Couverture de EPAR_613

Article de revue

Minorités majoritaires

Pages 24 à 26

Notes

  • [1]
    Éditions de l’Aube, 2015.
  • [2]
    Il n’existe pas d’évaluation sérieuse, mais au regard des autres budgets publics qui concernent la vie des habitants, incluant les transferts sociaux, l’écart va de 1 à 300 : pour un euro dépensé dans la politique de la ville, 299 euros le sont pour les autres dépenses publiques (dépenses sociales, retraites, allocations familiales, éducation, infrastructures de transport).
  • [3]
    Organisme de réflexion, auprès du Premier ministre, note d’analyse : Jeunes issus de l’immigration : quels obstacles à leur insertion économique ?, mars 2015.
  • [4]
    Directeur de recherche au CNRS, auteur, en autres, de La laïcité face à l’islam, Fayard, 2013.

1La politique de la ville n’a pas réussi à instaurer la mixité sociale dans les quartiers. Un désenchantement qui interroge la société sur sa capacité à intégrer les minorités.

2Le livre que vous avez dirigé s’intitule En finir avec les banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville[1]. Trente ans de politique de la ville ne sont pas parvenus à transformer les quartiers en difficulté. Un échec ?

3La rénovation urbaine a permis la transformation physique de certains quartiers, mais les « banlieues » – cette métaphore qui désigne les quartiers situés au bas de l’échelle du prestige résidentiel en raison du profil de leurs habitants – n’ont pas disparu. On assigne en fait à la politique de la ville un objectif impossible : celui d’organiser la suppression du problème qui a justifié sa création. Ce qu’on reproche avant tout à cette politique, c’est de durer ! Un faisceau de représentations politiques et médiatiques suggère qu’on aurait affaire à une crise d’essence conjoncturelle et non à un problème structurel. Une crise née de la dégradation d’une situation originelle idéalisée, celle des grands ensembles de l’après-guerre. Dès les années 1970, en effet, on a parlé de « dégradation » des quartiers HLM quand une partie des premiers habitants les a quittés, sous l’effet notamment de l’accession à la propriété alors fortement promue par les pouvoirs publics. Les logements HLM n’avaient pas été conçus pour loger des immigrés ni même des pauvres. Mais, pour des raisons pragmatiques, on a souvent remplacé les ménages qui partaient par des familles immigrées, délibérément écartées jusque-là du logement social de droit commun. En parallèle, le déclin de la société salariale et de son socle industriel a contribué à la paupérisation des ménages accueillis dans ce parc.

4Vous parlez de la nostalgie d’un mythe originel.

5Oui, c’est la nostalgie d’une époque où les différents groupes sociaux – ingénieurs, employés, ouvriers… – auraient vécu en harmonie dans le même espace résidentiel ; une nostalgie qui va de pair avec celle d’un ordre social tout aussi mythifié, incarné aujourd’hui par la figure de l’instituteur des années 1950 qui inspirait le respect.

6Cette époque révolue se caractérisait surtout par le fait que les blancs étaient très largement majoritaires dans les quartiers d’habitat social. La déploration sans fin de quartiers où les minorités sont devenues majoritaires reflète un malaise persistant de la société française face à ses minorités. Parler d’échec de la politique de la ville, c’est signifier que cette politique n’est pas parvenue à mettre fin à cette situation perçue comme une anomalie. Ce procès en appelle un autre, qui n’est plus l’apanage du seul FN : on aurait dépensé beaucoup d’argent en pure perte pour des immigrés qui vivent de l’assistance et provoquent des désordres.

7Selon vous, on fait l’erreur d’évaluer cette politique, et les moyens financiers qu’elle mobilise, en considérant uniquement les écarts persistants entre ces quartiers et les autres, en matière de scolarité, de santé, d’emploi…

8Il convient de distinguer, en matière d’évaluation, la politique de la ville, définie comme l’ensemble des actions orientées vers le soutien aux associations et aux services publics locaux, et la rénovation urbaine. Ces deux volets ont toujours fonctionné sur des rails séparés, avec des moyens qui n’ont rien à voir [2].

9La rénovation urbaine, qui mobilise des moyens propres très importants, est en échec au regard de son objectif implicite : organiser le retour des blancs dans les quartiers, gage d’une « bonne » mixité sociale. Des quartiers ont été rénovés et l’offre neuve – sociale ou privée – a permis à des ménages un peu plus aisés de s’y maintenir ou de s’y installer. Mais comme ils sont souvent issus de minorités ethniques, on considère que ce n’est pas une « vraie » mixité sociale.

10Quant au volet social, il est évident que le soutien aux associations ou au service jeunesse d’une municipalité n’est pas de nature à transformer en profondeur la situation sociale ou économique d’un quartier. Pour expliquer la persistance des écarts avec les autres territoires, il faut d’abord prendre en compte les résultats insuffisants des autres politiques publiques, lesquelles pèsent infiniment plus lourd d’un point de vue budgétaire que la politique de la ville. On doit aussi ajouter les effets du contexte socio-économique : depuis 2008, comme à chaque fois qu’une crise économique apparaît, les habitants des quartiers populaires en sont les premières victimes.

11Un dernier facteur, et non des moindres, est très négligé par les discours médiatiques et politiques : c’est la mobilité des habitants. Sur une population adulte de 20 à 50 ans, la moitié a quitté leur quartier entre deux recensements (soit une période de dix ans environ). Or, ceux qui partent sont en meilleure situation socio-économique que ceux qui entrent dans ces quartiers, et ces derniers ont un profil ethnique plus marqué. Ce phénomène explique pour une bonne part la permanence des quartiers dits sensibles depuis plusieurs décennies. Cependant, s’en tenir à ce simple constat et se désespérer sur le fait que le « problème des banlieues » n’a pas été réglé une fois pour toutes nous fait oublier que, pour les nouveaux habitants qui quittent généralement un habitat privé très dégradé, s’installer dans une « zone urbaine sensible » représente une réelle promotion résidentielle.

12Qu’en est-il de la participation des habitants, de ce qu’on nomme démocratie participative ?

13Le défaut principal de l’approche française est que la participation se résume à une offre institutionnelle, placée sous le contrôle étroit des élus locaux omniprésents dans ces dispositifs. Ce qui est redouté, c’est l’émergence de contre-pouvoirs.

14Ce modèle de démocratie participative est très différent de celui d’autres pays où les habitants et leurs associations peuvent être majoritaires dans la gouvernance des dispositifs de la politique de la ville. En France, la totalité du pouvoir est aux mains des seuls acteurs publics. La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de février 2014 [3] prévoit certes une petite ouverture, avec la création de conseils citoyens dont des représentants pourront siéger au sein des comités de pilotage des contrats de ville. Mais on reste dans la logique traditionnelle, celle d’une offre de participation octroyée d’en haut par les pouvoirs publics, selon des modalités décidées par eux. On n’encourage pas l’auto-organisation des habitants. Des dynamiques collectives existent, mais elles bénéficient d’une très faible reconnaissance publique.

15France stratégie [3] met en lumière la plus grande difficulté pour les jeunes issus de l’immigration à s’insérer, à trouver un emploi.

16Cette étude a souligné l’impact des discriminations qui sont un obstacle réel à la promotion économique des jeunes appartenant aux minorités ethniques. Mais, aussi massives soient-elles, les discriminations n’expliquent pas l’intégralité du surchômage de ces jeunes. Les catégories sociales les plus vulnérables au chômage, ouvriers et employés, y sont surreprésentées. Et l’école ne tient pas ses promesses d’égalité des chances en amont du marché du travail.

Illustration
Illustration
Images de soi. Suivez mon regard ! / Cyprien / Je me souviens que j’ai une amoureuse.
© Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) - Musée de l’Image, Épinal, 2014.

17Si une minorité significative reste sur le bord de la route, on ne doit pas perdre de vue que l’insertion professionnelle est une réalité pour la majorité des descendants de migrants. Il faut se méfier des lectures misérabilistes : dans leur majorité, ces jeunes étudient, trouvent un boulot, s’incorporent à la société. Mais leur insertion se heurte à une série de freins : les parcours sont plus longs, en particulier à cause des discriminations, et ces jeunes ont tendance à occuper des emplois plus précaires et dans le secteur non-marchand.

18Comme le montrent les analyses de Patrick Simon, démographe à l’Ined, la ségrégation la plus forte se situe en réalité au niveau des élites, à la différence par exemple des États-Unis où les minorités ont bénéficié des mesures d’affirmative action (discrimination positive). Qu’elles soient politiques, médiatiques, culturelles ou économiques, les élites françaises s’ouvrent très peu à la diversité. Alors que le mouvement de fond de ce qu’on pourrait appeler la France d’en bas témoigne d’une intégration plus poussée.

19Quand le modèle dominant de la société est celui de la consommation, valorisée et revendiquée, que deviennent ceux qui partagent ces mêmes modèles mais n’ont pas accès à cette consommation ?

20L’assimilation culturelle est largement réalisée sur ce plan, car les habitants des quartiers populaires ont des aspirations très semblables au reste de la population. Mais quand ces aspirations sont frustrées, faute de moyens de les réaliser, cela peut bien sûr engendrer de la déception et du ressentiment – ce qui n’est pas une spécificité des habitants de ces quartiers. Comme le montrent les travaux de la sociologue Yaël Brinbaum, ce qui est spécifique à certaines familles immigrées, c’est une attente excessive vis-à-vis de l’école au regard des possibilités objectives de réussite scolaire de leurs enfants. Les déceptions sont d’autant plus fortes que le système scolaire et universitaire français est très ségrégatif.

21On a vanté durant les années 90 la réussite des beurettes, plus débrouillardes, plus dynamiques, plus travailleuses. Qu’en est-il aujourd’hui ?

22Cette réussite est très largement une illusion d’optique. Une plus grande réussite à l’école n’est pas forcément convertie par la suite en réussite professionnelle. L’orientation scolaire des filles pèse sur leurs destins. Puis elles doivent affronter une double voire une triple discrimination sur le marché de l’emploi, liée au sexe, à l’origine ethnique et, pour certaines, au critère religieux qui les pénalise bien davantage que les hommes.

23Revendications identitaires, islam, qu’en est-il de l’intégration des populations de ces quartiers ?

24L’intégration peut être sociale, économique ou résidentielle, sans s’accompagner pour autant d’une assimilation culturelle totale. Et c’est là un des points de tension de la société française. Que des descendants d’immigrés souhaitent conserver ou retrouver des traits identitaires de leurs parents, en particulier autour de la religion musulmane, apparaît insupportable à une grande partie de la société française. Ce que le groupe majoritaire attend d’eux a toujours été formulé en termes d’assimilation. Or une partie de cette jeunesse entretient des rapports plus ou moins imaginaires au pays d’origine, des relations plus ou moins distantes mais réelles avec l’islam. On y voit un échec de l’intégration. C’est une vision pour le moins restrictive et excluante de l’intégration. Elle témoigne surtout d’une difficulté du groupe majoritaire à composer avec l’altérité.

25Comment mieux accueillir la diversité, les confessions, les identités autres ?

26Il faudrait déjà qu’un courant politique se fasse l’écho de cette préoccupation. Ce n’est pas le cas. L’idée multiculturaliste ne pèse d’aucun poids sur la scène politique. Au contraire, ce qui est valorisé, c’est la préservation d’un modèle dit républicain qui n’est autre que le modèle du groupe dominant, celui de la France blanche et chrétienne. La laïcité, qui au départ est un principe législatif visant à organiser le respect des différentes croyances, est soumise depuis vingt-cinq ans à une reformulation qui la transforme en instrument de lutte contre une catégorie particulière de croyants, réels ou supposés : les musulmans. Les travaux d’Olivier Roy [4] montrent à quel point cette « communauté » qu’on décrit comme homogène relève d’une construction imaginaire.

27Les attentats de janvier 2015 ont ravivé le discours sur la radicalisation des banlieues.

28Cette radicalisation n’est pas l’apanage des quartiers populaires. La carte géographique des signalements à la plate-forme téléphonique mise en place par l’État le montre : tous les départements, y compris les plus ruraux, sont concernés, certes à des degrés divers. On a affaire à des logiques et des parcours individuels. Les habitants des quartiers de la politique de la ville représentent environ cinq millions d’habitants, alors que ceux qui s’engagent dans le djihadisme sont quelques centaines. Renvoyer cela à des logiques territoriales, c’est faire fausse route.

29Il y a une utilisation politique des banlieues qui renforce l’idée que leurs habitants seraient des gens différents des autres, et n’adhéreraient pas aux mêmes valeurs que la majorité des Français. On contribue ainsi à faire des habitants des banlieues une sorte d’ennemi intérieur. Les conséquences pourraient être redoutables demain. Car à pointer du doigt ces catégories de population, on finit par ancrer chez elles l’idée qu’elles ne font pas partie de la société.


Date de mise en ligne : 21/12/2015.

https://doi.org/10.3917/epar.613.0024

Notes

  • [1]
    Éditions de l’Aube, 2015.
  • [2]
    Il n’existe pas d’évaluation sérieuse, mais au regard des autres budgets publics qui concernent la vie des habitants, incluant les transferts sociaux, l’écart va de 1 à 300 : pour un euro dépensé dans la politique de la ville, 299 euros le sont pour les autres dépenses publiques (dépenses sociales, retraites, allocations familiales, éducation, infrastructures de transport).
  • [3]
    Organisme de réflexion, auprès du Premier ministre, note d’analyse : Jeunes issus de l’immigration : quels obstacles à leur insertion économique ?, mars 2015.
  • [4]
    Directeur de recherche au CNRS, auteur, en autres, de La laïcité face à l’islam, Fayard, 2013.
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