1LES PROFESSIONNELS DE FIL SANTÉ JEUNES, ATTENTIFS AUX NOMBREUSES INTERROGATIONS DES ADOLESCENTS, LES AIDENT À IDENTIFIER LEURS DEMANDES ET À LES FAIRE ÉVOLUER.
2Nous recevons beaucoup d’appels sur Fil Santé Jeunes autour du thème de l’amour et de la relation amoureuse. Les appels sont souvent emprunts d’inquiétude et d’interrogations. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas d’école, pas de leçon pour cela. Nous sommes accompagnés dans nos apprentissages pour marcher, lire, écrire, conduire, exercer un métier, mais il n’y a pas de recette concernant l’amour, ni de méthodologie de l’apprentissage amoureux. C’est comme si on disait à l’adolescent : « Ce sentiment très important dans ta vie, tu dois le découvrir tout seul. » L’amour compte parmi les émotions humaines les plus intenses. Il nous dépasse, nous transcende, nous questionne, nous torture parfois. L’adage dit : « Quand on aime, on le sait », mais ces jeunes s’interrogent sur ce qu’ils ressentent : est-ce que c’est cela, l’amour ? Comment lui dire « Je t’aime » ? L’autre ne peut-il pas le deviner autrement ? Comment être sûr qu’il partage mon sentiment ?
3Une personne attirante rencontrée pendant les vacances, un regard croisé dans une cour de collège, un sourire dans un bus et tout s’emballe : la tête, le cœur, le corps. D’ailleurs, les expressions ne manquent pas pour décrire cet état : avoir un coup de cœur, un coup de foudre, tomber amoureux… On ne choisit pas les émotions qui nous traversent, comme le dit Philippe Jeammet.
De nouvelles sensations
4À l’adolescence, le premier amour est l’expérience du premier émoi amoureux. Accélération du pouls, rougeurs, tremblement de la voix, sensation de plénitude, angoisse, désir, excitation, pudeur : toutes ces émotions, tous ces états se mêlent, laissant place à des sentiments d’amour qui, jusqu’à présent, s’adressaient aux parents. C’est ce que j’appelle l’amour amoureux, qui correspond à la représentation de l’idée de l’amour.
5Pour illustrer mon propos, je citerai Arthur, 16 ans, qui me dit lors d’un appel : « Vous comprenez, c’est la première fois. Je n’ai jamais éprouvé ça pour personne, même pas pour ma mère. Ça me fait peur, c’est un truc de ouf. » Arthur, pour exprimer son sentiment amoureux, utilise le pronom « ça ». Il lui est difficile de le nommer, car il ne le connaît pas. C’est la première fois qu’il ressent quelque chose d’aussi fort pour quelqu’un d’étranger. La formulation en verlan, « ouf » pour « fou », montre qu’il est envahi par ces émotions qui le dépassent et lui mettent la tête à l’envers.
6Comme beaucoup d’adolescents, Arthur préfère ne pas désigner son état amoureux, et l’exprimer avec son propre langage. Les phrases « J’la kiffe grave, j’suis gobé, j’suis tombé love » évitent les expressions des adultes, et une mise en mots qui pourrait prendre corps, et le déborder. Le jeune garçon cherche à braver sa peur et appelle Fil Santé Jeunes. Cette première étape lui permet d’y voir plus clair dans ses sentiments, et d’être accompagné pour reprendre confiance. Pour l’aider, je lui signale que dire à l’autre « j’ai des sentiments pour toi » n’est pas une insulte, et que le terme « amour » n’est pas un gros mot. Toute la difficulté à l’adolescence, comme à tout âge, consiste à exprimer ses émotions.
7Autre exemple, ce jeune homme qui appelle, environné de copains dans la cour d’un collège. Il annonce fièrement et avec beaucoup de virilité : « J’crois que je la kiffe grave, ma meuf. Maintenant vous allez me dire comment ça marche, une fille. » Étonnée et surprise, je réponds de manière assez spontanée : « C’est comme les garçons, ça met un pied devant l’autre. »
8Les adolescents qui s’adressent à nous attendent que nous répondions à la question : « C’est quoi l’amour ? » (une question qu’ils peuvent se poser ultérieurement, voir encadré p. 19, ndlr). La réponse est délicate, d’autant plus que ce sentiment relève autant du concret que de l’abstrait. En nous questionnant sur leur nouvel investissement émotionnel, les jeunes vérifient que ce qu’ils ressentent est normal. Ils espèrent que l’élu(e) de leur cœur est aussi amoureux(se), et imaginent que leur amour est unique et définitif. Ils veulent être tout pour l’autre, et attendent la même chose en retour. Plus tard, l’évocation de ce premier amour sera souvent teintée de nostalgie, d’une tendresse particulière, de souvenirs émouvants.
Le théorème de l’amour parfait
À l’École polytechnique, la proportion de filles plafonne à 15% même si l’on tente depuis 1972 de l’augmenter. Je suis donc, en tant que psychologue, essentiellement confrontée au point de vue des garçons. Les élèves que je reçois sont passés par des classes préparatoires et ont suivi un parcours d’excellence, souvent depuis leur plus jeune âge. Idéalisés par leur famille, ils ont eu comme mission de rentrer dans LA meilleure grande école (comme les adolescents veulent vivre LE plus bel amour). Ils ont généralement connu une grande période de latence, où leur énergie a été plutôt utilisée pour une intense intellectualisation, et s’interrogent tardivement – à 21-22 ans – sur l’amour. De manière récurrente, ils me demandent s’il n’existe pas un théorème pour réussir une histoire d’amour ! Les polytechniciens sont des spécialistes des problèmes mathématiques, ils résolvent des équations à plusieurs inconnues, on les appelle d’ailleurs les « X ». Certains s’imaginent que les formules mathématiques peuvent s’appliquer à tous les domaines de la vie, et qu’un problème bien posé sera forcément résolu. Le risque d’être déçu dans une histoire d’amour est à la hauteur de leur désir de perfection. Pour leur éviter des idées noires ou un sentiment de vide intérieur, les psychologues de notre service – le premier à avoir été créé dans une grande école, en 1946 – se mettent à leur écoute et leur apprennent à parler d’eux. Nous leur disons qu’ils ont, comme tout le monde, le droit d’avoir des incertitudes, de se tromper et d’échouer. Nous les incitons à prendre enfin le temps de résoudre les conflits d’adolescence, mis entre parenthèses durant leur scolarité.
9Le premier amour, cela suppose qu’il y en aura d’autres, deux, trois, cinq, dix. Quel que soit le nombre, les questions restent toujours les mêmes : s’agit-il de la bonne personne ? Suis-je à la hauteur ? Comment savoir si je suis amoureux ? Suis-je l’unique pour l’autre ?
Un amour obsédant
10Voici l’exemple d’un appel significatif sur le thème de l’état amoureux et du premier amour. La conseillère familiale et conjugale que je suis est bien, dans cet appel téléphonique, à sa place, c’est-à-dire dans l’écoute, pour permettre à la personne d’exprimer les émotions qui la traversent au-delà du récit, et soutenir sa réflexion afin qu’elle y trouve du sens, découvre ce qui est le mieux pour elle.
11Alice, une jeune fille de 18 ans, contacte le service en s’excusant : elle se sent très bête, car elle est obsédée par une idée fixe. Son ton de voix est posé, malgré une certaine fébrilité, et elle hésite dans ses propos. Elle ne donne pas de détails et reste énigmatique, ce qui m’interpelle. Mon attention est également attirée par l’emploi des superlatifs (« très ») et des adjectifs négatifs (« bête », « idiot », « déprimé »). Je l’encourage à poursuivre en précisant que j’entends bien son émotion, et que nous allons prendre notre temps. Après un moment de silence, Alice m’explique qu’elle est ainsi depuis qu’elle a entendu une émission à la radio. Elle insiste : « Vous allez trouver ça très bête, très ridicule. » Je ne la sens pas spécialement déprimée. Va-t-elle oser exprimer le motif de son appel, ou raccrocher ? Elle m’explique alors que cette émission était consacrée au premier amour. Un homme, qui avait vécu trente-cinq ans avec son épouse, prétendait n’avoir jamais cessé d’aimer son amour de jeunesse. D’ailleurs, précise la jeune fille, il avait quitté sa femme pour la retrouver. Alice dit être obsédée par cette question : comment peut-on être certain de l’amour de l’autre ?
12Ce témoignage fait écho à la relation amoureuse qu’elle entretient avec Thomas, 24 ans. Ils se fréquentent depuis un an, et elle se demande si le jeune homme aime encore sa première petite amie, avec laquelle il est resté trois ans. « Ça marque, le premier amour », déclare-t-elle, et d’ajouter : « Thomas dit qu’il est très attaché à moi, et que son sentiment amoureux est en train de naître, comme pour sa première relation. » Alice s’inquiète de savoir si elle est ou sera une femme de confort, contrairement à la femme-passion qu’elle aspire à être.
13Je l’interroge sur ce qu’elle ressent lorsque le jeune homme lui exprime son affection. « En fait, j’analyse cet amour comme quelque chose qui ne m’appartient pas », répond-elle. Je lui demande de quel amour elle parle : de celui qu’elle vit avec Thomas, ou de celui qu’il a vécu avec cette autre fille. Spontanément, Alice me répond : « Je ne sais pas. » Cette question semble l’avoir perturbée, elle marque une pause.
14Je m’interroge sur la place d’Alice dans cette relation : celle qu’elle se donne aujourd’hui, celle qu’elle souhaite pour demain ? Pourquoi la précédente liaison de Thomas l’envahit-elle à ce point ? Pour la recentrer sur elle, je lui demande comment elle a rencontré le jeune homme. Ils se connaissent depuis qu’elle a 14 ans, ils étaient voisins. Ils s’entendaient bien, mais elle était trop jeune pour lui. « Quand je les voyais sur le balcon en train de s’embrasser, sa copine et lui, ça me tuait. J’étais jalouse, je me disais qu’un jour je lui volerais sa place, se rappelle-t-elle. Et puis l’ex a rompu. Thomas a mis un an à s’en remettre, maintenant il dit que c’est du passé. »
15L’appel lui permet de se remémorer les circonstances de leur rencontre, et ce qu’elle a éprouvé autrefois. Apparemment, ce qui lui semble insupportable aujourd’hui, c’est que Thomas compare l’évolution de ses deux relations amoureuses. Elle exprime, avec beaucoup de conviction dans la voix, son désir que leur histoire à eux soit plus belle. Si elle le pouvait, elle détruirait le souvenir de cette fille, comme si elle n’avait jamais existé : elle la considère encore comme une rivale. Je lui demande pourquoi elle doute de Thomas. « Je veux être sûre qu’il l’ait oubliée » répond-elle. Je lui précise qu’oublier n’empêche pas que la relation ait existé, et j’ajoute qu’il lui appartient de construire sa propre histoire. Alice me confie alors, un regret dans la voix : « Je dois donc renoncer à avoir été la première », puis conclut : « Je l’ai tellement voulu que je l’ai, mais maintenant que je l’ai, je peux le perdre. »
16Au cours de cet échange, Alice a pris conscience de sa rivalité inconsciente avec l’ex de Thomas, voire de son imaginaire meurtrier contre elle. Elle a réalisé qu’il ne dépendait que d’elle de trouver sa place auprès de lui : une place qu’elle aurait voulu unique, idéale. Pour finir, elle a accepté l’idée que celui-ci ne lui appartienne pas.
17Mon travail de conseillère familiale et conjugale au sein de la ligne Fil Santé Jeunes consiste à offrir aux jeunes, dans cet espace anonyme de parole et d’écoute, un cadre qui leur permet d’exprimer leurs plaintes et leurs souffrances, de faire émerger et évoluer leurs demandes. Pour cela, j’instaure un climat de confiance, afin que les affects puissent se dire, et qu’un travail intérieur puisse s’élaborer.
18Je n’explore pas l’inconscient, mais m’inscris dans une démarche de prévention, de soutien et de guidance. Le conseil familial et conjugal se situe en effet au carrefour de la santé, du social et du psychologique.