Couverture de EPAR_618

Article de revue

La malédiction de la femme stérile

Pages 48 à 50

Notes

  • [1]
    Si la plupart des autorités religieuses sont favorables à une forte natalité, on peut aussi constater que les régimes autoritaires incitent fortement les citoyens à la procréation, que ce soit ceux d’Hitler, Mussolini ou Franco dans le passé, ou celui du président Erdogan en Turquie aujourd’hui.
  • [2]
    In Masculin/Féminin. La pensée de la différence (éd. Odile Jacob, 1996).
  • [3]
    Abdessamad Dialmy, Identité masculine et santé reproductive au Maroc, LCPS/Middle East Research Competition, 2000.
  • [4]
    Le fait, pour un homme, de vivre avec plusieurs femmes. Cas le plus courant de la polygamie.
  • [5]
    Sociétés où la transmission du nom et de la propriété passe par l’ascendance maternelle.
  • [6]
    In Masculin/Féminin. La pensée de la différence, op. cit.
  • [7]
    Houda El Aaddouni, « Stérilité au féminin : enjeux du corps, enjeux de la mémoire ! », Face à face. Regards sur la santé : http://faceaface.revues.org/418
  • [8]
    Odile Journet, La quête de l’enfant. Journal des Africanistes, 1981, vol. 51, n° 1.
  • [9]
    Béatrice Akare Biyoghe, Conceptions et Comportements des Fang face aux questions de fécondité et de stérilité. Regard anthropologique sur une société patrilinéaire du Gabon, thèse de doctorat en anthropologie, université Paul-Verlaine, Metz, 2010.

1Dans les sociétés traditionnelles, le plus souvent patriarcales, la femme doit être mère pour avoir une valeur sociale. La stérilité du couple, qui lui est presque toujours attribuée, est une malédiction.

2La question du désir ou du non-désir d’enfant se pose différemment dans les sociétés contemporaines selon la liberté plus ou moins grande laissée aux individus par les instances dominantes, qu’elles soient religieuses ou politiques [1]. Mais, dans la plupart des sociétés traditionnelles, elle ne se pose pas. La reproduction du groupe humain étant la condition même de sa survie, l’exaltation de la fécondité lie la reconnaissance sociale des individus à leur fertilité. Ces sociétés étant, à des degrés divers, dominées par les hommes, la cause de la stérilité est presque toujours attribuée aux femmes, la principale valeur de ces dernières étant la reproduction. Même si, dans l’histoire de ces sociétés, certaines femmes ont échappé à l’obligation de procréer et ont été valorisées par une fonction religieuse.

Une stérilité toujours féminine

3Dans la Rome antique, les vestales qui entretenaient le feu sacré de la déesse Vesta étaient soumises à une obligation de virginité et jouissaient d’un prestige élevé sans avoir d’enfant. Une catégorie semblable a existé dans l’empire des Incas au Pérou. Le célibat ecclésiastique pratiqué par diverses communautés chrétiennes offre aussi pour les hommes, comme pour les femmes qui s’y engagent, des possibilités de valorisation sociale et d’accomplissement personnel. Toutefois, dans beaucoup de sociétés aujourd’hui encore, on ne peut être pleinement femme si on n’est pas mère et si on n’a pas fait la preuve de sa fécondité. Françoise Héritier, anthropologue, écrit : « ce qui donne à la jeune fille le statut de femme, ce n’est ni la perte de la virginité ni le mariage ni même la maternité : c’est la conception[2] ». De ce fait l’état de femme stérile est particulièrement discriminant, source de souffrances et d’humiliations. Dans les sociétés qui acceptent que les femmes puissent avoir une sexualité préconjugale, le fait d’avoir des enfants avec des amants de passage, loin d’être condamné, se révèle au contraire un atout important pour trouver un mari. Dans celles qui exigent la virginité pour le mariage la stérilité se dévoile après quelques années de vie commune, et devrait en principe être imputé aussi bien à l’homme qu’à la femme. Si elle est systématiquement attribuée à la femme, ce n’est pas par ignorance de la stérilité masculine, connue depuis l’antiquité gréco-latine par les médecins, mais pour ne pas remettre en cause le système de domination patriarcale. Les hommes, même avertis, ont du mal à admettre d’autres causes de stérilité masculine que l’impuissance sexuelle qui reste un tabou, et ne peut être évoquée explicitement. Les représentations traditionnelles continuent de prendre le pas sur un savoir scientifique de plus en plus diffusé et accessible. Ainsi une enquête réalisée en 2000 au Maroc auprès d’agents de santé publique, en principe bien informés, révélait que, pour 16 % d’entre eux, la stérilité ne pouvait pas provenir de l’homme [3]. Même si l’on soupçonne qu’elle est le fait du mari, l’entourage familial, pour protéger celui-ci d’un possible déshonneur, fera parfois tout pour l’attribuer à son épouse.

figure im1
Kanyalen au Sénégal © Odile Journet, Tendième, 1981.

4Cette « féminisation » de la stérilité relève des rapports de genre au sein de sociétés soumises à la domination masculine. Elle fragilise encore plus une condition féminine déjà précaire. Dans les sociétés les plus patriarcales, la stérilité féminine légitime la répudiation, comme la polygynie [4]. Même dans les sociétés matrilinéaires [5], où les femmes jouissent d’une plus grande autonomie, la femme stérile est souvent dévalorisée, et marginalisée.

Remèdes traditionnels contre l’infertilité

5Françoise Héritier écrit, à propos des Samo du Burkina Faso : « La femme stérile n’est pas considérée comme une vraie femme […] [elle reste une] jeune fille immature, et sera inhumée dans le cimetière des enfants, sans que les griots tapent pour elle, lors de ses funérailles, les grands tambours qu’on n’utilise que pour honorer les femmes fécondes. […] Elle sera en ce monde comme si elle n’avait pas vécu[6]. » Qu’elle ait désiré ou non un enfant, la condition dans laquelle la société l’enferme ne lui laisse que la fécondité comme preuve de sa valeur sociale.

6Plus grave encore, dans les sociétés qui se représentent la mort comme un passage à l’état d’ancêtre et où l’on croit à la possibilité de se réincarner dans l’un de ses descendants, la mort sans postérité est le comble de la malédiction. Un tel malheur ne peut provenir d’une cause naturelle. Il faut qu’il résulte d’un acte de sorcellerie ou d’une faute commise par la femme stérile envers Dieu ou toute autre puissance tutélaire.

7Les remèdes traditionnels contre la stérilité sont donc très nombreux, souvent transmis et pratiqués par les femmes qui témoignent ainsi de leur solidarité de genre. Il arrive aussi que des guérisseurs ou des hommes de religion soient sollicités. Ces thérapies allient le symbolique au médicamenteux et prennent parfois une dimension mystique. Trois types de traitements ont été décrits dans le monde rural marocain. L’un relève du traditionnel « remède de bonne femme » à base de plantes : un petit cataplasme d’herbes sauvages trempées dans de l’huile d’olive à introduire dans le vagin trois nuits de suite. Le deuxième joue sur le transfert d’un être fécond vers un être infertile : manger des figues trempées dans du lait de chienne, animal aux nombreuses portées. Le troisième, plus mystique, consiste à s’asperger le corps d’une eau de pluie, symbole de fertilité, dans laquelle un talisman a baigné. Ce geste doit s’accomplir sur le tombeau d’un juif, les membres de cette confession ayant été longtemps considérés, au Maroc, comme des magiciens [7]. Les femmes stériles peuvent recourir à ces méthodes, et consulter parallèlement des médecins, la dimension médicale de la stérilité n’étant jamais séparée de sa dimension symbolique.

8En Afrique subsaharienne, les thérapies traditionnelles dépendent des « causes » de l’infertilité. Quand on soupçonne qu’elle résulte d’un sort jeté par un ennemi de la patiente, on recourt aux services d’un guérisseur qui pratique la transe et qui, dans un état de conscience altéré, pourra identifier l’agresseur présumé. Il négociera ensuite avec lui, en esprit, pour savoir ce qu’il exige pour lever le sort.

9Chez les Diola, qui habitent en Casamance au Sénégal, existe une sorte de thérapie collective appelée kanyalen, qui vise les femmes stériles que l’on n’a pas pu guérir autrement. Elles sont emmenées de nuit dans un village lointain et inconnu, et soumises pendant deux ou trois ans à de nombreuses épreuves. Elles perdent leur identité et tous leurs biens, sont affublées de noms ridicules, habillées de loques ou de vêtements masculins, et mangent à même le sol. Pendant tout ce temps, elles bénéficient de la solidarité d’autres femmes passées par la même épreuve. La plupart d’entre elles ne voient plus leur mari. Par contre, elles sont autorisées à avoir des rapports avec des amants de passage. Si elles tombent enceintes, l’enfant sera considéré comme celui de leur mari et elles seront reconduites triomphalement dans leur village [8].

10Si ces traitements survivent surtout dans les milieux populaires, les ménages des classes moyennes tendent à se tourner vers la médecine moderne, pour bénéficier des techniques de procréation médicalement assistée. Ils se heurtent toutefois à divers obstacles culturels, en particulier à la difficulté pour les hommes à admettre leur stérilité. « Or, pour envisager une insémination artificielle, il faut consulter et que le spermogramme montre la faiblesse des spermatozoïdes ; que le couple accepte d’avoir recours à un donneur anonyme. Mais il se trouve que les hommes stériles ne sont pas au courant de leur état et ne veulent pas le savoir. Ce temps passé à essayer de faire entendre raison à son conjoint va jouer en défaveur de la femme, qui doit tenir compte de son âge. Impatiente d’avoir des enfants et de savoir de qui vient réellement le problème, la femme ira chercher la confirmation ailleurs. Si, au cours d’une de ses aventures, la femme venait à tomber enceinte, elle gardera le secret pour elle et attribuera la grossesse à son mari[9]. » Fermer les yeux sur la relation adultérine, dans la mesure où elle permet d’avoir un enfant, est acceptable, parce que cette pratique est naturelle. L’insémination artificielle avec donneur anonyme, ou même avec le sperme du mari, l’est beaucoup moins, car elle évoque une pratique magique. La magie n’est pas toujours là où l’on croit.

Notes

  • [1]
    Si la plupart des autorités religieuses sont favorables à une forte natalité, on peut aussi constater que les régimes autoritaires incitent fortement les citoyens à la procréation, que ce soit ceux d’Hitler, Mussolini ou Franco dans le passé, ou celui du président Erdogan en Turquie aujourd’hui.
  • [2]
    In Masculin/Féminin. La pensée de la différence (éd. Odile Jacob, 1996).
  • [3]
    Abdessamad Dialmy, Identité masculine et santé reproductive au Maroc, LCPS/Middle East Research Competition, 2000.
  • [4]
    Le fait, pour un homme, de vivre avec plusieurs femmes. Cas le plus courant de la polygamie.
  • [5]
    Sociétés où la transmission du nom et de la propriété passe par l’ascendance maternelle.
  • [6]
    In Masculin/Féminin. La pensée de la différence, op. cit.
  • [7]
    Houda El Aaddouni, « Stérilité au féminin : enjeux du corps, enjeux de la mémoire ! », Face à face. Regards sur la santé : http://faceaface.revues.org/418
  • [8]
    Odile Journet, La quête de l’enfant. Journal des Africanistes, 1981, vol. 51, n° 1.
  • [9]
    Béatrice Akare Biyoghe, Conceptions et Comportements des Fang face aux questions de fécondité et de stérilité. Regard anthropologique sur une société patrilinéaire du Gabon, thèse de doctorat en anthropologie, université Paul-Verlaine, Metz, 2010.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions