1 La contamination de l’imaginaire par l’image prend depuis quelques années des formes inédites pour plusieurs raisons. Comme nous l’avons vu, l’essence même du terrorisme contemporain participe d’une nouvelle modalité de communication des attentats. Lorsque le terrorisme est idéologique, comme celui de Daech, l’attentat ne constitue plus une opportunité de forcer la négociation avec l’ennemi. Il devient un instrument pour montrer sa force, terroriser et détruire. Il ne s’agit plus d’être vu pour être entendu, mais d’être vu pour faire peur : l’attentat prend alors des formes nouvelles et ne se soucie guère des contraintes d’autrefois. Certes, il peut réactualiser des stratégies traditionnelles, en se produisant sous les lumières des projecteurs lors d’un événement médiatisé (attaque avortée contre le Stade de France, en novembre 2015) ou en visant un symbole (feu d’artifice du 14 juillet 2016, à Nice). Mais il peut aussi s’affranchir de ces modalités (attaque à la voiture bélier et au couteau le 3 juin 2017, à Londres). Tout devient alors pratiquement une cible potentielle. Or, s’il est possible d’engendrer la terreur et de frapper le plus grand nombre sans s’attaquer à un symbole ou loin des caméras c’est, entre autres, parce que les « projecteurs » s’allument désormais n’importe où, grâce aux smartphones. La couverture médiatique de leur action étant assurée, les terroristes parviennent à contaminer l’esprit des populations ennemies et s’affranchissent de la nécessité de localiser précisément dans l’espace et dans le temps leur passage à l’acte. Ces nouvelles formes de propagation de la terreur facilitent les actions individuelles, désormais commises par des personnes solitaires et peu organisées, avec pour seule limite non plus la possibilité d’être vu, mais l’imagination cruelle des tueurs.
2 Dans ce contexte, les « images terroristes » ne sont pas celles produites par des djihadistes initiés au montage vidéo, qui montrent des séances de torture ou de décapitation, ni les mises en scène réalisées par nos médias, ni les vidéos d’amateurs. Car il n’y a rien, dans le simple contenu de ces « images du terrorisme », qui puisse les transformer en « images terroristes », c’est-à-dire en armes de destruction massive de l’imaginaire. Rien sans la complicité de chacun d’entre nous. Si elles deviennent des « images terroristes » ou terrorisantes permettant aux bourreaux de toucher leurs véritables cibles, c’est parce que nous acceptons de les regarder, de les montrer, de les partager. Autrement dit, que nous jouons le jeu des assassins.
3 Réfléchir au choix de produire, de diffuser ou de voir une image implique d’interroger la place que nous voulons donner ou redonner à la parole. Nous devons parler de ses bienfaits à nos enfants, en souligner la force. Mais, pour transmettre ce message, sans doute faut-il accompagner leurs expérimentations dans le monde des images, sans oublier qu’elles s’offrent comme de vastes territoires où l’imaginaire peut se perdre, ce qui peut être à la fois merveilleux ou dommageable, selon les situations. Car « les descriptions écrites sont […] plus tolérables que les images, du fait même qu’elles emploient des éléments non visibles directement, mais entraînant un travail de représentations qui peut être stoppé à tout moment » (Bacqué, 2006, p. 60). Ce travail de mise en cohérence entre l’image et le sens et d’assimilation de l’information se complexifie dans notre monde contemporain. Les sociétés hypermodernes ont fait de nous, individus, des êtres responsables de leur parcours, mais cette liberté s’accompagne de maintes injonctions. En voilà une de plus, à méditer : le devoir de se protéger, à l’échelle individuelle et collective, de ces images qui, parfois, desservent notre compréhension du monde. Un travail nécessaire pour ne pas sombrer dans l’interprétation simpliste qui, souvent, mène à la stigmatisation de l’autre.
4 La machine à produire des images est de plus en plus puissante, car son rythme s’accélère chaque fois que nous l’alimentons en tant que producteurs, diffuseurs et regardeurs d’images. La visibilité de l’horreur dépend de la place que nous lui accordons lorsque nous endossons tour à tour ces rôles. Il est peut-être temps de faire mentir ceux qui font le pari d’un intérêt généralisé pour l’image qui choque, angoisse ou dégoûte. Et de mettre un frein à cette consommation effrénée d’images qui fascinent. Nonobstant les choix effectués par certains médias et au-delà de la diffusion de ces images de mort lorsque surgit une tragédie, chacun d’entre nous est libre de regarder ou non ces images, de les montrer et de les partager, mais bien peu interrogent ce qui, fondamentalement, motive ces choix. À l’éthique du regardeur devrait s’ajouter une éthique du diffuseur et du producteur d’images.
5 La multiplication des dispositifs techniques investis individuellement n’est pas près de réduire la solitude du lecteur d’images. Ce dernier devient un acteur central, disposant ou non de ressources pour inscrire les images regardées dans un contexte d’intelligibilité. Il ne peut se soustraire au choix de les insérer ici ou ailleurs, de les relier avec telle ou telle information. Nous savons que l’égalité ne règne pas en ce sens, et que les interprétations hâtives, voire à connotation extrémiste, sont encouragées dans certains milieux et par certains individus. Cet acte d’interprétation, qui consiste à passer du registre de l’image à celui de la parole, doit faire l’objet d’une attention sérieuse de la part des politiques et, de manière plus générale, des acteurs sociaux. Au-delà des initiatives prises par l’Éducation nationale, par des associations et des structures spécialisées, beaucoup reste à faire dans le sens d’une éducation à l’image. Il importe de remettre en avant la force de la parole, notamment lors d’exercices d’accompagnement de production d’images par les enfants et les adolescents.
6 Car les « images terroristes » nous empêchent précisément de trouver les mots pour nous exprimer. « Une telle carence de la nomination démontre que nous restons sans voix, et que les mots, le symbolique, nous font défaut face à des événements insupportables que nous avons du mal à circonscrire » (Morel, 2016, p. 42). Il ne faut pas attendre que ces « images terroristes » nous frappent pour en parler, parce que nous en avons alors besoin. Nous devons dépasser cette position qui consiste à intervenir uniquement en temps de crise. Il s’agit de sensibiliser les plus jeunes aux choix qui s’imposent à eux, mais aussi d’apprendre à parler des événements en utilisant des « images intermédiaires », c’est-à-dire des reflets maîtrisés de l’actualité : des dessins produits dans la foulée de l’attaque de Charlie Hebdo, des vidéos humoristiques, des films comme Made in France, de Nicolas Boukhrief (2016), des documentaires réalisés par des journalistes citoyens, mais aussi et surtout des photos et des vidéos produites par les jeunes eux-mêmes. Ces images sont des ressources précieuses pour affronter la peur. Aux « images terroristes », il est temps de substituer non pas des « images du terrorisme », mais des « images sur le terrorisme ». De valoriser les images qui se présentent comme les supports d’une parole qui s’élabore, plutôt que celles qui se donnent comme des bribes incompréhensibles de la violence. Et d’encourager les jeunes à être eux-mêmes les créateurs de ces images intermédiaires.
7 Les « images sur le terrorisme » peuvent jouer un rôle dans un contexte de prévention et d’intervention a posteriori, mais aussi éduquer les jeunes à bien choisir. Comme nous apprenons à lire, il importe désormais d’apprendre à produire, diffuser et lire les images. Les transformations technologiques imposent de construire le regard du citoyen de demain qui est, avant tout, un manipulateur d’images. Citée en exergue au début de ce livre, la philosophe Marie-José Mondzain rappelle l’importance de « construire la place de celui qui voit » (2015), c’est-à-dire d’en faire un regardeur, un sujet qui sait diriger son regard, démystifier les stratégies narratives et les pièges visuels qu’on lui tend. Un regardeur qui, dans le contexte d’aujourd’hui, est aussi un diffuseur potentiel et un interprète, qu’il importe de sensibiliser aux enjeux qu’impliquent ses choix et à ce qui se joue, parfois à son insu, derrière ses actions. Parce qu’il est impossible de freiner la production exponentielle d’images et l’importance qu’elles prennent dans nos vies, il devient urgent d’éduquer les futures générations de manière adaptée. L’exemple du terrorisme exploré ici n’est qu’une vitrine, parmi d’autres, révélant l’étendue du travail à effectuer. Les sept droits du lecteur d’images sont des lignes directrices, mais souples, pouvant servir de base commune aux parents, aux enseignants, aux éducateurs et autres professionnels de l’enfance et de l’adolescence soucieux de participer à l’éducation du citoyen de demain.