscrire l’homme dans la tendance vitale en général, on court le risque de le réduire à l’animal ou bien de le couper de la vie : ce sont deux manières de manquer le sens de sa condition. Il n’est pas cette existence supposée signifiante mais coupée de la vie, ni cette vie mécanique coupée de toute signification. Le sens de son existence se traduit de manière réelle et effective dans son corps, et ne peut se réaliser que sous la condition de ce corps. Inversement, son corps n’est pas une aveugle mécanique, insensible à toute influence de l’esprit. Sujet, comme l’esprit, à des différences de tension, il est souple ou raide, gracieux ou pesant, vif ou mort. Or cette vivace compréhension de la vie humaine depuis la vie n’était possible qu’à partir de l’intuition, car c’est l’intelligence qui tantôt comprend la vie à partir de la matière, tantôt à partir des formes. Elle fait de la vie dans son évolution soit un acheminement à l’intelligence – c’est l’anthropocentrisme d’Aristote – soit une mécanique utilisable par l’intelligence. C’est donc seulement en partant d’un anthropomorphisme réellement positif, et complet, que l’homme peut entrer en contact avec l’essence de la vie. Et c’est depuis cette biologie authentiquement philosophique que le sens de la vie humaine peut trouver une dimension nouvelle. Il fallait l’anthropomorphisme intuitif pour surmonter les anthropomorphismes du mécanisme et du finalisme, afin de définir une biologie vraiment compréhensive. Et c’est forte de cette biologie que l’anthropologie elle-même peut être autre chose qu’un anthropomorphisme, que l’homme s’applique à lui-même, soit pour se comprendre comme machine, soit pour se comprendre comme finalité voulue par la vie.
Notes
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[1]
L’Évolution Créatrice, VII. Désormais noté EC.
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[2]
Cf. Critique de la faculté de juger, § 65, Kant, Folio essais, p. 339 : « Le concept d’une chose, en tant que fin naturelle en soi, n’est donc pas un concept constitutif de l’entendement ou de la raison, mais peut être néanmoins un concept régulateur pour la faculté de juger réfléchissante, selon une analogie éloignée avec notre causalité d’après des fins en général, permettant de guider la recherche sur les objets de ce genre et de réfléchir sur leur fondement originaire ; ce qui n’a certes pas pour effet une connaissance de la nature ou de son fondement originaire […] ».
-
[3]
Comme le note Pierre Montebello : « L’intelligence ne surgit pas d’un ego transcendantal anonyme et impersonnel. […] Tant qu’on ne replace pas l’intelligence dans le cadre de l’évolution générale de la vie, […] nul ne pourra dire comment se sont constitués les cadres de l’intelligence. », Annales bergsoniennes I, Puf, p. 352.
-
[4]
Nous avons ici l’accomplissement du programme proposé par MM : « Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. » MM, 205 En montrant le caractère utilitaire de notre perception et de notre intelligence, on peut espérer qu’un effort particulier nous permette de nous en affranchir. Ce que l’habitude a fait, l’effort peut le corriger.
-
[5]
EC, p. 62.
-
[6]
EC, p. 54.
-
[7]
EC, p. 55.
-
[8]
EC, p. 63 : « L’œil du Peigne présente une rétine, une cornée, un cristallin à structure cellulaire comme le nôtre. On remarque chez lui jusqu’à cette inversion particulière des éléments rétiniens qui ne se rencontre pas, en général, dans la rétine des Invertébrés. »
-
[9]
EC, p. 61.
-
[10]
EC, p. 57.
-
[11]
Reprenant une idée d’origine aristotélicienne, Bergson montrera que le hasard est la puissance que l’homme invoque lorsqu’un type de causalité surgit – finale ou efficiente – alors qu’on attendait l’autre. Cf. EC, p. 234-235. Dans Les deux Sources le hasard est présenté comme un concept anthropomorphique : « Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. » L’homme a recours au hasard chaque fois qu’un mécanisme ne paraît pas être une raison suffisante pour justifier un événement particulièrement significatif au regard humain.
-
[12]
EC, p. 69.
-
[13]
EC, p. 71-72.
-
[14]
EC, p. 84.
-
[15]
La théorie de l’« Intelligent Design » affirme que la vie est trop complexe pour avoir été créée par le seul mixte de hasard et de sélection naturelle. L’improbabilité de cette hypothèse conduit à affirmer l’existence d’un auteur divin ayant eu un projet intelligent. On trouve une formulation moderne de cette thèse dans la Natural Theology de William Paley. Elle connaîtra un renouveau avec Darwin on trial de Phillip Johnson. Elle est à ce jour soutenue par un think tank conservateur aux États-Unis, le Discovery Institute.
-
[16]
La relation entre la philosophie de la vie et la question de Dieu est complexe au sein du bergsonisme. Il faut insister sur un certain nombre de points. En premier lieu, Bergson rejette dans l’Évolution créatrice tout autant l’idée d’un Dieu qui s’identifierait au monde selon nécessité aveugle – c’est le Dieu de Spinoza – que celle d’un Dieu qui aurait un projet de création bien réfléchi, résultant d’une délibération entre les différents mondes possibles – c’est le Dieu de Leibniz. Nous avons en effet dans ces deux cas une conception intellectualiste de Dieu. Il faut donc remarquer, en second lieu, qu’une place est laissée vacante pour l’affirmation d’un Dieu en accord avec la conception bergsonienne de la vie. Un tel Dieu semble alors en continuité avec l’opération de la vie – comme le note Bergson : « Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. » EC, p. 249 – bien qu’il s’en différencie : « Je parle de Dieu […] comme de la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa liberté, les “courants” ou “élans” dont chacun formera un monde : il en reste donc distinct, et ce n’est pas de lui qu’on peut dire que “le plus souvent il tourne court”, ou qu’il soit “à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner” ». Lettre à Jean de Tonquédec du 12 mai 1908, Mélanges, Puf, p. 766. Cf. aussi la lettre à Tonquédec du 20 février 1912, Mélanges, p. 964. En dernier lieu, l’intérêt de Bergson pour les phénomènes moraux et notamment la figure des grands mystiques va le conduire dans les Deux sources de la morale et de la religion à affirmer l’existence d’un Dieu qui se caractérise avant tout par son amour pour les créateurs (notamment moraux.) Cette découverte le conduit à comprendre le processus de création de la vie depuis ce mobile éminent qu’est l’amour divin. Dieu crée le monde et la vie à titre de condition nécessaire pour que les mystiques, qui sont en un sens la raison d’être de l’évolution, puissent apparaître. Cf. sur ce point : Bergson ou les deux sens de la vie, chapitre IV, Worms, Puf Quadrige et en particulier p. 271. L’élan d’amour divin donne sens à l’exigence créatrice de la vie. Dieu semble manifester, dans les Deux sources, une plus grande transcendance à l’égard de la vie que dans l’Évolution créatrice, sans pour autant s’identifier au Dieu chrétien tel en tout cas que les dogmes fondamentaux du christianisme en rendent compte. Cf. sur ce dernier point le beau débat qui fait suite à la conférence de M. Kaplan dans Bergson, la vie et l’action, Études rassemblées par Jean-Louis Vieillard Baron, Le félin, p. 53-55.
-
[17]
Cf. par exemple : L’origine des espèces, chapitre V : « J’ai, jusqu’à présent, parlé des variations – si communes et si diverses chez les êtres organisés réduits à l’état de domesticité, et, à un degré moindre, chez ceux qui se trouvent à l’état sauvage – comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. » Et : « Ces considérations me font pencher à attribuer moins de poids à l’action directe des conditions ambiantes qu’à une tendance à la variabilité, due à des causes que nous ignorons absolument. » Le hasard pour Darwin semble donc surtout avoir pour fonction de permettre au savant de prendre acte de l’irruption de nouveautés au sein de la vie tout en s’interdisant de donner trop rapidement un contenu bien défini à ce principe « créateur », à ce réservoir de possibles. Il est comme un panneau indicateur nous rappelant notre ignorance et nous invitant à déterminer les lois qui permettront de justifier l’émergence de ces variations dites, en attendant, accidentelles.
-
[18]
C’est ce que Paul-Antoine Miquel met très justement en valeur dans « Bergson et Darwin », Bergson la durée et la nature, Puf débats, p. 120.
-
[19]
EC, p. 32.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
L’organisme est un modus vivendi entre la vie et la matière : celle-là tire parti de celle-ci et contribue à lui donner une forme tout en s’informant elle-même. Il y a donc une intime solidarité entre l’organisme et son milieu. Celui-ci n’est donc jamais simplement donné. La vie réplique mais ne répète pas.
-
[23]
EC, p. 90.
-
[24]
On pourra par ailleurs également objecter que l’autonomie du corps vivant est discutable. L’individu parfait est celui au sein duquel chaque partie est tellement solidaire du tout que le moindre détachement provoquerait aussi bien la perte du tout que la destruction de la partie. Or rien de tel dans le vivant, puisqu’au contraire, la reproduction – qui consiste dans le détachement d’une partie, à même de se développer ensuite pour elle-même – est une grande loi de la vie. La reproduction semble donc l’ennemie de l’individualité. Mais la formulation d’une telle objection montre l’emprise que l’être de la chose matérielle conserve sur notre manière de penser. En effet, l’individualité ne requiert pas nécessairement la permanence d’une unité figée de parties. Cela qui convient aux objets sur lesquels aucune durée n’a de prise ne rend pas compte du mode d’être du vivant, qui peut très bien se modifier sans cesser d’être lui-même, et qui peut d’un qu’il était devenir légion, à condition que cette légion conserve le même type d’organisation que l’organisme de départ.
-
[25]
MM, p. 15.
-
[26]
EC, p. 19.
-
[27]
Cf. Matière et Mémoire, notamment le chapitre III.
-
[28]
EC, p. 27.
-
[29]
EC, p. 28.
-
[30]
EC, p. 28.
-
[31]
On trouve la même idée fortement exprimée chez Canguilhem : « Tant que les savants ont conçu les fonctions des organes dans un organisme à l’image des fonctions de l’organisme lui-même dans le milieu extérieur, il était naturel qu’ils empruntassent les concepts de base, les idées directrices de l’explication et de l’expérimentation biologiques à l’expérience pragmatique du vivant humain, puisque c’est un vivant humain qui se trouve être en même temps, et d’ailleurs au titre de vivant, le savant curieux de la solution théorique des problèmes posés par la vie du fait même de son exercice. » La connaissance de la vie, Vrin.
-
[32]
EC, 166.
-
[33]
EC, p. 48.
-
[34]
Cette reconstruction intellectuelle est cependant possible depuis notre expérience confuse de l’élan vital. Comme telle, elle se substitue à la reconstruction scientifique de l’évolution.
-
[35]
L’intelligence est donc analytique parce qu’elle est pragmatique. Le biologiste pense la vie avec des catégories intellectuelles faites pour agir sur la matière. Mais cela suppose aussi qu’il se rende sourd à l’expérience qu’il a de la vie en première personne. Voilà pourquoi nous disions qu’il était victime d’un recul néantisant par rapport à son thème d’étude qu’il perd en l’objectivant.
-
[36]
Car le deuxième chapitre de l’Évolution créatrice n’a pas seulement pour fonction de livrer les conditions ontologiques de la connaissance mais aussi de vérifier indirectement l’hypothèse de l’élan vital en rendant intelligible la manière dont les différentes formes de la vie (végétale et animale, et, au sein du genre animal, les Échinodermes, Mollusques, Arthropodes et Vertébrés) ont évolué.
-
[37]
EC, p. 239.
-
[38]
EC, p. 240.
-
[39]
EC, p. 240.
-
[40]
EC, p. 240.
-
[41]
Cf. sur ce point le très bel article d’Émile Bréhier : « Images plotiniennes, images bergsoniennes », in Les études bergsoniennes, t. II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 105 -128. Il faut en effet distinguer les images dynamiques, qui permettent de rendre compte de la mobilité des choses et que Bergson emploie, et les images statiques qui sont un obstacle à la pensée.
-
[42]
EC, p. 248.
-
[43]
EC, p. 246.
-
[44]
EC, p. 247.
-
[45]
EC, p. 27-248, note 1.
-
[46]
« C’est la puissance d’une vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont ces organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. » Entretien de Gilles Deleuze avec Raymond Bellour et François Ewald : « Signes et événement », dans le Magazine littéraire, 1988, p. 20.
-
[47]
EC, p. 250.
-
[48]
EC, p. 268.
-
[49]
La pathologie semble confirmer une telle interprétation. Il nous faut retourner ici à la fin du troisième chapitre de Matière et Mémoire. Bergson y parlait d’attention à la vie, comme de la source de l’équilibre humain. C’est par l’intermédiaire du corps que l’esprit acquiert le lest nécessaire à son contact avec la vie terrestre. Un corps empoisonné, lésé, ou même fatigué ne rend plus possible l’exercice normal de l’activité psychique.
-
[50]
Mél, p. 478.
-
[51]
EC, p. 269.
-
[52]
EC, p. 270.