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Article de revue

A comme ado et... avatar

Pages 13 à 15

Notes

  • [1]
    Anciennement Habbo Hotel.
  • [2]
    Pictogrammes utilisés pour exprimer un sentiment (par ex. le visage souriant du smiley pour la joie).

1 PAR LE BIAIS D’UN JEU EN LIGNE À DESTINATION DES ADOLESCENTS, LES PROFESSIONNELS DE FIL SANTÉ JEUNES PROPOSENT UN ESPACE DE PAROLE AUTOUR DE LA PRÉVENTION DE LA SANTÉ AU SENS LARGE. CES ÉCHANGES, VIRTUELS, RENCONTRENT UN GRAND SUCCÈS AUPRÈS DES JEUNES.

2 Au sein du dispositif Fil Santé Jeunes, nous organisons deux fois par semaine un tchat en partenariat avec le jeu en ligne Habbo[1], un monde virtuel dans lequel les adolescents simulent la vie réelle : représentés par un avatar – un personnage virtuel –, ils déjeunent au restaurant, vont en discothèque, à la plage, dévalent des pistes enneigées…

3 L’équipe de Fil Santé Jeunes intervient dans Habbo en tant qu’acteur de prévention de la santé. Ses animateurs, également sous la forme d’avatars, proposent des débats de vingt minutes à dix adolescents – appelés « habbos » –, dans un espace dédié : un bus virtuel. Ces derniers s’y rendent pour échanger autour d’un thème précis : les problèmes de peau, le handicap, les relations amoureuses, etc. Ces discussions évoquent des groupes de parole puisqu’aux messages écrits par les participants s’ajoutent les mouvements, de groupe ou individuels, des avatars. En effet, ceux-ci peuvent choisir leur place, s’asseoir, se déplacer, danser, boire un thé, etc. À la manière des émoticônes [2], ces actions offrent un espace de créativité pour exprimer ses émotions.

4 Se pose aussi la question de la représentation de soi, de la forme qui sera prise pour se montrer à l’autre. Les avatars se ressemblent, mais ils peuvent se différencier, à travers le choix du sexe, de la couleur de peau ou des vêtements.

5 Je me suis interrogée sur la manière dont ces jeunes parlent de leur corps et sur la façon dont ils mettent en jeu leur avatar : faire corps virtuellement les aide-t-il à faire corps réellement ? L’espace virtuel comme espace transitionnel, espace de jeu et de « je », permet-il une transition du corps enfant au corps adulte, du corps virtuel au corps charnel, et sensuel ?

L’imaginaire en ébullition

6 Les échanges entre adolescents sur les forums de Fil Santé Jeunes révèlent que la transformation de leur corps est vécu comme une source d’angoisse, accompagnée parfois de visions cauchemardesques dignes de La Métamorphose de Kafka ! Comme cette jeune fille de 14 ans qui a l’impression d’être envahie par ses poils : « J’ai des poils en grande quantité qui dépassent de 4 cm de chaque côté de mon pubis, j’ai des poils à l’anus, putain, qu’est-ce que j’ai honte… en plus, j’en ai sur le bide, le dos, les bras… » Un participant lui répond que Chewbacca (le personnage de Star Wars le plus poilu de l’histoire cinématographique !) pourrait la conseiller dans la gestion de cet envahissement… Cette réponse humoristique trahit les fantasmes suscités par ce message auprès de ses lecteurs, qui se posent eux aussi des questions sur leur corps. La pilosité a également été abordée sur Habbo, sous le titre « Les poils, ça vous rase ? » Les jeunes y ont évoqué leur envie de se cacher sous leurs poils, ils ont échangé sur la taille et le rasage, et ont utilisé l’expression « avoir les poils ». Les garçons ont rassuré les filles : « Même avec des poils vous nous plaisez ! »

7 Sur cette thématique intime, les jeunes parlent entre eux – et avec nous – librement, ils posent facilement leurs questions, et arrivent parfois à se décaler et à rassurer l’autre. Parler du corps semble facilité par l’absence de regard. Dans le virtuel, se comparer à un yéti n’est ni gênant ni honteux. Mais alors pourquoi avoir recours à un avatar pour représenter son corps ?

Du corps virtuel au corps réel

8 « Se mettre en maillot de bain, facile ? » Non, ont répondu unanimement les habbos lors d’un débat dans le bus de Fil Santé Jeunes. « C’est pas facile de se mettre en maillot quand on a de la mousse au chocolat plutôt que des tablettes de chocolat. » Observer les avatars était particulièrement intéressant car ces derniers, au fil de la session, se sont mis en maillot de bain. Par jeu mais aussi par expérimentation virtuelle, avant une mise en acte dans la vraie vie (In real life, en langage Internet). Comme la répétition théâtrale en vue d’une représentation parfaite, le virtuel semble être un entraînement à la vie réelle. Ce déshabillage progressif s’est accompagné d’une discussion sur la pudeur, sur ce qu’ils souhaitaient montrer ou cacher.

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9 Certaines actions des avatars sont aussi à l’origine de moments de solidarité. Lors d’une session dans le bus, un problème technique avait rendu chauves les avatars qui représentaient les écoutants. Les habbos, qui pensaient que la perte de notre chevelure nous attristait, se sont rasés la tête (virtuellement !) pour témoigner leur soutien. Le langage infraverbal, ou langage du corps, est donc présent dans ce monde irréel, il s’exprime à travers des gestes porteurs de sens, et chargés d’émotions. De même, au cours d’une discussion autour du harcèlement scolaire, un habbo est allé s’asseoir par terre dans un coin. Les autres lui ont demandé pourquoi il s’isolait. Celui-ci a répondu que le sujet était difficile pour lui et qu’il souhaitait se mettre à l’écart. Le groupe s’est assis à ses côtés, pour le soutenir. Même si le corps réel ne bouge pas, ou peu (par le biais du clavier), le corps virtuel est en mouvement. À la fin d’un débat intitulé « Quand les mots nous manquent », certains habbos, qui exprimaient leur bouillonnement intérieur en dansant dans le bus, nous ont invités à les rejoindre. Ce qui n’est pas courant dans notre pratique réelle de soignant !

La construction d’un autre soi

10 Avec son avatar, chacun prend au sein du jeu une apparence humanoïde. Les jeunes se donnent un corps semblable, ou très différent de leur corps réel. L’avatar sert à montrer quelque chose de soi, visible ou invisible, souhaité ou craint. Il peut être un moi virtuellement idéalisé, ou une dérision provocatrice de son apparence. Pour un jeune en mutation, l’avatar, objet que l’on est et que l’on regarde, permet de projeter des questionnements identitaires et des angoisses, et de jouer avec ceux-ci. Sur Habbo, on peut être homme ou femme, beau ou laid, à la mode ou ringard, coiffé ou les cheveux en pétard, on peut même expérimenter la calvitie…

À la rencontre des ados

Réseau social pour les adolescents de plus de 13 ans, Habbo, visité chaque mois par des millions de visiteurs, propose à ses membres – inscrits gratuitement – de se créer un avatar, un personnage qui les représente dans un monde virtuel où ils décorent leur appartement, jouent à des jeux, et discutent avec d’autres participants. Au cours du jeu, ils sont informés des horaires du bus virtuel de Fil Santé Jeunes : une heure le mercredi et une heure le vendredi, avec trois sessions de vingt minutes. Libre à eux de venir dialoguer avec nos deux professionnels (psychologue, médecin, ou conseillère conjugale et familiale). Nous leur proposons des débats autour de thèmes de prévention de la santé : la puberté, les IST (Infections sexuellement transmissibles), l’amour, la liberté, etc.
Les adolescents ne viennent pas nous chercher, nous sommes sur leur terrain, et le principe du bus est engageant. Le temps de débat est court, et intense. Nous ne pouvons pas entrer dans une problématique individuelle. Ce n’est d’ailleurs pas le but de ces échanges. Nous souhaitons ici faire connaissance, leur montrer ce qu’est un professionnel de santé, et les amener à discuter entre eux. Si un adolescent semble en difficulté, nous l’orientons vers la ligne téléphonique de Fil Santé Jeunes (0800 235 236) ou notre site ( www.filsantejeunes.com ), pour qu’il puisse rencontrer des professionnels près de chez lui.
Capucine Dubois
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Le bus Fil Santé Jeunes dans le jeu Habbo.
© D.R.

11 Cependant, les avatars proposés par le jeu sont limités au niveau des formes et des couleurs. Cette restriction est frustrante et, en même temps, elle permet de se reconnaître comme semblable aux autres, tout en cultivant sa différence. Comme ces collégiens et ces lycéens qui semblent habillés de manière identique pour les adultes mais qui, en fait, se distinguent par des détails importants à leurs yeux, car signes d’appartenance à un groupe. Les jeunes se plient à une injonction paradoxale : ils ne doivent pas se démarquer, pour rester dans le groupe, tout en affirmant leur identité… Avoir le même pantalon de jogging, mais le porter le plus bas possible !

« Vous êtes des gens sérieux »

En 2012, suite à des difficultés financières, l’entreprise finlandaise Habbo avait supprimé le bureau de Paris, entraînant ainsi la fermeture du bus de Fil Santé Jeunes. Les jeunes avaient alors réclamé à cor et à cri sa réouverture, qui a finalement eu lieu, grâce à sa gestion par le bureau espagnol. Cet espace de rencontre est plébiscité par les jeunes et si, au départ, nous sommes allés sur leur terrain, aujourd’hui, ce sont eux qui nous réclament ! Ils sont fidèles à ces rendez-vous, et soucieux du bien-être des avatars de nos écoutants : lors d’un bug technique qui avait perturbé la discussion dans le bus, ils nous ont écrit les messages suivants : « Ce n’est pas normal, vous n’êtes pas bien traités ! », « Nous avons besoin de vous, vous êtes des gens sérieux. »
Mirentxu Bacquerie, directrice de l’EPE d’Île-de-France

12 L’avatar peut aussi symboliser des émotions. Lors d’un échange, le personnage d’une jeune fille était arrivé avec un nuage et de la pluie au-dessus de la tête. Nous lui avions demandé : « Est-ce que tu pleus ? » « Oui, nous avait-elle répondu, je ne suis pas bien mais ça va aller mieux », et son nuage s’était enflammé.

13 Dans leur quête identitaire, les participants nous font aussi part de leur statut d’adolescents. Nous, adultes, les voyons en devenir, mais ils sont aussi ce qu’ils sont aujourd’hui. Certains revendiquent les caractéristiques de leur âge. Les boutons d’acné, par exemple, vécus à la fois comme une source de souffrances et comme emblématiques de la période qu’ils vivent, constitutifs de leur identité. Après avoir décrit leurs boutons, non sans poésie, ils se demandent pourquoi leurs avatars ne peuvent pas avoir d’acné, eux aussi !

14 Pour le célèbre pédopsychiatre Donald Winnicott, le jeu est un espace dans lequel l’enfant se construit, entre désirs et réalité. Un espace dans lequel il apprend à questionner « ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ».

15 Le virtuel peut offrir aux jeunes cette aire de jeu. Il ne s’agit pas uniquement de simuler un acte, mais d’être au monde différemment. Et de prendre de la distance avec ce qui perturbe ou paralyse.

16 À nous, professionnels de la santé et de l’éducation, de les accompagner et de les aider, pour que cette prise en compte d’eux-mêmes se déroule au mieux, dans le virtuel et dans la vraie vie. À nous de faire le pont entre ces deux mondes.


Date de mise en ligne : 21/12/2015.

https://doi.org/10.3917/epar.612.0013

Notes

  • [1]
    Anciennement Habbo Hotel.
  • [2]
    Pictogrammes utilisés pour exprimer un sentiment (par ex. le visage souriant du smiley pour la joie).
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