Notes
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[1]
V. par exemple : « A problem-structuring method for complex societal decisions : its philosophical and psychological dimensions », par D. Hector, C. Christensen et J. Petrie, European Journal of Operational Research, 193 (3), 2009, p. 693-706.
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[2]
V. par exemple : Karim Bouhassoun, La médiatisation de la diversité culturelle : enjeux publics et privés, in : Les Médias, à paraître (Paris, Ellipses).
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[3]
V. par exemple : B. Reber et C. Brossaud (dir.), Humanités numériques 2. Socio-informatique et démocratie cognitive, Information – Commande – Communication, série Cognition et traitement de l’information, Hermes Science International, 2007.
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[4]
V. par exemple : Th. Martin & P.-Y. Quiviger (dir.), Action médicale et confiance, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises.
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[5]
V. par exemple : M. Bonnafous-Boucher et Y. Pesqueux (dir.) Décider avec les parties prenantes, Paris, La Découverte, 2006.
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[6]
V. par exemple : Caroline Guibet Lafaye, « Quelle éducation politique aujourd’hui ? », Synthesis philosophica, 23 (1), 2008.
1 – Introduction
1Les philosophes doivent réfléchir, dans un climat politique et dans un réseau de pratiques administratives qui ne sont pas toujours à la hauteur des idéaux éducatifs, à la conception de programmes d’enseignement. À l’Université, c’est une responsabilité éminente des professeurs et des maîtres de conférences, en liaison avec différentes catégories d’attentes ou d’aspirations, parmi lesquelles on doit citer principalement, à côté de la liaison principielle avec les données, les équipes et les frontières contemporaines de la recherche, l’insertion professionnelle, la cohérence éducative des filières de formation et l’insertion dans le paysage universitaire international.
2Dans cette configuration, les attentes formulées à partir du point de vue de la professionnalisation sont assez souvent perçues comme des contraintes extérieures, avec lesquelles il faut composer pour des raisons pragmatiques, certes, mais sans s’y intéresser vraiment. Certainement, on s’accorde à penser que le prestige et le bon développement des études universitaires de philosophie dépendent, dans le respect des exigences disciplinaire, de leur ouverture à la professionnalisation. Mais il y a quelque distance entre la reconnaissance de ce fait et le choix assumé d’une ouverture qui coïncide avec des ambitions de spécialisation ancrées dans la discipline elle-même. Un tel choix est cependant défendable, comme j’essaierai de le montrer.
3Je suggérerai tout d’abord que la manière dont ces questions sont abordées en France repose sur une problématique trop étroite, décalée par rapport aux enjeux éducatifs contemporains. Dans un second temps, je soulignerai que certaines des attentes légitimes qui se font jour dans la société appellent une réponse institutionnelle de la part des spécialistes de la philosophie. Enfin, je tenterai de mettre en relief certains des enjeux pour la discipline elle-même.
2 – Quelques aspects problématiques de l’héritage national
4Dans le secteur des études en sciences humaines d’une manière générale, on ne peut qu’être frappé par la réticence, dans notre pays, à valoriser les compétences et les talents qui s’épanouissent à l’Université. Ce qui n’apparaît pas immédiatement applicable et rentable, principalement en termes de niveau de salaire à la sortie d’un cursus, se trouve régulièrement rabaissé dans le discours public et dans les analyses journalistiques. Cela peut induire des effets de découragement chez les étudiants et, chez les enseignants-chercheurs, le choix néfaste d’une stratégie principalement défensive. L’image de la nation est également en cause.
5Ainsi, le type de recherche de la professionnalisation qu’illustre la réforme dite de la « mastérisation » en France semble de nature à renforcer le préjugé hexagonal d’après lequel les études dans le secteur des humanités ou des sciences humaines doivent mener prioritairement à l’enseignement, alors même qu’aujourd’hui, les étudiants des universités dans ces disciplines reçoivent des formations avancées dans des secteurs tels que les langues, l’informatique et les techniques de communication, qui les rendent pour le moins éligibles à des fonctions d’encadrement diversifiées et à l’entrepreneuriat. Malgré un certain nombre d’initiatives intéressantes (par exemple l’opération « Phénix »), tout semble bon, en pratique, pour dissuader les étudiants (et spécialement les étudiants les plus prometteurs) d’entreprendre des études classiques, correspondant au type des études longues à l’Université dans des secteurs tels que les sciences fondamentales, notamment dans les sciences humaines, les sciences des textes et des langues et les sciences sociales théoriques. Les études de ce genre sont souvent tenues à l’écart des systèmes de reconnaissance ou de validation professionnelle, avec le risque de tarir ce qui reste, dans tous les autres pays développés, l’une des sources privilégiées de l’innovation sociale, politique et économique. N’est-on pas allé jusqu’à évoquer, même, la possibilité de désigner publiquement certaines filières (sans doute celles-ci) comme « sans débouché », pour « aider » à l’orientation des jeunes ?
6Ce contexte très défavorable offre le plus singulier contraste avec le prestige maintenu des études universitaires classiques dans les pays voisins et dans le monde anglo-saxon. Les causes de la situation sont en partie lointaines, et parfois respectables à leur manière : la prévalence voulue des finalités pratiques ou utilitaires sur le prestige intrinsèque des études et de la science (en lien avec le refus des distinctions qui ne sont pas fondées sur l’intérêt commun tangible) ; la lutte contre le corporatisme et le cléricalisme de l’ancien monde universitaire ; la très grande jeunesse et la relative impréparation (dans le monde actuel) des Universités françaises ; la rupture avec le passé introduite par les événements de mai 1 9 6 8 (et la méfiance des familles pour toutes les institutions qui rappellent de près ou de loin le spectre de cette période) ; l’illisibilité des structures administratives (dont l’émiettement très poussé et les tutelles multiples incompréhensibles des laboratoires et des facultés à Paris sont comme le symbole) ; l’évitement rationnel (par les familles) des institutions qui pratiquent quelquefois la grève avec arrêt des cours et qui apparaissent très gravement sous-dotées sur le plan administratif et financier ; enfin, la méfiance compréhensible, chez les étudiants et leurs familles, devant des établissements installés dans des locaux indignes des idéaux de la science et des études.
7Les bizarreries institutionnelles constituent un autre volet de la question. Ainsi, les relations avec les classes préparatoires aux établissements professionnels que l’on appelle en France « grandes écoles » n’ont toujours pas été clarifiées. En particulier, alors qu’un certain nombre des élèves de ces classes peuvent envisager de poursuivre des études universitaires de qualité et y prétendent en effet avec bonheur (au-delà même du cercle de ceux qui deviennent professeurs stagiaires dans les écoles normales supérieures), ces classes privilégient toujours les concours des écoles directement professionnelles, relevant souvent d’ailleurs du secteur commercial de l’offre de formation. Dans ce système parallèle, la préparation aux grands examens universitaire de la Licence sur les bancs de l’Université n’est pas toujours présentée comme la voie royale, en dépit de ce que dicterait l’intérêt bien compris des étudiants ambitieux, dans le monde contemporain. Le nom même de ces classes ne mentionne pas les Universités, ce qui est un comble puisque les Universités acceptent de valider certaines unités de Licence, parfois sans obligation de passer des examens, sur la base de la présence dans ces classes.
8Dans les faits, les aspects étranges de la « validation » d’unités de Licence nuisent gravement aux Universités françaises et à l’intelligibilité de la fonction et des finalités des Lycées. L’accès aux études universitaires en troisième année de Licence par la voie des admissions parallèles se fait dans des conditions qui ne sont pas toujours satisfaisantes et qui contribuent à fragiliser la réputation de la France (notamment par rapport aux États-Unis où le cursus de Licence dure quatre ans).
9Ce qui est menacé, c’est tout particulièrement la réputation des disciplines qui peinent à assurer leur propre prestige, à l’instar de la philosophie. Je pense en particulier aux pratiques laxistes qui, à la faveur d’ententes illicites entre établissements, ont causé le scandale des titres universitaires invalides résultant de validations illégales d’unités de licence, allant au-delà de la somme autorisée de crédits européens (correspondant au maximum absolu des deux premières années à l’Université). Dans la quête de privilèges et de régimes de passe-droit dans notre pays, c’est une bien curieuse conséquence que l’enfermement des « privilégiés » supposés dans des filières de dispense d’examen et de contournement des études, débouchant en fait sur des titres sans valeur et qui mettent dans l’embarras par la suite. En inventant des moyens divers de se hisser au-dessus du commun, on oublie tout simplement les impératifs et les valeurs d’une éducation accomplie. Et l’on fragilise d’une manière inquiétante le cursus d’étudiants de bonne foi qui ne sont pour rien dans ces affaires.
10Les facteurs qui sont au cœur de ce problème sont assez facilement repérables : la compétition artificielle entre les Universités pour attirer des étudiants dans les filières les moins fréquentées (une compétition aggravée par l’introduction brutale des normes d’un management quantitatif et fondé sur les incitants externes, dont les limites sont connues depuis longtemps), le mépris des études (le fait d’échapper au régime commun, de sauter des années d’études fondamentales ou de ne pas passer d’examen faisant l’objet d’une sorte de valorisation intrinsèque paradoxale) et, enfin, le mépris qu’affichent certains maîtres des Lycées et des Universités pour leur propre discipline (à quoi bon passer des examens de philosophie ou de sociologie pour sanctionner une formation disciplinaire, semble-t-on penser, quand on peut prétendre accéder directement, à partir du lycée, aux business schools de tel ou tel consortium international, ou bien encore à des masters universitaires spécialisés ?).
11Cela s’inscrit dans un contexte plus général. La perte du monopole de la collation des grades ne s’est pas faite dans des conditions satisfaisantes puisque, notamment à la faveur du passage à l’anglais dans l’enseignement et dans les plaquettes publicitaires, certains établissements qui ne sont pas des universités se présentent comme des « universities » et présentent leurs diplômes d’établissement comme des « bachelors », « mastères » (par francisation, dans ce cas) ou PhDs. Il en résulte une confusion extrême. La recherche mal maîtrisée de la professionnalisation à toute force conduit à des résultats insatisfaisants, dans un contexte de limitation des places dans les formations professionnalisantes.
12La prolifération anarchique de systèmes d’entrée sélectifs en première année dans les filières professionnalisées rend artificiellement désirables, en créant des habitudes sociales de présélection, des types d’étude qui ne correspondent pas bien au modèle européen et humaniste d’une éducation supérieure accomplie. Ainsi, dans certaines manifestations professionnelles et dans certains salons de recrutement, on a tendance à « oublier » les diplômes qui sont au cœur de la coopération européenne (la Licence, le Master), au profit des seuls baccalauréats professionnels, BTS, DUT et diplômes d’ingénieur ou de commerce. On s’étonnera à juste titre de l’inaction des pouvoirs publics en matière de valorisation et de promotion des diplômes européens de base, dans l’enseignement supérieur. Si l’on y ajoute la publicité permanente faite par les dirigeants politiques de tous bords aux établissements privés et aux établissements qui (à l’instar des Instituts d’études politiques) choisissent un mode de fonctionnement s’éloignant des usages du service public (frais d’inscription très élevés, sélection à l’entrée, évolution vers des contrats de droit privé pour les enseignants), comment donner tort à ceux qui s’inquiètent des risques de remise en cause des efforts qui, au cours des dernières décennies, avaient remis sur les rails un système universitaire public de qualité, porteur d’espoirs pour l’innovation, la recherche et la formation professionnelle au meilleur niveau ?
13Le modèle européen prédominant, en somme, est le suivant : d’abord une Licence universitaire mettant l’accent sur une ou plusieurs disciplines traditionnelles, au contact de la recherche, puis un cursus disciplinaire spécialisé ou un cursus en école professionnelle (idéalement, au sein d’une université), en ménageant dans l’un et l’autre cas une place importante à la spécialisation scientifique et technique et à l’ouverture vers les professions. C’est un type de cursus qui n’est pas toujours compatible avec les contingences de la vie et des besoins économiques, même dans le cas souhaitable où les frais d’inscription restent modérés ; de plus, il ne convient probablement pas à tout le monde ; mais il me semble important de chercher l’idéal de ce côté, en fait d’études supérieures longues.
14Il est à craindre que la France ne soit privée de certains des bénéfices du modèle européen dominant, aussi longtemps que l’on jouera dans ce pays à se distinguer autrement que par les notes aux examens et aussi longtemps que l’on cherchera à détourner les bons élèves des lycées des formations d’excellence (universitaires) sur la base d’idées poujadistes sur « les filières qui marchent » — celles qui sont orientées vers une profession déterminée et ne s’embarrassent pas des traditions universitaires. Ces tendances s’appuient sur une vision étroitement utilitaire des études, comme on le voit aujourd’hui dans la présentation des formations proposées par les groupes commerciaux de formation au business comme modèle d’« ascenseur social » pour les jeunes des quartiers dits défavorisés. Dans certains cas, les lycées publics servent de supports publicitaires pour ces groupes de formation, dans le cadre de campagnes de prérecrutement. L’étrange discours des responsables publics faisant la promotion publicitaire des « grandes écoles » comme modèle de réussite est reçu, à juste titre, comme une déclaration d’hostilité au modèle universitaire classique.
15Ces dérives nous situent bien loin des idéaux du service public et des besoins du pays. C’est d’autant plus regrettable que la France possède des atouts indéniables : des frais d’inscription à l’Université qui demeurent relativement modérés (même s’ils sont en fait élevés pour certains étudiants étrangers de la sphère francophone), le maintien de traditions intellectuelles appréciables, des budgets publics d’ensemble qui restent importants (même si leur utilisation manque de lisibilité du fait de la juxtaposition confuse de divers dispositifs concurrents d’enseignement ou de recherche).
16En somme, il faudrait se résoudre à sortir de l’hypocrisie. La première question à se poser est : voulons-nous ou non une éducation supérieure d’excellence qui s’inscrive dans les meilleures normes actuelles ? Si la réponse est oui, alors il faut cesser de cultiver les particularismes. Il faut notamment cesser d’opposer les études professionnalisées aux études classiques et essayer plutôt de tirer parti des complémentarités profitables entre ces deux modèles. En conséquence, il faut admettre que les études universitaires doivent comporter une spécialisation et une professionnalisation graduelles et exigeantes.
17Cela suppose évidemment des efforts marqués, en particulier en matière de valorisation (nationale et internationale) et d’accompagnement personnalisé du parcours des étudiants dans les Universités françaises. Il faudrait aussi, bien sûr, un effort supérieur en matière d’organisation administrative et de secrétariat spécialisé, pour éviter la confusion des rôles avec les fonctions des enseignants-chercheurs, qui doivent se concentrer sur les orientations stratégiques. En rupture avec l’idéologie du « toujours moins » (moins d’examens, moins de cours, moins de cérémonies, moins de matières à étudier, moins de moyens financiers, moins de compétences requises pour les collaborateurs administratifs,…), il faut apprendre à renouer avec la confiance et l’ambition, qui ont existé en France comme ailleurs.
3 – Les bienfaits d’une spécialisation maîtrisée et ouverte
a – Une évolution hautement nécessaire pour la société
18La France doit sans doute redécouvrir les valeurs de l’éducation appréciée pour elle-même ainsi que l’apport à moyen et long terme des formations d’excellence, acquises initialement, voire intégralement, à l’Université. Le contexte culturel actuel y est peut-être défavorable. Ainsi, les magazines valorisent surtout la réussite sans diplôme (dont on ne peut que se réjouir) et la réussite salariale immédiate, dans une sorte de casino de la formation, grâce aux « filières qui marchent » (par quoi l’on fait surtout de la publicité, souvent par des effets de réseaux, à l’offre commerciale extra-universitaire).
19En ce qui concerne les attentes de la société spécifiquement adressées à la philosophie, il me semble qu’on aurait tort de les réduire aux besoins que traduisent l’essor de la philosophie « pour le grand public » (livres distrayants à fort tirage, conférences de vulgarisation, magazines, etc.) et le développement de ce que l’on appelle à l’Unesco les « nouvelles pratiques philosophiques » (de la conception de livres pour enfants à l’organisation de « soirées philo »). Mais il y a d’autres attentes sociales, plus étroitement reliées aux ambitions universitaires.
20Ces attentes peuvent expliquer que des responsabilités élevées soient souvent confiées dans différents pays occidentaux, hors des secteurs de la recherche et de l’enseignement, à des diplômés de philosophie. Il se trouve que les enjeux complexes du monde contemporain appellent des compétences en matière de structuration des problèmes, d’évaluation des savoirs, de raisonnement pratique. Ce sont des compétences que la philosophie apporte. Dans certains cas, elles peuvent aussi être cultivées, en lien avec des thématiques philosophiques, par l’utilisation de techniques et de méthodologies issues d’autres champs. Les axes qui se dessinent sont notamment les suivants :
- l’aspiration à une meilleure maîtrise, à une meilleure structuration des problèmes de décision, de négociation et de concertation [1] ;
- le désir d’une meilleure compréhension des enjeux culturels et interculturels (pour la coopération et le dialogue internationaux, pour les politiques culturelles, pour l’administration publique) [2] ;
- la volonté de mieux structurer l’attitude et la concertation face aux risques et aux technologies grâce à une utilisation compétente des connaissances (informée par l’épistémologie, la logique et les sciences cognitives) et à une appréciation équilibrée des enjeux éthiques [3] ;
- le développement de l’éthique appliquée, du contrôle socialement et écologiquement responsable et de la déontologie formalisée dans de nombreux secteurs professionnels [4] ;
- l’aspiration à des formes élaborées de gouvernance, en rupture avec les schémas réducteurs hérités du management des années 1 9 6 0 : gouvernance avec les parties prenantes, structuration des rapports entre les organisations et les instances de supervision ou de régulation, conception du dialogue, de l’apprentissage institutionnel et des cadres d’approbation, etc. [5]
- la recherche d’une transmission structurée du savoir et d’une bonne articulation entre théorie et pratique, dans la conception et l’évaluation des dispositifs d’éducation et de formation [6].
21Autour de ces différents axes, les recherches et les études sont étroitement liées, thématiquement, à des préoccupations traditionnellement importantes pour les études philosophiques, et parfois directement prises en charge par la philosophie au sens le plus étroit. Ce sont autant d’occasions de spécialisation et d’acquisition de savoir-faire pour les étudiants en philosophie.
22Dans le souci bien compréhensible de défendre les branches les plus fondamentales et les moins appliquées de la recherche et des études, le premier mouvement est parfois de rejeter dans les ténèbres ce qui peut ressembler à une adultération du savoir pur ou à la poursuite d’intérêts économiques. Mais la vie réelle se prête mal à un tel cloisonnement. Dans les faits, les occasions de spécialisation professionnelle et la pratique de la recherche appliquée suscitent des questions et des collaborations nouvelles, qui enrichissent la science. De plus, entreprendre des études longues est toujours un choix difficile, à encourager certes, mais qui doit s’accompagner de l’acquisition graduelle de compétences techniques exigeantes, d’un savoir-faire reconnu socialement et susceptible d’être valorisé dans les activités professionnelles, même si ce savoir-faire n’a pas de raison d’être étroitement corrélé avec les besoins du moment sur le marché du travail.
23Certaines filières universitaires sont peut-être un peu plus avancées que d’autres sur cette voie. Dans les sciences de la nature ou les sciences économiques, par exemple, la maîtrise de techniques statistiques, informatiques et documentaires avancées ne pose pas question : elle s’acquiert au fil des études d’une manière assez naturelle. En philosophie, du fait du volume un peu trop restreint des heures de formation jusqu’à présent, la chose est moins évidente. Mais l’évolution qui se profile va dans ce sens grâce aux efforts des établissements.
24C’est une évolution indispensable, par exemple pour les prestigieux masters des filières « recherche » : comment s’insérer dans le monde de la recherche après un master, ou dans des activités professionnelles liées à la recherche, sinon en maîtrisant un savoir-faire rare et innovant dans tel ou tel domaine ? Dans les cas des étudiants en philosophie, l’approfondissement graduel des compétences en communication, maîtrise documentaire, informatique et statistiques serait utile, sans préjudice des éléments de spécialisation reliés d’une façon plus étroite à des thématiques philosophiques.
b – Une évolution souhaitable pour l’enseignement de la discipline
25Dans le cas de la philosophie, l’évolution vers une meilleure spécialisation peut être accompagnée par différents moyens. On peut songer, ainsi, aux programmes à double dominante disciplinaire pour la Licence (par exemple, « droit et philosophie » à Paris, « philosophie et gestion » à Rennes). Ou bien encore, aux parcours spécialisés en master (par exemple sur la médiation à Poitiers, sur la gestion des connaissances numérisées à Paris). Mais cette évolution peut aussi passer par des modules spécialisés de master, parfois confiés à des professeurs invités (ce que nous souhaitons mettre en place à l’Université de Franche-Comté pour les secteurs qualitatifs de la préparation et de la facilitation des décisions dans les organisations ou les institutions). Enfin, il est parfois approprié que les philosophes participent à des initiatives de formation sur des thématiques pluridisciplinaires qui peuvent recouper leurs propres intérêts : sciences de l’Antiquité, développement durable ou responsabilité sociale, par exemple.
26Ces différentes pistes sont explorées simultanément et elles permettent de valoriser les « points forts » reconnus et les traditions intellectuelles propres aux établissements. Elles favorisent aussi les interactions entre départements universitaires, ce qui peut entraîner des retombées favorables pour la conception des projets de recherche. Il doit en résulter aussi une meilleure capacité à prendre en charge, à partir des traditions disciplinaires, les enjeux les plus complexes et les plus intéressants des pratiques contemporaines. Cette dimension « conquérante » des disciplines n’est pas à négliger. Elle constitue, en elle-même, une invitation à l’excellence.
27De la sorte, la philosophie n’a rien à y perdre, bien au contraire. Bien entendu, personne n’est tenu de contribuer directement aux domaines les plus appliqués et il est certainement très important de préserver, au sein de chaque discipline, une diversité satisfaisante des compétences et des projets intellectuels. Mais les points de contact avec les enjeux concrets et les liens avec les méthodologies utilisées en pratique font bien partie des raisons de s’intéresser à la philosophie, parfois au point d’entreprendre des études dans ce champ. C’est aussi ce qui explique que la philosophie, dans plusieurs pays, fasse partie des disciplines dont le rôle social et l’importance universitaire sont plutôt en progrès, d’une manière qui n’est pas sans rapport avec une position de point de contact épistémologique entre les savoirs spécialisés et de lieu d’articulation de la connaissance aux exigences de la pratique.
4 – Conclusion
28Les évolutions qui vont dans le sens d’une spécialisation graduelle et d’une professionnalisation maîtrisée doivent permettre d’assurer la visibilité de la philosophie en tant que discipline qui importe pour structurer et pour faire progresser les pratiques rationnelles, le dialogue et la concertation équitable. Ces finalités ne sont pas extérieures au propos de la philosophie. On ne peut les ramener sans artifice à des sollicitations purement externes, éventuellement dangereuses pour le progrès des études et de la recherche, comme le sont parfois les distractions venues de la vie active. En particulier, ce sont des finalités qui n’ont rien d’étranger à la tradition française en philosophie : il suffit de penser au moment encyclopédiste pour s’en convaincre.
29C’est pourquoi le rapport à la spécialisation et à la professionnalisation (qui gagnent à être appréhendées conjointement) ne saurait se réduire, pour l’enseignement philosophique, au consentement pragmatique à de tristes nécessités, dictées par la préservation des conditions d’une science qui n’aurait rien à dire au monde. La philosophie n’est pas une science de ce genre.
Notes
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[1]
V. par exemple : « A problem-structuring method for complex societal decisions : its philosophical and psychological dimensions », par D. Hector, C. Christensen et J. Petrie, European Journal of Operational Research, 193 (3), 2009, p. 693-706.
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[2]
V. par exemple : Karim Bouhassoun, La médiatisation de la diversité culturelle : enjeux publics et privés, in : Les Médias, à paraître (Paris, Ellipses).
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[3]
V. par exemple : B. Reber et C. Brossaud (dir.), Humanités numériques 2. Socio-informatique et démocratie cognitive, Information – Commande – Communication, série Cognition et traitement de l’information, Hermes Science International, 2007.
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[4]
V. par exemple : Th. Martin & P.-Y. Quiviger (dir.), Action médicale et confiance, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises.
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[5]
V. par exemple : M. Bonnafous-Boucher et Y. Pesqueux (dir.) Décider avec les parties prenantes, Paris, La Découverte, 2006.
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[6]
V. par exemple : Caroline Guibet Lafaye, « Quelle éducation politique aujourd’hui ? », Synthesis philosophica, 23 (1), 2008.