1Les monstres sont des constructions nécessaires qui permettent à l’enfant de contenir et de mettre à distance angoisses et pulsions.
21. Vous êtes psychologue en milieu scolaire depuis plus de quinze ans et vous avez remarqué, au cours de votre expérience clinique, que les enfants faisaient spontanément appel à la figure du monstre. Vous y avez d’ailleurs consacré un livre. Vers quel âge et dans quels cas le font-ils ?
3V. M.-L. : C’est vers 4 ans environ que les enfants évoquent la figure du monstre, lorsqu’ils cherchent à mettre en forme ce qui les angoisse. Le monstre se situe à mi-chemin entre la peur, qui se porte sur un objet extérieur inquiétant, et l’angoisse, plus diffuse et plus intérieure. C’est en cela qu’il est une construction très intéressante.
4L’inquiétant est quelque chose qui n’est pas identifiable ni reconnaissable ; on ne peut pas le nommer d’emblée, alors même qu’il peut sembler familier et faire partie de l’intimité. Or la forme imprécise du monstre est suffisamment ouverte pour que l’enfant puisse tenter d’y circonscrire son angoisse encore mal définie.
5Son angoisse provient globalement de questions qui tournent autour de la sexualité et, plus précisément autour de la thématique de la castration. Vers 3-4 ans, l’enfant découvre qu’il est sexué, et cela a des incidences sur sa vie. Les petits garçons comprennent qu’ils ont un zizi, ont peur qu’on ne le coupe, quant aux petites filles, après avoir cru qu’il pousserait, elles ont compris qu’elles n’en auront jamais. En fait, les enfants posent des questions sur leur origine, la façon dont ils ont été conçus, sur le fait qu’ils soient fille ou garçon, sur les pulsions sexuelles qu’ils ressentent. De tout cela, ils ne peuvent pas parler ni avec leurs parents ni avec leurs copains.
62. Qu’est-ce que cela apporte à l’enfant de pouvoir parler du monstre ?
7V. M.-L. : Lorsque les mots viennent à manquer pour dire la réalité, le monstre est utilisé et convié pour dire et témoigner de l’étrangeté d’un vécu, pour dessiner l’image d’une radicale différence entre soi et l’autre, pour exprimer ce qui relève de la vie pulsionnelle qui résiste à se mettre en mots. En parlant du monstre, l’enfant apporte la preuve d’un travail d’élaboration de sa vie imaginaire. Il va ainsi pouvoir élaborer peu à peu cet objet qui lui fait peur en y intégrant sa propre dimension pulsionnelle, comme la crainte d’être mangé ou abandonné. Le monstre peut ainsi absorber des affects encore mal identifiés, et leur permettre de se transformer petit à petit en un contenu plus organisé. Un contenu qui laissera suffisamment de liberté psychique à l’enfant pour qu’il puisse jouer avec, et progressivement l’assimiler, et le dominer. Il n’y a qu’à voir le succès des cartes Pokemon, avec tous ces personnages qui se métamorphosent, et ont donc cette qualité propre aux monstres, d’être mouvants.
8D’ailleurs, si on demande à un enfant de dessiner un monstre, il n’est pas sûr qu’il y parvienne d’emblée. Certains auront toutes les peines du monde à le faire, car le monstre ne relève pas uniquement de l’imaginaire. Il est un signifiant ouvert, et c’est pour cette raison qu’il n’a pas de forme établie. Il est à la fois familier, mais en même temps impossible à représenter.
9Ce n’est que vers 7 ans que les enfants seront en mesure de le dessiner, car à cet âge ils ont en général construit des réponses à leurs questions existentielles. Ils ont choisi une forme pour habiller ces motifs angoissants ; une forme qu’ils ont puisé soit dans des dessins animés, soit dans des livres qu’on leur a lu. D’ailleurs, quand l’enfant s’approprie les monstres, il les nomme : certains pouvant même devenir de gentils monstres. Mais pour quelques enfants, dans des cas plus pathologiques, le monstre demeurera la figure de l’inquiétant et ils ne parviendront jamais à l’élaborer en image ; ils ne voudront pas même en entendre parler. Car le monstre figure le non humain, sollicitant ainsi la capacité de chacun à assimiler ce qui est inconnu et différent en lui.
103. En interrogeant les limites de l’humain, vous affirmez que le monstre joue un rôle important dans la construction esthétique chez l’enfant. Comment ?
11V. M.-L. : Le monstre, en interrogeant ce qui est anormal, questionne le biologique et aussi un certain rapport au monde. Les monstres ont des têtes affreuses, des membres en moins, en plus, ou qui sont déplacés ; en cela, ils appartiennent au monde de la tératologie, qui étudie les malformations du vivant, visibles en particulier dans les foetus mal formés d’animaux ou d’humains. Et ils renvoient à des formes en mouvement, polymorphes, archaïques, dont l’origine demande à être précisée.
12Chaque société d’ailleurs aura une réponse différente à cette idée de contre-nature et d’anormalité. Dans l’Antiquité, les Grecs, obsédés par la beauté et la perfection, pratiquaient l’eugénisme ; en Inde, au contraire, les fœtus mal formés étaient vénérés, reçus comme un signe divinatoire, pour avertir l’homme. Même aujourd’hui, dans notre société contemporaine, on s’interroge sur le statut du monstrueux. Car le monstrueux permet à l’homme de se définir : en montrant ce qui est hors-norme, il renvoie à la norme. Et cette dialectique se retrouve dans l’observation de la nature comme du monde psychique.
13En interrogeant cette limite de l’humain et du non humain, le monstre joue aussi un rôle dans l’élaboration des contenus esthétiques chez l’enfant. « Aisthesis » en grec, c’est le fait de ressentir. Ainsi, le monstre permet-il la mise en place d’affects qui aident l’enfant à cerner ce qui lui fait plaisir ou non, ce qui est beau ou non pour lui. Il l’aide ainsi à définir ce qu’il aime, en terme de beau et de laid, et permet d’organiser des repères esthétiques. D’ailleurs, les enfants ne disent pas forcément que le monstre est laid. Il est simplement une mise en forme esthétique de la vie fantasmatique.
144. Vous relevez que les monstres sont présents dans la mythologie, mais absents des contes.
15V. M.-L. : Les monstres sont présents dans les récits mythologiques, qui disent l’amour, la guerre, la fertilité, l’origine du monde et de l’homme, et mettent en avant la dimension symbolique des personnages, mais ils sont absents des contes.
16Les contes, racontent des histoires imaginaires qui s’ancrent dans une certaine réalité. Ils mettent en scène des personnages auxquels s’identifier, mais aussi des personnages malfaisants, bien identifiés et bien définis, comme les sorcières, les ogres, les loups… En définissant précisément l’objet qui fait peur, les personnages des contes engagent chaque enfant dans la thématique qui correspond à sa propre accroche pulsionnelle. Ainsi le loup renvoie à l’oralité, à la morsure ; l’ogre, plus archaïque, aura davantage à voir avec la dévoration, la crainte d’être avalé tout cru ; la sorcière, avec sa parole inquiétante, qui peut figer ou transformer les individus, exerce un pouvoir sur les corps et peut confisquer la liberté. Mais dans les contes, l’objet qui fait peur, contrairement au monstre, est toujours borné par le langage.
175. Vous estimez que les peurs sont normales et font partie de la construction de l’enfant. Qu’en est-il du cauchemar et des terreurs nocturnes ?
18V. M.-L. : Le cauchemar, comme le rêve, traduit un travail psychique en cours d’élaboration. Il est la preuve que l’enfant se construit et aménage ce qui lui fait peur ; la tentative d’assimilation d’un contenu inquiétant vécu dans la journée. L’enfant, dans son cauchemar, peut être l’objet d’un autre, soumis au désir de l’autre. C’est lorsque, dans la réalité effective, l’enfant s’est trouvé dans l’incapacité de donner son point de vue ou de réagir qu’il peut rejouer la nuit, en rêvant, l’angoisse de son impuissance. Et c’est cette impuissance vécue dans le cauchemar qui est également renvoyée aux parents.
19En effet, le cauchemar est une forme de rêve bruyant qui vient signifier aux parents que leur enfant possède une intimité psychique, qui leur échappe. Ils n’y peuvent rien et se trouvent eux aussi confrontés à leur impuissance. C’est pourquoi ils sont généralement si inquiets, et aimeraient bien savoir comment faire pour en épargner leur enfant. Mais tout comme le rêve, le cauchemar est normal. Dans le cauchemar, on ne sait rien du degré d’inquiétude pour l’enfant. Ce que l’on sait, c’est que l’image était suffisamment inquiétante pour qu’il appelle à l’aide, et veuille la communiquer.
20La terreur nocturne marque un niveau d’angoisse bien plus important, car souvent l’enfant n’a aucun mot, aucune image à poser dessus. Il n’y a pas d’élaboration psychique possible ; juste un éprouvé, d’autant plus terrifiant qu’il reste incommunicable à l’autre.