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Article de revue

La théorie des conventions pour comprendre l’ancrage territorial des PME

Pages 75 à 102

Notes

  • [1]
    À la suite de Penrose (1959), nous considérons comme ressources tous les actifs matériels ou humains qui, combinés entre eux, permettent de constituer des opportunités productives.
  • [2]
    L’expression est reprise de Thomas Schelling. Elle désigne un objet qui se distingue par un point saillant. Plusieurs acteurs, sans communiquer, s’accordent sur cet objet en estimant que les autres acteurs identifieront le même point saillant. L’objet guide tacitement l’action collective.
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Introduction

1 Des travaux académiques récents soulignent le besoin d’une meilleure prise en compte du contexte dans les recherches conduites en entrepreneuriat. Ce besoin tient au nécessaire équilibrage entre la dimension individuelle de l’action entrepreneuriale et le caractère agissant de l’environnement (Watson, 2013 ; Zahra, Wright et Abdelgawad, 2014). Cet environnement est à la fois social et économique, spatial et temporel, et intègre l’ensemble des acteurs : entreprises, institutions, collectifs. Il s’agit de moins considérer « l’entrepreneur héroïque » et de faire une plus large place à « l’entrepreneur dans la société ». Cette prise en compte du contexte dans lequel l’entrepreneur agit peut être favorisée par le recours aux théories institutionnalistes (numéro spécial d’ETP, 2010 ; Bruton, Ahlstrom et Li, 2010 ; Webb et al., 2011 ; Greenman, 2013 ; Cullen, Johnson et Parboteeah, 2014 ; Williams et Shahid, 2016). Notre travail se situe dans le prolongement de ces travaux. Plus précisément, nous mobilisons la théorie des conventions qui constitue une des composantes des théories institutionnalistes (Eymard-Duvernay, 2006).

2 L’ancrage territorial (AT) est un objet d’étude pour lequel un effort de contextualisation revêt une importance toute particulière. Nous définissons l’AT (voir tableau 1) comme le processus et le résultat d’interactions entre une entreprise et son territoire, fondées sur la volonté de créer collectivement des ressources  [1] communes spécifiques et localisées, permettant une longue période de sédentarité d’une entreprise (Bousquet, 2014). Par exemple, une entreprise insérée dans un cluster participe à la création de compétences nouvelles au sein d’un bassin d’emploi, au renforcement de la réputation d’un territoire, à l’émergence d’opportunités d’affaires. Cet article étudie l’AT du point de vue de l’entreprise et non du territoire. L’AT constitue un objet d’étude pouvant s’inscrire dans le domaine de l’entrepreneuriat car il correspond à des situations dans lesquelles un entrepreneur impulse une action sur une organisation et amène celle-ci à se transformer (Gartner, 1985 ; Verstraete, 2001). La contextualisation de l’AT dans une recherche en entrepreneuriat est essentielle car le contexte influence des ressources créées et, simultanément, l’AT transforme son environnement en contribuant à la création d’une valeur collective. Cette dernière confère à l’AT un enjeu managérial mais aussi social, économique et politique.

3 La contextualisation de l’AT ne peut se limiter à la prise en compte de données externes à l’entreprise. Elle nécessite la compréhension de l’articulation entre le niveau individuel de l’action entrepreneuriale et le niveau collectif, c’est-à-dire celui des partenaires locaux qui participent à un projet commun avec l’entreprise. L’articulation entre ces deux niveaux interroge la façon dont s’opère la coordination entre des décisions individuelles et des décisions collectives dans l’AT. Il ne suffit pas de comprendre quels sont les acteurs qui agissent dans l’environnement de l’entreprise ancrée ; encore faut-il comprendre pourquoi ces partenaires s’entendent entre eux.

4 Les cadres théoriques mobilisés en Sciences de Gestion pour aborder l’AT ne répondent généralement pas de façon satisfaisante à cette exigence de contextualisation. L’approche par les ressources permet d’expliquer l’identification des ressources devant être mobilisées pour créer un avantage concurrentiel mais n’a pas pour objet d’identifier les conditions de coordination avec les parties prenantes. Le recours à la théorie des parties prenantes, fréquent pour expliquer la dimension de responsabilité sociétale que revêt parfois l’AT, permet une identification exhaustive des partenaires locaux mais n’a pas non plus vocation à expliquer comment ces partenaires se coordonnent, alors que leurs intérêts peuvent diverger. D’autres auteurs, prenant en compte la nécessité d’une approche institutionnaliste, recourent aux travaux sur les conventions de façon explicite (Storper, 1995 ; Bertrand, 1999 ; Colletis et Rychen, 2004 ; Bousquet, 2014) ou implicite (Saives, 2002). Toutefois, à notre connaissance, une réflexion sur la capacité de la théorie des conventions à aborder l’AT, n’a pas été menée. Cet article aborde la question suivante : en quoi la théorie des conventions offre-t-elle un cadre théorique pertinent pour étudier l’AT de façon contextualisée ?

5 Dans une première partie, après avoir défini l’AT et souligné la nécessité de le contextualiser (1.1), nous nous attachons à montrer en quoi la théorie des conventions offre un cadre pertinent pour cela et permet de répondre aux différentes spécificités des coordinations nécessaires à l’AT (1.2). Dans une seconde partie, nous conduisons cinq études de cas auprès d’entreprises ancrées. Nous retenons des PME présentant un fort caractère entrepreneurial car les décisions d’ancrage et l’organisation des coordinations y sont plus facilement analysables que dans de grandes structures. Nous analysons les conventions dans lesquelles ces entreprises sont engagées. Pour cela, nous mobilisons comme grille d’analyse le business model GRP (Génération Rémunération Partage, Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009). Nous analysons ensuite les résultats pour montrer si les conventions mises au jour permettent de comprendre les spécificités des coordinations en situation d’AT. Nos recommandations concernent notamment la gouvernance territoriale visant à ancrer les entreprises locales.

1. Une approche conventionnaliste de l’ancrage territorial

6 Nous montrons tout d’abord pourquoi l’AT doit être contextualisé (1.1), avant d’analyser en quoi l’approche conventionnaliste permet cette contextualisation (1.2).

1.1 L’ancrage territorial

7 La diversité des approches de l’AT nous conduit, dans un premier temps, à préciser comment nous abordons ce phénomène dans une perspective entrepreneuriale (1.1.1). Les influences réciproques entre entreprise et territoire nécessitent de contextualiser notre approche afin de saisir la multiplicité et la complexité des facteurs agissant sur le processus d’AT (1.1.2). Pour cela, il convient de comprendre comment s’articulent les niveaux individuels et collectifs de la décision de l’entreprise ancrée (1.1.3).

... Notre position au cœur des différents travaux sur l’AT

8 Les travaux conduits en Sciences de Gestion sur l’AT abordent ce phénomène selon des approches distinctes. L’AT peut être étudié du point de vue des modes de coopération adoptés. Fourcade et al. (2010) explorent les modes de coopération au sein de systèmes agroalimentaires territorialisés. Il peut être observé du point de vue du territoire. Carluer (2006) différencie les AT selon les formes de systèmes productifs localisés. Il peut également être considéré à partir de l’entreprise. Bertrand (1999) analyse la notion d’ancrage territorial en s’appuyant sur la théorie des conventions. Elle propose une typologie reposant sur le mode de relation dominant (fonctionnel ou social) et sur la localisation des partenaires (à proximité physique ou à distance). Certains chercheurs saisissent simultanément l’entreprise et son territoire. Saives et al. (2011) partent du point de vue de l’entreprise mais rapprochent les trajectoires analysées des caractéristiques des milieux. Enfin, d’autres chercheurs privilégient le point de vue de l’entrepreneur. Vignal (2003), dans une approche sociologique de l’ancrage, propose une typologie fondée sur les choix de vie du dirigeant et de sa famille.

9 Pour notre part, adoptant une approche entrepreneuriale, nous considérons que l’AT est le résultat de choix effectués par une entreprise mais aussi la traduction des préférences personnelles de l’entrepreneur (Saives, 2002 ; St-Pierre et Cadieux, 2011 ; Bousquet, Barbat et Verstraete, 2016). Nous le définissons selon les termes précisés dans le tableau 1.

Tableau 1. Justification de la définition proposée de l’AT

Éléments de la définition proposée de l’AT Justification Références
L’AT est le processus et le résultat d’interactions … L’AT est un lien activé. Il produit des ressources pour l’entreprise et produit le territoire. Ce lien évolue. Zimmermann, 1998, 2005 ; Colletis et Rychen, 2004 ; Saives et al., 2011 ; Le Gall et al., 2013 ; ISO 26000
… entre une entreprise … Nous comprenons l’entreprise comme tripartite, constituée d’une organisation, de la personne physique de l’entrepreneur et d’une relation symbiotique entrepreneur/organisation. Bertrand, 1999 ; Saives, 2002 ; St-Pierre et Cadieux, 2011 ; Méchin, 2001 ; Bousquet, 2014 ; Vignal, 2003 ; Reix, 2008
… et son territoire, … Il existe un consensus sur le lien au territoire mais une divergence sur la définition du territoire. Nous retenons le territoire tel que défini du point de vue des acteurs. Gilly et Torre, 2000 ; Groupe Dynamique de proximité
… fondée sur la volonté de créer collectivement… L’AT n’est ni une captation de ressources ni une action individuelle. Mérenne-Schoumaker, 2002 ; Zimmermann, 2005 ; May, 2008
… des ressources communes… La difficulté de s’entendre sur le partage est parfois abordée. Il n’y a pas de droits de propriété exclusifs sur la ressource créée. Mendez et Bardet, 2009 ; Gomez, 2009
… spécifiques et localisées, … Les ressources sont spécifiques, non transférables et hors marché. Barney, 1995 ; Méchin, 2001 ; Zimmermann, 2005
… permettant une longue période de sédentarité d’une entreprise. L’AT s’inscrit dans un temps long.
Il peut évoluer de la même façon que les territoires à fort AT peuvent muter.
Audretsch et Feldman, 1996 ; Courlet, 2000 ; Zimmermann, 2005 ; Courault, 2005 ; DATAR

Tableau 1. Justification de la définition proposée de l’AT

10 De cette définition, il ressort notamment qu’une entreprise jeune peut être ancrée. Ce n’est pas l’ancienneté qui fait l’ancrage mais les projets de collaboration inscrits dans le futur. De plus, il convient que des ressources (matérielles ou immatérielles) émergent de ces collaborations. Des entreprises d’un même secteur, ayant une histoire commune et implantées sur une même ville, ne sont pas ancrées si elles ne produisent pas de ressources communes. May (2008) montre par exemple que les compagnies d’assurance implantées à Niort, et ayant une longue histoire commune, n’ont pas développé d’AT.

11 Il ressort également que l’entreprise ancrée n’est pas prédatrice au sein d’un territoire qui serait réduit à un gisement de ressources. Nous appréhendons le territoire comme un espace géographique possédant une histoire propre, regroupant des acteurs (populations, entreprises, institutions…) ayant entre eux des interactions qui leur permettent des apprentissages. Nous ne considérons toutefois pas a priori le territoire selon une dimension administrative mais du point de vue des acteurs. À la suite de Gilly et Torre (2000, p. 26), il est « le résultat d’une démarche analytique et non […] une hypothèse de départ ». Il en résulte que le territoire d’une entreprise n’est pas nécessairement celui de ses partenaires et qu’une même entreprise peut simultanément se sentir inscrite dans plusieurs territoires. La définition de l’échelle d’un territoire est donc difficile à appréhender, car variable pour des entreprises physiquement proches mais éloignées du point de vue organisationnel (Zimmermann, 2008). Cette vision constructiviste permet de saisir la complexité du rapport d’une entreprise à son territoire mais pose des difficultés évidentes pour une gouvernance territoriale souvent tributaire de limites administratives.

12 La littérature sur les agglomérations d’entreprises montre abondamment le rôle des spécificités territoriales sur la construction de ressources. Mais les différences de nature d’AT peuvent également tenir à la nature du lien entre l’entreprise et le territoire (Bertrand, 1996), à la nature traditionnelle ou non de l’activité (Courault, 2005), au degré d’innovation (Colletis et Rychen, 2004), à la nature allochtone ou autochtone du dirigeant (Reix, 2008).

1.1.2. Les raisons pour lesquelles l’AT doit être contextualisé

13 Dans une situation d’AT, les ressources sont acquises grâce à une socialisation particulière de l’entreprise au sein de son territoire (Bertrand, 1996). La coordination s’opère hors marché, en s’appuyant sur un lien de confiance étroit entre partenaires locaux et s’inscrit dans un temps long. Zimmermann (2005) évoque une « rencontre productive » entre une entreprise et un territoire. « Ce qui peut fonder l’AT de la firme, c’est-à-dire une communauté de destin d’une firme avec un territoire, c’est l’idée d’une construction commune, l’idée d’un apprentissage collectif fondé sur la coproduction de ressources » (Zimmermann, 2005, p. 22). Cette approche, relevant des Sciences Économiques, est conforme à celle de Mérenne-Schoumaker (2002, p. 35-37) en Géographie : « L’AT d’une activité […] est le résultat d’un processus d’apprentissage collectif et d’accumulation en termes de compétences et de ressources fondé sur des coopérations, des complémentarités et des spécialisations à la fois à l’interne et à l’externe de la firme, c’est-à-dire au niveau du territoire. » En Sciences de Gestion, Méchin (2001) définit l’AT comme un lien de dépendance entre un territoire et une entreprise. Toutefois, ce lien au territoire n’est pas incompatible avec le fait que des partenaires non territoriaux puissent être associés au projet collectif. L’AT peut être ouvert : l’entreprise est dite « située » et dispose de relations socialisées hors territoire. Il peut être fermé : l’entreprise est dite « localisée » et ne dispose que de relations de marché avec le hors-territoire (Bertrand, 1999 ; Gilly et Torre, 2000).

14 Ici, la nécessité de la contextualisation de l’AT tient à ce que le territoire est un partenaire actif dans des actions collectives et pas seulement une donnée externe statique dans l’environnement de l’entreprise.

15 De nombreux travaux concernant la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) considèrent l’AT comme une dimension d’une politique RSE. La définition est alors plus restrictive ; l’AT étant assimilé à un comportement éthique. La norme Iso 26000 de 2010 considère que « l’AT est le travail de proximité proactif d’une organisation vis-à-vis de la communauté. Il vise à prévenir et à résoudre les problèmes, à favoriser les partenariats avec des organisations et des parties prenantes locales, et à avoir un comportement citoyen vis-à-vis de la communauté. » La référence à un AT comme expression de pratiques RSE est également fréquente chez de nombreux chercheurs (Berger-Douce, 2006 ;  Zaoual, 2007 ; Dupuis, 2008). Cette approche éthique est parfois combinée à une vision stratégique de l’AT (Saives, 2002).

16 Ici, la nécessité de la contextualisation tient à ce que le territoire subit les effets d’actions entrepreneuriales. L’entreprise ancrée a une responsabilité morale vis-à-vis du territoire.

1.1.3. Le besoin de contextualisation de l’AT nécessite de comprendre la spécificité des coordinations

17 Il est aisé de comprendre que les ressources issues de l’AT puissent être spécifiques, car elles sont issues de contextes territoriaux particuliers et de collectifs d’acteurs pouvant être originaux. Par exemple, une entreprise coopérant avec un cluster bénéficie de ressources initiales spécifiques dont la transformation permettra de maintenir la spécificité. Par ailleurs, du fait des interactions avec des institutions locales sédentaires, ces ressources demeurent peu transférables (Bréchet et Saives, 2001). Par exemple, une Appellation d’Origine Protégée est une solution institutionnelle visant à rendre la réputation de produits non transférable.

18 En revanche, la contextualisation de l’AT nécessite de comprendre comment un projet entrepreneurial individuel s’insère dans un projet collectif. Or la notion de collectivité dans l’AT intervient à deux niveaux : il y a le collectif agissant, qui regroupe les acteurs participant à la création de ressources, et il y a la communauté bénéficiant de ces externalités. L’articulation entre la nature collective de l’action et le fait que les ressources créées soient communes, c’est-à-dire libres d’accès, posent trois problèmes.

19 Problème 1 : l’entreprise ne dispose pas de droit de propriété sur tout ou partie des ressources qu’elle crée par ses investissements (Gomez, 2009). On peut s’interroger sur la motivation de l’entreprise à allouer des ressources personnelles sans avoir en retour de maîtrise sur les ressources créées. Cette difficulté est d’autant plus grande que, dans la pratique, l’accord avec les autres partenaires doit souvent émerger sans qu’il y ait de négociation. Ainsi, dans le cas où la ressource créée est la réputation d’un territoire, les partenaires participant à la constitution de cette réputation ne sont pas tous identifiables et il n’y a pas nécessairement d’interactions directes entre eux.

20 Problème 2 : il suffit qu’une entreprise s’insère dans le jeu local pour bénéficier de la ressource collective issue de l’AT. La proximité physique se substitue à un contrat de marché. Les asymétries d’information sur les intentions des partenaires rendent possible une sélection adverse. Par ailleurs, l’absence d’évaluation contractuelle de l’effort d’investissement des partenaires au projet collectif autorise l’apparition d’un aléa moral. On peut donc aussi s’interroger sur la façon dont la collectivité se prémunit contre l’incertitude radicale qui peut apparaître lors d’un AT. Cette incertitude vient accroître l’incertitude liée à la nature des ressources qui seront nécessaires dans le futur.

21 Problème 3 : les coordinations dans l’AT demeurent réversibles mais se caractérisent par la longue sédentarité de l’entreprise sur le territoire et la durabilité du jeu collectif. Les coordinations apparaissent comme plus solides que sur le marché sans être nécessairement sclérosées (Zimmermann, 2005; Courault, 2005, Fourcade, Muchnik et Treillon, 2010). On peut donc également s’interroger sur ce qui fonde la stabilité des coordinations dans l’AT.

22 Plusieurs auteurs ont eu recours à la théorie des conventions dans leurs approches de l’AT. Storper (1995) parle de « géographie des conventions » pour évoquer les relations non négociées entre l’entreprise et son territoire. Colletis et Rychen (2004) utilisent l’expression « convention territoriale » s’agissant de l’encastrement des entreprises sur un territoire. Nous allons examiner en quoi cette théorie permet de contextualiser l’AT en proposant un cadre compréhensif aux spécificités de ces coordinations.

1.2 La théorie des conventions

23 Une fois précisée notre acception des conventions (1.2.1), nous proposons une définition conventionnaliste de l’AT (1.2.2). Puis, nous montrons en quoi, d’un point de vue théorique, les conventions permettent d’apporter une réponse à chacun des trois problèmes de coordination identifiés précédemment (1.2.3).

1.2.1. L’adoption d’une approche interprétative des conventions

24 La théorie des conventions montre comment des décisions peuvent être prises sans délibération, par une anticipation croisée entre les acteurs adhérant à la même convention. Cette anticipation est permise grâce à un Common Knowledge (Lewis, 1969), c’est-à-dire un savoir-commun concernant la règle à laquelle les autres adhérents à la convention se réfèrent. La théorie des conventions propose également un fondement à l’évaluation de la qualité. Le niveau de conformité à la règle permet de donner une mesure de la grandeur des êtres et des choses (Boltanski et Thévenot, 1991). Est considéré comme « grand » la personne ou l’objet évalué selon le critère fixé par la règle conventionnelle. Une convention est donc un système d’information qui dit à la fois sur quelle base non négociée la coordination peut s’établir et quelle est la qualité des acteurs et de leurs actions (Gomez, 1994). L’existence d’une convention suppose qu’une convention contraire puisse exister, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un simple effet de nécessité.

25 Cette théorie regroupe des approches multiples. Pour notre part, notamment parce que nous intervenons en Sciences de Gestion, nous retenons que les conventions peuvent être délibérément créées et peuvent être amenées à disparaître (Rebérioux, Biencourt et Gabriel, 2001). Ainsi, une entreprise peut être vue comme une convention d’affaires, fédérant des parties prenantes grâce à des règles communes (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2011). Pour la même raison, nous adoptons également l’idée que les conventions ne sont pas simplement des règles explicites dictant une conduite dans des situations simples, et qu’elles peuvent être à l’œuvre dans des décisions de gestion complexes. Dans ce cas, elles ne dictent pas la décision à prendre mais fournissent une clef d’interprétation. Que cela soit grâce à des « dispositifs cognitifs collectifs » (Favereau, 1989), des « modèles d’évaluation » (Eymard Duvernay, 1989), ou des « contextes communs d’interprétation » (Salais, 1998), les conventions interprétatives introduisent du sens et permettent de comprendre l’essence de la règle. Elles peuvent constituer un code moral mobilisable dans les approches RSE (Persais, 2007).

26 Par ailleurs, nous avons besoin, en Sciences de Gestion, de différencier la façon dont les individus se comportent entre eux sur le marché et au sein de l’entreprise. La distinction entre conventions de qualification et conventions d’effort permet d’effectuer cette différenciation (Leibenstein, 1982 ; Gomez, 1994 ; Amblard, 2003). Une convention de qualification « établit la compétence d’un professionnel. Elle offre une procédure de résolution récurrente de problèmes de détermination de la qualité lors de l’échange, en émettant une information sur les pouvoirs de qualifier qu’il s’agit d’attendre des professionnels d’une part, des clients de l’autre. » (Gomez, 1994, p. 145). Les conventions de qualification sont en permanence à l’œuvre sur le marché pour coordonner les échanges entre partenaires n’ayant pas de socialisation particulière. En revanche, une convention d’effort est « une structure de coordination des comportements des agents travaillant dans une organisation. Elle établit le niveau d’efforts communément admis comme normal. Elle offre une procédure de résolution récurrente des problèmes de détermination de la qualité du travail, en émettant une information sur les règles établissant l’implication de l’agent dans le groupe » (Gomez, 1994, p. 145). Ainsi, une entreprise attend d’un collaborateur qu’il manifeste plus d’effort à servir les intérêts de l’entreprise que ne le ferait un simple fournisseur et qu’il aille au-delà d’exigences contractuelles.

27 Le recours à la théorie des conventions comme cadre théorique nécessite un outillage technique adapté pour décrire une convention. Nous retenons la terminologie de Gomez (1994), notamment pour ses qualités opérationnelles en Sciences de Gestion (voir tableau 2).

Tableau 2. Outillage théorique permettant de décrire une convention (d’après Gomez, 1994)

Termes conventionnalistes retenus Leur signification
ÉNONCÉ (constitué de :) Le contenu de la convention
     Principe commun Les valeurs défendues par la convention
     Distinction Donne une mesure de la qualité des êtres et de leurs actions.
     Sanction Établit qui est retenu ou qui doit être écarté de la convention.
DISPOSITIF MATÉRIEL (constitué de :) Ce qui permet à la convention de se faire connaître
     Fréquence des contacts Précise quand les adopteurs de la convention se rencontrent.
     Standardisation des contacts Définit le degré de formalisation des contacts.
     Tolérance à la négociation Précise le niveau de liberté laissé aux adopteurs pour interpréter la convention.

Tableau 2. Outillage théorique permettant de décrire une convention (d’après Gomez, 1994)

1.2.2. Proposition d’une conception conventionnaliste de l’AT

28 Nous concevons l’AT comme une convention d’effort. La coordination avec les partenaires peut s’appuyer en partie sur des partages négociés, mais elle s’appuie également sur des croyances communes concernant ce qui a de la valeur (principes communs). La motivation des partenaires à participer au projet est double : elle est constituée de l’intérêt individuel à produire une ressource nouvelle en coopérant et elle est également constituée de la volonté d’être « grand » au regard de la convention (distinction). L’effort attendu de chacun est donc supérieur à celui d’une convention de qualification dans laquelle la distinction repose simplement sur la capacité à fournir le produit demandé (relation de marché). Lorsqu’une entreprise est ancrée, la différence entre les partenaires locaux participant à la convention et des salariés se trouve donc atténuée du fait que tous participent à des conventions d’effort.

29 Une entreprise ancrée est impliquée simultanément dans plusieurs conventions d’effort, ces dernières étant elles-mêmes constituées de plusieurs conventions, pas nécessairement identiques. L’AT repose sur une de ces conventions d’effort.

1.2.3. Éclairage conventionnaliste des coordinations dans l’AT

30 L’approche conventionnaliste permet d’apporter des réponses aux trois problèmes de coordination identifiés précédemment.

31 Problème 1 : pourquoi une entreprise participe-t-elle à un projet collectif sans avoir de droits de propriété ?

32 La théorie des conventions propose un cadre d’explication à l’action collective. Attia et Rizoulières (2001) soulignent que dans une dynamique commune, c’est-à-dire lors de la participation volontaire à un projet commun, le problème à régler est celui du point focal  [2], c’est-à-dire un élément saillant qui constitue un objectif collectif peu ou pas formalisé et généralement non négocié. Ce point focal peut être issu de routines et de comportements mimétiques. Il peut prendre la forme d’une croyance commune ou d’un projet commun, ne fédère pas nécessairement l’ensemble des entreprises d’un même territoire et certaines entreprises peuvent choisir de demeurer en dehors de la convention. Mais le fait d’expliquer comment la coordination peut s’effectuer, en se référant à un objectif commun, ne suffit pas nécessairement à expliquer pourquoi une participation est engagée. La nature interprétative des conventions est ici essentielle (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Eymard-Duvernay, 1989, 2006 ; Salais, 1998). La convention attribue une valeur à l’action engagée et lui donne du sens. La décision est individuelle mais repose sur des valeurs partagées (principes communs). La convention permet de mesurer la grandeur des êtres et des choses (distinction). Par exemple, elle pourra montrer que l’entrepreneur soucieux de respecter l’intérêt de certaines parties prenantes aura une valeur supérieure à celui qui ne le fera pas, et ceci indépendamment d’une quête de satisfaction ou d’une fonction d’utilité personnelle. La convention porte en elle-même la finalité des actions qu’elle permet de coordonner.

33 Problème 2 : comment l’AT réduit-il l’incertitude radicale ?

34 Les conventions apportent des solutions à l’incertitude liée aux comportements des partenaires ou à l’avenir (Salais et Storper, 1993 ; Gomez, 1994).

35 En premier lieu, les principes communs et la distinction contenus dans l’énoncé de la convention permettent de définir la valeur associée à un acteur et à ses actes. La convention crée par exemple une réputation. Il s’agit d’une information nouvelle qui vient compléter les informations utiles à la coordination. Elle permet de réduire le risque de sélection adverse. Si un acteur ayant adopté la convention n’en respecte pas les principes communs, il sera rejeté par les autres au titre de la sanction prévue dans l’énoncé.

36 En deuxième lieu, la convention d’AT est une convention d’effort. Elle dit dans ses principes communs quelle est l’implication considérée comme légitimement attendue par chacun dans la mise en œuvre du projet commun. La convention permet de réduire l’aléa moral qui conduirait un acteur du projet à considérer qu’il peut réduire son effort sans réduire le bénéfice personnel attendu.

37 En troisième lieu, la convention dispose d’une dynamique propre qui se traduit notamment par une forte stabilité (voir point suivant). Cette stabilité réduit l’incertitude sur l’avenir. Dans une situation d’AT, les partenariats entre agents ayant des compétences complémentaires fournissent, de façon anticipée, des solutions à des problèmes d’innovation à venir (Zimmermann, 2008). Le besoin d’une ressource nouvelle n’existe pas encore mais l’entreprise ancrée sait d’ores et déjà qu’elle pourra coproduire cette ressource grâce à ses partenaires locaux avec lesquels elle peut durablement se coordonner.

38 Problème 3 : comment expliquer la stabilité propre aux coordinations dans l’AT ?

39 Une convention peut s’effondrer dans une situation conflictuelle et être remplacée (Young, 1996 ; Gomez et Jones, 2000 ; Amblard, 2003 ; Boyer et Orléan, 2004). Toutefois, elle apparaît généralement stable. Cette stabilité tient notamment à l’existence d’un common knowledge permettant à chaque acteur une anticipation sur les choix à venir des autres acteurs. Dans le cas très théorique d’un common knowledge parfait, Larquier et al. (2001) montrent que la convention serait inaltérable. Dans la pratique, la convention peut subir une transformation consensuelle du fait d’apprentissages individuels et de l’espace de négociation qui demeure. Mais cette convention remaniée finit à son tour par se stabiliser. Les routines développées par des individus, en adéquation avec une convention, constituent des modèles comportementaux à imiter. L’apprentissage devient collectif (Gomez et Jones, 2000 ; Amblard, 2003 ; Midler, 2004). Certains points focaux finissent par émerger, permettant d’organiser la nouvelle convention. Plus ces points focaux émergent, plus ils sont collectivement retenus en raison du goût des acteurs pour la stabilité (Young, 1996). Il est également possible que la convention, dans ses principes communs, dise quelque chose du temps, de la durée, et lui accorde une valeur particulière. Enfin, la convention, lorsqu’elle est rattachée à un territoire (par exemple une tradition locale) aligne les comportements sur l’histoire de ce territoire. En adoptant la convention, les différents acteurs s’inscrivent dans le temps long des territoires (Zimmermann, 2008).

Tableau 3. Éléments de compréhension fournis par la théorie des conventions pour comprendre les spécificités des coordinations en situation d’AT

Caractéristiques des coordinations en situation d’AT Éléments compréhensifs proposés par la théorie des conventions Références
Existence d’un point focal guidant l’action collective Grandeur des êtres et des choses
Modèle d’évaluation
Contexte commun d’interprétation
Boltanski et Thévenot, 1991
Eymard-Duvernay, 1989, 2006
Salais, 1998
Réduction de l’incertitude Traitement de l’incertitude selon la nature des biens échangés
Principes communs
Conventions d’effort
Distinction et sanction
Salais et Storper, 1993

Gomez, 1994
Temps long de la coordination Apprentissage collectif
Modèles comportementaux à imiter
Accord, traduction, effondrement
Actions institutionnelles
Amblard, 2003 ; Midler, 2004
Gomez et Jones, 2000
Boyer et Orléan, 2004
Young, 1996 ; Amblard, 2003

Tableau 3. Éléments de compréhension fournis par la théorie des conventions pour comprendre les spécificités des coordinations en situation d’AT

40 Après avoir montré, d’un point de vue théorique, l’apport de la théorie des conventions à une approche contextualisée de l’AT, nous nous efforçons, dans la partie suivante, d’en montrer la pertinence de façon opérationnelle.

2. Évaluation empirique de la théorie des conventions pour rendre compte de l’AT de façon contextualisée

41 Dans une logique constructiviste, nous avons construit une représentation théorique rendant compte d’un phénomène complexe. L’objectif de notre travail empirique est de montrer la pertinence opérationnelle de cette représentation. Nous procédons de la façon suivante. Dans un premier temps nous exposons le cadre opératoire comportant l’étude de cinq cas d’entreprises ancrées et justifions la méthode adoptée (2.1). Nous identifions ensuite certaines des principales conventions auxquelles les entreprises adhèrent (2.2). Nous nous efforçons de voir si ces conventions permettent de comprendre les différents problèmes de coordination exposés précédemment (2.3) et effectuons un retour sur la littérature dédiée à l’AT (2.4).

2.1. Présentation du cadre opératoire

42 Nous avons eu recours à une approche qualitative car l’ensemble des causalités de l’AT ne nous étaient pas connues. Nous avions besoin d’identifier des coordinations mais également de savoir comment l’entrepreneur les justifiait afin de comprendre les principes communs à l’œuvre. La méthode des cas, telle que définie par Yin (1994) et Hlady Rispal (2002), a été privilégiée car elle offre la possibilité de prendre en compte la signification accordée aux décisions par l’entrepreneur. En nous référant à Miles et Huberman (2003, p. 21), nous nous sommes donc efforcés (1) d’avoir « un contact prolongé avec un terrain », c’est-à-dire de conduire des entretiens approfondis, de façon à saisir des données nombreuses et variées. Nous avons également essayé (2) d’avoir une « compréhension empathique » des entrepreneurs rencontrés afin d’analyser la vision intime que ces acteurs ont de leurs décisions (plutôt que les seuls faits énoncés). Enfin, le recours à la méthode des cas est apparu pertinent (3) pour saisir comment « les personnes dans des contextes particuliers comprennent progressivement, rendent compte, agissent ». La prise en compte des décisions de façon chronologique et du contexte de ces décisions permet d’atteindre en partie cet objectif.

43 L’échantillon est constitué de cinq études de cas. Nous les avons conduites auprès de PME car les prises de décision amenant des coordinations sont plus aisées à identifier sur des entreprises de taille restreinte. C’est la coordination mise en œuvre lors de l’AT qui nous intéresse. Aussi seules des entreprises ancrées ont été retenues. Leur identification a été faite en deux temps. Dans un premier temps, des entreprises pour lesquelles une présomption d’ancrage existait ont été identifiées avec l’aide de professionnels ayant une bonne connaissance du tissu économique local (deux représentants de chambres de commerce et d’industrie, un journaliste économique, deux représentants de fédérations professionnelles). La presse économique régionale a également été mobilisée. Nous avons sollicité les entreprises identifiées et avons rencontré les dirigeants ayant accepté de participer à l’étude lors d’un premier entretien de 1 à 2 heures. Dans un deuxième temps, l’examen de l’éventuel ancrage de ces entreprises, à la lumière de la définition retenue de l’AT, a permis d’écarter celles qui ne participaient pas de façon significative à des actions de coopération localisées, ou qui gardaient un droit de propriété sur l’ensemble des ressources produites. De cette façon, cinq entreprises ont été écartées. Nous avons par ailleurs interrompu le terrain d’enquête au cinquième cas d’entreprise ancrée. En effet, la mesure de la saturation théorique obtenue a montré que les deux derniers cas n’avaient amené que six nouveaux items sur cinquante-sept au total.

44 Pour la détermination des cas constituant l’échantillon, nous avons retenu une stratégie de variation maximale (Miles et Huberman, 2003) selon différents critères. Ces critères, dont la littérature montre qu’ils jouent un rôle dans l’AT, sont repris dans le tableau 4. Nous avons souhaité que chacune des dix situations particulières qui en découlent soit présente au moins une fois dans l’échantillon (voir tableau 4).

Tableau 4. Présentation des cas

tableau im1

Tableau 4. Présentation des cas

45 Nos entretiens ont été centrés essentiellement sur l’entrepreneur car nous avons choisi d’aborder l’AT du point de vue des entreprises, dans une approche entrepreneuriale, et pas du point de vue de la gouvernance territoriale. Vingt et un entretiens ont été réalisés en face-à-face auprès des dirigeants-entrepreneurs et auprès de leurs plus proches collaborateurs, pour une durée moyenne de 1h30 chacun. Des parties prenantes extérieures à l’entreprise ont également été interrogées dans le cadre de la triangulation des informations (représentants d’institutions publiques locales, clients, autres entrepreneurs locaux…).

46 Nous ne nous intéressons pas à des situations territoriales particulières car nous abordons l’AT du point de vue des entreprises et non des territoires. Pour des raisons de commodité, nous avons retenu des entreprises du sud-ouest de la France.

47 Nous avons mobilisé le business model GRP (Génération Rémunération Partage) comme grille d’analyse. En effet, la collecte des données doit nous permettre d’identifier les principales conventions auxquelles l’entreprise et l’entrepreneur adhèrent. Cette grille permet, en reconstituant le business model (BM) de l’entreprise, d’identifier les conventions sur lesquelles s’appuient les principales décisions. Par exemple, lorsque l’entreprise a besoin du concours d’une partie prenante pour mobiliser certaines ressources, la grille GRP incite à rechercher sur quelle convention se fonde leur accord (par exemple, ils sont tous les deux scientifiques et partagent la conviction que l’innovation est une des finalités de leur entreprise).

48 La grille GRP comporte neuf thèmes : trois permettent de comprendre comment une entreprise génère de la valeur (Qui sont les porteurs du projet ? Quelle est leur proposition pour générer de la valeur ? Comment la fabriquent-ils ?). Trois thèmes sont liés à la rémunération de la valeur (Quelles sont les sources de revenus ? Quels sont les volumes de revenus ? Quelles sont les performances obtenues ?). Enfin, 3 thèmes sont liés au partage de la valeur (Quelles sont les parties prenantes ? Quelles sont les conventions à l’œuvre ? Quel est l’écosystème de l’entreprise ?).

49 La rubrique « conventions » du GRP permet de prendre en compte les conventions auxquelles l’entreprise adhère et de montrer leur rôle dans les coordinations. Toutefois, le travail empirique d’identification des conventions demeure peu normalisé dans la littérature. Nous avons identifié les énoncés des conventions par l’analyse des discours des dirigeants (voir exemple ci-dessous dans le tableau 5). Ils ont été reformulés par nous mais avec l’aide de verbatim.

Lors des entretiens nous avons par exemple relevé les phrases suivantes chez deux de nos interlocuteurs, alors que nous les interrogions sur « la fabrication de la valeur » et « les parties prenantes » (rubriques du GRP) :
« Vous prenez Google, vous prenez votre ordinateur, et tout de suite vous allez tout savoir de tous les gens qui sont dans ce bâtiment. C’est très facile. Vous savez comment ils s’appellent, leur CV, le téléphone, l’e-mail, ses domaines d’intérêt […]. Vous pouvez même savoir avec quel matériel il travaille, avec quel microscope il travaille. Si c’est un Olympus… Si c’est une caméra untel… Dans l’industrie c’est le contraire. C’est fait exprès pour cloisonner, pour les protéger. C’est beaucoup plus difficile de rentrer dans le domaine industriel. Avec les commerciaux, c’est pas pareil qu’ici… […] Et les avocats ! »
« Les affaires, elles commencent autour de la machine à café. Ici, les gens parlent facilement. On est tous des scientifiques, on est en blouse blanche. Ça n’a l’air de rien, mais il y a moins de distance entre les gens… »
« La première année, je travaillais dans le labo Untel [laboratoire universitaire]. J’étais comme les autres, j’avais mon coin de paillasse. On discutait tous de ce qu’on faisait […]. »
« On fonctionne souvent comme ça. On se met autour de la table et on dit ce que l’on a. Voilà, j’ai cette nanoparticule. […] Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? […] Non, à ce stade il n’y a pas de contrat. […] Mais on ne se fait pas de coups tordus. C’est pas comme dans la grande distribution. »
À la suite de ces échanges, nous avons considéré que nos interlocuteurs partageaient une conviction commune sur le fait que « l’information doit être facilitée ». Plusieurs décisions nous semblaient illustrer cette convention. Nous avons ensuite soumis cette formulation aux personnes interrogées pour validation.

50 La scientificité de la démarche repose sur plusieurs points. La phase de triangulation a été opérée par recherche documentaire et par des entretiens plus courts parfois effectués à distance avec des parties prenantes. Cette triangulation a permis de valider la formulation des énoncés conventionnels identifiés (validité du construit).

51 Une retranscription in extenso des entretiens a été effectuée, ainsi qu’une codification manuelle mobilisant la grille GRP. Les analyses issues de ce travail ont été soumises aux personnes interrogées pour être validées (validité interne). Les contextes rencontrés ont été détaillés au travers des thèmes liés à la rubrique « partage » du BM GRP (validité externe).

52 Nous notons, par ailleurs, qu’une telle approche du comportement de territorialisation de l’entreprise au travers de la lecture de son BM a déjà été conduite par Saives et al. (2011) et par Le Gall et al. (2013). Le fondement constitutionnaliste du GRP a été étudié (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009, 2011) et son utilité analytique a été validée (Servantie, 2010 ; Servantie et Verstraete, 2012), ce qui contribue à la fidélité de la démarche.

53 Nous synthétisons notre démarche empirique dans le tableau 6.

Tableau 6. Le cadre opératoire de l’étude empirique

Démarche empirique retenue
Objectif de la démarche Élaboration d’une représentation théorique d’un phénomène. Nous cherchons à vérifier le caractère opérationnel de cette représentation pour comprendre des situations concrètes.
Posture épistémologique Constructiviste (construire une représentation cohérente d’un phénomène complexe).
Qualitative Besoin de comprendre un phénomène complexe dont les causalités sont mal délimitées.
Étude de cas Nécessité de prendre en compte à la fois la signification accordée aux faits par l’entrepreneur, par les parties prenantes et des faits objectifs extérieurs.
Scientificité de la démarche
Fidélité Utilisation d’un outil éprouvé pour collecter des données sur le BM de l’entreprise dans une approche conventionnaliste. Explicitation écrite de la démarche. Validation des interprétations effectuées par le troisième co-auteur.
Validité du construit Triangulation : données écrites internes, entretiens courts avec des parties prenantes, réunions locales, presse professionnelle, blogs et sites internet…
Validité interne Restitution des informations collectées aux personnes interrogées pour avis sur leur validité.
Validité externe Description précise des contextes afin de définir les conditions dans lesquelles les analyses effectuées pourraient éventuellement être généralisées.
Design de la recherche
Identification des cas Des PME, ayant un profil entrepreneurial, ayant une activité de production et étant ancrées.
Critères de représentativité analytique Éléments de variété souhaités : secteur traditionnel et secteur de nouvelles technologies, implantation au sein d’un espace aménagé et implantation isolée, dirigeant allogène et dirigeant autochtone, innovation forte et innovation faible, absence et présence d’interrelations socialisées fortes hors territoire.
Saturation théorique Nous avons mesuré le nombre décroissant d’informations nouvelles à chaque cas et estimé que les 5 cas étudiés ont fourni plus de 90 % des informations pouvant être espérées.
Modalités de réalisation du terrain
Période Janvier à septembre 2013
Nature des entretiens Entretiens semi-directifs d’1h30 en moyenne. La grille d’une modélisation particulière du BM a servi de grille d’entretien. Interlocuteurs : l’entrepreneur-dirigeant, proches collaborateurs.
Nombre d’entretiens 5 cas de PME étudiés au cours de 21 entretiens approfondis auprès de chaque dirigeant et de son principal collaborateur (4 à 5 entretiens par entreprise, hors entretiens de triangulation).
Modalités d’analyse Retranscription exhaustive. Codification manuelle. Utilisation de la grille d’analyse de la modélisation GRP. Analyse intra et inter-cas.

Tableau 6. Le cadre opératoire de l’étude empirique

2.2. Présentation des principales conventions identifiées

54 Pour chacun des cas étudiés, il ne nous est matériellement pas possible de restituer l’ensemble des caractéristiques de chacune des conventions identifiées. Nous avons fait le choix de ne citer que les principales conventions au travers de leurs principes communs (voir tableau 7). Nous considérons que les principales conventions à l’œuvre sont celles que l’entreprise mobilise le plus fréquemment, c’est-à-dire à la fois dans les décisions liées à la mise en œuvre de son BM et dans les décisions liées à son AT. Nous ne mentionnons pas les sanctions et distinctions constitutives des énoncés car celles-ci varient peu. En revanche, il nous a semblé utile d’illustrer ces principes communs en donnant à chaque fois des exemples de décisions guidées par la convention. Dans le tableau 7, la mention « Ex. 1 » illustre une décision visant à mobiliser des ressources utiles au BM de l’entreprise. La mention « Ex. 2 » illustre une décision visant à se coordonner avec des partenaires locaux pour coproduire des ressources d’AT.

Tableau 7. Principes communs des principales conventions identifiées

Principes communs de l’énoncé conventionnel et exemples d’actions engagées s’appuyant sur ces principes
Écrin
(Fabrication de boîtes et coffrets en bois pour le secteur du vin)
L’enracinement dans l’histoire accroît la grandeur des êtres et des choses.
Ex. 1. La labellisation du bois de pin de Landes s’appuie sur l’histoire de la sylviculture locale.
Ex. 2. L’entreprise a repris son nom historique du XIXe siècle.
Ce qui est interne au territoire a une grandeur supérieure à ce qui est externe.
Ex.1. L’entreprise prête du matériel à des fournisseurs locaux et les forme afin de maintenir des compétences au niveau de l’ensemble du secteur local et de réduire les importations.
Ex. 2. Elle mobilise ses salariés en s’appuyant sur l’idée d’un savoir-faire local supérieur.
Le partage de la valeur doit être reconnu comme légitime par l’ensemble des acteurs la produisant.

Ex.1. Écrin participe à des projets locaux d’économie sociale solidaire.
Ex.2. Écrin accroît l’implication de ses salariés par des mesures d’intéressement. « Quelque part mon rêve, il est que à la fin de mon mandat on aura développé l’action des salariés, ils prendront peut-être la tête [de l’entreprise], mais j’éviterai de la remettre sur le marché. »
SudNégoce
(Production de vin en AOC, d’une gamme de produits carnés transformés et négoce de produits régionaux)
L’enracinement dans l’histoire accroit la grandeur des êtres et des choses.

Ex. 1. La construction de l’image de l’AOC (dont l’entrepreneur a été le principal animateur en tant que président de l’interprofession) repose sur l’histoire du vignoble.
Ex. 2. Les rapports commerciaux avec les fournisseurs et les clients font très souvent référence à l’ancienneté des liens établis.
Ce qui est interne au territoire a une grandeur supérieure à ce qui est externe.

Ex. 1. Ce principe fonde l’existence même de l’AOC vinicole locale mais aussi de nombreuses actions visant à expliciter le sens que la convention donne aux êtres et aux choses.
Ex. 2. L’entrepreneur explique ainsi une action de sensibilisation conduite auprès des viticulteurs : « On a invité un professeur de la Sorbonne. Un philosophe… Et tous les vignerons ! On leur a parlé du Malbec, de ses origines, sous un angle philosophique. Des rapports avec la société… On a mis au jour les valeurs qui sont les leurs. »
L’écosystème local repose sur des intérêts croisés entre parties prenantes et la mise en commun des risques.

Ex. 1. Pour disqualifier certains négociants (sanction de l’énoncé), il est prioritairement mis en avant le fait qu’ils ne jouent pas le jeu collectif.
Ex. 2. L’entrepreneur mobilise ses commerciaux en les sensibilisant aux problèmes rencontrés par les producteurs : « Les salariés, on les formate pour ça. Formater, c’est peut-être pas le mot à employer. Mais l’idée c’est quand même ça. » Et pour que les producteurs fournisseurs soient imprégnés de l’enjeu commercial, ils sont conviés à des rencontres avec les clients finaux de l’entreprise (notamment lors des foires et salons) : « Ils viennent s’ils veulent. Mais il y en a de plus en plus qui veulent venir. »
La terre (celle de l’agriculteur) est porteuse de valeurs symboliques et affectives

Ex. 1. Le discours traditionnel du lien de l’agriculteur à la terre est au cœur de nombreuses actions et communications.
Ex. 2. Au sein de l’entreprise, la terre relie les associés et les générations : « Ce sont nos racines, mon fils est né dans cette propriété […]. »
La qualité d’un produit définit la grandeur de celui qui l’a produit.

Ex. 1. Le producteur est aussi rémunéré par la constitution d’une réputation. Il est reconnu plus ou moins grand par les adhérents à la convention (distinction de l’énoncé). Ce principe favorise une hiérarchie locale des producteurs fondée sur la réputation de leurs vins.
Ex. 2. L’entreprise a réuni ses propres fournisseurs dans une association pour que chacun évalue la qualité des autres fournisseurs. Cette démarche favorise l’émulation et l’entraide. Bien que concurrents, les fournisseurs deviennent aussi partenaires.
MicroSpecta
(Conception et fabrication de solutions de microscopie pour la recherche)
&
LaserSystème
(Conception et fabrication de lasers pour l’industrie)
Le produit est au cœur de l’entreprise.

Ex. 1. Ce principe est au cœur des collaborations qui portent essentiellement sur de la recherche (multiples collaborations locales avec des laboratoires, avec d’autres membres du pôle de compétitivité, des universités, etc.)
Ex. 2. Les entrepreneurs des deux sociétés ont adopté une orientation produit très forte et considèrent que c’est la recherche qui est à la base du développement de leur entreprise.
Les relations interpersonnelles ont souvent une valeur supérieure aux relations inter-organisationnelles.

Ex. 1. Le dirigeant de LaserSystème commente : « Pour que le transfert de technologie puisse se faire, il faut avoir des contacts. […] Ça se fait d’homme à homme. J’ai pas trop de conviction, mais celle-là, elle est ferme ! »
Ex. 2. À titre personnel il précise : « Officiellement ce sont les institutions qui traitent ensemble ; l’institution LaserSystème traite avec l’institution Université. Mais en fait c’est moi qui traite avec le professeur Untel. »
L’information doit être facilitée.

Ex. 1. Ce principe est adopté pour fluidifier les contacts au sein de l’entreprise et avec les partenaires proches : « Vous prenez Google, vous prenez votre ordinateur, et tout de suite […] vous savez comment ils s’appellent, leur CV, leurs domaines d’intérêt […] vous pouvez même savoir avec quel matériel ils travaillent » (dirigeant de MicroSpecta).
Ex. 2. Ce même dirigeant a délocalisé une partie de son entreprise de 150 km uniquement pour faciliter la proximité physique qui favorise la communication non codifiée.
Equi
(Fabrication et commercialisation en direct de matériel d’équitation haut de gamme dans le monde entier)
Les situations de remise en question sont normales et souhaitables.

Ex. 1. L’entreprise bouscule certaines pratiques du secteur, en conduisant, par exemple, des actions en faveur du développement du tannage végétal.
Ex. 2. Le management de l’entreprise se caractérise par une très forte plasticité. L’organigramme et la répartition du capital de l’entreprise ont changé de nombreuses fois depuis la création de l’entreprise.
La performance donne une mesure de la grandeur des êtres et des choses.

Ex. 1. Les actions d’amélioration de la qualité des peaux sont entreprises par des acteurs qui, comme le dirigeant d’Equi, n’y ont pas un intérêt direct. Cette volonté d’amélioration est davantage une position de principe qu’une nécessité managériale.
Ex. 2. Les commerciaux sont recrutés dans le milieu de la compétition car ils sont imprégnés de ce goût de la performance. L’entreprise rémunère mieux les ouvriers qui font l’effort d’accroître leur qualification, même si leur productivité est la même.
L’environnement doit être géré de façon durable.

Ex. 1. Les actions en faveur d’une filière de tannage végétal (par opposition à un tannage au chrome) relèvent de la mise en accord avec ce principe.
Ex. 2. Le faible intérêt porté aux investissements sur des infrastructures neuves tient notamment à la prise en compte de l’abondance de bâtiments pouvant être réhabilités.

Tableau 7. Principes communs des principales conventions identifiées

2.3. Apport des conventions identifiées à la mise en place de coordinations

55 Nous analysons ici la capacité des principes de la convention à éclairer les trois problèmes liés à la compréhension de la coordination en situation d’ancrage : la capacité à coordonner des actions collectives (2.3.1), la réduction de l’incertitude (2.3.2), la durabilité des coordinations (2.3.3).

2.3.1. Les conventions font émerger le point focal guidant l’action collective

56 Dans le cas d’Écrin, les projets défendus par l’entrepreneur, que cela soit au sein de l’entreprise ou sur le territoire, sont arbitrés grâce à la capacité interprétative que fournit la convention. D’une façon générale, il s’agit de valoriser ce qui est interne au territoire par rapport à ce qui est externe. Il est d’ailleurs intéressant de préciser ici que l’entrepreneur a rencontré, en 2009, un très vif différend avec son associé historique. Ce différend portait sur la valeur des ressources tirées du territoire par rapport à celles provenant d’ailleurs et sur l’importance à accorder à l’histoire. Le désaccord portait sur les termes de la convention. Il s’est traduit par deux conceptions différentes du BM et deux visions opposées du rôle de l’AT. L’ancien associé plaidait pour une externalisation de la fabrication, en accord avec les conseils de l’entreprise. Le dirigeant actuel misait sur le renforcement de la convention d’effort et l’amélioration de la productivité. En cela, il a davantage fondé sa décision sur une conviction que sur une analyse. Pour faire admettre son choix, il a dû obtenir l’adhésion de son entourage à la même convention. Il a finalement pu imposer son BM et la productivité a crû de +20 % entre 2010 et 2011. L’ancien associé a créé une autre structure assurant la conception de coffrets. La production est sous-traitée en Asie et s’avère également rentable.

57 Dans le cas de SudNégoce, le projet fédérateur repose directement sur la reconnaissance de la valeur des êtres et des choses. Les principes communs de la convention sont actionnés pour établir que la valeur est issue du respect de la tradition, de la typicité du terroir (« [à propos des produits] Qu’ils soient bons ou mauvais, mais que ce soient des vins propres, qu’ils soient francs ! ») et que la terre est porteuse de valeurs. Il est à noter que les actions engagées par l’entrepreneur, et inspirées par la convention, sont très comparables au sein de l’entreprise (regroupement des fournisseurs dans une association de gestion de la qualité, sensibilisation du personnel administratif aux problématiques de production, etc.) et au sein de l’interprofession qu’il a dirigé pendant 10 ans (procédure endogène d’évaluation du respect de la typicité des produits, sensibilisation des viticulteurs à la signification de la qualité de leur produit en les conviant à des conférences philosophiques…). De plus, les idées d’agir par amitié et de partenariat professionnel sont fusionnées.

58 Dans le cas d’Equi, plusieurs principes sont simultanément à l’œuvre. L’acceptation des remises en question, la valorisation des performances et le souci de la durabilité du développement expliquent pourquoi l’entreprise collabore au niveau territorial sur une réorganisation de la filière en faveur du tannage végétal (en subissant des contraintes d’approvisionnement et des surcoûts) alors que les autres industriels du secteur du cuir privilégient le tannage au chrome. En interne, la recherche de performance incite l’entreprise à être novatrice par exemple en engageant des recherches en biomécanique et en introduisant l’usage de matériaux composites, là où de nombreuses entreprises du secteur mettent en avant la tradition.

59 Dans le cas de MicroSpecta et LaserSystème, les principes communs portent sur le fait qu’une entreprise repose avant tout sur sa capacité à élaborer des produits, sur le fait que les relations interpersonnelles prévalent et également sur la valorisation de la circulation de l’information. Ces croyances fondent le projet commun, celui du renforcement permanent des ressources liées à l’optique et aux neurosciences au niveau local. Les deux entreprises sont étroitement impliquées dans le développement d’institutions locales et de réseaux territorialisés. Il est toutefois intéressant de souligner que le dirigeant de MicroSpecta était longtemps réfractaire à l’instauration d’une proximité physique et au lien avec le territoire. Il considérait que le maintien d’une proximité organisationnelle était suffisant. Il s’est implanté au sein d’un territoire à forte spécialisation par mimétisme. Il a ensuite découvert que la proximité physique était essentielle (favorise le dispositif matériel au travers de la fréquence des contacts, même faiblement formalisés).

2.3.2. Les conventions contribuent à la réduction de l’incertitude liée au comportement des partenaires

60 Pour les entreprises Equi, SudNégoce et Écrin, la réduction de l’incertitude dans la coordination passe essentiellement par la réduction du risque d’aléa moral. Dans le cas d’Equi, l’aléa porte sur l’implication des salariés. Une distinction est opérée par l’entreprise entre les ouvriers, pour lesquels l’aléa est maximal et les commerciaux pour lesquels il est réduit. Le personnel administratif présente une situation intermédiaire. Dans le cas d’Écrin, l’aléa moral est de même nature. La productivité avait fortement chuté en raison d’un désinvestissement de la part du personnel et de consommations excessives de matières premières, rendant l’entreprise déficitaire. Il porte aussi sur la motivation des fournisseurs locaux (première transformation du bois) à proposer des réponses adaptées à la filière. Bien qu’implantés au cœur de la plus grande forêt de pin d’Europe, les industriels de la filière (deuxième transformation), doivent s’approvisionner en bois de pin essentiellement à l’étranger. Dans le cas de SudNégoce, le risque moral porte sur l’éventuel non-respect de la typicité des produits. Un producteur peut réduire sa qualité sans en assumer individuellement les conséquences, celles-ci étant reportées sur l’ensemble des acteurs du terroir (par exemple : une détérioration de l’image de l’AOC). La convention d’effort est renforcée par le jeu du dispositif matériel : la fréquence des contacts est élevée (face-à-face réguliers entre fournisseurs regroupés dans une association qualité), la standardisation des contacts est importante (procédures d’évaluation formalisées).

61 Pour Equi, la convention valorise les comportements compétitifs et tous les commerciaux sont recrutés parmi d’anciens compétiteurs. Ceux-ci adhèrent aisément à la convention. En revanche les ouvriers, lors de leur recrutement, « ont dans leur tête plus l’idée d’un emploi que d’un métier ». Pour les faire adhérer aux principes de la convention (valorisation des remises en question, de la performance), l’entreprise affirme comme légitime qu’à travail identique, l’ouvrier le plus qualifié soit davantage rémunéré. Des outils de formation sont proposés. Dans les cas d’Écrin et de SudNégoce, les entreprises se sont efforcées de donner à plusieurs acteurs le pouvoir de distinguer et de sanctionner les autres adhérents de la convention selon leur degré de respect des principes communs. Chez Écrin, le pouvoir de sanctionner est donné aux chefs d’équipes. Ceux-ci attribuent librement des primes aux ouvriers selon leur savoir-faire, leur implication, et selon ce que le groupe estime légitime comme partage de la rémunération. Les fournisseurs locaux sont distingués par les vinicaissiers lorsqu’ils jouent le jeu de la filière et adaptent leurs standards de découpe aux besoins locaux. SudNégoce, pour sa part, a créé une association qui regroupe l’ensemble de ses propres fournisseurs. Ceux-ci se livrent à une évaluation réciproque de la qualité de leurs produits, y compris lorsqu’il s’agit de producteurs concurrents. L’association favorise les liens amicaux et sert de dispositif matériel à la diffusion de l’énoncé de la convention. Le dirigeant a également mis en place une grande opération d’auto-évaluation par la profession de la typicité des vins de l’AOC. Les vins ne défendant pas l’image du terroir ont été sanctionnés (diffusion des évaluations réalisées auprès des négociants).

62 Pour les entreprises MicroSpecta et LaserSystème, l’incertitude est constituée par un fort risque de sélection adverse des partenaires associés à une recherche ou un développement produit. Il est souvent impossible de s’en protéger en établissant des contrats complets en amont d’un processus de recherche ou de développement.

63 Deux mécanismes principaux sont favorisés pour réduire le risque de sélection adverse : les effets de réputation et la réduction des asymétries d’information. La convention valorise les individus. Leur réputation n’est pas masquée par celle des organisations pour lesquelles ils travaillent ; elle donne la marque de leur grandeur individuelle. Un comportement adverse entraînerait leur sanction intuitu personae autant que celle de leur organisation. « La plupart des acteurs, je les connais depuis le début de ma carrière. On ne va pas se faire des… Si vous connaissez le monde de la grande distribution, c’est pas la même chose, cela n’a rien à voir » (dirigeant de MicroSpecta). Par ailleurs, les asymétries informationnelles sont réduites par la valeur accordée à la circulation de l’information. Les adhérents de la convention ne peuvent se dissimuler face au pouvoir de distinction que fournit la convention. « Vous allez tout savoir de tous les gens qui sont dans ce bâtiment. Dans l’industrie c’est le contraire. C’est fait exprès pour cloisonner, pour les protéger. C’est beaucoup plus difficile de rentrer dans le domaine industriel. »

64 En outre, le dirigeant de MicroSpecta insiste sur le fait que la spécialisation du territoire est porteuse des innovations à venir. La stabilité des collaborations réduit l’incertitude sur l’avenir.

2.3.3. Les conventions définissent la valeur accordée à un temps long.

65 L’AT est une socialisation dans un espace donné et dans un temps long. Les principes des conventions identifiées disent tous quelque chose de ce temps.

66 Dans le cas de SudNégoce et Écrin, le temps, en tant qu’ancienneté, est un élément d’interprétation de la valeur des êtres et des choses. C’est un temps associé à la tradition, au façonnage du territoire. L’AT est une recherche continuelle des racines des êtres et des choses. À l’inverse, dans le cas d’Equi, il y a un rejet très net de ce principe valorisant le temps passé. Ce qui est valorisé, c’est au contraire la capacité à agir dans un temps présent qui contraint à la remise en question. « Les chefs d’entreprise […] ils sont plutôt conservateurs, ils ont leurs petits trucs à ménager… Le changement, c’est un truc qui leur fait peur. Surtout à titre personnel. Ce sont plutôt des conservateurs. J’ai vraiment des difficultés avec ça » (Le dirigeant d’Equi). Le rattachement au temps long de l’AT se fait donc selon une autre croyance : celle de la nécessité d’un développement durable.

67 Dans les cas de MicroSpecta et LaserSystème, le temps long est celui des rapports interindividuels. Les rapports entre scientifiques adhérant à cette convention s’inscrivent naturellement dans un temps long puisque même s’ils changent d’entreprise, les liens et phénomènes de réputation perdurent : « La plupart des acteurs, je les connais depuis le début de ma carrière. Ils n’avaient pas forcément le même poste. Ils sont passés d’une entreprise à une autre, d’un fabricant chez un autre, mais il y a quand même un côté… Il y a pas mal de gentleman agreement. On se connaît... » (le dirigeant de LaserSystème). À l’inverse, dans d’autres secteurs professionnels, la même convention susciterait peut-être moins d’adhésion ; c’est en tous cas la conviction du dirigeant de MicroSpecta : « Parce qu’un commercial […], souvent, il est parti de la boîte avant que l’installation soit faite. »

68 Nous présentons une synthèse du rôle des conventions observées aux situations de coordination de l’AT dans le tableau 8.

Tableau 8. Éclairage apporté par les conventions aux différents problèmes de coordination rencontrés

Solutions apportées par les conventions citées au tableau 7

Écrin
Action d’ancrage expliquée Labellisation des produits à base de bois local et formation de la main-d’œuvre en amont
Problème 1 :
Participation à l’action collective
La participation au projet tient à la croyance d’une grandeur supérieure de ce qui est interne au territoire. Cette grandeur est justifiée par l’histoire du territoire.
Problème 2 :
Réduction de l’incertitude
L’incertitude liée à un aléa moral est réduite par le renforcement de la convention d’effort des salariés dont la grandeur est revalorisée (entraînant une amélioration de la productivité). Écrin forme certains scieurs locaux comme elle le ferait de ses propres salariés (démontrant qu’elle intègre ces fournisseurs dans une convention d’effort.)
Problème 3 :
Durabilité de la coordination
C’est le temps et l’histoire qui donnent la grandeur aux choses (retour à l’ancienne dénomination de l’entreprise).

SudNégoce
Action d’ancrage expliquée Actions de développement de la typicité des produits locaux (mise en place d’une auto-évaluation, actions de promotion, action de communication à destination des producteurs locaux, association qualité regroupant les fournisseurs…)
Problème 1 :
Participation à l’action collective
La participation au projet tient à la croyance d’une grandeur supérieure de ce qui est interne au territoire. Cette grandeur est justifiée par l’histoire du territoire, la valeur symbolique de la terre, l’imbrication des valeurs d’amitié et des rapports professionnels.
Problème 2 :
Réduction de l’incertitude
L’incertitude potentielle est liée à un aléa moral. La convention d’effort est renforcée par le dispositif matériel (contacts fréquents et standardisés grâce à des structures associatives et des procédures). L’obligation morale d’une forte implication professionnelle est renforcée par l’obligation de soutenir l’effort collectif d’« amis ».
Problème 3 :
Durabilité de la coordination
C’est le temps et l’histoire qui donnent la grandeur aux choses (retour aux cépages d’origine du terroir).

MicroSpecta
Action d’ancrage expliquée Coproduction de connaissances localisées en haute technologie.
Problème 1 :
Participation à l’action collective
Toutes les collaborations sont tournées vers un point focal qui est l’innovation produit. La grandeur des êtres (chercheurs) et des choses (produits créés) repose sur le degré d’innovation.
Problème 2 :
Réduction de l’incertitude
L’incertitude tient à un risque de sélection adverse. Celle-ci est réduite en valorisant la circulation de l’information (on sait qui est derrière le produit) et en rattachant la grandeur davantage aux êtres qu’aux organisations. L’incertitude sur l’avenir est réduite par la spécialisation du territoire et la durabilité des coordinations.
Problème 3 :
Durabilité de la coordination
Le temps est celui des carrières des individus et non pas celui d’un projet.

LaserSystème
Action d’ancrage expliquée Coproduction de connaissances localisées en haute technologie.
Problème 1 :
Participation à l’action collective
Toutes les collaborations sont tournées vers un point focal qui est l’innovation produit. La grandeur des êtres (chercheurs) et des choses (produits créés) repose sur le degré d’innovation.
Problème 2 :
Réduction de l’incertitude
L’incertitude tient à un risque de sélection adverse. Celle-ci est réduite en valorisant la circulation de l’information (on sait qui est derrière le produit) et en rattachant la grandeur davantage aux êtres qu’aux organisations.
Problème 3 :
Durabilité de la coordination
Le temps est celui des carrières des individus et non pas celui d’un projet.

Equi
Action d’ancrage expliquée Réorganisation de la filière et développement de la pratique du tannage végétal.
Problème 1 :
Participation à l’action collective
La participation au projet tient à la croyance d’une grandeur supérieure de tout ce qui accroît le niveau de performance, les remises en cause, le respect de l’environnement.
Problème 2 :
Réduction de l’incertitude
L’incertitude liée tient à un risque d’aléa moral.
Le recrutement d’anciens compétiteurs (adhérant aux principes de performance et de remise en cause), facilite leur intégration dans les conventions d’effort du BM et de l’AT.
Problème 3 :
Durabilité de la coordination
Seul le principe de durabilité de la gestion de l’environnement introduit l’idée d’un temps long.

Tableau 8. Éclairage apporté par les conventions aux différents problèmes de coordination rencontrés

2.4. Retour sur la théorie : contribution de la théorie des conventions à la compréhension des AT situés et ancrés

69 La convention d’effort oriente également les phénomènes de fermeture ou d’ouverture de l’entreprise sur le hors territoire, tel que celui-ci est perçu par l’entreprise. Ce point donne matière à un retour sur la littérature en ce qui concerne la distinction souvent évoquée entre entreprise ancrée localisée et entreprise ancrée située (Bertrand, 1996 ; Gilly et Torre, 2000). Les entreprises localisées ont une forte socialisation au sein du territoire et une faible socialisation à l’extérieur. Les entreprises situées maintiennent une forte socialisation à l’intérieur et à l’extérieur du territoire. Les cas observés confirment l’existence de ces deux types d’ancrage. La perspective conventionnaliste met en évidence des éléments compréhensifs de ces différents types. Dans le cas d’entreprises localisées, telles qu’Écrin et SudNégoce, les principes conventionnels retenus disent quelque chose du territoire (ex. « Ce qui est interne au territoire a une qualité supérieure à ce qui est externe »). Ce principe soutient une coordination d’AT mais en même temps renforce l’idée que toute coordination équivalente est impossible hors territoire. En revanche, dans les cas des trois entreprises situées MicroSpecta, LaserSystème et Equi, les principes conventionnels identifiés ne disent rien du territoire. Plusieurs de ces principes favorisent autant les coordinations au sein du territoire que hors du territoire (ex. « Les relations interpersonnelles ont souvent une valeur supérieure aux relations inter-organisationnelles », « La mesure de la performance donne une mesure de la grandeur des êtres et des choses »). Si l’une de ces entreprises dispose d’une multi-localisation, elle favorisera les relations de coopération locale sur chacune de ses localisations. Les principes qui favorisent l’AT de ces entreprises sont également ceux qui peuvent favoriser leurs coopérations sur d’autres territoires. L’analyse des conventions à l’œuvre permet de comprendre que, dans les cas étudiés, lorsque l’entreprise est localisée, le moteur de son action est identitaire. C’est un territoire spécifique qui permet de définir la qualité des produits. Il y a un lien de dépendance fort de l’entreprise vis-à-vis du territoire et une imbrication des effets de réputation. À l’inverse, lorsque l’entreprise est située, l’ancrage sur un territoire est perçu comme conjoncturel. Il repose sur l’opportunité présente de combiner localement des ressources et compétences mais sans exclure la possibilité de coproduire également des ressources hors territoire. En particulier, plusieurs ancrages conjoncturels peuvent être simultanément déployés, alors que l’ancrage identitaire est exclusif. Cette identification des principes moteurs des ancrages situés et localisés permet de mieux comprendre la dynamique de l’AT et sa réversibilité.

Conclusion

70 Ce travail se situe dans le prolongement des travaux plaidant pour une meilleure contextualisation des recherches en entrepreneuriat et pour le recours aux approches institutionnalistes. Nous nous sommes intéressés à une forme particulière des théories institutionnalistes que constitue l’approche interprétative des conventions, pour aborder l’ancrage territorial des PME. La question de recherche portait sur la pertinence de ce cadrage théorique pour comprendre les spécificités des coordinations d’une entreprise ancrée. Nous avons montré que l’identification des énoncés conventionnels permet de comprendre comment sont résolues les difficultés de coordination au sein d’actions coopératives, d’un point de vue théorique dans un premier temps, puis au travers de cinq études de cas d’entreprises ancrées, dans un second temps. Le problème d’absence de droit de propriété sur les ressources créées peut être résolu par l’émergence d’un point focal collectif et par la valeur supérieure que les principes de la convention confèrent à l’action collective plutôt qu’à une action individualiste. L’incertitude radicale est réduite par l’existence d’un principe de sanction, par une indication de l’intensité normale de l’effort attendu des partenaires et par la capacité de la convention à stabiliser la coordination, ce qui réduit l’incertitude sur l’avenir. Enfin, la stabilité de la coordination peut être comprise par la possibilité d’anticipation sur les décisions des partenaires qu’offre le common knowledge de la convention, par les routines qui assurent son renforcement et éventuellement par les principes communs qui peuvent donner une valeur au temps long.

71 Cette approche théorique permet également de concevoir l’AT comme une convention d’effort. La littérature présente généralement la convention d’effort (Gomez, 1994) comme caractérisant le niveau d’effort attendu des salariés au sein de leur entreprise. L’extension de cette convention d’effort, non seulement aux salariés mais à l’ensemble des partenaires adoptant la convention, permet d’apporter un éclairage à l’intérêt stratégique de l’AT. En effet, dans cette convention, la motivation des partenaires à participer à l’action collective est non seulement constituée par un désir opportuniste mais elle est accrue par la volonté d’être valorisé selon les critères de mesure définis par la convention. Ce principe d’évaluation permet de comprendre l’implication forte de l’entrepreneur reconnu par les autres adhérents de la convention comme un être « grand ». Il permet également de comprendre la fierté éprouvée par des partenaires sachant que leur effort se voit attribuer une qualité supérieure à celle définie par le marché. Le recours à l’approche conventionnaliste apparaît donc utile pour comprendre la dimension stratégique de l’AT en proposant une explication reposant non seulement sur la nature des ressources créées, grâce à des coordinations spécifiques, mais également sur l’efficience des partenaires.

72 Enfin, ce travail permet de fournir des éléments compréhensifs à deux modèles d’entreprises ancrées que sont l’entreprise située et l’entreprise localisée (Bertrand, 1996 ; Gilly et Torre, 2000). L’AT peut revêtir une dimension identitaire conduisant à un ancrage exclusif avec une dépendance forte au territoire. Il peut également être conjoncturel. Dans ce cas il apparaît comme potentiellement duplicable.

73 L’approche conventionnaliste de l’AT permet également d’identifier des recommandations managériales à l’attention des acteurs en charge de la gouvernance territoriale.

74 Au cours des études de cas conduites, la figure de l’entrepreneur s’est davantage dessinée comme celle d’un entrepreneur politique plutôt que comme la figure du héros schumpétérien, rejoignant ainsi un constat effectué ces dernières années par de nombreux auteurs (Janssen et Schmitt, 2011). L’entrepreneur agit et participe à une action collective afin d’aligner son comportement sur des croyances et des valeurs qui sont exprimées par des conventions.

75 Le développement de l’AT ne tient pas qu’à des questions d’agglomération d’entreprises et de métropolisation. L’exercice de conviction auquel les acteurs en charge de la gouvernance territoriale doivent se livrer ne doit pas se limiter à exposer les atouts d’un territoire aux yeux des entrepreneurs locaux. Ils doivent démontrer qu’ils partagent avec eux des valeurs communes.

76 Le mimétisme est le principe moteur de la convention et de sa diffusion. La propagation d’une convention s’effectue par l’engagement d’actions et par la construction d’une représentation de ces mêmes actions. Les acteurs en charge de la gouvernance territoriale doivent accompagner des actions locales (imitables) et favoriser la construction de représentations de ces actions (désir d’imitation). Au travers des cas étudiés, nous pouvons identifier, à titre d’exemples, une série d’actions et de communications qui portent sur le contenu de la convention (énoncé) et sur les outils de sa diffusion (supports matériels). Nous présentons ces recommandations en nous appuyant sur la grille descriptive des conventions exposée précédemment au tableau 2.

77 À propos de l’énoncé de la convention, les recommandations concernent :

78 ● La formulation des principes communs

79 Dans le cas d’ancrages identitaires, les thèmes de la communication territoriale peuvent être centrés sur l’histoire du territoire, le savoir-faire local, la tradition, la valeur symbolique du rapport à la terre, les liens intergénérationnels, l’affectivité, l’imbrication des liens amicaux et professionnels.

80 En revanche, dans le cas d’un ancrage conjoncturel, les thèmes de la communication territoriale doivent davantage porter sur l’innovation, la spécialisation sectorielle, la circulation de l’information, la performance, la compétitivité, la volonté de remise en cause.

81 ● La nature des principes de distinction

82 Il faut montrer la grandeur des adhérents à la convention par le développement d’outils symboliques tels que la création de prix et de distinctions, les nominations (à la tête de groupes, d’institutions, de comités), la production de rédactionnels concernant les individus les plus représentatifs des principes de la convention, c’est-à-dire ceux qui sont « grands » du point de vue de la convention et dont les managers territoriaux doivent construire la notoriété. La convention doit distinguer ses héros et créer sa mythologie locale.

83 ● L’application d’un principe de sanction

84 Des standards locaux de comportement doivent émerger de façon endogène. Par exemple, la mise en place de procédures d’évaluation de la qualité des produits par les acteurs locaux de la filière permet d’exclure ceux qui ne respectent pas la convention tout en rendant cette exclusion légitime du point de vue de ceux qui la respectent. Les principes de sanction peuvent également reposer sur des chartes qualité. La sanction, fondée sur le non-respect de la charte, peut se formaliser par le refus d’associer certains acteurs à des actions communes de communication, de participation à des salons professionnels, à des missions export, etc. Elle peut également se traduire par des actions de renforcement des effets réputationnels comme la prescription d’acteurs par des institutions locales.

85 À propos du dispositif matériel, les recommandations portent sur :

86 ● La fréquence des contacts

87 L’objectif doit être l’accroissement de la fréquence des contacts des institutionnels avec les entrepreneurs locaux et, de façon plus générale, des adhérents de la convention entre eux.

88 ● La standardisation des contacts

89 La standardisation des contacts doit demeurer faible ; les contacts informels sont apparus plus efficaces. La communication doit s’effectuer au sein de réseaux localisés ou situés. Les échanges en face-à-face doivent être privilégiés. Les contacts avec les élus ont plus d’efficacité que les contacts avec des représentants administratifs, car les élus incarnent les institutions et leur engagement personnel accroît la portée de la distinction accordée. Le décloisonnement des milieux et, en particulier, la superposition des relations amicales et professionnelles contribue à mieux diffuser les principes conventionnels. Il en est de même des contacts organisés en dehors de l’entreprise ou d’un contexte strictement professionnel et formel. Par exemple, les contacts autour d’un évènement sportif ou d’une association favorisent davantage l’expression de valeurs.

90 ● La tolérance à la négociation

91 Selon les cas, la tolérance à la négociation des règles issues de la convention sera plus ou moins grande.

92 D’un point de vue méthodologique, le travail de traitement des informations recueillies a été grandement facilité par l’adoption de la grille du business model GRP qui permet de rechercher, pour comprendre les coordinations avec chacune des parties prenantes, les conventions qui sont à l’œuvre. En revanche, et cela constitue une limite de ce travail, nous soulignons la difficulté à pouvoir établir de façon certaine que les termes retenus dans un énoncé traduisent parfaitement la convention observée. En effet, il est impossible d’interroger l’ensemble des parties prenantes adoptant une convention (nous nous en sommes tenus à un effort poussé de triangulation). Il n’y a pas, à notre connaissance, dans la littérature, de protocole opératoire validé permettant de démontrer qu’une convention a été explicitée de façon satisfaisante. Il y a sans doute dans ce domaine un travail qui demeure à effectuer afin de rendre la théorie des conventions plus opérationnelle.

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Notes

  • [1]
    À la suite de Penrose (1959), nous considérons comme ressources tous les actifs matériels ou humains qui, combinés entre eux, permettent de constituer des opportunités productives.
  • [2]
    L’expression est reprise de Thomas Schelling. Elle désigne un objet qui se distingue par un point saillant. Plusieurs acteurs, sans communiquer, s’accordent sur cet objet en estimant que les autres acteurs identifieront le même point saillant. L’objet guide tacitement l’action collective.
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