Dans son dernier livre, Patrick Ben Soussan invite les parents à cesser de courir après la perfection, pour eux et pour leurs enfants. À se libérer des prétendus conseils avisés en parentalité réussie. Bref, à se « foutre la paix » !
Dès le premier chapitre, vous affirmez que « ceci n’est pas un feel good book ». Pourquoi cet avertissement ?
1 Patrick Ben Soussan : Notre époque regorge de prédicateurs de l’enfance lénifiants, porteurs de discours prétendument scientifiques, clamant haut et fort qu’une parentalité lisse et sans accroc est possible pour peu que les parents s’instruisent dans des ateliers et appliquent les bonnes recettes. Tout cela n’est à mes yeux que du baratin ! J’ai eu envie de tenir un tout autre discours aux parents, car élever des enfants n’a rien d’une sinécure. C’est une tâche compliquée, toujours à remettre sur le métier, coûteuse émotionnellement et psychologiquement. Affirmer cela, ce n’est pas être défaitiste ou pessimiste, mais simplement lucide. Le job de parent ne s’apprend pas dans un stage ou sur un site Internet mais chaque jour, en observant son enfant et ses réactions, en faisant l’effort de comprendre ce qu’il essaie d’exprimer, en se donnant la peine d’inventer des réponses, en étant créatif.
En quelque sorte, devenir parent s’apprend sur le tas…
2 Je dirais même « sur le dos » des enfants ! Car, en apprenant par l’expérience, on commet nécessairement des erreurs avant de comprendre. Et ça n’est pas un drame. Ne prenons pas les enfants pour des imbéciles, ne sous-estimons par leur aptitude à accepter des parents imparfaits, à apprendre de leurs doutes, hésitations et tâtonnements. Eux aussi observent leurs parents, leurs manières d’être, ce qui peut les pousser à céder ou, au contraire, à tenir bon. Ils repèrent les sujets qui les gênent, ceux sur lesquels ils sont à l’aise. Ils analysent, tirent des conclusions et tout cela éduque leur pensée.
Les parents ne peuvent-ils pas, tout de même, tirer profit de certains savoirs et découvertes récentes, notamment en neurosciences ?
3 L’ennui, avec ce type d’approches éducatives, est qu’elles constituent un retour au naturalisme le plus entier : tel comportement problématique serait dû à telle configuration cérébrale, et devrait automatiquement entraîner telle solution. C’est le modèle stimulus-réponse. Comme si l’enfant était une amibe, un être unicellulaire d’une simplicité extrême. Évidemment, ce n’est pas le cas ! Comment imaginer qu’une même recette, appliquée à l’identique, à l’infini, puisse être efficace pour tous les enfants si elle ne prend pas en compte ce qui fait l’humain ? Trente ans de pratique et de rencontres avec les enfants et les familles m’ont appris qu’entre deux enfants qui ne dorment pas, ou mordent à la crèche, il n’existe souvent rien de commun. De multiples éléments explicatifs s’interpénètrent, liés à l’histoire des parents, à celle des enfants et au contexte, si bien qu’il est impossible de dégainer une solution stéréotypée.
Pourtant, un grand nombre de parents semblent séduits par la parentalité positive…
4 Bien sûr, car ses réponses prémâchées sont éminemment rassurantes, au moins dans un premier temps. Une fois qu’ils ont reçu leur « kit de super-parents », ils pensent faire l’économie des doutes et devenir des parents parfaits ! Mais quand on n’y arrive pas, malgré tous ces conseils prétendument étayés par la science et « gagnants » à coup sûr, comment ne pas se sentir archi-nul ? Depuis quelques mois, je commence à entendre des voix s’élever contre la culpabilisation des parents qu’entraînent ces méthodes.
Dans votre ouvrage, vous leur faites une proposition radicalement différente : « se foutre la paix ». Que voulez-vous dire ?
5 Je leur conseille de résister aux injonctions sociales du « toujours plus ». Bien sûr, chaque parent a des attentes pour son enfant, projette sur lui des ambitions. Mais notre société semble devenue folle, de ce point de vue ! Nourris par ce qu’ils voient dans les médias ou sur les réseaux sociaux, les parents se laissent emporter : ils veulent que leur enfant devienne un génie, un champion sportif, collectionne les amis, réussisse plus tard en amour, dans son travail. Qu’il capitalise des outils, des armes pour se défendre dans une société jugée incertaine. Et, pour cela, ils sont prêts à se transformer en « parents-taxis » : ils s’imposent et lui imposent des emplois du temps délirants pour l’emmener à toutes sortes d’activités, de cours particuliers (tout du moins, ceux qui en ont les moyens)… Stop ! Je prône l’écologie parentale, la décroissance de l’investissement parental auprès de l’enfant. Car tout cela ne le rend pas heureux, bien au contraire : écrasé par les projections de ses parents, l’enfant n’existe plus en tant qu’autre, il n’est que la clé de leur bonheur, le support de leur toute-puissance, et de leurs inquiétudes.
Mais alors, qu’est-ce qui pourrait le rendre heureux ?
6 D’abord, que ses parents le voient comme un petit enfant de 2, 4 ou 6 ans, pas comme un futur adulte. À force de le projeter dans l’avenir, ils en oublient qu’il est déjà une personne aujourd’hui et omettent de le laisser vivre ici et maintenant sa vie d’enfant. Aux parents qui veulent un enfant heureux, je dis : confectionnez des gâteaux avec lui, dansez sous la pluie, déguisez-vous, jouez à la dînette, au poupon ou à cache-cache, chantez et riez ensemble, faites le pitre, tout et n’importe quoi, pour que ce temps partagé soit une fête. En résumé, puisez de l’inspiration auprès de votre enfant intérieur, même si vous avez perdu l’habitude de le consulter !
Présenté ainsi, cela paraît plutôt simple…
7 Pourtant, ça ne l’est pas ! Certains parents ont énormément de difficultés à jouer avec leur enfant, à faire des choses plaisantes avec lui. Ils ne s’autorisent pas ou ne parviennent pas à retrouver les mots et les comptines d’antan, à reconquérir ce monde de leur enfance. Souvent parce qu’il y a eu des accrocs dans leur histoire. Tout parent est possédé par son passé et par celui de ses propres parents, donc en proie à des spectres avec lesquels il doit composer. Cela peut gêner la relation avec son enfant.
Il est donc plus simple de se transformer en « parent-taxi » que de renouer avec son enfant intérieur ?
8 Il n’est pas forcément simple de répondre à des injonctions sociales de plus en plus pressantes, de supporter les jugements réprobateurs de ceux qui estiment qu’on n’en fait pas assez pour son enfant. Mais, pour certains parents, ce costume du taximan s’avère rassurant. S’inscrire dans la matérialité, dans un emploi du temps bien huilé et quasiment ritualisé – lundi soir yoga, mercredi matin musique, samedi après-midi foot, dimanche atelier d’anglais – peut remplir une fonction apaisante : ils emmènent leur enfant ici, puis là, pour son bien et son épanouissement et, ce faisant, se sentent de bons parents. Le problème est que ces rituels, expurgés de tout sens et de toute réflexion, ne peuvent avoir un effet réellement bénéfique pour l’enfant.
Vous insistez sur le fait qu’on ne peut bien aimer son enfant « sans savoir le haïr un peu, juste ce qu’il faut ». Est-ce de la provocation ?
9 Non, simplement un constat lucide. Je défie quiconque de ne pas avoir eu envie, un jour, l’espace d’un instant, de passer son enfant par la fenêtre ou de le déposer à la DDASS ! Il y a une vingtaine d’années, ce genre de sentiment, habituel dans le quotidien d’un parent, était avouable. Aujourd’hui, un tel aveu est totalement prohibé, comme si une « police des familles » allait nous sanctionner ! Notre société, ces vingt dernières années, est devenue fondamentalement hygiéniste et bien-pensante dans beaucoup de domaines, y compris celui de la parentalité. Tout ce qui ressemble à un excès entraîne la réprobation générale. Or, il faut bien comprendre qu’il n’y a jamais d’amour sans haine. C’est normal d’en vouloir à notre bébé de nous avoir enlevé notre vie « d’avant » et de nous persécuter, normal d’être parfois jaloux de lui. Mais comment le reconnaître en cette ère de parentalité parfaite ?
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I.G.
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Est-ce ennuyeux de refouler ses pulsions agressives vis-à-vis de son enfant ?
10 Je pense que ça n’est pas bon du tout. Nos consultations sont remplies de parents – de mères surtout – qui ne parviennent pas à assumer les séparations d’avec leur enfant. Il y a vingt ans, cela n’existait pas avec une telle intensité : les mères avaient aussi envie de profiter de la vie ! Aujourd’hui, beaucoup se sont installées dans une position sacrificielle, assujetties à une hyper-présence auprès de leur enfant. Il n’existe plus d’espace psychique pour que s’expriment ces moments de haine et le désir, parfois, de s’éloigner de cet enfant qui les dévore. Résultat, elles ne parviennent plus à s’en détacher quand les circonstances l’imposent.
Les pères ne sont-ils donc pas concernés eux aussi ?
11 Soyons honnêtes, les pères ne sont encore que des seconds couteaux de la parentalité, des « compléments maternels » ! Malgré tous les discours d’égalité femmes-hommes, malgré une implication plus grande des pères auprès des enfants, il n’existe aucune commune mesure entre ce que pères et mères vivent dans le champ de la parentalité. Les mères restent en première ligne, assumant toujours 80 % des tâches domestiques et des soins aux enfants. Quand donc auront-elles fini de payer cet incroyable privilège de porter des enfants ? Il faudra, à n’en point douter, quelques années encore… Alors, oui, pour l’instant, elles restent les premières concernées par ces pressions les enjoignant à être parfaites. Et les premières que l’on accuse quand ça se passe mal pour l’enfant.